Les Deux Marseillaises

Huit questions pour un entretien avec Viviane Candas

à propos de "marseilleS"

                    1) Des Nouvelles du Front : Ce que vous dites à l'entame de votre film pose des jalons pour la suite. S'y dépose, avec les plis de l'autobiographie, l'image d'une cité divisée : Marseille. On a une pensée pour Jean-Louis Comolli qui vient de nous quitter et dont la pensée dédiée à sauver la part documentaire du cinéma est indispensable. On y pense d'autant plus qu'il est l'auteur de plusieurs films dont les titres résonnent avec le vôtre : Les Deux MarseillaisesMarseille contre Marseille, Nos deux Marseillaises. D'emblée, vous prévenez donc que marseilleS sera un film documentaire, mais également un essai affrontant l'hétérogénéité de ses matériaux pour constituer une archive éclairant la généalogie du racisme contemporain. Marseille avec son M minuscule mais dont le S final est une majuscule. Le pluriel du titre abrite ainsi les manières de voir à l'œuvre les divisions marseillaises selon un principe dialogique et un autre dialectique, avec d'un côté des différences à cultiver et, de l'autre, des antagonismes à comprendre pour essayer de les dépasser...

 

 

 

Viviane Candas : Un tiers de la population marseillaise est issu de l'immigration mais se voit écarté des commandes de la ville. Marseille n'a toujours pas digéré d'avoir joui d'un commerce florissant avec ses colonies puis de se voir ruinée par leurs indépendances. Telle un dieu grec, elle punit les descendant(e)s de ces colonies perdues en les reléguant dans ses marges. Si son célèbre accent a changé de couleur, le pouvoir dans cette ville, qu'il soit de gauche ou de droite, reste Blanc. L'antagonisme principal est donc racial à Marseille, même si les migrant(e)s s'intégrant à son tissu social ferment aussitôt la porte aux vagues suivantes, ça c'est partout pareil. Ma famille Candas, établie en Tunisie puis en Algérie au début du siècle dernier s'inscrit d'emblée en critique du système colonial, je porte ce nom comme artiste pour assumer cet héritage (1). Mes années 70 de lycéenne révoltée se passent à Marseille, mais ma biographie ne devient un fil narratif efficace qu'en croisant l'histoire de Fatima Bendeddouche, immigrée algérienne de première génération dont les enfants tous actifs socialement déplorent le plafond de verre. Qu'il soit grand temps de parler, la situation politique en France l'impose, quand 89 députés d'extrême droite viennent d'entrer à l'Assemblée Nationale ! Il faut d'abord rappeler les origines du Rassemblement National de Marine Le Pen. Quand j'avais commencé à tourner ce film, le discours de son papa, le FN, était clairement imbibé du ressentiment de l'Algérie française et de remugles OAS. Ce discours pathologique daté de 1986, le film aujourd'hui l'exhume comme motif caché de la haine. En numérisant mes rushes qui avaient dormi 30 ans au fond d'une malle, les jeunes techniciens du labo les trouvaient passionnants d'actualité, ça m'a fait réfléchir.

 

 

La question du racisme est mal posée depuis très longtemps, il faudrait repartir du postulat de Simone Weil en 1943 : « Le degré extrême de la privation d'honneur est la privation totale de considération infligée à des catégories d'êtres humains. Tels sont en France (...) le sous-prolétariat d'immigrés et d'indigènes coloniaux. » (2)

 

 

Cette absence de considération, ce déni de dignité sont dans l'ADN socio-politique des descendant(e)s de l'immigration. Plutôt qu'une question de morale ou d'humanisme, telle que la gauche historiquement l'a posée, le racisme est d'abord une construction historique indispensable au colonialisme. Sans sa déconstruction dans l'Histoire, il ne peut que se renforcer. La décolonisation n'est qu'ouverte par l'indépendance du pays colonisé, elle nécessite un effort gigantesque, à la mesure de ce que la colonisation a détruit. Nous sommes en plein dans cet effort dont l'expression la plus libre passe par l'art.

