Les Lois de l'hospitalité (1923) de Buster Keaton et John G. Blystone

Le nez aquilin de la modernité

Our Hospitality – Les Lois de l’hospitalité témoigne dans l’œuvre de Buster Keaton d’un temps où la famille représentait l’hospitalité, avant que l’hostilité ne prenne le relais. Ce temps de l’innocence est aussi celui d’une croyance pleine et entière dans les vertus progressistes de la modernité et lui répond le génie comique d’un artiste reconnaissant dans cette histoire archétypale une allégorie de la triomphale modernisation étasunienne.

 

En adaptant à dessein l’histoire authentique de la rivalité familiale durant la guerre de Sécession entre les Hatfield et les McCoy, Buster Keaton propose non seulement une variation comique du récit shakespearien de Roméo et Juliette, il en profite surtout pour délivrer la vérité de ce passage, qui est la vérité de la modernité elle-même : les temps modernes ne sont plus à la tragédie des passions vengeresses mais à leur parodie comique.

 

Le chaos n’est pas le dernier mot imposant le silence, il s’organise au contraire selon un principe de raison dont la méthode apprend à rire du pire qui n’est qu’un moment transitoire en attendant mieux.

Les deux faces du droit coutumier, hospitalité et hostilité

 

 

 

 

 

Le paradoxe est absolument savoureux : Willy McKay est victime de la coutume quand il est identifié comme l’ennemi héréditaire d’une guerre immémoriale des familles opposant les McKay aux Canfield. Sa meilleure protection demeure cependant la coutume obligeant les familles respectables à offrir l’hospitalité aux invités de la maison comme l’est Willy sur l’invitation de l’héritière Virginie, aussi ignorante que lui d’avoir hérité d’un pareil legs en commun.

 

 

 

Tantôt la coutume empoisonne et tue quand elle oblige au mauvais infini de la loi du talion, tantôt elle sauve et protège quand elle prescrit contre tout désir de vengeance l’hospitalité à l’égard de l’étranger. En dehors de la maison Canfield, Willy est l’ennemi qui risque de prendre une balle de la part du père et ses deux fils ; dedans il est leur invité et donc l’ami à qui l’on doit hospitalité. Et il lui suffit de passer et repasser le seuil de la maison pour retourner, le temps d’un raccord fulgurant, le droit coutumier sur ses deux versants comme une crêpe, pile et face de l’hostilité et hospitalité.

 

 

 

Jusqu’à toucher aux ambivalences et à la duplicité même de l’hôte – l’étranger qui est l’invité (hospes) ; l’étranger qui est le rival ou l’ennemi (hostis) ; l’hôte qui reçoit et l’hôte accueilli se devant une compensation en forme symbolique de traitement d’égal à égal (hostimentum) dont la réciprocité est l’assurance d’éviter à l’un et l’autre de devenir leur victime respective (hostia).

 

 

 

Saisir le noyau d’ambivalence de l’hôte, qui déjà dit l’invitant et l’invité, qui ensuite rappelle la proximité critique de l’hostilité et de l’hospitalité au risque du court-circuit, voici donc ce qui constitue le cœur battant de Our Hospitalty – Les Lois de l’hospitalité (1923), le génial deuxième long-métrage de Buster Keaton aidé en la circonstance par John G. Blystone.

 

 

 

