Ventura (2013) de Pedro Costa

Le couteau dans le dos

Ventura est un film-cerveau qui fait voir l'histoire autrement, le dos noir et tailladé de la révolution des Œillets.

 

Entre les mondes, Ventura se tient et tremble. Ses tremblements sont une ritournelle des nerfs, la pelote qui tente de faire tenir toutes les histoires, l'asile donné aux siennes aussi bien qu'à celles des autres, toutes les micro-histoires qui, couturées ensemble, composent un dédale, un habit d'Arlequin tramant dans le dos de la grande histoire une autre histoire, l'un de ses revers.

 

Pedro Costa, lui, tente de tenir l'écart entre le musée et le baraquement, Rembrandt et James Agee, le mécénat de la fondation Gulbenkian et le rayonnement fossile de Fontainhas. Son baroquisme y atteint des intensités essentielles à bousculer les équilibres sophistiqués du maniérisme (l'usage des courtes focales distord parfois les visages) et du ténébrisme (le clair-obscur s'offre tantôt en lumière intérieure et nuit protectrice, tantôt en signature d'un maître rêvant de la lumen du temps de l'atelier).

 

Le 21ème siècle n'est pas sorti des cavernes du 19ème siècle. Quand on en sortira, peut-être alors qu'on en aura fini avec le cinéma. Entre-temps, la salle de cinéma, on y va désormais comme on va au musée. On peut y descendre aussi en voyant comment un plan est un sas, un seuil donnant accès au campement, favela ou taudis d'à côté.

À la base, une catabase

 

 

 

 

 

C'est une descente. C'est comme ça, ça commence toujours pas une descente. Aller au cinéma s'apparente en effet souvent pour le spectateur à une descente dans un souterrain, une descente dans les limbes selon la belle expression de Patrice Rollet. Ventura commence également ainsi, par une descente marche après marche pour l'ami qui revient, le revenant de En avant jeunesse ! (2007) qui reviendra encore dans Vitalina Varela (2019). Les limbes pour nous, les enfers pour lui. Les limbes ont longtemps accueilli les âmes des enfants décédés avant d'avoir été baptisés. Les limbes disent d'abord les franges ou les marges qui recoupent celles, infernales, de l'ancien habitant du bidonville, le revenant de Fontainhas détruit, le spectre qui déambule entre les vestiges et les ruines, décombres éparpillés de l'histoire portugaise du dernier demi-siècle et bris d'une mémoire morcelée, débris d'une existence malmenée, ramas et fatras.

 

 

 

Si le vieil immigré cap-verdien est un fantôme, nous en sommes les enfants morts.

 

 

 

Aller au cinéma c'est toujours descendre dans un grotte d'images, primitives et pariétales. C'est descendre dans un corps d'images et dans celui qui en contient les cavernes. Voir Ventura c'est descendre à l'intérieur de Ventura. A la base du cinéma, une catabase. Revenir d'entre les morts est le sortilège du cinéma et le grand privilège de la salle est de réinventer aussi les fonts baptismaux. La première fontaine, c'est Fontainhas, bain de jouvence pour Pedro Costa qui y a réinventé son cinéma. Et si la fontaine s'est tarie avec la destruction du bidonville, elle n'en continue pas moins de couler, dans les yeux, les oreilles et les bouches de ses gardiens.

 

 

 

De l'autre côté du miroir d'argent de l'écran, un homme descend, le tunnel emprunté comme une bouche muette. La descente est longue en ouvrant une profondeur interminable de catacombes. Ventura commence comme un film d'épouvante. Ventura a le regard à l'opacité hallucinée de Darby Jones, l'interprète inoubliable de Carrefour, le zombie de Vaudou (1943) de Jacques Tourneur. L'épouvante se poursuivrait ensuite comme un film post-apocalyptique, le souterrain protégeant des radiations qui ont brûlé la surface de la Terre à l'instar du sous-sol du Palais de Chaillot dans La Jetée (1962) de Chris. Marker.

 

 

 

Le cinéma protège, sa nuit sauve et transfigure. Il est un dedans ouvrant sur un dehors qui protège des faisceaux extérieurs. Le film qui a pour titre Ventura est lui-même un revenant, sortant après Vitalina Varela avec un nouveau titre après avoir porté celui de Cavalo dinheiro (Cheval d'argent). Le film revient lui aussi du souterrain du cinéma en prenant soin de son guide qui prend soin aussi de lui, son éclaireur tenant autant d'Orphée que d'Achéron, son passeur entre deux mondes, à leur charnière garantie par la chair du stalker.