 

 

 

 

 

 

            2) Votre film est riche, (littéralement) animé, jouant d'effets d'écriture et de réécriture, révisant contre le consensus révisionniste l'Histoire en la brossant à rebrousse-poil ainsi que l'aurait dit Walter Benjamin. Il brûle à certains endroits, notamment quand vous rappelez que le napalm déversé sur les populations vietnamiennes l'a d'abord été en Algérie. Il crépite aussi d'idées visuelles, comma la réécriture des plaques de rue. On pourrait cependant souffrir d'un abus de symboles mais vous tranchez avec le rôle joué par un couteau, celui d'un parachutiste qui a torturé à mort un Algérien et dont le fils qui l'a récupéré en a exhibé la preuve lorsque ce para reconverti politicien s'est présenté aux élections présidentielles de 1988. Sa fille a repris depuis le flambeau avec les résultats qu'on lui connaît. Le couteau a beau être rouillé, il continue de passer dans les plaies de l'Histoire, il blesse encore...

 

 

 

Dans marseilleS, le dialogue entre les personnes intervenantes s'articule à mon commentaire, ils remontent ensemble dans l'Histoire les causes et les effets du racisme. Cette dialectique associe des événements comme l'attentat à la bombe de 1973 au consulat d'Algérie avec la marche pour l'Égalité et la Réconciliation (marche des Beurs) qui démarre de Marseille en 1983. Les jeunes marcheurs et marcheuses avaient dix ans lors de l'attentat qui a traumatisé leurs familles. Aucun responsable n'ayant été retrouvé, un non-lieu scandaleux fut prononcé par la Justice. Le film lui fabrique une plaque de rue marquant ainsi une toponymie de la révolte contre le racisme. Il invente son écriture propre comme participant d'un imaginaire collectif de l'immigration et de la militance antiraciste des 70'. Avec des archives dont il fait la synthèse, le film secoue la mémoire du public et transmet aux nouvelles générations. Le cinéma est capable de faire réfléchir chacun(e) sur son vécu et celui de sa famille.

 

 

Le plateau TV de 2018 réunissant des personnes déjà filmées en 1986, par les propos qu'elles tiennent sur leur passé, offre une distance, celle de la maturité. C'est une mise en abîme proposée au spectateur. Ce procédé périlleux appartient à la fiction plutôt qu'au documentaire mais c'est le risque que prend le film. Certaines personnes de ma génération résistent à cette mise en abîme (surtout celles venant d'une extrême gauche dogmatique) et rejettent le film en tant que miroir de leur échec. À contrario, les jeunes de 20-30 ans ou plus s'y laissent emporter avec curiosité. Ce qui leur plaît, c'est justement ce langage visuel comme le surlignage de certains mots sur l'image qui emprunte au #hashtag et au tweet, à une culture de réseaux sociaux qui est leur mode informatif. marseilleS casse avec les codes formels en vigueur dans le documentaire, c'est sûr, mais si on traite de tels sujet, il vaut mieux éviter d'ennuyer le monde avec du formalisme auteuriste. Il faut respecter l'autre, même le FN, lui faire regarder la caméra, le filmer comme être vivant pour faire advenir sa parole dans sa dimension pathologique mais humaine. En 1986, déjà, mes ex camarades gauchistes me reprochaient d'aller filmer dans les bars FN. De même, marseilleS refuse d'éluder le sujet de l'islamisme, qui est un autre fascisme, il en creuse encore plus sa mise en abîme dans la dernière partie. Et là, la gauche se sent très mal, vieille autruche obligée de sortir sa tête pour voir en face le péril historique qu'elle a provoqué par ses trahisons.

 

 

 

 

 

              3) La multiplicité s'impose dans la forme en étant celle des documents dont le montage qui les agence produit une temporalité qui les fait fonctionner comme des couches sédimentées, d'abord 2021, 1986, 2018, puis d'autres, 1944 avec la libération de Marseille par les tirailleurs algériens, 1983 avec la marche pour l'égalité et contre le racisme abusivement requalifiée par les médias de « marche des beurs », 1988 avec les émeutes algériennes d'octobre, etc. Frappe la diversité des médiums, conférence Zoom, émission de télévision, antenne de radio libre (Radio Galère). Sans compter des archives officielles, des photographies par l'usage du banc-titre, des dessins et un jeu d'inscriptions graphiques sur lequel il faudra revenir. La mosaïque des images et des paroles est riche, fouillée, vertigineuse. Pendant les 20 premières minutes du film, vous prenez même le risque de soumettre votre dispositif à l'information et sa saturation. Ce risque est pourtant expressif du fait que, sur Marseille comme incubateur des contradictions franco-algériennes, il reste beaucoup à dire pour savoir ce qui s'est passé hier afin de comprendre ce qui nous arrive aujourd'hui...

