Jean Painlevé, l'émerveillement devant le vivant

Un émerveillement. Que le cinéma ait pu émerveiller et qu'il puisse émerveiller encore. Que l'on n'en revienne pas. Jean Painlevé est un cinéaste merveilleux en ce qu'il protège notre enfance, qui est curiosité et étonnement, avec la même générosité qu'il restitue au cinéma l'enfance d'un art qui se refuse encore à séparer la science de la poésie, l'humour de la pédagogie. Loin de profaner par l'analyse, le savoir réenchante.

 

Ses quelques 200 films constituent ainsi un trésor miraculeux, les miscellanées dédiées aux formes du vivant dont les mouvements fascinants sont les facéties impersonnelles de l'évolution. L'enfance ne nomme pas autre chose, alors, qu'une persévérance dans le merveilleux étonnement que les êtres vivants soient ce qu'ils sont et pas autrement.

Aquarium

 

 

 

 

 

Il n'y a qu'un règne, un seul genre de règne auquel on croit, celui de Linné dont la classification en distingue sept, parmi lesquels le règne animal. Par exemple le hyas. Qu'est-ce que c'est que ça ? Un animal, certes, embranchement des arthropodes, sous-embranchement des crustacés. En langage vernaculaire, on l'appelle un crabe. Jean Painlevé en pince pour les animaux à pinces, homards et bernard-l'ermite. Quand il filme le hyas, il ne le filme pas seul. Il y a le sténorinque ou stenorhynchus qui ne lui ressemble guère, même si c'est un autre crustacé dont la morphologie le rapprocherait davantage de l'araignée. Leur truc à eux, c'est de s'attifer d'éponges et d'algues. Un vrai concours de beauté si on préfère le second, un freak show si la préférence va au premier. La dialectique oblige toutefois à ne pas se suffire de ces deux-là. Il faut un troisième larron, ce sera le ver spirographe, annélide marin tubulaire ou tubicole, c'est-à-dire qu'il vit dans un tube. A son extrémité, se déploient des filaments dont la couronne, tentaculaire et spiralée, fait des merveilles. C'est le couronnement des Caliban regardés comme des reines de beauté.

 

 

 

Des gouttelettes de Frédéric Chopin dispersées par Maurice Jaubert, plus que toute ironie, lubrifient un montage tirant des agencements du vivant un ballet aquatique que n'épuise aucune revoyure. Le film dure neuf minutes, date de 1928, a pour titre, simplissime, Hyas et sténorinques. C'est un pur chef-d'œuvre et ce n'est pas le seul signé de Jean Painlevé qui en a des dizaines comme cela sous la coquille. On mesure encore le plaisir des yeux au plaisir des descriptions suscitées par des visions qui méritent en effet d'être qualifiées comme telles. Des visions émerveillant l'enfant que nous oublions avoir été, trop souvent. Des visions d'enfance qui sortent l'adulte de sa torpeur, à l'heure même où la sixième extinction des espèces a pour cause l'anthropocène.

 

 

 

On pourrait parler aussi des oursins des sables dont les piquants révèlent des pédicellaires comparés à des colonnes doriques ou aux arbres d'une forêt (Les Oursins, 1927). On voudrait encore évoquer la pieuvre dont les tentacules auront ventousé le regard de celui qui la filme quand, en 1911, le garçon alors âgé de neuf ans et en vacances en Bretagne découvre celle qui va précipiter son destin, d'abord les études de zoologie puis le cinéma scientifique, la pieuvre à laquelle il offre son tout premier film projeté en public (La Pieuvre, 1927). Et on aimerait bien témoigner de l'hippocampe (ou syngnathe pour les scientifiques), le seul et unique vertébré aquatique à se mouvoir verticalement dont la reproduction a pour indice bouleversant le roulement d'yeux du mâle délivrant dans la douleur (L'Hippocampe ou cheval marin, 1935). Tous ces animaux marins s'ébattant sur l'écran font écumer l'imagination et leur marée anime nos littoraux de l'intérieur.

 

 

 

L'aquarium de Jean Painlevé, qui vient quarante ans après celui de Camille Saint-Saëns, est une féérie jaillie des mélanges de l'aquatique et de l'électrique. La science s'y fait fiction dans la projection, mirifique, sur le grand écran qui nous écarquille les yeux.

