Monsieur Klein (1976) de Joseph Losey

Emblématique

Un emblème est une image d'un genre particulier, lié à l'origine au religieux et archétypique du Moyen Âge en associant un symbole avec une sentence en guise de devise. En grec, emballô signifie insérer, littéralement jeter dans, lancer, envahir également. L'emblématique chez Joseph Losey qualifierait ses films en les définissant comme des blasons, composés de symboles et de devises dont les seconds sont mystérieux quand les premiers sont énigmatiques.

 

 

L'emblématique dit ainsi un certain régime de représentation dont la part d'achèvement revient au spectateur. L'emblème blasonnant tient à la fois du bouclier protecteur et du réflecteur éclairant les zones d'ombre des récits et de leurs personnages. Le bouclier est un miroir qui fait voir ce qui sinon pétrifierait. Devant l'histoire qui méduse d'autant plus quand elle s'enfle de majuscule, le spectateur est Thésée. Et, comme Athéna, le cinéaste aura été pour lui l'artisan du bouclier. Monsieur Klein est l'un des plus beaux blasons de Joseph Losey.

Monsieur Klein s'ouvre sur une image emblématique

 

 

 

 

 

Une tapisserie organisée autour de signes kabbalistiques présente un vautour transpercé d'une flèche, sa base formant une pyramide qui s'enfoncerait dans l'eau. Cette tapisserie est peu de temps après proposée à des enchères auxquelles participe Robert Klein, marchand d'art faisant son profit des violences de l'époque. Nous sommes en 1942. L'emblème fonctionne à plusieurs niveaux. Le niveau le plus élémentaire concerne déjà le personnage de Robert Klein lui-même dont l'habitus dit qu'il se perçoit comme un faucon en s'évitant de se reconnaître comme un vautour blessé symbolisant une grandeur perdue et les remords allant avec. Mais la symbolique est elle-même transpercée par la flèche du naturaliste qui s'exprime par la bouche de la châtelaine Florence (Jeanne Moreau) quand elle affirme que « la variété infinie de la spécialisation des instincts » induit chez les animaux et les insectes une multiplication d'espèces et de sous-espèces, à l'exception de l'espèce humaine qui, unique, ne se divise pas en accueillant la variété des instincts existants. Tel homme se croit un faucon en s'ignorant être un vautour blessé mortellement, prêt pour la chute.

 

 

 

Le naturalisme n'est donc pas une naturalisation du social mais une politisation des pulsions. C'est une politique qui s'oppose aux lois de Nuremberg et à la législation française qui s'en démarque en 1940, « portant statut des Juifs ». Le dernier niveau de compréhension emblématique de la tapisserie ne concerne dès lors plus seulement la personne de Robert Klein, mais aussi la ville de Paris abritant l'organisation d'une rafle anti-juive inspirée de très près par celle du « Vél d'Hiv ». Car la tapisserie est une carte ésotérique dont le pendant exotérique est donné par le plan de la capitale permettant à la préfecture de police d'organiser la rafle. La reconstitution n'a pas d'autre légitimité alors, puisqu'elle s'inspire de faits réels sans les reproduire mimétiquement, que celle nécessaire à la tenue d'un procès. Le vautour transpercé c'est donc aussi Paris blessé, sa pyramide plongeant dans les eaux noires de la Seine. Paris, ses tunnels et ses catacombes : un tombeau englouti.

 

 

 

 

 

Monsieur Klein commence par une séquence emblématique

 

 

 

 

 

Une femme subit un examen médical. Oui, elle le subit et nous le subissons avec elle, à ses côtés. L'examen est le fait d'une médecine particulière, qui traque dans le physique les signes d'une judéité fautive qu'il faut déterminer pour identifier son porteur et le ficher. Le physiognomoniste est inspiré par Georges Montandon, grand ami de Céline dont Jean Narboni a rappelé que cet ethnologue piqué de racisme scientifique était un escroc qui faisait chèrement payer à ses patients la délivrance des attestations les lavant de tout soupçon de judéité. La séquence est emblématique en étant rapportée à un montage parallèle que nous comprenons après coup quand, une fois l'examen terminé, la femme retrouve son mari qui a subi la même chose en en disant le moins possible. Ce montage parallèle à deux pans, l'un visible et l'autre suggéré, amorce l'histoire de Robert Klein et son double, son homonyme avec qui il finira par se confondre. Ce vide qui l'appelle est le dehors répondant à son vide intérieur. L'identification à son point extrême l'aura conduit à une radicale désidentification. Ce montage parallèle en induit également un autre plus général, celui de l'organisation policière d'une rafle anti-juive qui est la toile d'araignée enserrant la quête de Robert Klein.