 

 

 

Vous parlez de saturation : tout film traitant du racisme doit prendre en charge l'énorme déficit de travail mémoriel et de transmission causé par le déni que fait la France de son histoire coloniale. Je préfère alors que cette charge se fasse au canon plutôt qu'en trainant des pieds. La salve visuelle et informative des vingt premières minutes joue du télescopage des images marquant leur époque, entre la conférence Zoom de 2021 avec les étudiants américains du Penn State University et les photos 70' d'une jeunesse révoltée contre le napalm déversé au Vietnam mais aussi en Algérie (ce que presque toute la France ignore). Le film va aussi dans les bars causer avec les racistes du Front national, je dois témoigner du nazisme d'un Bigeard, c'est du lourd ! Notre jeune mixeur Clément Laforce, découvrant l'histoire du poignard des Jeunesses Hitlériennes ayant appartenu à Jean Marie Le Pen, a voulu épurer la bande-son pour que le public entende bien à quoi l'arme avait servi une nuit de 1957. Le trucage des mains manucurées qui plus tard maquillent ce poignard emprunte à l'esthétique ringarde du FN telle que je l'observe depuis les 80'. J'avais alors pensé que des situationnistes (certains à Marseille passèrent au FN) pouvaient avoir conçu des affiches comme « Le Pen vite! » à connotation sexuelle, ou « Pour une Marseille propre, votez Savon ! » ou « Votez Martinez ! ». Il est épatant que cette esthétique FN soit devenue dominante dans les affiches électorales de tous les partis aujourd'hui, comme le bleu pétrole des costumes de Macron. L'hégémonie de l'extrême-droite s'est d'abord conquise par les images, avant les idées. Le film marseilleS tient compte de ça, il en joue sciemment.

 

 

Les images ont leur couleur dans le temps, les matières vont de la vidéo analogique au numérique. Nos archives de 1986 autour de Fatima et ses enfants adolescents, la radio libre et la fête, les dialogues sur la plage, le côté sanguin du repas avec les militants du FN, les bars pieds-noirs, cet ensemble offre une matière chaude et charnelle que le montage fracture puis reconstruit avec le plateau TV de 2018 qui est assez froid, bien que les gens soient de la même famille, et les images de JT qui jalonnent les années jusqu'à 2018. Les images JT évoluent elles-mêmes dans le temps : la sortie sur brancard des corps ensanglantés des victimes de la bombe de 1973 filmée par l'équipe télé (3) ; et la première diffusion en direct à la TV française, en 1994, de l'assaut par le GIGN de l'Air Bus détourné par un commando islamiste algérien. Le terrorisme d'extrême-droite français de 1973 est occulté ; celui de 1994, islamiste algérien, est mis en vedette au 20 heures. À noter que ces « expérimentations » télévisuelles, en montrant ceux qu'on vient de tuer, puis ceux qu'on est en train de tuer, se font toujours sur les corps algériens.

 

 

Ensuite, il y a tout le corpus de très belles images empruntées à des artistes comme Gérard Bonnet, Ammar Bouras, Christian Courrèges, Youcef Krache, Thierry Durousseau, que le corps du film intègre comme autant de regards qu'il fait siens. Sans ces photos, je crois que ma voix n'oserait pas livrer mon commentaire tel qu'il est formulé, elles le soutiennent politiquement. Pourtant, c'est parfois à la limite du détournement, comme dans le cas de Youcef Krache. Ses photos de jeunes garçons prises à Annaba et à Alger début 2000 viennent sur le réçit, par l'un des fils de Fatima, de son expérience dans une association d'aide à des jeunes migrants. Ce n'est pas une documentation au sens strict du terme, mais ça date de la même époque. Ces garçons, ce sont eux les harragas, les « brûleurs de frontières », ils ne savent pas comment ils seront reçus s'ils parviennent en Europe. Le cinéma est un art du télescopage tellement puissant qu'il faut s'en tenir à une rigoureuse éthique des images. Certaines personnes ont trouvé choquant que je montre des femmes dansant dans une fête de l'Aïd en 1986, images montées juste après l'assassinat du président Boudiaf (1992) ; mais ça raconte une résistance des corps, ceux d'une population prise en otage durant la décennie noire en Algérie, et celle des femmes en particulier.

