"Marseille entre deux tours" (2015) de Jean-Louis Comolli, Jean-Louis Porte et Michel Samson

L'entrevallement (du politique ou de la politique ?)

Marseille entre deux tours est le neuvième et dernier épisode d'une grande série documentaire, un feuilleton où la cité phocéenne apparaît comme un paradigme pour l'ensemble de la vie politique national de ces quarante dernières années, avec la démobilisation des classes populaires et l'extrême-droitisation de l'offre politique.
L'action parlée chère à Jean-Louis Comolli y prend la forme de six engagements citoyens à côté d'un champ politique verrouillé. On y entend aussi un drôle de mot qui convient bien à son geste de cinéma, celui d'entrevallement : un nom possible pour l'écart et l'ouvert, cet indéterminé qui appartient au documentaire pour lequel, jamais, les jeux ne sont faits.

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Il aura donc fallu être opiniâtre. L'opiniâtreté d'une série réalisée pendant trois décennies, composée jusqu'alors de huit films documentaires consistant à labourer le champ politique marseillais lui a permis d'en cultiver l'expression renouvelée dans la durée des contradictions et des apories sur le terrain récoltées. L'opiniâtreté pour qu'aujourd'hui un grand désir de hors-champ se fasse sentir et s'impose avec un neuvième titre officiellement annoncé comme le dernier, en conclusion de ladite série comme en forme d'ouverture et de ligne de fuite aussi.

 

 

 

Il aura donc fallu tourner successivement l'inaugural Marseille de père en fils (1989) structuré en deux parties (Ombres sur la ville et Coup de mistral) suivi par La Campagne de Provence (1992), Marseille en mars (1993), Marseille contre Marseille (1996), Nos deux Marseillaises (1997), La Question des alliances (1997), Rêves de France à Marseille (2003) et Les Clés de Marseille (2008) pour imaginer l'un des feuilletons d'aujourd'hui parmi les plus passionnants à suivre. Une série comme la télévision en produit peu (à part des prototypes comme The Wire). Un feuilleton qui aurait vu dans le jeu des investissements politiques à l'œuvre dans la cité phocéenne, comme dans les enjeux de pouvoir qui en soutiennent la forme et l'élan, l'exemplaire laboratoire in vivo des mutations politiques et des transformations sociales ayant durablement affecté l'ensemble de la société française depuis la fin des années 1980 jusqu'en ce début du 21ème siècle.

 

 

 

Il aura fallu enfin élire un arpenteur politique privilégié en la personne du journaliste Michel Samson. L'homme est devenu dans l'intervalle un personnage de cinéma à part entière, et reconnaissable entre tous (son chapeau et sa boule à zéro, sa bonhomie et sa démarche chaloupée, ses questions crépitantes et ses mains agitées). Il aura fallu ce personnage de médiateur, autrement dit de passeur pour qu'un geste documentaire puisse redéployer les puissances de compréhension et d'intervention d'une pratique journalistique affaiblie car aliénée par le temps court et les formes spectaculaires caractérisant le timing des industries de presse. Ce geste qui aura pu de façon récursive se nourrir d'un journalisme en l'espèce réincarné et revitalisé a autorisé une série de films non seulement maîtresse dans l'œuvre cinématographique de Jean-Louis Comolli, mais encore dans ce cinéma que l'on appelle documentaire. Ce cinéma qui n'est que le cinéma quand il ne cède définitivement pas sur son désir de narrer et documenter l'entrelacs de fictions tel qu'il fonde nos expériences vécues, nos questions politiques y compris.

 

 

 

 

Un mandat de cinéma

 

(devoir de réel, droit de réaliser)

 

 

 

 