 

 

 

Et puis, l'achat qui suit d'un tableau (inspiré) du peintre hollandais Adriaen van Ostade donne à Robert Klein l'allure d'un clinicien, examinant sa marchandise avec la même expertise qu'un médecin. D'un côté, la copie d'un tableau réel est suivie d'une autre, celle du Violoniste vert de Marc Chagall et ces copies entrent en résonance avec la rafle de la fiction qui s'inspire de celle du « Vél d'Hiv ». De l'autre, Robert Klein qui ressemble au gentilhomme hollandais représenté va jusqu'à Strasbourg retrouver son père pour quérir auprès de lui le secret de sa généalogie (alors que la ville alsacienne, qui a des allures de cité hollandaise, est inaccessible depuis Paris suite à l'annexion nazie du département en 1940). Sans compter une lecture de Moby Dick dont le personnage d'Achab imaginé par Herman Melville ressemblerait à Klein lui-même, autre vautour transpercé. C'est donc un réseau de redoublements, de reflets et de copies dont les échos rebondissent sur les carrelages et les miroirs, nombreux chez Joseph Losey. La morale du double est moins spectaculaire que spectrale et spéculaire. L'autre est le reflet de l'altérité qu'il y a dans le même. Je qui est toujours un autre est l'autre même de cet autre.

 

 

 

 

 

Monsieur Klein a pour vedette un acteur emblématique

 

 

 

 

 

Alain Delon est, aux côtés de Jean-Paul Belmondo, la star du cinéma français des années 70. Et si les acteurs ont composé un duo à succès avec Borsalino (1970) de Jacques Deray, l'un comme l'autre auront participé à la production de deux films d'auteur inspirés de faits réels et jouant du style « rétro » pour interroger le passé récent de l'antisémitisme français. Stavisky (1974) d'Alain Resnais précède en effet Monsieur Klein qui poursuit l'enquête d'une part juive réprimée, judéité refoulée et antisémitisme dénié. Le personnage de Robert Klein est l'un des meilleurs rôles d'Alain Delon, avec ses interprétations dans Rocco et ses frères (1960) de Luchino Visconti, L'Insoumis (1964) d'Alain Cavalier, Le Samouraï (1967) de Jean-Pierre Melville, Le Professeur (1972) de Valerio Zurlini, Notre histoire (1984) de Bertrand Blier et Nouvelle vague (1990) de Jean-Luc Godard. Avec M. Klein et Joseph Losey, le cinéma français impose contre ses mythes identitaires des blocs d'étrangeté fissurés.

 

 

 

L'acteur ne cesse pas ici d'être fascinant. Alain Delon est capable en effet d'une immobilité jusqu'à la minéralité (son visage en noir et blanc est comme un masque japonais) que dynamise une animalité tantôt cruelle (sa dextérité dans le maniement des objets), tantôt aux aguets (ses yeux bleus si durs se vitrifient soudain en laissant échapper une désarmante tendresse). Les gestes et expressions sont aussi rigoureux, claquants et nets qu'ils entretiennent également un trouble insistant, une opacité sans possibilité d'être dissipée (sa voix encore, préférant l'atonal, ose quelques mélodies furtives et irrésistibles). Dans Monsieur Klein, Alain Delon incarne ce que d'abord il est, à savoir le bourgeois français aussi sûr de lui qu'il s'abandonnera aussi sûrement à la pente d'une dégradation sociale qui constitue l'énigme de son désir. Alain Delon est un mystère, enfin, celui d'un acteur connu pour ses positions conservatrices, sinon réactionnaires, et pourtant ayant été quelquefois disposé à personnifier l'étrangeté en accueillant en lui le juif, le paria, l'étranger. Alain Delon est un juif comme un autre, comme nous autres.