 

 

 

 

 

            4) marseilleS est aussi, fragmenté, le portrait de Fatima Hagoug Bendeddouche. Votre amie décédée en 2000 est une femme dont l'exemplarité est manifeste sur de nombreux plans. Elle a notamment accepté, par amitié pour vous et sur votre invitation, d'aller porter la contradiction dans un bar marseillais abritant des nostalgiques de l'Algérie française. Fatima parle et pense, elle est une figure de dignité populaire et d'égalité dont seul est capable le cinéma documentaire. C'est le cœur battant de votre film et il est exemplaire aussi d'un goût pour la confrontation d'idées que le cinéma ne cherche plus vraiment aujourd'hui à organiser. Un cœur allégorique : celui d'une politique conçue du point des gens qui pensent. C'est une femme simple et admirable, qui réfléchit à la notion d'intégration en y reconnaissant les habits neufs de la vieille assimilation coloniale, qui déconstruit les poncifs du racisme banalisé avec un mélange explosif de conviction et de rire. C'est un grand personnage de cinéma, une moderne Marseillaise aussi...

 

 

 

En 1986, un producteur ex maoïste m'avait reproché comme une facilité d'opposer une belle femme comme Fatima à des gens du FN qui n'avaient pas son niveau en rhétorique. En 2021, j'écrivais une chronique du montage de marseilleS dans une revue de cinéma très à gauche où la responsable éditoriale m'a suggéré de « faire une enquête sur la sexualité des femmes immigrées », ce qui n'était pas mon sujet. Si on rapproche les deux réactions, elles sont symptomatiques de la condescendance, du mépris de classe et du racisme profond de la caste culturelle française de gauche. Gênées par l'intelligence de Fatima dont la pertinence des propos éclate à chaque apparition, ces personnes veulent réduire la portée de son existence en tant que grand personnage de cinéma, comme vous dites justement, c'est à dire qui fascine le public. Il s'agit donc de la réduire à sa séduction sexuelle, vieille méthode réactionnaire pour dénier aux femmes le droit à la parole politique. J'ai rarement rencontré de vraies féministes chez les intellectuelles, qui sont généralement trop soucieuses de leur reconnaissance dans des milieux dominés par les hommes. Fatima Bendeddouche, qui n'avait pas son bac, a fait la révolution dans sa vie et elle est devenue cadre. C'est ça, pour moi, le féminisme.

 

 

Figure exceptionnelle et inoubliée, elle avait la simplicité des grandes et sa grâce frappe ceux qui la découvrent aujourd'hui. Oui, elle est le coeur battant du film. Le journaliste André Bercoff fait le lien entre elle et les gens du FN, il les réunit autour d'une table. Il n'a pas été si difficile à organiser, ce repas, car Fatima n'avait peur de rien et même pas de l'opprobe éventuelle de sa famille pour y avoir participé. Quant aux militants FN, ils étaient très désireux de donner une image plus lisse de leur parti, l'enjeu pour eux était là. Nous étions à la veille des élections législatives de mars 1986 qui vit la percée du FN avec un score de 10% national et l'entrée d'une trentaine de députés à l'Assemblée. France3 avait été coproducteur du film en 1986 mais n'en avait finalement rien diffusé, pourquoi? Parce que les responsables de programmes TV faisaient alors allégeance à la politique du président Mitterand qui était d'instrumentaliser Jean Marie Le Pen pour casser la droite, fine stratégie qui a prouvé son efficacité. 35 ans plus tard, cette chaîne publique m'a refusé par trois fois le financement de post-production de marseilleS. De la responsabilité des médias publics ou privés dans l'ascension de l'extrême-droite...

 

 

En 2021, durant le montage qui a duré un an, on entendait Zemmour du matin au soir. Au delà de la relation osmosique qui nous lie depuis longtemps, la chef monteuse Claudine Dumoulin et moi, nous avons résisté en parlant politique tout le temps, même pendant nos pauses. Il nous était indispensable d'aiguiser nos consciences politiques, car ce film était le plus difficile qu'on ait fait ensemble. Claudine a perdu trois de ses aïeux à Auschwitz et son père, résistant communiste, a été déporté. Si elle est plus que sensible à la question du racisme, on ne peut vraiment pas la soupçonner de complaisance à l'égard de l'islamisme ! Elle m'alertait dès qu'elle sentait le danger de méprise dans une proposition. Le cinéma roule à 24 ou 25 images par seconde, si une ambiguïté vous fait perdre du public, on n'a pas le temps de lui envoyer une bouée de sauvetage.