Le paradoxe des coutumes fichant la pagaille entre les familles est d’autant plus savoureux qu’il caractérise un film qui, par bien des aspects, est aussi une affaire de famille. Willy et Virginie sont en effet interprétés par Buster Keaton et Natalie Talmadge qui se sont mariés le 31 mai 1921 et le petit Willy de la séquence d’ouverture n’est autre que leur premier fils, Joseph né en 1922. L’ingénieur ferroviaire est joué par Joseph Hallie Keaton, le père de Buster qui lui a appris dès l’âge de cinq ans son métier brûlé sur les planches des cabarets où son jeune fils y gagna son fameux surnom de « casse-cou », montant des spectacles burlesques avec sa compagne et mère de Buster, Myra Edith Cutler. On doit encore mentionner Joe Roberts, ami de la famille et partenaire récurrent de Buster Keaton qui joue ici le rôle du patriarche Canfield, décédant quelques mois après le tournage du film à l’âge de 52 ans seulement. Enfin, Our Hospitality est produit par Joseph M. Schenck, mari de l’actrice Norma Talmadge et donc beau-frère de Natalie et, par extension, de son mari Buster Keaton. Pour l’histoire, Joseph Schenk dirigeait la Comique Film Corporation créée avec l’acteur Fatty Arbuckle après son départ de la Keystone de Mack Sennett en 1916 et la star comique revendit ses parts à son partenaire Buster Keaton lorsqu’il signa un contrat mirifique avec la Paramount Pictures en 1919. C’est en 1922 que la Comique Film Corporation devient la Buster Keaton Comedies, jusqu’en 1928 où, malgré un avertissement de Charlie Chaplin mais cédant sur l’insistance pressante de son beau-frère, Buster Keaton signe un contrat déterminant avec la MGM.

 

 

 

Malgré un début prometteur marqué par la réalisation de deux bons films coréalisés avec Edward Sedgwick, The Cameraman – L’Opérateur (1928) et Le Figurant – Spite Marriage (1929), ce contrat avec la major aura dans les faits brutalement imposé la fin de l’indépendance artistique et le début d’une disgrâce professionnelle, notamment noyée par l’alcool depuis le départ de Natalie qui divorce de Buster Keaton en 1932 en lui retirant tout droit de garde et de visite à leurs deux fils.

 

 

 

 

 

La comédie, relève de la tragédie

 

 

 

 

 

Our Hospitality témoigne dans l’œuvre de Buster Keaton d’un temps où la famille représentait l’hospitalité, avant que l’hostilité ne prenne le relais. Ce temps de l’innocence est aussi celui d’une croyance pleine et entière dans les vertus progressistes de la modernité auxquelles rend grâce le génie comique d’un artiste reconnaissant dans cette histoire archétypale une allégorie de la triomphale modernisation étasunienne. En adaptant à dessein l’histoire authentique de la rivalité familiale durant la guerre de Sécession entre les Hatfield et les McCoy, Buster Keaton propose non seulement une variation comique du récit shakespearien de Roméo et Juliette, il en profite surtout pour délivrer la vérité de ce passage, qui est la vérité de la modernité elle-même : les temps modernes ne sont plus à la tragédie des passions vengeresses mais à leur parodie comique.

 

 

 

Le chaos n’est pas le dernier mot imposant le silence, il s’organise au contraire selon un principe de raison dont la méthode apprend à rire du pire qui n’est qu’un moment transitoire en attendant mieux.

 

 

 

Le passage esthétique de la tragédie à la comédie avère ainsi le triomphe du procès de civilisation en raison duquel les contradictions pharmacologiques du droit coutumier, à la fois poison de l’hostilité et remède de l’hospitalité, seront finalement levées dans le regard instituant du tiers légal, rapporté en l’espèce au pasteur célébrant le mariage des deux tourtereaux dans la dernière séquence du film. Une fois le hors-champ de la loi levé dont l’évangile néotestamentaire se substitue à la loi vétérotestamentaire du talion, les armes n’ont dès lors plus qu’à être déposées. Y compris par Willy qui, ayant commencé à s’habituer aux mœurs locaux, en avait caché quelques-unes sous le manteau.

 

 

 

D’autres éléments témoignent d’une modernisation des rapports entre l’individu plus libre de ses mouvements et la famille moins prescriptive de la tradition et ils ne se réduisent pas à la seule virtuosité des virevoltes paradoxales de la coutume retournée sur et contre elle-même. L’éloignement géographique des héritiers ayant passé leur enfance respective à New York comme la machine moderne reliant New York à Rockville constituent effectivement des réalités sociologiquement décisives, en termes de socialisation citadine, de distance individualisante face aux normes communautaires et de préférence des solidarités mécaniques aux solidarités organiques. Jusqu’à la figure d’aigle de Buster Keaton lui-même, incarnant le nez aquilin de la machine de modernité étasunienne dont le moteur consiste en la transformation métabolique du monde.