 

 

 

 

 

Monsieur Klein s'inscrit dans un contexte emblématique

 

 

 

 

 

En 1971, Le Chagrin et la Pitié (1971) de Marcel Ophuls est un coup de tonnerre, non seulement pour le cinéma mais dans toute la société française également. L'historiographie des années noires de l'occupation était alors celle d'une double « occupation » organisée par les vainqueurs de la Résistance, d'un côté la droite gaulliste, de l'autre le Parti communiste. Avec le documentaire du fils de Max Ophuls, la mythologie se voit ébranlée sur ses bases, comme un vautour transpercé d'une flèche. En 1973 paraît la traduction française de La France de Vichy. 1940-1944 de l'historien étasunien Robert O Paxton. La France résistante y laisse place à deux minorités actives, collaborationnistes et résistants, et une large majorité silencieuse, moins consentante qu'attentiste. On y croise entre autres un certain Marius Klein qui a inspiré le personnage comme le scénario de Franco Solinas (au départ, c'est Costa-Gavras qui devait le tourner, avec Jean-Paul Belmondo d'ailleurs). Stavisky et Monsieur Klein entrent ainsi dans la brèche sur le versant de la fiction. Le révisionnisme n'est pas un synonyme de négationnisme, mais un travail de relecture critique de faits historiques, autrement dit un travail d'historiens critiques inspirant le cinéma de fiction.

 

 

 

Un autre élément de contexte cultuel est la réalisation de L'Armée des ombres (1969) de Jean-Pierre Melville. Si le film se situe dans un registre hagiographique dédié aux faits d'armes de la résistance gaulliste, l'esthétique qu'il mobilise à cet effet, avec son automne-hiver prolongé, ses paysages de cendre et ses personnages incarnant ou affrontant toutes les nuances de gris de la France durant l'occupation, marque durablement les esprits. Une esthétique qualifiée de « rétro » en fixe les codes mais, paradoxalement, pour renchérir sur une ambiguïté dissipant toute idée claire de prise de position, exemplifiée par Lacombe Lucien (1974) de Louis Malle et Portier de nuit (1974) de Liliana Cavani. Un front anti « anti-rétro » se monte alors. Les Cahiers du cinéma période mao y participent activement en invitant Michel Foucault à faire l'archéologie d'une fausse archéologie de l'Histoire (cf. Cahiers du cinéma, n°251-252, juillet-août 1974, p. 5-18). Le « rétro » qui fétichise à outrance (c'est une mode) tournerait en dérision le passé récent, raccord avec une nouvelle bourgeoisie, libérale mais soucieuse également d'unifier toutes les droites, qui a élu Valérie Giscard d'Estaing en s'émancipant du lourd fardeau du legs gaullien. Monsieur Klein joue bien la carte « rétro » mais pour la retourner, la prendre à revers comme la tapisserie du vautour montre la face ésotérique de la carte policière de Paris. Le « rétro » est un miroir inversé comme Robert Klein le français de souche révèle un juif (le vautour fait entendre la volte aussi). Joseph Losey montre ainsi qu'il y a dans l'identité nationale des filiations secrètes et maudites, il y a aussi le refoulé des rapports de classes. Comme on est loin, alors, très loin même, des gémissements de propriétaires expropriés du paradis de la propriété du Jardin des Finzi-Contini (1970) de Vittorio De Sica d'après le roman de Giorgio Bassani (qui avait détesté cette adaptation).

 

 

 

 

 

Monsieur Klein est un film emblématique de son auteur

 

 

 

 

 

Et Robert Klein, un paradigme des personnages de Joseph Losey en figurant le dominant qui se donne les apparences de la domination avant de découvrir que sa pulsion consiste à jouir à l'autre bout de la dialectique du maître et de l'esclave. Pour préciser le naturalisme du cinéaste décrit par Gilles Deleuze, faibles et forts sont faux, les faux faibles étant les doubles des faux forts et réciproquement. Pour eux tous, la violence est un acte avant d'être une action, une pulsion plus forte que les enchaînements de l'action qui a pour destination l'épuisement des mondes sociaux dérivés du monde originaire d'où elle a jailli. Alain Delon est ainsi un acteur parfait pour incarner le sadique en apparence cachant en réalité un masochiste authentique. L'homme vivant au milieu des peaux et des objets, des parures et des antiquités habite une caverne aux trésors pour longues soirées d'un hiver prolongé dont il va progressivement être dépouillé en comprenant que ce dépouillement a toujours été obscurément désiré. Robert Klein est un personnage mystérieux ne pipant pas mot de son désir qui en est l'énigme, encryptée à l'intérieur de lui, comme une tapisserie aux signes kabbalistiques. Il est un masochiste dont l'existence, entouré d'animaux mythiques et d'objets archaïques, a la froideur de l'imaginaire de l'auteur de La Vénus à la fourrure, Sacher-Masoch. Autre exemple : s'il traite sa maîtresse en animal domestique (Juliet Berto), c'est à la fin en préférant un vrai chien, le berger allemand qui dans la rue le reconnaît comme s'il était son maître. La maîtresse qui s'en va aura donc été la maîtresse de son maître comme Robert est le double de Klein.