 

 

 

                 5) L'un des points de capiton de marseilleS appartient à l'été 73, été chaud comme l'automne italien, celui des ratonnades marseillaises, avec 11 morts et 20 blessés. Le pic aura été atteint par l'attentat perpétré contre le consulat d'Algérie à Marseille le 14 décembre 1973, qui a fait 4 morts et 20 blessés graves. Le contexte est critique, chargé d'hétérochronie. Nous voilà en effet un an après la fondation du Front National par Jean-Marie Le Pen avec des anciens de l'OAS, et deux ans après la nationalisation du pétrole algérien. Ce moment est une charnière décisive, marquée par une minute de silence dédiée aux victimes. Non seulement ce silence suspend le régime de paroles, voix in ou voix off, en donnant aux archives un poids de concret bouleversant, mais il représente aussi le noyau de vérité du caractère didactique de votre commentaire. Lutter contre les trous de mémoire fonctionne alors également contre un « comment taire » les événements et le rapport qu'il y a entre eux et dont la lisibilité reste encore à faire...

 

 

 

Devant réviser mon bac pour septembre, après une année occupée de manifs pour le Vietnam, la grève de LIP, le mouvement lycéen et les groupes féministes (4), je ne quitte pas Marseille de tout ce torride été 73. Les assassinats de travailleurs immigrés par des bandes de racistes ont installé un climat de terreur depuis juin. C'est du vécu et ça « pègue » comme on dit à Marseille. Dans le quartier arabe, si familier tant Alger me manque, la peur est palpable. Dans les cités, les familles algériennes parlent du retour. Les meurtres d'ouvriers arabes, sur les chantiers, dans la rue, de tout âge, nous font trembler de colère ; alors nous militons contre cette violence raciste, avec Jacques Soncin (qu'on retrouve dans marseilleS en 1986 et 2018) et bien d'autres. Le Mouvement des Travailleurs Arabes (MTA) est à l'époque capable de lancer une grève largement suivie dans la région. J'ai des copains qui travaillent à la réparation navale à la Ciotat et me parlent des risques à descendre souder au fond des cales où s'accumulent des gaz dangereux. Aujourd'hui, les ouvriers que je rencontre vraiment sont machinos sur mes films. C'est une époque où la révolte nous mêle vraiment, socialement, politiquement. Il n'y a pas de JE, ni de selfie. Parfois, on va se baigner, ensemble, le soir, mais on a pas de temps pour le farniente, nous sommes un corps collectif qui a besoin d'éprouver comment agir sur la réalité. En septembre, le coup d'État de Pinochet au Chili nous horrifie. Plus tard, le garrotage par Franco du militant anarchiste Puig Antich. Ce n'est pas un émoticône sur Facebook, ça nous bouleverse, ça hante nos nuits.

 

 

Quand la bombe explose au consulat le 14 décembre, aussitôt revendiquée par le groupe Charles Martel, nous manifestons avec la communauté algérienne. La guerre aux Arabes se mène à Marseille. C'est dans le mouvement antiraciste que je rencontre Fatima et son mari. À cette époque, nous n'aurions jamais été capables de nous asseoir avec des gens du FN, des anciens OAS, c'était l'ennemi absolu. Mais treize ans plus tard, je commence à tourner ce film dans l'urgence car la rumeur annonce, comme le chauffeur de taxi dans le film : « Il va y avoir un carnage, moi je vous le dis ! » Je me découvre capable d'entrer dans un bar FN dont le patron se présente comme ancien adjoint de Bigeard et me tend sa main. Mais si je n'avais pas serré cette main, je n'aurais pas tourné dans son bar ! Le cinéma me passionne aussi en tant qu'aventure collective, celle d'une équipe, on ne réussit pas un film par simple chance.

