"Le Fils étranger" (2015) d'Abdallah Badis

La paix, en revenant

« Je suis endeuillé donc je suis »

 (Jacques Derrida, Points de suspension. Entretiens, éd. Galilée, 1992, p. 331)

 

 

 

Abdallah Badis revient – au cinéma avec un nouveau long-métrage, en Algérie pour ce nouveau film : littéralement, il est un revenant.

 

 

 

Voilà comment, en s'exposant aux pressions naturelles comme aux impressions du paysage originaire, Abdallah Badis se présente au spectateur : en revenant. Revenant en effet au pays de sa naissance qui est aussi celui d'avant sa naissance pour marcher beaucoup et y chercher, peut-être, un secret qu'il lui faudrait moins dévoiler qu'en réserver la garde – pour la mémoire et son avenir. Ce secret qu'il lui faudrait apprendre à décrypter s'affirme d'abord et avant tout comme une crypte, précisément une forêt de tombes blanches, un labyrinthe de pierres mortuaires à ciel ouvert parmi lesquelles Abdallah Badis, en homme bleu d'un autre genre, erre en même temps qu'il apparaît d'emblée nimbé d'un voile spectral.

 

 

 

L'ouverture du Fils étranger offre ce paradoxe d'une tranquillité troublante dont la souveraineté consisterait déjà à reconnaître dans l'homme en quête existentielle de ses fantômes un fantôme lui-même. Il est vrai que l'homme est habité par une constellation intérieure faite de noms de famille et de noms de lieux (et l'on aimerait seulement rappeler que le radical locus disait en latin aussi les parties sexuelles, la matrice féminine). Des noms qui brûlent sa gorge et font briller le ciel dans ses yeux, mais qui risquent aussi de faire que l'orientation du labyrinthe (où les petites oreilles d'Ariane, sa sœur, permettent toujours de trouver son chemin) se renverse et s'entortille en désorientation caractérisant davantage le dédale (où la rencontre fatale avec le Minotaure en l'autre comme en soi impose que l'on s'y perde en effet toujours). Mais le revenant est à chaque fois saisi au moment où la morsure du regret risque justement de devenir remord au poison mortel, qu'il s'agisse du père pas revu depuis tellement longtemps ou de la sœur malade d'avoir dû repartir avec le reste de la famille en Algérie quand le frère âgé de 18 ans aura préféré rester en France. Le revenant est saisi par l'adresse faite à lui par l'autre qui le voit et d'une certaine façon le reconnaît. Happé, attrapé par toutes ces personnes croisées en chemin qui manifestent à son encontre la garantie commune d'une hospitalité partagée. L'hôte c'est lui mais ce sont tous les autres aussi dont la culture partagée leur permet de préférer à l'hostilité l'hospitalité à l'égard du « fils étranger ».

 

 

 

Comme le justicier fantôme des westerns incarné par Clint Eastwood, l'homme serait en effet un revenant qui revient de loin (dans ce loin il y a forcément la menace mortelle de l'oubli) pour s'aventurer dans le désert. D'un désert (la France rancie par la persistance d'un vieux ressentiment colonial) l'autre (l'Algérie captive d'un État ayant confisqué au peuple sa révolution). S'aventurer dans plus d'un désert et en revenir parce que son désir est de rendre justice. Justice pour les ouvriers français disparus de paysages industriels désertifiés, désossés par la recomposition de la lutte des classes à l'ère du néolibéralisme et du capitalisme financier (ce serait le diptyque composé de Une vie française en 2010 et du Chemin noir en 2011). Justice pour les paysans algériens au travail d'une terre si vivante et nourricière pour autant que l'on ne saurait oublier tous les cadavres décomposés qui, en-dessous, en composeraient la profonde fertilité (ce serait Le Fils étranger). Et, peut-être, pour un cinéaste, rendre justice requiert l'impératif d'investir des paysages en leur sens le plus profond et originaire en recomposant ce qui s'y décompose. Comme la justice appelle d'inventer les raccords au lieu même où ils manquent parce que leur défaut a imposé à l'existence de se vivre sur le mode du différé, du retour et de l'intempestif – autrement dit du faux-raccord.