 

 

 

 

 

Miscellanées

 

 

 

 

 

Le cinéma de Jean Painlevé a bien suscité quelques vocations, par exemple Jacques Cousteau qui a converti la poétique de son prédécesseur en entreprise spectaculaire, et très discutable sur le plan écologiste (Le Monde du silence est en 1958 un carton qui l'aura été aussi, mais dramatiquement, pour quelques poissons ayant eu le malheur de croiser le commandant). Il a surtout nourri l'admiration de ses contemporains, Henri Langlois qui l'a programmé au même titre que Griffith, Eisenstein, Murnau ou Stroheim, Alain Resnais qui lui a souvent rendu hommage dans ses films, avec Le Chant du styrène (1958) ou Mon oncle d'Amérique (1980).

 

 

 

Jean Painlevé a pourtant été longtemps méprisé par ses pairs, biologistes qui mésestimaient le cinéma en ne croyant pas aux usages scientifiques d'un nouveau médium abonné à l'abrutissement des masses. Il faut dire aussi que ce fils du mathématicien Paul Painlevé aura brouillé les pistes (l'aquarium est un laboratoire de transsubstantiation des catégories) et l'on imagine que ce brouillage des frontières est ce qui justement a séduit les surréalistes, André Breton en tête, qui voyaient dans ses films le surréalisme spontané de la nature. Significativement, les amis de Jean Painlevé sont des artistes. Et d'abord des cinéastes comme Jean Vigo qui l'avait invité dans son cinéclub à Nice en 1931 et à qui le premier a rendu un vibrant hommage en, 1949, Henri Storck (il s'occupe du son pour Ostende, reine des plages en 1931), Georges Franju pour qui il donne de la voix à l'occasion du Sang des bêtes (1949), Pierre Prévert... On n'oubliera pas non plus de mentionner Man Ray (L'Étoile de mer en 1928 lui doit beaucoup), Fernand Léger et Antonin Artaud ravis par la découverte de Caprelles et pantopodes (1930), le sociologue Pierre Naville, et puis Alexander Calder (le cinéaste consacre deux films au sculpteur étasunien, Mobiles de Calder en 1929 et, plus connu, Le Grand Cirque de Calder en 1953).

 

 

 

Ce disciple d'Étienne-Jules Marey crée en 1930 l'Association pour la documentation photographique et cinématographique dans les sciences. La même année, il monte sa propre société de production, Les Documents cinématographiques. L'Hippocampe est son plus grand succès public. Sa compagne, Geneviève Hamon, lui permet de trouver le site favori de ses pêches miraculeuses, à Port-Blanc en Bretagne, dans la maison familiale dite « Maison du Diable » (ou Ty an Diaoul en breton). Ses opérateurs privilégiés sont Eli Lothar et André Raymond, qui l'aident notamment sur ses dix premiers films. Jean Painlevé élargit ses champs d'émerveillement. Traitement expérimental d'une hémorragie chez le chien (1930) voit la résurrection de son sujet. Vie dessous l'eau (1935) raconte l'invention du scaphandre autonome par le commandant Le Prieur. La Quatrième dimension (1936) mobilise des trucages pour donner consistance aux hypothèses du mathématicien André Sainte-Laguë. Similitudes des longueurs et des vitesses (1936) joue d'effets de perspective. Voyage dans le ciel (1937) est une exploration cosmique, des anneaux de Saturne aux taches solaires, etc.

 

 

 

Jean Painlevé cesse toute activité cinématographique pendant la guerre en entrant dans la Résistance. Après 1945, il participe à la création de l'Union mondiale des documentaristes, de l'Institut de cinématographie scientifique et de la Commission supérieure technique de l'image et du son. Président du CNC, il s'oppose à la création du Festival de Cannes, exécrant les compétitions et leurs petits arrangements. Il fait partie, avec Georges Franju et Georges Rouquier, Jacques Demy et Alain Resnais, du Groupe des Trente dont le manifeste, publié en décembre 1953, promeut le court-métrage. Sa curiosité est insatiable, qui jouit désormais de la pellicule couleur. Le Monde étrange d'Axel Henrichsen (1956) est un exposé des formes organiques créées par un forgeron danois. Division et mouvement de l'œuf d'oryzias latipes (1959) documente la chirurgie correctrice pratiquée au Japon. Répétitions de danses pour Calendal (1960) répertorie des danses folkloriques provençales inspirées par la poésie de Frédéric Mistral. On pourrait encore citer, tournés la même année 1947, L'Œuvre scientifique de Pasteur et Jeux d'enfants sur une chorégraphie de Pierre Conté.