 

 

Pour en revenir à la minute de silence, dans marseilleS, au moment de l'attentat au Consulat d'Algérie, je l'ai expérimentée déjà dans une art-vidéo d'une minute, Enfumade Bugeaud (5). À l'intérieur d'un film de 90', la minute de silence oblige celle ou celui qui regarde à une intériorisation soudaine de sa relation à ce que montre le film. C'est un moment de réflexivité qui exige le respect et permet l'adhésion. Je viens de recevoir commande d'une autre vidéo d'une minute de la part des enfants d'un moudjahid disparu en 1957 pendant la Bataille d'Alger. Je crois beaucoup à des formes très courtes pour révéler des événements violents méconnus ou niés, toujours refoulés. Des formes qui impressionnent et s'inscrivent dans les traces de blessures non cicatrisées. D'autant que la mémoire est encore vive mais qu'il reste, selon les historiens, à peine une dizaine d'années pour recueillir des témoignages et les tranmettre. Je parle de l'Algérie, bien-sûr, en France le déni a écrasé la parole, la plupart des anciens appelés, ceux qui ont fait la guerre d'Algérie, sont restés mutiques et ils sont en train de mourir.

 

 

Enfin, il y a tout le combat que mène un collectif d'historien(ne)s français pour l'accès aux archives, qui sont déclassifiées puis reclassifiées secret défense. Mais devant les problèmes que posent cette inaccessibilité pour leurs longs et minutieux travaux, devant l'urgence et la force de résistance à la mémoire qui est évidemment politique, je crois qu'il faut que les artistes viennent au secours et secouent l'Histoire avec des œuvres émouvantes. Qu'il faut agencer les signes du réel, comme pour une fiction, retourner les totems pour toucher aux tabous. Par exemple, un dossier sensible comme celui des essais nucléaires français dans le Sahara (1960-67) et leurs longues, terribles conséquences. L'artiste Ammar Bouras expose un travail sur ce sujet à la Biennale d'art de Berlin, remarqué par Spiegel et Le Monde. L'art peut révéler des choses sans attendre que les historiens établissent une vérité dont les politiques prendront acte tôt ou tard. L'art peut monter au créneau tout de suite. À noter que les artistes qui représentent désormais la France sur la scène de l'art contemporain sont des franco-algérien(ne)s ; ils et elles ont bien quelque chose à dire. Évidemment, le cinéma touche un public plus large, même avec un sujet très dur. Plasticienne de formation, j'ai choisi le cinéma pour des raisons politiques.

 

 

 

              6) Un symptôme : les enfants d'immigrés, en particulier algériens, ont une espérance de vie moindre que les enfants de parents nés français. Si le racisme structurel, il a une histoire – plus d'une. L'histoire du racisme se divise aussi selon des différences générationnelles que vous examinez en compagnie des fils de Fatima, dont Nouredine. Avec eux, en 1986 et en 2018, vous relativisez les clichés du communautarisme et du confessionnalisme. Vous rappelez également que la crispation paranoïaque autour du voile au nom de la laïcité a pour scène primitive obscure les dévoilements forcés de 1958 à Alger. Vous insistez surtout sur le recul de l'analyse de classe au nom de la revendication de la différence culturelle. La diversité contre l'égalité ? L'identité versus la citoyenneté ? « On se désigne comme on est regardé » explique Aissaia Quinio, lycéenne de 1986 devenue depuis médecin psychiatre. marseilleS est un chant de deuil dédié à un militantisme blessé dont le refrain est : « Que sont mes amis devenus ? »...

 

 

 

Il n'y a pas pour moi de militantisme blessé ou déçu, ça ne me semblerait pas conséquent de se poser de ce point de vue, au regard des combats passés. La drogue décimait 80% des fils de harkis dans les 80' et ce n'est pas comparable à l'usage de la cocaïne dans les milieux festifs de la pub, presse ou ciné ; ça ne les a pas aidés à moderniser un système dont ils étaient exclus. Comment céder sur le point de vue de classe ? C'est un grand défaut de la caste culturelle française, de droite ou de gauche, que de considérer les immigrés et leur descendance comme un tout homogène, de le vouloir surtout comme tel pour le maintenir dans le mépris. "C'est pas un tas informe !" comme dit Fatima Bendeddouche dans le film. Le racisme est indissociable du mépris de classe, il le double par le passage à l'acte violent. Incapable de reconnaître la monstruosité de sa conquête coloniale au 19ème siècle, la France nie, élude, refoule. Chaque français(e) doit grandir dans l'inconscience de la gravité de ce refoulement. L'islam, le voile deviennent alors des signes comportementaux d'une fracture très ancienne mais que l'on creuse volontairement. En conclusion du film, Aissaya a raison, en tant que psychiatre, de dire que les nouvelles générations revendiquent une citoyenneté à part, car ils sont nés déjà séparés du reste de la société. Ce n'est pas de Grand Remplacement qu'il s'agit mais plutôt de Grand Refoulement.