 

 

 

La modernité, techniquement, se montre encore autrement : par exemple dans le gag de la circulation embouteillée déjà attestée à l’intersection primitive de Broadway et de la 42ème rue ; par exemple aussi avec la liaison ferroviaire entre la ville et la campagne reconstituée avec une extraordinaire rigueur documentaire. Le « semi-direct » reliant New York à Rockville est l’une des premières locomotives à vapeur existante, l’anglaise « Fusée de Stephenson » inaugurée en 1830 pour relier Manchester à Liverpool et que Buster Keaton a fait reconstituer pour les besoins de son film. Le resquilleur qui se cache entre les chariots-wagons est déjà le vagabond « hobo » caractéristique de l’époque de l’industrialisation du pays durant la seconde moitié du 19ème siècle, tandis que le vieil homme jetant des pierres au mécano le fait moins au nom d’une mentalité anti-moderne et réactionnaire qu’en raison pratique d’une ruse lui permettant de récupérer les bûches envoyées par l’ingénieur du train afin de répondre à son agresseur. Enfin, les Amérindiens furtivement évoqués au détour d’une conversation n’apparaîtront pas en premiers habitants du paysage réclamant de leurs hôtes moins d’hostilité. De fait, le territoire est pour ainsi dire complètement sécurisé, apaisé, modernisé.

 

 

 

Les animaux eux-mêmes y participent également, légèrement anthropomorphisés comme l’âne qui a droit à son gros plan et son simili-regard-caméra, suffisamment humanisés pour jouer les accompagnateurs originels tel le bon chien fidèle de Willy, son double placentaire et l’ami le plus intime qui sait devoir céder sa place et disparaître quand son maître se mariera avec Virginie. Le cabot préfigure ainsi la vache prénommée « Brown Eyes » de Go West – Ma vache et moi (1925), mammifère domestique et animal maternel du compagnonnage affectif précédant ironiquement la présence de la femme et la normalité conjugale qu’elle appelle.

 

 

 

 

 

L’affrontement d’une ultime nature

 

 

 

 

 

Si la modernité nomme essentiellement le procès de civilisation, la modernisation raconte une entreprise de pacification, une humanisation de la nature, un humanisme doublé d’un machinisme qui ne se discute pas encore comme un colonialisme culturellement et écologiquement destructeur. Et cette modernisation dont Buster Keaton est l’aigle, la fusée ou le nez aquilin se prolonge sur le versant d’une industrialisation des moyens de circulation et de communication. Et ce qui résiste à son avancée machinique est une dernière nature à affronter pour la rédimer spirituellement.

 

 

 

Cette nature est la coutume, le droit coutumier non réconcilié entre hostilité et hospitalité, entre passions vengeresses et civilité à l’égard de l’étranger. Pour que l’hospitalité finisse par l’emporter sur toute hostilité en épuisant le jeu des passions tristes et des rivalités mimétiques, il faut commencer par dialectiser la nature et le génie comique de Buster Keaton est un génie plastique qui, non seulement dynamite l’unité domestique dans les jeux de circulation entre l’intérieur et l’extérieur, mais divise encore le paysage pour en relever contre toute naturalité la spiritualité. Le comique aquilin est un esprit dialecticien, qui distingue une nature horizontale (la rivière Truckee et le lac Tahoe où il faillit perdre la vie en étant entraîné dans les rapides) et une nature verticale (la chute d’eau reconstituée en studios) afin de faire de la seconde la relève littérale de la première.

 

 

 

La nature dénaturalisée est un artifice qui permet ainsi à Willy de sauver la vie de Virginie risquant comme lui de mourir noyée dans les flots tumultueux de la nature coutumière. C’est une autre machine de modernité qui autorise Buster Keaton à jouer dialectiquement avec la symbolique de la corde, qui relie le vieux monde au nouveau comme un poids mort (le corps de Willy se retrouve en effet attaché à celui de l’un des fils Canfield), avant de s’en délester dans un geste acrobatique qui lui permet de rattraper Virginie in extremis.