Le devoir de se coltiner avec le réel, Jean-Louis Comolli l'exerce comme un mandat qu'il se serait donné à lui-même depuis la réalisation, en compagnie de l'ami des Cahiers du cinéma André S. Labarthe, du fondateur Les Deux Marseillaises (1968) qui portait déjà sur une campagne électorale. Il s'agissait alors des élections législatives vues par le petit bout de la lorgnette de la ville d'Asnières en guise de couvercle parlementaire alors en train de se refermer, à l'autre bout, sur le chaudron émeutier de Mai 1968. Et ce devoir de réel est indissociable d'un droit de réaliser l'une des puissances propres à l'art du cinéma, actualisée par la trajectoire cinématographique exemplaire de Roberto Rossellini (dont l'inspiration aura d'ailleurs poussé à ce que Jean-Louis Comolli réalise en 2006 La Dernière utopie : la télévision selon Rossellini). Un devoir de réel en préalable d'un droit de réaliser en y reconnaissant le moyen d'en tirer pratiquement des effets d'intelligibilité en termes de compréhension, par le jeu des images visuelles et sonores, des enjeux et configurations caractérisant les terrains diversement arpentés. Tous effets susceptibles d'aider à sentir et penser le développement de nouveaux registres de réflexions et d'actions (on reconnaîtra ici le spinozisme minimal et essentiel en support d'un tel geste de cinéma).

 

 

 

C'est pourquoi la série marseillaise aura permis de voir, bien avant la plupart des commentateurs médiatiquement patentés, comment la quasi-disparition électorale du PCF, loin d'avoir garanti l'assise hégémonique du PS, participe d'une lente désagrégation des forces de gauche largement boudées par une partie significative de leur électorat populaire dès lors qu'elles se rallient aux options économiques néolibérales. Et comment, à l'autre bord, la droitisation des partis conservateurs, sous l'influence idéologique de la montée en suffrages et en médiatisation du FN, en aura consacré l'hégémonie dont le rayonnement s'exerce même au-delà des seuls partis de la droite républicaine. Avec l'échec électoral cuisant du socialiste Patrick Mennucci lors des élections municipales du printemps 2014, la liquidation de l'héritage historique de Gaston Defferre sur lequel s'ouvrait Marseille de père en fils (dont le titre annonçait déjà la couleur en pointant l'importance des questions d'héritage et de filiation symboliques) apparaît comme accomplie.

 

 

 

La droite a désormais le champ libre, mais seulement pour rivaliser avec l'extrême-droite, tandis que le système même de la représentation politique traditionnelle se voit déserté par des fractions substantielles de la population locale pour laquelle l'abstention représente comme une manière de sanction. Le champ politique ne se présente donc plus que sous les gris auspices d'une prévisibilité verrouillée (la voix de Jean-Louis Comolli expose d'emblée combien, ici, les jeux sont faits) et désertifiante (les états-majors sont davantage fréquentés par des représentants des médias que par des militants, les meetings de l'entre-deux-tours sont quelque peu dépeuplés). Moyennant quoi, le désir dans Marseille entre deux tours a consisté à aller voir ailleurs si, dans une cité phocéenne semblable à une toile de Paul Klee, il n'y aurait pas d'autres visages, d'autres corps, d'autres paroles, d'autres discours susceptibles d'ouvrir et déployer des facettes de la ville moins médiatiquement exposées. Des facettes comme autant de formes d'une vitalité citoyenne à l'exact opposé de la dévitalisation politique. Comme autant de manières de faire figurer dans le paysage de multiples enjeux en regard desquels il y aurait ou resterait tant à faire quand, par ailleurs, les jeux politiques sont faits. Et si faits que ce faire s'identifie (selon une logique, dirait-on philosophiquement, « paraconsistante ») en son contraire, qui est un défaire instruisant pratiquement de la déliaison relative du peuple d'avec sa représentation politique.

 

 

 

 

L'énonciation agencée

 

pour s'engager à plusieurs

 

 

 

 

Marseille entre deux tours pousse trois décennies à devenir quart de siècle, en même temps que le neuvième film co-réalisé avec Jean-Michel Porte par Jean-Louis Comolli et Michel Samson représenterait comme l'exception décalant la logique à l'œuvre dans la série marseillaise jusqu'à présent. Addendum ou coda ? Le film est en effet composé de six rencontres déterminantes faites via Michel Samson dans le rôle privilégié du passeur et de l'intercesseur avec des militants et acteurs de terrain dont les investissements respectifs ne recoupent que de loin (voire pas du tout) la vie politique locale. Ce sont les intervalles de ces rencontres qui sont dévolus à l'agenda politique de l'entre-deux-tours tel qu'il se présente dans les salles des états-majors, à l'occasion des meetings ou lors de rencontres publiques avec Samia Ghali (la numéro deux et dauphine de la liste de rassemblement de la gauche présidée par Patrick Mennucci dont Jean-Louis Comolli avait documenté l'intronisation politique avec Nos deux Marseillaises).

