Nosferatu de Murnau a cent ans

(la leçon du précurseur sombre)

Nosferatu le vampire a cent ans, centenaire du vampire.

 

Le film de Friedrich Wilhelm Murnau, le premier chef-d’œuvre du film d’épouvante, est un joyau éternel où se réfracte la vérité sombre du cinéma, comme on parle en science physique de précurseur sombre. C’est parce qu’il dépose dans ces caves obscures que sont les salles de cinéma le savoir fantastique de ce qu’est le cinéma, vraiment, qui est la visitation hallucinatoire des fantômes.

Les spectres qui, à chaque projection, se montrent toujours comme des non-morts, comme des revenants. Les fantômes ont de l’avenir, les meilleurs autant que les pires. Les vampires, ces survivances du passé ont de l’avenir, notre hantise.

 

Voilà la leçon de Nosferatu, ce grand précurseur sombre.

Soleil noir et homme aux rats

 

 

 

 

 

Le prophétisme apocalyptique de Nosferatu le vampire, quand on le ressaisit selon sa portée allégorique propre et ses relectures rétrospectives, se divise selon la ligne de coupe d’une ambiguïté sans résolution ni synthèse, résistant aux analyses, même les plus précoces et savantes, celles de Siegfried Kracauer et de Lotte Eisner. L’homme aux rats originaire de Transylvanie, dont le projet consiste à envahir le monde des vivants à partir d’une opération immobilière, peut en effet tantôt figurer le cliché antisémite du créancier juif, tantôt soutenir la représentation du capitaliste faisant le lit du nazisme. Le vampire parasite demeure la survivance obscène de l’ancienne aristocratie en décomposition avec la modernité, le spectre dont la séduction a pour aiguillon la pulsion de mort.

 

 

 

Le film de Friedrich Murnau est un soleil noir qui, en offrant déjà un premier chef-d’œuvre au cinéma d’épouvante à l’époque du muet, est devenu un film-modèle au-delà du genre. Un paradigme des sortilèges du cinéma. Il est même l’un des plus refaits et des plus cités de toute l’histoire du cinéma, de Werner Herzog à Tim Burton en passant par Abel Ferrara, Ghassan Salhab et Nicolas Klotz. Nosferatu sort encore l’expressionnisme du confinement des studios allemands pour l’air frais d’une campagne qui finirait cependant par en être terriblement irradiée, altérée, contaminée. C’est l’un des coups de génie du film que d’avoir opéré une sortie salutaire hors du repli autiste du caligarisme initié à la fin des années 1910 par le réalisateur Robert Wiene.

 

 

 

 

 

Décors réels et droits d’adaptation

 

 

 

 

 

Des Carpates reconstituées en Slovaquie près de la frontière polonaise dominée par sa chaîne de montagnes réelle, les Tatras, au château Oravsky Podzamok et celui, en ruines, de Trenciansky pour le plan final, sans oublier les anciens greniers à sel de Lübeck pour la demeure du comte Orlok, et l’église Sainte-Marie à Wismar qui ouvre le film et dont le port accueille l’arrivée funeste du navire, le Demeter : les décors naturels, certes filmés avec une culture largement nourrie de romantisme incluant les gravures de cauchemar de Hugo Steiner-Prag, sont cependant investis d’une inquiétude sans limite qui a réussi, et avec quelle imagination, à s’émanciper du matériau littéraire adapté.

 

 

 

On sait que le producteur féru d’occultisme du film, Albin Grau, a cru pouvoir se passer du paiement des droits d’adaptation du roman Dracula dû à la veuve de Bram Stoker. Le risque était alors celui d’un procès qui, parce qu’il a été perdu par la société Prana Film, a imposé la destruction du négatif original et, aussitôt, la sauvegarde secrète et clandestine de quelques copies. Nosferatu est un film miraculeux et miraculé, à lui seul une survivance qui en est, précisément, le sujet.

 

 

 

Hormis les séquences d’intérieur tournées en studio, les effets spéciaux sont rares, surtout localisés dans la fameuse scène du cocher (animation et solarisation) et, non moins fameuse, la mort de Nosferatu (le vampire incarné par l’inoubliable Max Schreck s’évanouit par effet de surimpression).

 

 

 

Les noms de l’acteur principal et du producteur en viennent même à souligner par le plus grand des hasards le sens profond du sous-titre original de Nosferatu, eine Symphonie des Grauens, à savoir « une symphonie de l’horreur ». (Max) Schreck dit en effet la frayeur, tandis que (Albin) Grau signifie gris en allemand dont Grauens est la déclinaison en ayant pour signification la terreur.

