Politique, face et dos

– les volte-faces du cinéma dans le monde arabe

(table ronde et discussion organisées à l'occasion des premières ciné-rencontres de l'ALBA-École des Beaux-Arts de Beyrouth, en présence de Ahmad Abdalla, Malek Bensmaïl, Joseph Fahim, Ghassan Salhab, Maher Abi Samra, Mohamed Siam et Saad Chakali)

« Le cinéma est un acte violent qui demande beaucoup de finesse et de douceur »

 

(Christian Ghazi)

 

 

I/ Prémisses

 

 

On retiendra des « Dix thèses sur la politique » du philosophe français de l'égalité Jacques Rancière (in Aux bords du politique, éd. La Fabrique, 1998), particulièrement les cinq citations suivantes :

 

« La politique n'est pas l'exercice du pouvoir [mais] un mode d'agir spécifique mis en acte par un sujet propre et relevant d'une rationalité propre. » (thèse 1, p. 164).

 

 

« Si la politique est le tracé d'une différence évanouissante avec la distribution des parties et des parts sociales, il en résulte que son existence n'est en rien nécessaire mais qu'elle advient comme un accident toujours provisoire dans l'histoire des formes de domination. Il en résulte aussi que le litige politique a pour objet essentiel l'existence même de la politique. » (thèse 6, p. 174).

 

 

« La politique s'oppose spécifiquement à la police. La police est un partage du sensible dont le principe est l'absence de vide et de supplément. » (thèse 7, p. 176).

 

 

« (...) L'essence de la politique est la manifestation du dissensus, comme présence de deux mondes en un seul. » (thèse 8, p. 177).

 

 

«  Pour autant que le propre de la philosophie politique est de fonder l'agir politique dans un mode d'être propre, le propre de la philosophie politique est d'effacer le litige constitutif de la politique. » (thèse 9, p. 181).

 

 

II/ Politique, volte-face(s) et dos :

le politique et la politique

 

 

Déjà ceci : pourquoi écrire volte-faces alors que le pluriel de volte-face est le plus souvent invariable ?

 

 

Volte vient de l'italien volta signifiant « l'action de tourner ou de se tourner ».

 

 

Le terme de volte possède plusieurs usages, dans les champs respectivement de la danse, de l'équitation, de l'escrime, de l'ornithologie et de la marine : la volte peut en effet désigner tout à la fois une danse provençale à trois temps, un mouvement circulaire qu'un cavalier fait faire à son cheval, une parade pour l'escrimeur évitant les coups de son adversaire, le cri d'un oiseau fondant sur sa proie ou bien encore, plus ancien, la route d'un navire.

 

Au sens propre, une volte-face signifie l'action de se retourner pour faire face ; au sens figuré, un changement d'avis ou de but pour une action.

 

 

Pourquoi, alors, volte-faces plutôt que l'invariable volte-face, sinon pour marquer déjà que notre problème est complexe, possédant en effet plus d'une face, plusieurs faces ou dimensions ?

 

En tournant et retournant le mot de politique, on découvre ou redécouvre alors qu'il y a du et de la politique (en anglais politics au sens des opinions ou des sciences politiques est également à distinguer de policy au sens des principes orientant des décisions et des actions).

 

 

Politique face et dos : tourner le terme politique afin de se retourner sur son ambivalence ou son amphibologie (sa division originaire), c'est se détourner du sens dominant (le politique comme activité professionnelle et distincte, subordonnée à la sphère gestionnaire étatique) en se retournant sur son dos pour y faire face (la politique comme l'affaire de tous qui se joue partout où il y a des écarts remettant en question l'ordre au principe du partage du sensible).

 

On essaiera ainsi de résumer en (se) posant les questions suivantes :

 

 

Et si l'on disait qu'il y a de la politique à chaque fois qu'il y a l'expression d'un dissensus portant sur la distribution des parts ordonnant n'importe quel monde social – distribution considérée comme litigieuse, contestable de ce fait et de fait contestée ?

 

Et si, contre la police qui demande à circuler en stipulant qu'il n'y a rien à voir (ni en plus ni en moins), contre les formes de gouvernement posant avec le politique un champ d'exercice séparé du pouvoir, contre la philosophie politique qui valide théoriquement la circonscription de l'action politique dans une sphère d'activité particulière, la politique appartenait-elle à tous les sujets, universellement, dont les actes tracent y compris provisoirement ou accidentellement des différences manifestant la contestation de l'ordre des places ?

 

 

Et si politique était une nomination amphibologique, ambivalente et compliquée, toujours déjà divisée entre la représentation instituée (du) politique et des actes témoignant de la présence constituante de la politique ?

