L'Aquarium et la nation (2015) de Jean-Marie Straub

La révolution dans un bocal

L'Aquarium et la nation est une merveilleuse petite construction dialectique, simple et puissante, drôle et joyeuse. Le film de Jean-Marie Straub plaide pour faire revenir la nation au bercail d'une politique d'émancipation. Le passage de l'aquarium comme objet à l'aquarium comme métaphore est un premier saut qualitatif mais il ne suffit pas. Il en faut en effet un second pour faire jaillir une joie purement dialectique.

 

En 2015 comme en 2022, la seule nation désirable est la nation révolutionnaire, celle qui tient au triptyque liberté-égalité-fraternité en sachant que chacun des termes contredit les autres, la nation dont l'idée repasse par 1789 pour repartir de 1793.

 

Pour sortir de l'aquarium, il faut savoir y replonger aussi.

« Le plus grand mystère n’est pas que nous soyons jetés au hasard entre la profusion de la matière et celle des astres ; c’est que, dans cette prison, nous tirions de nous-mêmes des images assez puissantes pour nier notre néant… » (André Malraux, Les Noyers d'Altenburg, Œuvres complètes, II, éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 664-665)

 

 

 

 

 

L'affirmation de la contradiction

 

 

 

 

 

On est relativement indifférent au fait qu'un réalisateur se contredise, après tout cela arrive à tout le monde, encore que la contradiction peut avoir valeur de symptôme. A contrario, on admire qu'un cinéaste contredise, ce qui n'est pas la même chose. Car, sur l'un échoue la contradiction qui est accidentelle quand l'autre assume la contradiction, pour lui essentielle. Il ira même la chercher, s'y hasarde pour mieux s'y frotter parce qu'elle est au principe de ce qu'il n'y a pas, à l'origine, d'unité. Un se divise en deux, deux se divise en un : la division est originaire, notre naissance en atteste.

 

 

 

Nietzsche et ses meilleurs successeurs comme Gilles Deleuze ont exécré la contradiction en y reconnaissant le symptôme d'un ressentiment à l'égard de la vie à laquelle on devrait consentir parce que le devenir est un revenir éternel. La pensée se veut affirmative en nettoyant la différence de sa part de négativité. Il y a tout lieu néanmoins d'affirmer la contradiction qui est l'endroit même où se joue notre liberté. Penser par contradiction, autrement dit en dialectisant, ne consiste pas à appliquer le vieux modèle scolaire, la fameuse triade thèse-antithèse-synthèse, cet hégélianisme pour les nuls, mais avancer une hypothèse pour lui en opposer une autre et voir comment elles composent ensemble. La contradiction n'est pas une simple opposition mais engage d'abord à la confrontation de deux positions, avant de tenter une composition respectueuse du jeu des antagonismes.

 

 

La contradiction motive notre inquiétude devant le négatif qui nous incombe, et qu'il nous faut assumer dès lors que le positif est à venir en restant encore à faire. En attendant, comme l'a dit un jour Adorno, il faut descendre sans lampe au fond de la mine, là où se qui présente d'abord à nous, c'est l'épreuve de la négation de la négation. La contradiction n'est dès lors affirmative qu'au prix de cet effort, celui de la négation de la négation.

 

 

 

On l'avait déjà formulé ainsi au sujet de l'archive godardienne et des montages dialectiques lui étant consubstantiels : si les images s'attirent par un réflexe spontané de ressemblance (l'attraction est imaginaire), elles se repoussent immédiatement avec violence (le moment est alors celui du réel, de l'antagonisme), n'entrant en relation (symbolique) qu'à partir d'un manque qui leur est respectif, négation de la négation (si les images se tiennent la main, c'est parce que l'une donne à l'autre ce qu'elle n'a pas et vice-versa).

 

 

 

L'autre grand dialecticien du cinéma moderne qu'il nous reste avec Jean-Luc Godard dont il est le contemporain, c'est Jean-Marie Straub. Dialectiser c'est penser à l'épreuve d'un négatif que l'idéologie refoule, et dont le refoulé s'étend avec le champ du numérique qui doit concerner les cinéastes dans l'usage critique d'un médium profondément modifié. Chez Jean-Marie Straub, donc, tout est contradictoire dans la réciprocité des termes de la contradiction, c'est cela la dialectique. Ainsi, la coulée de réel au moment de la prise de vue est contredite par un cadre autant inclusif qu'exclusif, le fragment culturel contredit une nature indifférente, l'acteur est contredit par les règles de la récitation, le son off (voix ou musique de fosse) contredit l'enregistrement du son direct, etc.