 

 

 

Les faux-raccords nomment ici le faux raccord assumé afin d'inscrire le discontinu dans toute continuité. Les faux-raccords dont toute existence serait tramée sont pour Abdallah Badis l'identification française de l'algérien qu'il serait toujours resté et, en Algérie, celle du français qu'il restera toujours. Ils sont aussi les passages entre l'aciérie et le cinéma (avec la rencontre déterminante de René Allio), entre le théâtre (avec Olivier Perrier) et le (retour au) cinéma (à la fin des années 1990), entre le documentaire et la fiction (Le Fils étranger propose de cultiver depuis ces deux pôles du cinéma son propre champ magnétique). Il en faudra bien des raccords : par exemple entre la reconstitution de fragments cryptiques de l'enfance et la restitution d'images sortis de leur crypte archivistique ; par exemple entre le témoignage d'une rencontre de hasard et l'enregistrement au bord de la « ciné-transe » rouchienne d'une cérémonie de retrouvailles ancestrale entre les vivants et avec les morts. Des lignes de force en croisement de lignes de faille comme autant d'intensités électriques, tantôt précipitations orageuses, tantôt condensations extatiques. Moins des raccords enchaînant le passé et le présent que des ré-enchaînements et ceux-ci articulent par-dessus les gouffres de ce qui fait défaut l'Autrefois et le Maintenant ainsi que le souffle off la voix d'Abdallah Badis; De fait, le revenant n'a pas été oublieux, contre l'histoire écrite par les vainqueurs, de ce que faire une « image dialectique » veut dire pour la mémoire des vaincus.

 

 

 

Pour reprendre encore et toujours la citation décisive de Walter Benjamin : « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l'Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d'autres termes : l'image est la dialectique à l'arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l'Autrefois avec le Maintenant est dialectique : elle n'est pas de nature temporelle, mais de nature figurative. Seules des images dialectiques sont des images authentiquement historiques, c'est-à-dire non archaïques. L'image qui est lue – je veux dire l'image dans le Maintenant de la connaissabilité – porte au plus haut degré la marque du moment critique, périlleux, qui est au fond de toute lecture » (cf. Paris, capitale du XIXème siècle : Le Livre des passages, éd. Cerf, 2006, p. 479). Comment rendre justice en faisant que la justice s'apparente moins à la réactivité pulsionnelle d'une vengeance qu'elle innerve une puissance de restauration (mais aussi de restitution et de réparation au nom de la « tradition des opprimés » dont parlait encore Walter Benjamin – tout ce qui serait ailleurs recouvert par la notion judaïque et kabbalistique de tikkoun) ? Le revenant en bleu s'engage à traverser le paysage comme il traverse ses plans. Il s'engage à suivre le chemin de traverse qui s'invente sous la sente de ses pieds en se déployant dans le glissement tectonique des plans, dans l'interpénétration des vagues narratives et dans le dénivelé accidenté des strates de la mémoire, personnelles et impersonnelles.

 

 

 

 

Une fête de l'hospitalité

 

(l'autre Lorrain)

 

 

 

 

A cet égard, la moisson offerte par Le Fils étranger est d'une grande générosité c'est une authentique fête de l'hospitalité. Si le « fils étranger » est travaillé en son fond par le soc pointu du regret aux limites du remords empoisonné, il sait cependant ne jamais se départir du fils prodigue qu'il est en cinéma quand il transmet le sens de l'accueil offert à l'adresse universelle de ses spectateurs.

 

 

 

La récolte dans le désordonné des traces qu'elle aura ici laissée, c'est entre autres exemples une lumière accentuant la blondeur des blés algériens et c'est aussi l'irruption d'une bande d'archives (Peuple en marche de René Vautier en 1962 comme contrechamp de la guerre d'indépendance algérienne documenté du côté de l'ALN). Le constat d'une terre nourricière ne vaut qu'à battre le rappel qu'elle aura été gorgée du sang des paysans. On est également sensible au surgissement d'énigmes revenues de l'enfance et que ramassent des fragments poétiques passant du noir et blanc à la couleur (une main de fatma dans une paume bressonienne, un évanouissement secoué de cloches buñuliennes, des fleurs dans une chevelure pasolinienne). Le montage parallèle des voix du frère et de la sœur trament avec le fil de la fiction la tapisserie au service du visage sororal longtemps attendu. Son dévoilement différé détermine qu'il soit en effet, jusque dans la menace d'une perte irrémédiable, absolument désiré. C'est encore l'insistance d'une tortue dont la lenteur métaphorise poétiquement les difficultés pour Abdallah Badis afin d'achever son projet cinématographique et c'est aussi l'ambivalence reprise et continuée des pierres dédoublées en marques tombales comme en adresses amoureuses déclamées depuis Chroniques des branches (2012) d'Adonis. Avec la mémoire vive des combats de l'émir Abdelkader se montre enfin, depuis la profondeur stratifiée des cadavres nourrissant la terre dont elle se nourrit pour nourrir les vivants qui la cultivent, la suture fulgurante du western de la première guerre de résistance à la colonisation de l'Algérie avec, un siècle plus tard, la guerre populaire de décolonisation.