 

 

 

Comme l'aristocrate de The Servant (1963) qui est l'esclave de son domestique, comme l'écrivain faussaire de Eva (1963) qui est le chien de sa chienne, Robert Klein est l'acheteur exerçant un pouvoir sur son vendeur (Jean Bouise) avant de se retrouver avec lui dans le même train à destination des camps de la mort. Au début, le champ-contrechamp marque le caractère défavorable du rapport de force ; à la fin, le vendeur qui est dans le dos de l'acheteur voit celui qui ne peut plus désormais lui retourner son regard. Si Monsieur Klein n'est pas la première histoire de double du cinéma de Joseph Losey, elle est toutefois celle qui les intégrerait toutes, du Double de Fiodor Dostoïevski aux histoires de faux coupables d'Alfred Hitchcock (en particulier La Mort aux trousses et son personnage fantôme ou enveloppe vide de Kaplan), des nouvelles de Franz Kafka à Focus, le premier roman d'Arthur Miller en passant par Le Locataire (1976) de Roman Polanski dont il est le contemporain strict. L'angoisse paranoïaque aux limites de la schizophrénie n'est pas qu'une affaire existentielle, c'est une question politique. On oublie trop que l'autre Robert Klein est non seulement juif mais résistant communiste. On mésestime aussi que le film se clôt sur le départ du train concentrationnaire avec, sur la bande-son, l'échange inaugural entre le marchand d'art et son client. Le retournement du cliché antisémite du juif et l'argent est un autre effet d'inversion emblématique du bouclier, ce miroir qui tient à ne surtout pas délier ce qui constitue le noyau de vérité du fascisme dans ses variantes nazie et collaborationniste : antisémitisme et anticommunisme.

 

 

 

 

 

Monsieur Klein est un film d'actualité(s) emblématique

 

 

 

 

 

Un film d'actualité, enfin, de plus d'une actualité. Comme si le film de Joseph Losey disposait au fond d'une force d'historicisation telle qu'elle pourrait répondre à plusieurs couches ou niveaux d'historicité. Monsieur Klein est déjà emprunt de la vie de son auteur, chassé des États-Unis à l'époque de la chasse aux sorcières en 1952, victime du maccarthysme pour son appartenance supposée au Parti communiste. Monsieur Klein est également rigoureux et cohérent sur les révisions récentes de l'historiographie de l'occupation en n'y soustrayant en aucune façon la question des rapports de classe dont le refoulement est constitutif de la mode « rétro ». Il l'est autrement en tirant toutes les conséquences du slogan entonné par les manifestants de Mai 68 en soutien à Dany Cohn-Bendit. « Nous sommes tous des juifs allemands » doit se comprendre également ainsi : si l'opprimé est juif, celui qui s'inscrit dans la tradition des opprimés selon Walter Benjamin est juif aussi. Les camps de la mort, six millions de juifs n'en sont pas revenus et, parmi eux, il y avait aussi des communistes. Mais c'est l'espèce humaine toute entière, non plus, qui n'en est jamais revenue.

 

 

 

Une dernière actualité concerne enfin notre époque, terriblement abêtie par une extrême-droite qui réécrit l'histoire de la séquence vichyste en s'en prenant nommément à l'historien Robert Paxton, considérablement abrutie par une hégémonie à laquelle participe un président de la République qui peut en même temps célébrer le grand soldat de Verdun et commémorer le « Vél d'Hiv ». Les 80 an nous séparant de la rafle organisée par la police française sur ordre d'Hitler ne sont pas du passé : nous en sommes les contemporains. Le devoir de mémoire est l'un des emblèmes républicains d'une étrange cécité, renversée par le bouclier dialectique du film fourbi par une Athéna de cinéma qui est un miroir disant la vérité : nous sommes tous des Robert Klein, tous sans exception, y compris Joseph Losey lui-même figurant parmi les juifs raflés, quand ce nom peut faire coïncider parias et bourgeois, faux faibles et faux forts.

 

 

 

22 juillet 2022


Commentaires: 0