 

 

 

Ses deux derniers films, Cristaux liquides (1978) et Les Pigeons du square (1982), offrent encore d'autres analyses du mouvement, moléculaires ou photogramme par photogramme qui doivent encore et toujours au legs du maître des maîtres, Étienne-Jules Marey.

 

 

 

En 1955, Jean Painlevé réalise Miscellanées  (1955). On y trouve de drôles de choses, une larve de corianthe (une anémone de mer), comatures et branchiures, œil de mysis et branchipe. Les miscellanées nomment aussi un genre littéraire pratiquant le mélange de textes, d'une mosaïque tirant son unité du fragmentaire et de l'hétéroclite. L'œuvre de Jean Painlevé elle-même tient du genre des miscellanées (on peut encore le vérifier au Jeu de Paume jusqu'au 18 septembre prochain) qui ont constellé le littoral finistérien où les flux de la marée sont de science quand ses reflux sont de poésie.

 

 

 

 

 

Les vampires

 

 

 

 

 

Hyas et Sténorinques, daphnies et halammohydra, chloroplastes et miscellanées, bopyre et tarets, bryozoaires et diatomées, balane et acéras : la farandole du vivant émerveille dans les formes et les mots qui les nomment. Et l'émerveillement est de cinéma quand l'accélération des rythmes et le grossissement des échelles approchent le secret d'un miracle autrement invisible. Et qui recommence à chaque projection vérifiant qu'au bout de la courbe du savoir, il y a l'enfance et, avec elle, l'innocence retrouvée. Loin de profaner en mortifiant par l'analyse, le savoir est un réenchantement du monde. Ainsi, des mollusques bisexués que l'on appelle acéras, nageant, peuvent danser comme danse Loïe Fuller. Jouvence du vivant.

 

 

 

L'aquarium des films de Jean Painlevé, restreint pour la plupart au monde du littoral breton qui constitue en soi le cosmos de ses fantasmagories, abrite des monstres, des vrais, des terrifiants. Car le vivant n'est pas qu'harmonie. Le vivant, c'est la guerre aussi. Assassins d'eau douce (1947) montre ainsi un carnage perpétré entre insectes et larves des mares de la banlieue parisienne, rythmé par les partitions jazz de Duke Ellington et Jimmy Lunceford. Un film d'horreur hué dans les cinéclubs comme le rapportait alors André Bazin. Le Vampire (1945) donne au documentaire portant sur la chauve-souris du Chaco en Amérique du sud les ailes de l'allégorie. La citation du vampire de Nosferatu (1922) de Friedrich W. Murnau est très cohérente puisque le cinéaste allemand incluait déjà dans son film une partie documentaire sur le parasitisme. La cohérence se fait lucidité quand le « salut » du vampire, la patte tendue une fois l'animal abreuvé de sang, indique que le nazisme vient de représenter un autre degré de parasitisme. Quatre ans plus tard, et sans jamais que ne soit forcé le rapprochement, Le Sang des bêtes fera halluciner, de l'intérieur des abattoirs de l'industrie de la viande, la réalité encore brûlante des horreurs concentrationnaires et génocidaires.

 

 

 

La fraternité du documentaire et de la fiction raconte une certaine histoire du cinéma, de l'expressionnisme au nazisme, qui excède les bornes du seul documentaire animalier. Frédéric Neyrat a posé en philosophie que si l'horreur est à la répétition, ce qui émerveille est l'événement qui l'interrompt. Dans les miscellanées de Jean Painlevé, l'émerveillement est aussi ce qui suspend ce qui horrifie.

 

 

 

30 juillet 2022