 

 

 

 

 

Celui qui apporte la peste

 

(et son bestiaire)

 

 

 

 

 

Ailleurs, c’est-à-dire tout le temps et partout, règne un puissant trouble, un magnétisme qui est encore une affaire d’hypnose et de suggestion. Parfois c’est avec peu, par exemple le sourire d’emblée machiavélique de Hutter-Harker. Parfois c’est à l’aide de puissants effets de montage, par exemple avec le voyage avec le cocher (joué par Max Schreck) reposant l’accélération saccadée des photogrammes, avec son fameux carton qui a fait rêver les surréalistes (« Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre »). Ou c’est la grande séquence de l’arrivée du bateau dont les effluves écumeuses enfièvrent à distance la fragile Ellen-Mina. On doit encore mentionner l’appui documentaire de la science, et l’on pense alors aux expériences du naturaliste Bulwer-Van Helsing portant sur la mouche gobée par une plante carnivore ou sur le polype et ses tentacules. Déjà le chat avec lequel joue Ellen, ensuite la hyène effrayant les chevaux, l’araignée qui fascine Knock-Renfield, la plante carnivore et le polype translucide comme les mouches et les rats, toutes ces présences animales et végétales inquiétantes exposent l’immortelle poussée de la vie organique.

 

 

 

La peste en est une autre manifestation également, celle-là virale et bactériologique. D’ailleurs, il se trouve que le nom de Nosferatu, pour ne pas utiliser celui de Dracula, vient du grec nosophoros disant celui qui apporte la peste. Jusqu’au chant du coq final alertant, mais trop tard, le vampire fatalement resté auprès de celle qui s’est sacrifiée pour emporter dans sa mort la vie du non-mort qui est tombée amoureux d’elle. Reste alors le pauvre fiancé qui, éploré, porte malgré tout sur son cou les marques d’une morsure avérant que l’on n’a pas fini avec les ruines, encore à venir.

 

 

 

 

 

Le cinéma, ombres et lumières

 

(et ses revenants qui ont de l’avenir)

 

 

 

 

 

Friedrich Murnau est un immense dialecticien de cinéma. Le prouvent Nosferatu (sous-titré Une symphonie d’horreur), et bien d’autres chefs-d’œuvre à l’instar de Tartuffe (1926) d’après Molière, Faust (1927) d’après Goethe puis, en arrivant à Hollywood, L’Aurore (1927) et, tourné à Bora-Bora en compagnie de Robert Flaherty, l’ultime Tabou (1931). Ce film est sorti une semaine après sa mort à la suite d’un accident de la route en Californie. Friedrich Murnau n’avait que 42 ans et son spectre ne cessera plus de hanter tout le cinéma, la Nouvelle Vague en particulier, Claude Chabrol, Eric Rohmer, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette et leurs cousins, Jean Eustache et Paul Vecchiali.

 

 

 

La dialectique est irrésistible en appartenant au dévoilement même de l’art du cinéma, art contradictoire dont la séduction est ambivalente. Si la lumière du jour troue la nuit en réduisant la part occulte de l’ombre, c’est la lumière du cinématographe qui promet aussi aux spectres de dominer jour et nuit la chambre obscure des salles de cinéma, ce caveau comme celui du vampire. C’est, précisément, la lumière duelle du dispositif de projection cinématographique, à la fois lux (la lumière naturelle du jour) mais lumen (les éclairages artificiels du studio), qui est une vampirisation du vivant en permettant ainsi à la vie inorganique des images d’entretenir, dans les cavernes aux trésors du cinéma, la part de l’ombre qu’abolit, dehors, le soleil seul quand il est à son zénith.

 

 

 

Les ruines finales du château de Nosferatu n’ont pas d’autre valeur, alors, que d’exposer la vie d’après la mort, la vie nouvelle dans l’endurance matérielle, non naturelle et inorganique, des survivances. Sur l’écran de cinéma, les vivants qui ne le sont plus vivent la vie nouvelle des non-morts et leur jugement est, pour citer le philosophe des Lumières Emmanuel Kant, infini. Les survivances, des hantises virales qui contaminent le présent en revenant d’un passé qui a de l’avenir.

 

 

 

Les fantômes ont de l’avenir, les meilleurs autant que les pires. Les vampires, ces survivances du passé ont de l’avenir, notre hantise. Voilà la leçon de Nosferatu, ce grand précurseur sombre.

 

 

5 octobre 2022


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