 

 

 

On appréciera déjà le renversement cinématographique des prescriptions médiatiques en raison desquelles l'agenda électoral devrait normalement primer sur tout le reste. Le reste étant ici ce qui demeure précisément vivant et décisif sous la forme d'une multiplicité d'engagements dans la vie commune marseillaise. Ces engagements sauraient s'excepter en œuvrant à l'écart des investissements publics et politiques locaux mobilisant au moment des élections toute l'attention des médias. Le neuvième film de la série est toutefois marqué par deux éléments notables qui le distinguent de ces prédécesseurs, au point d'avoir avec elle un rapport à la fois conjonctif (la scène demeure l'espace public marseillais) et disjonctif (les élections n'en représentent plus le centre mais une scansion périphérique). Non seulement parce que, on l'a dit, le documentaire tourne le dos à un champ politique local sclérosé pour aller faire voir ailleurs un désir (qui se serait sinon épuisé à continuer à documenter l'atrophie toujours plus accentuée du système de la représentation politique en ses déclinaisons locales). La décision revenant à fréquenter à plusieurs quelques riches chemins de traverse ou buissonniers en guise de réinvention pratique comme de réappropriation symbolique de la ville par certains de ses habitants les plus disposés et mobilisés à le faire. Mais aussi parce qu'il s'agit effectivement d'une décision collective en ceci qu'elle s'expose nommément sous la forme d'un film signé à trois. L'auteur de Marseille entre deux tours se présente ainsi à trois têtes. Jean-Louis Comolli signifiant sur le plan de la « fonction auteur » aurait dit Michel Foucault qu'il est l'égal de ses alter ego que sont le journaliste Michel Samson d'un côté de la caméra et, de l'autre, son opérateur Jean-Louis Porte, de l'aventure depuis Marseille de père en fils. On parlerait alors d'un « agencement collectif d'énonciation » pour reprendre le concept de Gilles Deleuze et Félix Guattari, semblable à celui mis au point afin de réaliser des films par une autre grande inspiration, aux côtés de Roberto Rossellini, qu'est Jean Rouch. Que l'on pense ainsi à Jaguar tourné entre 1955 et 1969, Petit à petit en 1970 ou Cocorico Monsieur Poulet en 1974, tous signés par cette étrange machine tricéphale qu'est Dalarou, soit Damouré Zika, Lam Ibrahima Dia et Jean Rouch, les deux acteurs nigériens du réalisateur français ayant participé à l'écriture du scénario et des dialogues, ainsi qu'à la prise de son des films.

 

 

 

La signature à plusieurs n'a à ce propos jamais effrayé Jean-Louis Comolli. Celui-ci s'est toujours trouvé des égaux qui sont des alter ego dans la rédaction d'ouvrages (avec Philippe Carles et André Clergeat pour un Dictionnaire du jazz en 1994, avec l'ethnologue Gérard Althabe pour Regards sur la ville en 1995, avec le philosophe Jacques Rancière avec Arrêt sur histoire en 1997, avec les critiques et historiens du cinéma Jean Narboni et Gérard Leblanc pour Les Années pop : cinéma et politique, 1956-1970 en 2001). C'est encore le cas de l'autre côté de la caméra (entre autres, avec l'historien Carlo Ginzburg avec L'Affaire Sofri en 2001 puis Le Peintre, le poète et l'historien en 2005, avec l'historienne Sylvie Lindeperg pour Face aux fantômes en 2009, avec l'anthropologue Alban Densa avec Les Esprits du Koniambo en 2004). L'agencement collectif d'énonciation trouvera enfin avec Marseille entre deux tours une autre manière de se manifester, les six rencontres étant organisées par le film comme un étoilement de six moments caractéristiques d'une parole égale et multiple. Voilà un autre agencement collectif d'énonciation configuré par le film lui-même en ce qu'il voit, à l'aide de ses intervenants particuliers que sont ces acteurs de terrain témoignant depuis l'endroit où ils sont, d'autres visages de Marseille. Une autre cité phocéenne, moins connue, méconnue, en tous les cas moins visible que celle quelque peu ratatinée par des enjeux lourds de pouvoir et les petits jeux politiciens leur étant afférents.