 

 

 

 

 

Entre les mondes

 

 

 

 

 

Entre les mondes : c'est ainsi que Pedro Costa fait fiction en réinventant ses territoires documentaires, c'est ainsi qu'il fait la peau du misérabilisme en fourbissant des armes à partir du don des faits vécus et d'autres oubliés. Il y a d'un côté le cinéma de genre qui s'impose au-delà toute citation, comme l'inconscient visuel cher à Walter Benjamin, les couches sédimentées d'une culture de la représentation. S'il y a profondeur de champ, c'est aussi en ce sens-là. Les images ne tiennent que parce qu'elles viennent de loin, elles viennent d'ailleurs aussi. Il y a de l'autre le recours à l'archive qui ouvre la descente, sa préhistoire, une série photographique de Jacob Riis sur les quartiers pauvres de New York à la fin du 19ème siècle. Les images muettes qui précèdent la bouche muette amorçant la catabase sont contemporaines de l'invention du cinéma. Elles sont contemporaines de tous les bidonvilles qui ont surgi de terre après : Nanterre, Fontainhas, la Jungle de Calais.

 

 

 

Le 21ème siècle n'est pas sorti des cavernes du 19ème siècle. Quand on en sortira, peut-être alors qu'on en aura fini avec le cinéma. Entre-temps, la salle de cinéma, on y va comme on va désormais au musée. On peut y descendre aussi en voyant comment un plan est un sas, un seuil donnant accès à la favela ou au taudis d'à côté.

 

 

 

Entre les mondes, Ventura se tient, Pedro Costa à sa façon aussi. Le premier, malgré lui ou à son corps défendant, tente de faire tenir toutes les histoires, la pelote des siennes et de celles des autres comme Vitalina ou Lento, toutes les micro-histoires qui, couturées ensemble, composent un dédale, un habit d'Arlequin tramant dans le dos de la grande histoire une autre histoire, l'un de ses revers. Le second essaie, lui, de tenir l'écart entre le musée et le baraquement, Rembrandt et James Agee, le mécénat de la fondation Gulbenkian et le rayonnement fossile de Fontainhas. Son baroquisme y atteint des intensités nécessaires à bousculer les équilibres sophistiqués du maniérisme (l'usage des courtes focales distord parfois les visages) et du ténébrisme (le clair-obscur s'offre tantôt en lumière intérieure et nuit protectrice, tantôt en signature d'un maître rêvant de la lumen du temps de l'atelier).

 

 

 

Il en va alors d'une différence entre Ventura et Vitalina Varela, notable, décisive. Le premier film accueille en effet les tremblements de Ventura en en tirant toutes les conséquences. La narration a des tours indécidables qui trouvent l'un de leurs foyers dans ses nerfs ébranlés, rebattant à chaque raccord les cartes de la chronologie et des souvenirs, des histoires à lui et de celles des autres, des histoires anonymes et de l'Histoire captive du marbre. Comme si le film se réinventait constamment, changeant de peau et de direction, tentait différentes tonalités avec une variété de lieux inédite, incapable de faire le tour de Ventura qui est LA question, l'énigme désirable, le sphinx gardant un dédale qui contiendrait mille films virtuels. Ventura est un film-cerveau, la centrifugeuse nécessaire à voir autrement l'histoire de la révolution des Œillets, son dos entaillé. Les tremblements de Ventura sont une ritournelle des nerfs, chacun de ses battements fait parallaxe. Un plan où l'on voit côte à côte Ventura et Vitalina est significatif. Elle ne bouge pas, lui est constamment en mouvement. Il est du côté du battement palpébral des photogrammes, elle est une statue.