 

 

 

C'est ainsi que composent en s'opposant son et image, documentaire et fiction, autrement dit égalité (tout a son importance, tous les éléments jouissant du même respect) et différence (les particularités deviennent des intensités). La forme nomme le rapport dialectique du réel et de l'idée. L'hétérogène, loin d'être homogénéisé par égalisation, est le commun différencié. Le communisme ne synthétise rien, il singularise. La singularité est le particulier qui fait la différence, universellement. Faire la différence au nom d'un universel, par exemple l'idée de commun, est une liberté aussi difficile et rare que la béatitude pour Spinoza. La liberté d'une existence composant avec ce qui la blesse, le négatif intraitable. Le sait celui dont le cinéma persévère, amputé par l'absence de Danièle Huillet.

 

 

 

 

 

La métaphore et ses reflets

 

 

 

 

 

On a le sentiment de répéter des évidences mais cela s'impose comme un devoir tant on a dit et écrit beaucoup de bêtises à propos du cinéma de Jean-Marie Straub. Ainsi, de L'Aquarium et la nation (2015). Il suffit de naviguer sur le web pour s'en rendre compte, presque rien et quand il y a quelque chose, c'est comme s'il n'y avait rien. Pourtant, il y a à voir et à dire et, en plus, c'est simple comme bonjour. Bonjour cinéma aurait-on même envie d'ajouter en saluant Jean Epstein, autre dialecticien.

 

 

 

Voyons. En effet, avec un film de Jean-Marie Straub, le premier travail est celui de la description. Décrivons, donc. L'Aquarium et la nation est un film qui dépasse légèrement les 31 minutes (le court-métrage déborde sur la catégorie des moyens-métrages), tourné et monté par Christophe Clavert, un fidèle du cinéaste au moins depuis Corneille-Brecht (2009) brillant dans la constellation O somma luce (2010). Le film est composé de trois blocs d'inégale longueur : d'abord, un long plan fixe sur un aquarium situé dans un restaurant chinois parisien (le premier bloc dure un peu plus du tiers du film) ; ensuite, un segment intermédiaire donnant lecture par Aimé Agnel de fragments des Noyers d'Altenburg (1942) d'André Malraux (la séquence est soumise à plusieurs coupes marquant des intervalles et des trous dans la lecture, quelquefois marquées par un plan noir) ; enfin, un extrait relativement court de La Marseillaise (1938) de Jean Renoir.

 

 

 

L'Aquarium et la nation est donc un triptyque. Mais il ne s'agira surtout pas de nous refaire le pauvre coup des trois coups, toc toc toc, thèse-antithèse-synthèse, non, non, non.

 

 

 

L'Aquarium et la nation est une merveilleuse petite construction dialectique, simple et puissante, drôle et joyeuse. On y voit la contradiction jouer et rebondir sur plusieurs plans, tantôt avec les contradictions qui sont internes aux plans, tantôt avec celles qui résultent des rapports existant entre eux. Si la métaphore de l'aquarium s'impose avec une évidence forcément toujours un peu suspecte, il faut d'abord la considérer exactement comme on voit l'aquarium dans le premier panneau du triptyque. Il faut de la durée pour se faire un peu l'œil. Et l'envoyer se perdre dans tous les recoins du plan par un jeu subtil de reflets, des parois de l'aquarium aux vitres du bar qui se trouve derrière, comme celle qui se trouve dans le dos de la Canon 5D dont on voit le reflet situé presque au centre.

 

 

 

L'abandon pur à la contemplation de poissons rouges et jaunes allant et revenant devant nous, et les passants vaquant derrière en habits d'hiver, se voit compliquée par l'effet de miroitement dispersif du jeu de reflets. La pure prise de vue, documentaire et animalière, est en effet encastrée dans un micro-dispositif à haute charge spéculaire. La réflexivité fait ainsi miroiter les métaphores qui en extraient la part d'auto-réflexivité (le film est à lui-même un aquarium, et nous-mêmes le regardant serions dans un autre, salle de cinéma ou chez soi). La contemplation métaphorise, on le verrait à vue d'œil. On y reconnaîtrait même son propre œil tranché entre perception pure et imagination, pris dans le reflet de son double mécanique, la caméra comme Vélasquez dans son tableau, Les Ménines. Et pourquoi, restaurant chinois oblige, la chinoiserie apparente et simulée d'un film énigmatique qui demande à sortir du bassin de nos habitudes de spectateur, formaté à voir dans l'énigme du cinéma du chinois ?