 

 

Et si la politique divisait (ou plutôt surexpose le réel d'une division déniée) ce que le politique unifierait (ou plutôt sous-expose en le recouvrant du voile dénégateur du consensus - social ou étatique, républicain ou libéral) ? Et s'il y avait toujours deux mondes pour la politique (l'un réellement inégalitaire et l'autre en puissance de l'égalité) quand il n'y en aurait qu'un pour le politique (à chacun sa place dans l'ordre des importances, des dominations et des hiérarchies) ?

 

 

Et s'il y avait de la politique dans une rue, une usine ou une chambre, davantage que dans un parlement qui représenterait et parlementerait à l'adresse d'un gouvernement qui officierait et gouvernerait ?

 

 

Et si le politique était la face (hypocrite) dont la politique serait le dos révélateur ? Et si faire du cinéma consistait en une série de volte-faces (se confronter à la face du politique et/ou lui tourner le dos afin d'aller voir ce que cache justement son dos) ?

 

 

III/ Les volte-faces du cinéma –

face à face (la politique du cinéma face au politique),

dos à dos (la politique dans le dos du politique)

 

 

C'est alors qu'un film pourrait être un acte politique et que, son affaire relevant aussi d'un partage du sensible (en images sonores et visuelles), politique et esthétique s'y conjoindraient en séries montées-démontées-remontées de conjonctions valant comme autant de disjonctions, d'écarts au principe de nouvelles articulations, de volte-faces comme autant de retours (sinon de retournements) et de détours (sinon de détournements).

 

 

Un film s'il est un acte politique le serait moins dans ses prises de parti militantes (le film ne serait que le véhicule d'un message) que dans ses prises de position esthétiques (à chaque cadre, plan, raccord son ou image, le partage du sensible redéployé à partir de ce qui fait défaut ou vient en plus, supplément ou vide). Pour le dire de façon godardienne : les films politiques ne seraient-ils qu'à la condition de les penser et les réaliser politiquement ?

 

 

Ce qui vaut universellement vaut enfin tout particulièrement pour le monde arabe (spécialement dans la séquence en cours du temps obscur d'après les soulèvements populaires au Maghreb et au Machrek en 2011).

 

 

IV/ Les questions que j'aimerais vous poser,

d'abord à tous :

 

 

1) Comment négociez-vous dans vos films les écarts (du, de la) politiques ? Comment ces écarts fondent-ils des écritures cinématographiques à chaque réalisateur comme à chaque film spécifiques ? Ces écritures cinématographiques en leurs écarts esthétiques sont-elles bien valorisées et défendues par la critique journalistique et la programmation festivalière ? Mériteraient-elles de l’être davantage ?

 

 

2) Comment affrontez-vous des censures objectives (appropriées à chaque contexte nationale) qui peuvent se doubler d'effets de censure (relevant de décisions subjectives à ne pas vous suivre dans vos projets respectifs) ? La situation est-elle la même aujourd'hui qu'avant 2011 ? S'est-elle améliorée ou bien dégradée, ceci étant dit en prenant en compte la diversité de contextes nationaux spécifiques ?

 

 

3) Comment les questions d'argent et les affaires de financement vous apparaissent-elles comme des questions tout aussi politiques ? L'argent manque-t-il ? Et s'il manque, son défaut est-il alors l'expression d'un rapport de forces défavorable à des expressions cinématographiques nouvelles ou personnelles, marginales ou minoritaires ?

 

 

4) Comment la révolution numérique en terme de production et de diffusion cinématographique vous offre-t-elle des opportunités nouvelles ? Comment ces marges de manœuvre se doublent-elles aussi de nouvelles contraintes industrielles, les nouvelles formes d'appropriation toujours doublées de ou redoublées par des formes corrélatives d'expropriation ? Comment la vague nouvelle des vidéos amateurs et diffusées sur Internet et les réseaux sociaux par les acteurs des soulèvements populaires arabes de 2011 et après informe-t-elle, sinon impacte-t-elle vos regards respectifs ?

 

 

V/ Les questions que j'aimerais encore vous adresser,

mais à chacun en particulier :

 

 

1) Malek Bensmaïl,  vous vous êtes directement confronté en Algérie aux figures du pouvoir (Boudiaf pour Boudiaf, un espoir assassiné en 1999 et Ali Benflis pour Le Grand jeu en 2005) et du contre-pouvoir (la rédaction d'El Watan pour Contre-pouvoirs en 2015) : comment avez-vous travaillé à protéger vos propres puissances expressives des pouvoirs ou contre-pouvoirs que vous avez choisi de documenter ? Et comment, selon vous, l'herbe folle des paroles populaires de Aliénations (2004) et La Chine est encore loin (2008) témoigne-t-elle d'une puissance expressive directement politique ?