 

 

 

Vitalina Varela s'appuie sur la minéralité sévère de Vitalina, son regard de méduse (elle ne cligne jamais des yeux), sa posture de veuve noire (sa jouissance est celle d'un procès interminable contre son défunt mari). Son ressentiment de femme trahie qui est moins une ritournelle qu'une rengaine autorisant Pedro Costa à faire entendre la sienne, son cinéma permanent figé en théâtre des marionnettes, retiré dans les quartiers d'un vieux cinéma abandonné érigé en studio hollywoodien ou en atelier de peintre hollandais. Vitalina est impressionnante, là n'est pas la question mais le problème réel d'un cinéaste sidéré par son modèle au point de surenchérir sur des effets de sidération qui ne sont jamais que des effets de pétrification. Voir Ventura après Vitalina Varela c'est sauver aussi un geste de cinéma de ses propres ornières qui sont les enfers de l'auteurisme, entre maniérisme et ténébrisme.

 

 

 

 

 

L'hôpital et ses fantômes

 

 

 

 

 

Ventura souffle où il veut, on le sait depuis En avant jeunesse !. On le voit encore dans Ventura, en dépit de la maladie qui lui fait des trous dans la tête. Ses tremblements sont le syndrome d'une vie d'immigré capverdien accablée par le travail et le racisme. Ils sont aussi la poétique d'un homme qui est à lui tout seul une forêt dont les feuilles tremblent sous le vent. Car Ventura joue, il est un acteur plus fort que Danny Glover et Samuel Jackson, lui qui ressemble comme un frère au chanteur Gil Scott Heron invité par Pedro Costa à lui composer une chanson (mais le chanteur est mort avant, en 2011). Ventura joue sa vie qu'il rejoue pour Pedro Costa et le jeu est une réinvention qui tient peut-être de la catharsis mais, cela est un secret, on ne le saura jamais. Plus important serait cela : il en faut du temps comme de l'amitié pour jouer ainsi en tenant le texte autant que le cadre et le plan autant que sa durée. Et puis il en faut aussi de la folie quand, nu et en slip rouge, Ventura déambule dans la rue, arrêté par deux soldats, et un char blindé qui, derrière lui, le suit de près. La folie est un jeu vrai, une fiction du réel, une enfance partagée contre les dangers.

 

 

 

Ventura tremble et Ventura le film tremble aussi. La tension est constante, à chaque raccord la narration est relancée comme un coup de dé, fidèle aux temps désaccordés d'un homme qui abrite dans sa tête et son cœur tout un peuple. On retrouve la forme du procès mais, a contrario de celui de Vitalina Varela, les amis qui viennent sont des revenants qui demandent à Ventura d'être leur représentant, défenseur ou avocat. Le procès a lieu contre un accusé qui ne saurait l'être : rien moins que la révolution des Œillets.

 

 

 

Cela ne se fait pas comme cela. Il faut ici multiplier les angles en fourbissant tous les écarts parallactiques possibles. Le film-cerveau est une centrifugeuse baroque dont les variations sont des séries compossibles et incompossibles, séries au sens aussi du feuilleton. Ventura est un dédale à la narrativité indécidable digne d'Alain Resnais et Alain Robbe-Grillet. Peut-être le film raconte-t-il l'histoire d'un agonisant qui se ressouvient. La mémoire est un asile ambivalent, hôtel donnant abri aux souvenirs migrants, clinique pour d'autres qui restent traumatisants. La mémoire est un camp, un bidonville. Fontainhas dure ainsi, son rayonnement fossile qui transperce les murs blancs du nouveau barrio, Casa dal Boba. Le film de Pedro Costa a d'autres terminaisons nerveuses également, par exemple l'ascenseur d'un hôpital, qui l'apparenteraient alors à des séries télévisées comme Twin Peaks de David Lynch et L'Hôpital et ses fantômes de Lars von Trier. Parfois, le tunnel a des embranchements menant à de sublimes impasses.

 

 

 

On songe en particulier à la petite série dédiée aux anciens habitants de Fontainhas montée sur la chanson Alto Cutelo du groupe Os Trubarões. La chanson est magnifique mais le montage tient du catalogue photographique et souffre d'une distorsion des figures avec l'emploi systématique de la courte focale. La saisie de l'architecture des lieux s'effectue alors au détriment des visages. La séquence de l'ascenseur où Ventura est harcelé par des voix tournant autour de la statue vert-de-gris d'un soldat épuise aussi ses mystères à force de durer. Seul reste le combat mental contre le fantôme d'une histoire plombée qu'il faut remettre en mouvement.