 

 

 

 

L'action parlée,

 

pour ne jamais en finir avec elle

 

 

 

 

C'est l'écrivain Baptiste Lanaspèze qui raconte comment, dans le cadre de Marseille-Provence 2013, il a initié le projet d'inventer un circuit de randonnée pédestre (le GR 2013) de plus de 300 kilomètres afin de construire des rapports inédits avec la ville, proposant d'imaginer une urbanité soucieuse d'écologie, et désireuse de penser et pratiquer de nouvelles relations entre sociétés humaines et sociétés naturelles depuis ce site privilégié qu'est un point du Canal de Provence, le grand ouvrage hydraulique régional. C'est le sociologue Michel Peraldi qui, la friche de la Belle de Mai derrière lui comme en appui, sait brillamment passer de l'analyse de l'importance symbolique du corps des acteurs jetés dans le champ de la représentation politique, notamment à l'occasion des échéances électorales, à l'histoire de ces autres corps ayant appartenu à ces excursionnistes marseillais du début du siècle dernier, portés par une sensibilité pré-écologique (et Baptiste Lanaspèze apparaîtrait alors comme leur continuateur légitime). C'est le poète Christian Poitevin et ancien adjoint à la culture de Robert-Paul Vigouroux qui, revenant de Marseille de père en fils, expose la nécessite politique d'avoir doté la cité phocéenne d'équipements culturels ambitieux (comme le MuCEM) en réponse à la désindustrialisation qui a durement frappé l'activité portuaire en entraînant une fragilisation du tissu populaire local. C'est le musicien et producteur Pierre Sauvageot qui, au milieu des marches de la Gare Saint-Charles, résume plusieurs expériences de dynamisation festive des rues marseillaises, interrompu dans sa démonstration par les sifflets et les pétards d'une mobilisation des pompiers qui, réclamant que l'on rémunère l'intégralité de leurs heures de garde, rappellent à l'ordre culturel cette bonne vieille question de la plus-value. C'est le musicien Gilles Suzanne qui traverse le marché de la Plaine (en fait la Place Jean-Jaurès) en évoquant l'histoire des lieux d'émergence des scènes rock et rap apparues au milieu des années 1980 et qui se perpétuent aujourd'hui. C'est Julie de Muer, autre grande marcheuse qui serait quant à elle digne de la beat generation, capable de déplier la cartographie lui permettant de voir depuis les hauteurs de la cité actuelle les restes quasi-imperceptibles d'antiques villages-refuges, celtes puis gallo-romains (les fameux « oppida »), et d'y relier son projet social dit de « l'Hôtel du Nord » composé d'un réseau de lieux d'accueil distribués sur l'ensemble des quartiers nord dont la mauvaise réputation est constamment victime des effets pervers de l'amplificateur médiatique.

 

 

 

Six rencontres font une étoile à six branches ou une constellation dédiée encore une fois à cette « action parlée » dont parlait à son jeune disciple l'un de ses maîtres, Pierre Perrault (dans ce tout premier documentaire tourné par Jean-Louis Comolli en 1968 dans le cadre de la série Cinéastes de notre temps, justement intitulé L'action parlée). Six séquences forment une mosaïque participant à la reconfiguration symbolique, depuis la parole des sujets qui y engagent autant leur corps que des discours en preuve de prises de position, d'un territoire marseillais ouvert sur une pluralité de points de vue porteurs d'une vitalité citoyenne, exemplaires du hors-champ en ses friches et opposables à l'atrophie caractérisant le champ politique local. Six moments privilégiés, enfin, où la question de la mobilité même est fondamentale, depuis les marches en aller et retour proposées aux acteurs de terrain par Michel Samson jusqu'aux travellings savamment composés par Jean-Louis Porte (latéralement de gauche à droite et vice-versa sur les escaliers de la Gare Saint-Charles, d'avant en arrière puis retour du côté du MuCEM, en travelling-arrière sur le marché de la Plaine). S'y exposeraient les élans contraires au constat sociologique d'une « démobilisation politique » dont la forme la plus connue est la désaffection populaire des urnes (cf. La Démobilisation politique [sous la direction de Frédérique Matonti], éd. La Dispute, 2005).