 

 

 

Un autre gag exposant les pensées du héros ramasserait déjà tout cela superbement : le vieux monde est un héritage prometteur (Willy pense à la grande maison attendue mais, à l’image déjà, ce n’est qu’une maquette), avant de décevoir brutalement (la maquette explose quand l’héritage mobilier tant attendu révèle une baraque en ruine). Le vieux monde qui alourdit la modernité et son procès d’humanisation, de dénaturalisation machinique et d’humanisation technique est ce dont il faut savoir se débarrasser : ce sont les contradictions de la coutume qui joue des ambivalences de l’hôte clivé entre hospitalité et hostilité, c’est la tragédie des passions vengeresses et des rivalités mimétiques.

 

 

 

Le burlesque est un moderne primitif, l’opérateur de liaison pour la machine de progrès dont il faut à la fois tenir la locomotive et les chariots-wagons sans les décrocher, la tête de la fusée du progrès qui affronte la nature et la tradition pour en épuiser les pesantes déterminations et les héritages archaïques. Clément Rosset y a insisté, le monde tragique est celui d’un hasard insensé et privé de nécessité (Logique du pire. Éléments pour une philosophie tragique, éd. P.U.F.-coll. « Quadrige », 1971, p. 118). Le monde comique, au contraire, est celui d’un hasard nécessairement relevé comme une occasion de liaison et de transition et chaque occasion est pour Buster Keaton l’opportunité de montrer à quel point il est la personnification du raccord filmique et de l’enchaînement des plans comme des chariots-wagons à la locomotive de la « Fusée Stephenson ». Son impavidité légendaire, en détachant l’émotion de tout mimétisme pour en offrir la liberté au spectateur, consiste aussi en un détachement des affects, en une prise de distance comme une indifférence qui lierait profondément l’automate burlesque à la machine de modernité et de progrès domestiquant toutes les natures.

 

 

 

 

 

Tardivement, la tragédie

 

 

 

 

 

Maisons démontable (One Week en 1920) ou électrique (The Electric House en 1922), montgolfière (The Balloonatic en 1923), embarcations de The Boat (1921), The Navigator – La Croisière du Navigator (1924) et Steamboat Bill Junior – Cadet d’eau douce (1928) où il est d’ailleurs encore question de rivalités familiales avec les Canfield, appareils cinématographiques de Sherlock Junior (1923) et du Cameraman, à nouveau un train dans The General – Le Mécano de la « General » (1927) où la modernisation exige désormais la réunification du pays tout entier : Buster Keaton aura donc incarné l’organe aquilin des machines de la modernisation étasunienne. L’ingénieur dialecticien d’un esprit de progrès hégélien consistant à transformer l’héritage tragique en comédies aura été le machiniste d’une nature affrontée pour être intégralement humanisée.

 

 

 

Pourtant, la tragédie viendra, elle est là momentanément quand l’opérateur du Cameraman qui a pourtant sauvé Sally est lâché par elle qui ne le croit pas. Elle le sera plus longtemps et profondément quand Buster Keaton vivra de longues années de vaches maigres en noyant dans l’alcool son génie mutilé.

 

 

 

La tragédie sera plus assurée dans une fameuse séquence partagée avec Charlie Chaplin dans Limelight – Les Feux de la ramp (1952) où le comique est entré à l’âge de la vieillesse et des adieux le temps d’un ultime numéro. La tragédie sera enfin totale dans Film (1965) d’Alan Schneider sur un scénario de Samuel Beckett, avec son personnage fuyant par tous les moyens le risque d’être le sujet de la perception d’autrui. Non pas que l’on cesse de rire mais le rire comique est tardivement devenu tragique, « exterminateur », comme « effet de naufrage » (Clément Rosset, opus cité, p. 178).

 

 

 


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