 

 

 

L'aquarium, on le voit à l'écran. Mais le plan fait image de l'aquarium, autrement dit il soulève un feuilleté d'images mouvantes quand le jeu de reflets en active la valence métaphorique. Il est temps alors de jouer les métaphores les unes contre les autres parce qu'elles sont contradictoires. Ce qui rebondit est leur antagonisme aussi. Et, déjà, sur le plan sonore, une bande-son muette accueille au bout de six minutes (soit la moitié du plan) le début des Sept Dernières Paroles du Christ en Croix, une œuvre pour quatuor à cordes de Joseph Haydn composée pour l'office du Vendredi saint de l'église de Santa Cueva de Cadix en 1786. L'image de la crucifixion du Christ moque peut-être des spectateurs impatients. La musique dépose également dans le bocal d'une durée pure les eaux mélangées de l'historicité. Parce que 1786, ce n'est jamais pour nous aussi que trois ans avant 1789.

 

 

 

L'aquarium, on le voit nous voir quand on perçoit en reflet la caméra et si nous y sommes, nous en sortons également en regardant le film chez soi ou en le voyant si on en a la chance au cinéma. L'aquarium, c'est d'abord du réel avant que ne jouent des métaphores, plus chamailleuses que les poissons. La contemplation métaphorise en faisant monter à la surface la mousse des contradictions. Cette mousse qu'il y a dans notre œil où se baladent quelques poissons, bons comme empoisonnés.

 

 

 

 

 

La nation, oui, mais la seule, la révolutionnaire

 

 

 

 

 

L'aquarium comme métaphore de la nation est le terme de la lecture donnée par Aimé Agnel de pages retenues des Noyers d'Altenburg. Avant d'en arriver là, on devra préalablement marquer quelques éléments non négligeables pour l'analyse. À savoir qu'il s'agit du dernier roman d'André Malraux écrit quelques temps après la défaite française de juin 1940, que L'Aquarium et la nation a été précédé par Kommunisten (2014) qui incluait la transposition d'un fragment d'une nouvelle, Le Temps du mépris (1935) du même Malraux, que la deuxième partie du roman racontant un colloque plein de considérations anthropologiques, dont certaines inspirées de Marcel Mauss, est l'endroit du livre où ont été prélevés les fragments lus, que leur lecteur est un psychanalyste spécialiste de Carl Jung et l'auteur d'un beau livre sur le cinéma de John Ford (L'Homme au tablier. Le jeu des contraires chez John Ford, éd. La Part Commune, 2002). Le jeu des contraires, autrement dit la dialectique.

 

 

 

On ajoutera, last but not least, que Les Noyers d'Altenburg témoigne des rapports personnels du romancier avec l'Alsace, un territoire disputé par la France et l'Allemagne depuis 1870 et célébré par l'écrivain nationaliste Maurice Barrès à qui Jean-Marie Straub s'est trois fois confronté, avec Lothringen ! (1994), Un héritier (2010) et À propos de Venise (2013). Ce qui n'est pas rien pour un cinéaste communiste né à Metz en Moselle en 1933, quinze ans après la réintégration par la France de l'Alsace-Moselle annexée par la Prusse entre 1870 et 1918, et sept ans avant son annexion par l'Allemagne nazie jusqu'en 1945.

 

 

 

La deuxième partie du triptyque ne consiste toutefois pas seulement, eu égard à sa première partie, en la fixation d'un certain niveau ou degré de métaphore offert par le texte d'André Malraux. Ce bloc contredit aussi son prédécesseur, par exemple avec la parole qui s'appuie sur un texte rompant avec le silence et la musique caractérisant le bloc précédent. L'antagonisme est le point de réel d'une composition dialectique dont la symbolique ne peut faire l'économie. La salle de lecture donnée par la Société Française de Psychologie Analytique (Institut C. G. Jung) remplace ainsi l'aquarium du bar en se proposant elle-même comme un autre aquarium. Mais il y a plus. Plans noirs et coupes marquent les opérations de prélèvement des passages retenus qui représentent la mortification d'un texte qui n'était pas destiné à être lu. Et qui l'est pourtant par un homme qui, s'il n'est pas un acteur professionnel, a accepté de se soumettre aux règles précises d'une lecture dont les accentuations, césures et rythmes, sont une musique de cinéma unique inventée par Jean-Marie Straub avec Danièle Huillet, surtout à partir des Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ; ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir à son tour ; d’après OTHON de Pierre Corneille (1969).