 

 

 

En guise d'achèvement de la grande série documentaire marseillaise, Marseille entre deux tours marque la belle fidélité à un triple héritage cinématographique. En effet, les corps sont d'autant plus des moulins à parole dignes du cinéma de Marcel Pagnol que la marche les oblige à mettre en mouvement leurs pensées comme autant d'actions parlées, comme à l'époque du cinéma dit direct et des films tournés entre autres par Pierre Perrault, Mario Ruspoli et Jean Rouch, mais aussi de la Nouvelle Vague, ceux de Jacques Rivette en particulier. Ce neuvième et dernier film s'attache également à investir, et pourquoi pas même à creuser le caractère amphibologique du concept de politique. Marseille entre deux tours insistant en effet sur l'intervalle conjonctif-disjonctif entre le politique (au sens du champ politique avec sa représentation délégataire indexée sur un principe de professionnalisation et de bureaucratisation) et la politique (au sens des multiples manières pour les gens de constituer des savoirs de terrain nécessaires à produire du commun, un commun relativement autonome ou opposé à l'action des pouvoirs publics).

 

 

 

 

 Du grain à moudre, quelques grains de sable, notre grain de sel :

 

face au champ (électoral et politicien), son hors-champ (civile ou citoyen) en représente-t-il le contrechamp (moins politicien qu'authentiquement politique) ?

 

 

 

 

L'intervalle entre le politique (institué) et la politique (constituante) est à l'évidence l'objet de Marseille entre deux tours qui, significativement, investit l'entre-deux-tours afin de rendre compte d'une énergie citoyenne en lignes de fuite interstitielles, à l'écart des captures de la machine toujours plus molle de la représentation politique traditionnelle. Et Baptiste Lanaspèze saura nous aider à lui donnera un nom magnifique, aussi technique que peu usité : l'entrevallement.

 

 

 

C'est peut-être en vertu de cet entrevallement que l'on verra l'opérateur Jean-Louis Porte, alors en train de filmer Samia Ghali lors d'une réunion publique dans un quartier populaire, étonnamment changer de places à trois reprises. Comme s'il lui fallait exprimer une mobilité intercalaire à l'encontre d'une parole politique dont les auteurs ne doutent par ailleurs pas de la sincérité (on l'a dit, depuis Nos deux marseillaises). Une sincérité qui s'exerce aussi par convention et intérêt à assigner à résidence les auditeurs qu'elle vise. Tel un symptôme, le jeu dangereux avec la fibre communautaire et religieuse produit un court-circuit créant un grand remous dans l'assistance composée d'un nombre significatif de personnes d'ascendance migratoire et coloniale. C'est au nom de l'entrevallement que l'on se félicitera encore de l'interruption du propos de Pierre Sauvageot par la manifestation des pompiers, les ressorts publics de l'événementiel culturel et festif n'ayant que bien peu d'effet concret sur des questions de reconnaissance salariale des heures de travail effectué exigeant de savoir entrer dans la lutte, notamment dans les couleurs de la représentation syndicale. C'est également en raison d'une pareille esthétique de l'entrevallement que les musiques composées par André Jaume et Alain Soler, en réinterprétant en une manière de jazz dissonant quelques airs éternels (dont L'internationale ou Bella Ciao), les restituent dans une dimension d'étrangeté sensible. Comme si leur identification, quelque peu compliquée par les libertés de l'interprétation elle-même, obligeait à un effort de reconnaissance faisant écho aux incertitudes politiques contemporaines.

 

 

 

C'est enfin parce que l'entrevallement semble définitivement un opérateur de pensée que le spectateur disposera du loisir, par ailleurs garanti par la durée des séquences et le privilège accordé au plan large, garants de ce que Serge Daney nommait à juste titre « l'inscription vraie », de reconnaître, tantôt une proximité politique avec des paroles suffisamment engageantes pour affermir des prises de position, tantôt un éloignement critique avec d'autres propos témoignant d'investissements peut-être plus discutables car limités. Autant l'on pourra admirer ces moulins à parole que sont les acteurs de terrain sollicités, autant on trouvera qu'il y a, outre du bon grain à moudre proposé, quelques grains de sable exigeant pour notre part d'y répondre en apportant notre propre grain de sel, contradictoirement.