 

 

 

 

 

La main comme un lapin

 

 

 

 

 

Remettre en mouvement est un tremblement. Vitalina Varela elle-même y participe, versant des larmes exceptionnelles à la lecture des actes administratifs consignant l'histoire de ses parents. Ventura, enfin, guide Pedro Costa pour l'emmener dans un lieu nouveau, la forêt où les capitaines d'avril ayant initié la révolution des Œillets lâchent les soldats qui répriment les immigrés. La révolution a été réelle en mettant fin au régime de Salazar. Mais cette histoire a un dos, l'immigration cap-verdienne qui continue aussi l'indépendance des colonies incarnée par Amilcar Cabral. C'est la préhistoire refoulée de la révolution qui a pris aussi la forme, répressive, d'une chasse aux migrants. L'émancipation collective est un grand récit dont les plages blanches ont des points noirs. Pedro Costa le comprend après coup, lui qui a battu le pavé il y a cinquante ans. La révolution l'a été pour lui en ne l'ayant pas été pour les migrants des anciennes colonies. Cela est aussi ce qui fait trembler le corps de Ventura.

 

 

 

Dans la forêt, les soldats avancent, bâtons en main. Comme des chasseurs, ils font une battue. Dans la forêt, les migrants se cachent. Ils sont les réfugiés d'une histoire paradoxale qu'ils auront préfiguré tout en en incarnant les refoulés. La révolution qui est l'histoire du 20ème siècle s'arrête sur le seuil des colonisés que les héritiers du colon ont laissé au 19ème siècle. La forêt est un lieu de cinéma permettant d'accueillir aussi la discordance des temps de l'Histoire en donnant soin et hospitalité aux êtres dont les corps, symptômes et souvenirs, noms et chansons, racontent de façon souterraine ou latérale la continuation du 19ème siècle, violence du travail capitaliste, violence des révolutions oublieuses qu'elles ont pour fondation d'autres révolutions, anticoloniales.

 

 

 

Dans la forêt, terrain de jeu des chasseurs et refuge des chassés, les mains tremblent comme les lapins qui meurent. Que Pedro Costa ait su ainsi accueillir parmi ses fantômes le spectre de La Règle du jeu (1939) de Jean Renoir est une vive émotion. L'histoire du massacre des innocents, animaux et parias, a pour négatif celle des révolutions manquées, plus nombreuses que celles qui ont réussi. La catabase sonde une révolution ayant échoué aussi à cet endroit-là, un caveau qui aura donné le bidonville de Fontainhas.

 

 

 

 

 

Le couperet haut

 

 

 

 

 

Dans la forêt il y a des mains qui tremblent comme des lapins. Ces mains tiennent des couteaux. Les ongles mêmes des mains de Ventura ont l'éclat opalescent des coutelas d'ivoire. Les lames sont nombreuses dans le cinéma de Pedro Costa, au début de En avant jeunesse !, à la fin des courts-métrages Tarrafal (2007), The Rabbit Hunters (2007) et O Nosso Homem (2010). Peut-être succèdent-elles aux seringues de Vanda. La langue de Vitalina est un autre couteau, effilé. Toutes ces lames sont l'argent des cavaliers qui ont laissé au pays le souvenir inestimable d'un vieux cheval, ce pays dont leurs enfants n'hériteront jamais. Cet argent imprègne peut-être la lumière des plans de Pedro Costa en participant probablement à leur donner des arêtes si coupantes. Les plans sont des cartes au sens où ils sont aussi des lames. Les tremblements résultent aussi de la croix des récits et leur tranchant de sang.

 

 

 

Le tranchant est ce qui sauve alors le cinéma de Pedro Costa, ce qui préserve ses tremblements quand celui-ci ne cède pas sur la nécessité de se couper les doigts sur le couteau des histoires des pauvres gens qui taillade le dos des grands récits indifférents.

 

 

 

Ventura se serait ainsi donné pour modèle la chanson d'Os Tubarões dont le titre, Alto Cutelo, signifie le couperet haut. Avoir le couperet haut consiste donc à trancher dans le vif des histoires figées dans le marbre. Le couperet haut pourrait s'entendre également ainsi, dans le souvenir de la préface signée par Jean-Marie Gustave Le Clézio aux Contes de Maldoror de Lautréamont. Le couperet haut, celui du boucher que regarde la chèvre avant d'être égorgée en souhaitant qu'il se retourne contre son meurtrier.

 

 

 

12 juillet 2022


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