 

 

 

                7) Votre film arrive enfin dans un double contexte politique : la commémoration des soixante années de l'indépendance algérienne et les élections présidentielles françaises. Votre film, qui pourtant remonte à loin dans sa fabrication, a même la primauté de penser le rapport de contemporanéité existant entre ces deux situations. Si l'extrême-droite tient le haut du pavé en exerçant une attraction hégémonique sur le reste de l'échiquier politique, elle a pour foyer originel la fin de l'Algérie française. La trajectoire du journaliste parisien qui participe aux discussions de 1986, André Bercoff, est symptomatique de cette polarisation identitaire. Le fantasme de la « libanisation » de la société française est désormais adopté par un homme qui fut proche du PS et né à Beyrouth...

 

 

 

J'ai voulu terminer ce film pour cette double échéance de 2022, les présidentielles et législatives et le 60ème anniversaire de l'Indépendance en Algérie. Il permet de mesurer à quel point les idées de l'extrême droite sont devenues dominantes. Les comportements fascistoïdes sont déjà très bien intériorisés dans toutes sortes de milieux, dont à gauche. L'extrême-droite a simplement prospéré sur le terrain fécond du Grand Refoulement où elle collecte les pulsions de haine et les votes. Face à cela, le film apprend aux jeunes d'où vient le clan Le Pen, tante ou nièce, il remonte les traces de la guerre d'Algérie et leur effacement, depuis les bidonvilles de Marseille jusqu'à l'enseignement à l'école où l'islamisme, accueilli dans les années 90, a créé des dégâts durables. Il révèle que le problème n'est pas importé avec les immigrés, il est sécrété depuis presque deux siècles. C'est ça, le racisme systémique. On peut dire que la France a recréé avec ses banlieues le système des camps de regroupement où elle avait déporté deux millions de personnes durant la guerre d'Algérie.

 

 

Du moment qu'on reste du côté de la domination, on peut danser en effet sur l'échiquier politique, passer de gauche à droite ou à l'extrême droite. Le tournage de 1986 avait sincèrement passionné André Bercoff. Peut-être que si j'avais eu les moyens financiers de l'inviter confortablement à Marseille en 2018, il serait venu. Car après tout, ce fantasme de libanisation peut-être réanimé par ce qui arrive aujourd'hui au Liban mais ce qu'il regrette probablement, c'est son Beyrouth libre, cosmopolite, multiconfessionnel. Bien d'autres villes semblables ont disparu en Méditerranée. La mémoire est révolutionnaire, mais tout le monde n'en veut pas toute sa vie. Il fait bon pour certain(e)s de s'encroûter dans leurs peurs, de construire des murs entre les êtres et de les revendiquer au micro.

 

 

Plus troublante me paraît l'évolution de Jean Paul Brighelli, évoqué à la fin du film, passé à l'extrême-droite après 30 ans d'enseignement du français et qui écrit : « Plus un public est difficile, plus il faut lui donner des choses difficiles ». Ce n'est pas un propos réactionnaire ! Je l'ai d'ailleurs vérifié en faisant lire du théâtre antique grec à des comédiens amateurs (6) qui savaient à peine lire ! Ma conviction est qu'il vaut mieux parler aujourd'hui avec la vraie extrême-droite plutôt qu'avec les faussaires de gauche.

 

 

 

                     8) marseilleS est un film singulier échappant aux logiques de programmation formatées, original dans sa forme et dissensuel dans sa visée. Vous êtes une réalisatrice qui accomplissez au cinéma ce que la télévision publique est incapable de faire. Pourtant, votre film souffre d'un manque de soutien des circuits du cinéma et de la télévision. La politique est aussi une affaire de distribution et de visibilité pour ces films qui, comme l'a dit Jean-Louis Comolli, sont des films non seulement minoritaires mais aussi contraires...