 

 

 

Le passage de l'aquarium comme objet à l'aquarium comme métaphore est un premier saut qualitatif. Il ne suffit pas. Il en faut un second en effet pour faire jaillir une joie purement dialectique. Négation de la négation, encore une fois. La voix hors cadre d'une femme (la poétesse Christiane Veschambre), interpellant le lecteur qui vient de se lever de sa table une fois sa lecture achevée, engage à faire surgir dans l'affirmation métaphorique une interrogation nouvelle. Si la nation est un aquarium peuplé de gens qui n'en ont pas idée, y vivant comme poissons dans l'eau, sortir du bocal des sociétés et des civilisations, c'est le voir non pas comme un milieu naturel soumis à l'arbitraire céleste des mythes, mais comme une construction historique, un acte collectif et politique.

 

 

 

Le troisième bloc de L'Aquarium et la nation tranche la question, qui reste cependant ouverte en étant mutilée si on persiste à en délier les termes. La citation d'un extrait de deux minutes de La Marseillaise, consacré à la conquête du fort de Marseille en avril 1790 par un groupe de gardes nationaux dirigé par Honoré Arnaud (Andrex), et l'expulsion à Coblence de son commandant rallié à la cause du Roi, est la volte ultime de la contradiction. De l'aquarium à la salle de lecture et de la salle de lecture au fort, le saut est qualitatif en étant révolutionnaire. Car la nation comme aquarium selon la métaphore d'André Malraux est une image qui souffre de manquer d'une historicisation que lui rappelle le film de Jean Renoir, dont on rappellera qu'il a été produit à l'époque du Front Populaire avec la CGT.On n'oublie pas en passant que Jean-Marie Straub et Danièle Huillet avaient déjà cité le fragment d'un autre film de Jean Renoir, la séquence des comices agricoles de Madame Bovary (1933) pour Cézanne (1989), qui est à sa manière aussi un film du bicentenaire de la Révolution.

 

 

 

La nation est un événement historique, le fait héroïque d'un peuple insurgé dont ses membres se reconnaissent des citoyens, autrement dit des individus déliés des anciennes dépendances féodales, et organisant leur souveraineté autour d'un droit nouveau qui est un triptyque révolutionnaire, liberté, égalité, fraternité. La nation est alors un nom concret de l'émancipation.

 

 

 

L'Aquarium et la nation plaide pour faire revenir la nation au bercail d'une politique d'émancipation. Alors que la nation est progressivement devenue l'étendard d'une droite nationaliste dont Maurice Barrès a été l'un des hérauts historiques, la nation est un legs de la Révolution dont la défense devrait donner à ses acteurs la même beauté que les gardes nationaux marseillais. Il est vrai que la nation est divisée aussi qui n'échappe pas davantage au jeu de la contradiction. La nation révolutionnaire est un genre de nation, celle qui autorise les poissons à devenir insurgés marseillais (et l'un d'entre eux, amaigri par l'expérience du cachot, a des allures de premier chrétien dont le poisson était le symbole secret ralliant les sujets d'une existence nouvelle, placée sous le signe égalitaire de l'amour de Dieu).

 

 

 

Le film de Jean-Marie Straub, simple comme bonjour, est un aquarium chargé en historicité, 1786 (le quatuor à cordes de Joseph Haydn) et 1790 (les Marseillais insurgés racontés par Jean Renoir), 1936 (le Front Populaire et la CGT) et 1942 (le roman d'André Malraux et l'Alsace-Moselle annexée). Et puis 2015. La première projection de L'Aquarium et la nation a lieu à la Viennale, le 30 octobre 2015. Deux semaines, plus tard, le 13 novembre, Daech assassine plus de 130 personnes dans Paris et sa banlieue. L'union nationale a été mobilisée par l'État comme un pansement nécessaire. La nation n'est alors plus qu'un simple signifiant de secours, un idéologème consensuel si lui manque son contenu politiquement émancipateur, confisqué par les partisans bruyants d'une révolution conservatrice qui, dans les faits, poursuivent l'histoire de la contre-révolution. La dialectique révolution et contre-révolution, qui n'annule pas le désir de révolution comme impératif catégorique, est par ailleurs ce qui innerve aussi Le Livre d'image (2018) de Jean-Luc Godard.

 

 

 

En 2015 comme en 2022, la seule nation désirable est la nation révolutionnaire, celle qui tient au triptyque liberté-égalité-fraternité en sachant que chacun des termes contredit les autres, celle qui repasse par 1789 pour repartir de 1793. Pour sortir de l'aquarium, il faut savoir y replonger aussi.

 

 

 

7 août 2022


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