 

 

 

Les paysages musicaux composés par le saxophoniste Archie Shepp, le revenant déjà présent pour Le Chemin noir et qui demeure l'un des inventeurs du free jazz ainsi que l'une des figures du mythique festival panafricain d'Alger de 1969, entrent en résonance avec les states, failles et dissonances caractérisant la géographie personnelle et affective du cinéaste. C'est encore à M'Sirda Fouaga, dans la région de Tlemcen tout près de la frontière marocaine (plus haut dans la montagne, Mohamed Ouzine y tournait à peu près au même moment le magnifique Samir dans la poussière), la cérémonie rituelle des retrouvailles familiales saisie dans un tremblement qui passe des mains du revenant à celles de l'opératrice le filmant parmi les siens. Et c'est enfin le port de Ghazaouet filmé dans un mélange céleste d'or et de rose comme Claude Gellée dit « le Lorrain » peignait déjà ses fameuses vues portuaires. Il faudrait dire l'émerveillement devant la richesse du travail photographique accompli par l'opératrice Claire Mathon dont la sensibilité photographique est si prégnante qu'elle arriverait à faire se superposer dans l'esprit du spectateur éberlué les paysages de l'enfance d'Abdallah Badis avec les causses d'un autre fils de paysan, Alain Guiraudie, puisqu'elle vient de travailler à nouveau avec l'auteur de Rester vertical (2015). Abdallah Badis est bien cet autre Lorrain, suffisamment formé dans son corps aux étincelles de la sidérurgie surgies des forges de Hagondange pour que leur mémoire permette qu'elles se distribuent désormais en fulgurances, syncopes et intensités, d'une accentuation lumineuse à une précipitation musicale, d'un craquèlement des images d'archives aux condensations de l'écriture scénaristique et de l'enregistrement filmique, des dénivellements en profondeur de la fiction aux accidents imprévisibles du documentaire.

 

 

 

L'homme en bleu est bien le « fils étranger » pour autant qu'il est aussi le fils prodigue réalisant ses films comme autant de généreuses moissons. Et c'est ainsi qu'il peut prouver qu'il est, en dépit de tous les faux-raccords et de toutes les failles sismiques, à la hauteur de son nom (des inscriptions libyques à l'écriture berbère, « yebded » en racine de Badis signifie celui qui a résisté en restant debout). L'exigence du nom est celle du revenant qui cherche justice et qui, échouant à décrypter le message laissé sur une pierre par l'émir Abdelkader (on ne lit que ces mots : « Demandez à la France »), aura composé avec Le Fils étranger la crypte cinématographique pour laquelle le paysage apparaît pour ce qu'originellement il est : le pagus. Comme l'a rappelé Michel Serre, le pagus désigne depuis l'antiquité romaine le site regardable et habitable, appropriable et cultivable parce ce qu'on sait qu'il est celui où reposent les morts. Si demande à la France il doit y avoir, ce serait dans Le Fils étranger sous la forme sauve de tout ressentiment d'une exigence de respect pour les morts dont sont peuplés les héritiers de la guerre franco-algérienne (une exigence qui semblerait, vu d'ici, sensiblement mieux assurée de l'autre côté de la méditerranée).

 

 

 

Le paysage est ainsi, dans la perspective aussi azurée que les yeux d'Abdallah Badis, le lieu païen d'une paix. La paix ne résulte pas d'une pacification coloniale mais d'un apaisement post-colonial en compagnie des paysans algériens qui partagent avec le revenant l'antique hospitalité qu'il faut, nécessaire à l'égard des vivants, à l'égard des morts tout aussi nécessairement.

 

 

 

« Il a dit : Cet arbre.

Tel qu'en mon enfance

Les routes à sa rencontre viennent s'ouvrir comme un livre.

Les champs sont les images. »

(Adonis, « Adonis », Les Résonances, Les Origines, éd. Adonis et Nulle Part, 1984, p. 29)

 

 

 

lundi 28 novembre 2016


Commentaires: 0