 

 

 

D'un côté, on ne saurait partager les emballements culturels de Christian Poitevin et Pierre Sauvageot, sans interroger la nature idéologique d'une entreprise comme « Euroméditerranée ». Celle-ci consiste notamment à faire de la culture la caution, consensuelle et humaniste, d'un projet de rénovation urbaine participant à initier à partir de la Joliette un processus d'embourgeoisement (ou gentrification) du centre-ville. Cette entreprise imposant corrélativement l'éloignement des classes populaires qui l'habitent encore.On aimerait ici rappeler l'enquête ethnographique de Pierre Fournier et Sylvie Mazzella, Marseille entre ville et ports. Les destins de la rue de la République (éd. La Découverte-coll. « Recherches », 2004). La caution consensuelle de l'activisme culturel est ce qui autorisé Alain Brossat à y reconnaître le symptôme, avec le triomphe du néolibéralisme (partagé par la droite et la gauche parlementaires), d'une dépolitisation (cf. Le Grand dégoût culturel, éd. Seuil, 2008). « Euroméditerranée » s'inscrit également dans le cadre plus global du processus de Barcelone appelé « Partenariat Euromed » qui organise le vaste contrôle des flux de travailleurs migrants, de capitaux et de marchandises de part et d'autre de la Méditerranée, à l'avantage économique évidemment de l'ancienne métropole coloniale et, plus généralement, de l'Europe (cf. Raphaël Liogier, Le Mythe de l'islamisation. Essai sur une obsession collective, 2016 [2012 pour la première édition], p. 153-160).

 

 

 

D'un autre côté, on se réjouira d'autres initiatives citoyennes à dimension sociale (avec Julie de Muer) et écologique (avec Baptiste Lanaspèze) qui participent à dynamiser la cartographie marseillaise et, ainsi, à retendre à certains endroits un tissu humain et environnemental fragilisé. Tout en se demandant cependant si elles suffisent à suppléer le désaveu populaire pour une représentation politique dont profitent les droites actuelles, elles qui se partagent un pouvoir décisionnaire sur le sort de ces multitudes dont quelques plans du film nous exposent la libre disponibilité, introuvable dans d'autres métropoles françaises équivalentes démographiquement.

 

 

 

On se posera enfin la question de savoir si, face au champ politique traditionnel, la vitalité citoyenne du hors-champ (qui serait ainsi celui de la société civile distinguée de l'État) constitue pleinement le contrechamp politique opposable à la gestion des affaires courantes tristement politicienne. D'autant plus si l'on pense, à l'instar de Jacques Rancière, qu'il n'y a de politique authentique que lorsque deux processus hétérogènes se rencontrent, quand s'affrontent effectivement deux mondes, le monde de l'émancipation et de l'égalité et celui de la police chargée par les pouvoirs institués d'en interrompre le cours afin d'en neutraliser la portée effective (cf. Aux bords du politique, éd. La Fabrique, 1998 [1990 pour la première édition).

 

 

 

Si les partis politiques traditionnels sont en défaut d'ouverture des possibles politiques, quid alors des organisations syndicales et politiques qui militent à l'extérieur du champ de la représentation électorale, dans les lieux de travail et les lieux de vie, afin de réinventer du commun ?

 

 

 

 

Entrevallement,

 

un nom possible de l'écart, de l'ouvert et de l'indéterminé

 

(les jeux ne sont pas faits)

 

 

 

 

L'entrevallement est un nom de l'écart dont il faut se demander s'il équivaut toujours à une interruption. C'est aussi celui de l'ouvert et de l'indéterminé : quoi qu'on en dise, rien n'est joué, les jeux ne sont pas faits, tout reste à faire, dans l'institution comme au dehors. Et Marseille entre deux tours trouvera même matière à conclure sur la joie collectivement éprouvée à l'occasion d'une victoire, celle de Samia Ghali réélue dans sa circonscription du huitième secteur comprenant les 15ème et 16ème arrondissements de la cité phocéenne. Une victoire qui, cependant, ne saurait compenser avec les élections municipales de 2014 la défaite du PS (et, plus généralement, du socialisme de gouvernement), à Marseille comme sur l'ensemble du territoire national.

 

 

 

En matière de conclusion aux développements feuilletonesques d'une série documentaire qui appartient désormais de plein droit à notre mémoire audiovisuelle, le film de Jean-Louis Comolli, Jean-Louis Porte et Michel Samson aura eu moins la prétention de refermer une époque inaugurée avec la fin de la Guerre froide, la chute historique du bloc soviétique et la consécration de l'hégémonie néolibérale, que l'ambition plus modeste, mais autrement plus décisive, d'ouvrir sur la nécessité, ici et partout ailleurs, des redémarrages et des recommencements.

 

 

 

7 avril 2016


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