 

 

 

Pour les documentaires historiques qu'elle produit, la télévision française n'est pas incapable de dénicher aujourd'hui des trésors d'archives filmées. Elle les soumet au public avec un commentaire didactique aussi faussement ému que réconciliateur, qui biaise la vision. Surtout, elle recadre et colorise ces images, comme si l'archive film ne devait pas être respectée aussi rigoureusement que l'archive papier. La colorisation donne cet aspect douçâtre, type photo de mariage début 20ème siècle. C'est une esthétique de cimetière. Ensuite, ça propulse dans un non-temps, l'image perd la modernité de ses cadrages réalisés par d'excellents cameramen, elle perd l'impact radical du noir et blanc. C'est bien la preuve visuelle du mensonge historique français, la France sort ses archives sur les chaînes publiques mais elle les trafique ! Une ex responsable d'Arte, m'a expliqué que l'audimat baisse de 15% dès qu'une image noir et blanc apparaît sur le téléviseur. Je veux bien, mais il fallait alors emprunter à l'art des 60' qui est contemporain des images tournées. Les couleurs vives du Pop Art auraient très bien convenu. Une archive de Che Guevara accueilli à Alger par Ben Bella en 1963, peut être transformé par logiciel dans le style de Roy Lichtenstein. Acheter très cher des archives ne donne pas le droit de les coloriser, c'est un acte révisionniste. Pour marseilleS, je dois acheter à la Réunion des Musées Nationaux des affiches que j'ai collées dans ma jeunesse, ou des archives INA à 1500€ la minute alors que je n'ai pas de quoi payer leurs droits aux photographes qui m'ont donné leurs oeuvres.

 

 

Nous sommes dans une période de crises conjointes : Celle, politique, qui voit se confirmer durablement l'hégémonie de l'extrême-droite. Celle de l'écriture de l'Histoire, avec le barrage d'accès aux archives et la contestation des études post-coloniales. Enfin, celle du cinéma, avec l'effondrement de l'exploitation en salles et l'explosion des plate-formes de visionnage. Dans ce contexte, un film comme marseilleS qui s'est fait contre tous les systèmes (sauf les règles de fabrication d'un film) met les pieds dans le plat. Explosif, il est là pour éclairer des éléments occultés et, de fait, il provoque le débat. Il n'est ni un film de festival ni un film de marché. Ma difficulté en France a été d'oeuvrer de plus en plus isolément, sans reconnaissance institutionnelle ni muséale, loin des réseaux, des lobbies. Je me réclame d'une avant-garde qui ne s'intéresse qu'à ce qu'elle peut mouvoir dans le public. Encore faut-il que le film soit vu...

 

 

Une expérience très novatrice va être proposée d'ici la fin de l'année. L'Algérie va diffuser marseilleS sur la chaîne Mémoire de l'ENTV (télévision nationale algérienne). D'habitude, le public algérien regarde avec un intérêt critique les documentaires et reportages diffusés par madame la France qui déclenchent des polémiques furieuses. Là, on inverse le jeu, c'est l'Algérie qui tend à la France un miroir peu complaisant. Les millions de franco-algérien(ne)s qui résident en France seront sensibilisé(e)s par les médias algériens. J'attends donc cette occasion de participer à un débat télévisé après la diffusion du film.

 

 

En voyant déferler le Hirak à Alger en 2019, j'ai beaucoup appris sur le plan esthétique, sur la capacité à dire beaucoup avec des moyens très simples qui parlent à tout le monde. Une façon d'engager son individualité dans le corps collectif, à l'opposé du narcissisme mortifère qui prévaut en occident. Mais quand je dis aux intellectuels français que les Algérien(ne)s sont en avance sur eux, on me regarde comme si j'avais proféré une obscénité. Pourtant, l'Algérie ne regorge pas seulement de talents. Ici, il y a du génie.

 

 

Notes :

 

 

1) Voir Algérie du Possible : https://youtu.be/6hWCynieEaQ a).

 

2) Simone Weil, 1943, L'Enracinement (publié en 1948).

 

3) Le commentateur se vantait que l'équipe de télévision se soit rendue sur les lieux en 5 minutes.

 

4) Je serai engagée dans le MLAC / Mouvement pour la Liberté de l'Avortement et la Contraception / jusqu'à la loi Veil.

 

5) Enfumade Bugeaud https://youtu.be/BIoQPno2jyM), vidéo publiée sur Mediapart le 1/11/2020

 

6) Pour le film Le Voile Brûlé, tourné à Marseille, sorti en 2012.


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