 

 

2) Mohamed Siam, on pourrait dire que la politique s'impose à vous dans les circonstances d'un film sur la police : réaliser un documentaire comme Whose Country ? – Force majeure (2016) consacré aux auxiliaires de police égyptiens aura-t-il consisté à faire un état des lieux du pays sous contrôle après le soulèvement populaire de 2011 ? Comment filmer l'ordre policier dont le maître-mot est aussi anti-politique qu'anti-cinématographique (circulez, il n'y a rien à voir quand un film ne circule et bouge entre les lignes, à défaut de faire bouger les lignes, qu'à raison de montrer qu'il y a justement à voir) ? Comment filmer son représentant s'il est identifiable à l'adversaire ou l'ennemi ? Comment tenter de le filmer dans l'adversité des formes objectives et subjectives, étatiques et économiques, de censure ?

 

 

3) Joseph Fahim, vous vous situez du côté de l'analyse critique et de la réflexion, de la promotion culturelle et de la programmation en festivals : autrement dit, vous travaillez à la visibilité d'un cinéma minoritaire à partir de plusieurs vitesses spécifiques (journalisme hebdomadaire, programmation annuelle, réflexions sur le plus long terme encore). L'exposition festivalière est-elle toujours aussi forte aujourd'hui qu'il y a cinquante ans à la défense et illustration de films qui ne sacrifieraient rien de la spécificité du médium tout en sachant en tirer de puissants effets aussi bien esthétiques que politiques ? En quoi l'exercice critique représente dans un champ soumis à d'intenses pressions en terme de conformation (culturelle et commerciale) une médiation certes faible mais absolument nécessaire dans la mise en évidence réflexive de de l'importance esthétique et politique des films ? De quelle façon les développements interactifs ou participatifs de l'internet (2.0) contribueraient ou non à faire bouger les lignes de la réception comme de la diffusion des films qui, souvent fragiles économiquement, importent en ce qu'il importe de défendre et protéger leur fragilité ?

 

 

4) Maher Abi Samra, vos films sont marqués par la continuité d'engagements politiques : le cinéma documentaire vaudrait-il pour vous comme la continuation de l'activisme politique, mais par des moyens spécifiquement de cinéma en ce qu'ils tournent radicalement le dos à toute propagande, aussi bienveillante soit-elle ? La part féminine dans l'activisme politique (Femmes du Hezbollah en 2001), la persistance de la question palestinienne (Rond-point Chatila en 2004), la nécessité d'une réponse subjective à l'attaque israélienne de l'été 2006 (Juste une odeur en 2007), le retour sur l'engagement militant (Nous étions communistes en 2010) représentent-ils autant d'angles d'attaque pour ne pas en finir avec la politique en l'abandonnant justement au politique ? Vous intéresser aujourd'hui à la domesticité (avec A Maid for Each – Chacun sa bonne en 2016) témoigne-t-il que le privé n'en demeure pas moins, comme y auront notamment insisté les militantes féministes des années 1970, politique ?

 

 

5) Ahmad Abdalla, vos préoccupations ont le souci de conjuguer en cinéma la crête perçante de l'actualité avec l'arrière-fond d'héritages à repenser : du hip-hop aux souvenirs des mélodrames égyptiens classiques en passant par la nostalgie d'un Caire disparu (Heliopolis en 2008), le temps est-il en Égypte celui de la discordance des temps et cette discordance est-elle politique au sens de la manifestation du dissensus ? Investir des scènes alternatives (la culture urbaine de Microphone en 2010, les marges sociales de Rags and Tatters en 2013, l'univers fantasmagorique de Decor en 2014) constitue-t-il le moyen de déployer à l'écart de la police du social des scènes directement politiques en écho peut-être à l'importance des places publiques dans tous les soulèvements populaires des dernières années ?

 

 

6) Ghassan Salhab, vous œuvrez dans un désir manifeste de modernité mobilisée en vérification que le temps d'après les guerres civiles et inciviles n'est pas celui de la réconciliation : les coupes franches et les décollements, les suspensions et les surimpressions témoignent-ils d'une esthétique qui est une politique raccord avec les désœuvrements du politique ? Faire des films s'imposeraient-ils alors à vous comme autant de pare-feux à opposer aux incendies ravageant diversement votre sensibilité ? Le cinéma représente-t-il enfin pour vous une manière contrebandière de prolonger une dimension politique à partir des impasses relatives d'une expérience militante qui fut la vôtre ?

 

Beyrouth, samedi 1 avril 2017


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