"Mindhunter" (2017-), une série de Joe Penhall et David Fincher

L'horreur de plus près

(le profiler si loin et ses serial killers si proches)

Après les troisièmes saisons respectives de Twin Peaks (2017) de Mark Frost et David Lynch et The Leftovers (2017) de Tom Perrotta et Damon Lindelof, il nous a fallu apprendre à aimer à nouveau une série télévisée. Mais quelle série aurait l'ambition d'être un événement pour la sensibilité et la pensée ? Le finale désastreux de Game of Thrones, le revival nostalgique de Stranger Things, l'obscénité forcément révélée des super-héros de The Boys, les boucles méta-autotéliques de Westworld, les humiliations programmatiques de The Handmaid's Tale, les boucles temporelles savamment illustrées de Dark,  tout autant que les maigres bonheurs dispensés par le reboot de The Twilight Zone pourtant piloté par Jordan Peele, auront si peu réjoui en effet. Et, par conséquent, n'auront guère aidé à retrouver le chemin d'un format audiovisuel particulièrement chronophage (sauf pour les aficionados du binge-watching). Quand la production pléthorique et la concurrence des nouveaux acteurs dominant le marché comme Netflix et Amazon ne débouchent pas sur des formatages bien usinés, mais immunisés aussi contre l'exception du singulier.

 

 

 

Non, le seul enthousiasme apparu ces deux dernières années appartient à Mindhunter, une série créée par l'auteur anglais Joe Penhall, produite entre autres par l'actrice Charlize Theron et le réalisateur David Fincher, et diffusée sur Netflix.

 

 

 

On peut même aller plus loin en considérant Mindhunter, inspiré de l'ouvrage intitulé Mindhunter : Dans la tête d'un profileur de Mark Olshaker et John E. Douglas, comme un sommet du genre si le genre en question appartient bien au registre des enquêtes policières spécialisées dans la traque d'un criminel particulier, le tueur en série, devenu symptomatiquement à l'époque du capitalisme culturel une icône médiatique, le croquemitaine préféré de la pop culture qu'elle a pourtant hérité du bis et des slashers. C'est qu'avec Mindhunter, il s'agit rien moins que de remonter à l'origine du travail entrepris à la fin des années 1970 pour l'émergence scientifique et la reconnaissance institutionnelle d'une catégorie criminologique nouvelle (le serial killer) dont les fonctions cognitives, induites par une nouvelle méthode de profilage redevable des sciences comportementales, se prolongent en effets pratiques permettant d'identifier plus rapidement les tueurs en série qui relèvent de cette nomination, voire en effets préventifs interrompant la série possiblement inaugurée par un premier meurtre.

 

 

 

Mindhunter est en effet cette série qui, en dix épisodes d'environ cinquante minutes (pour la première saison, neuf pour la seconde), ne raconte pas seulement comment deux agents du FBI, Holden Ford et Bill Tench aidés par la chercheuse universitaire spécialisée en psychologie Wendy Carr (des personnages respectivement inspirés par John Douglas, Robert Ressler et Ann Wolbert Burgess), conjuguent leurs efforts pour aider la police locale à résoudre des crimes sexuels sordides. Elle est également affaire d'archéologie du savoir en étant surtout dédiée à la création d'une fonction scientifique dont la nouveauté conceptuelle exige qu'elle soit à la hauteur de l'impensable qu'il s'agira pourtant de penser. Pour parler comme le Gilles Deleuze et Félix Guattari de Qu'est-ce que la philosophie ? (éd. Minuit-coll. « Critique », 1991), l'exigence consistant à proposer un nouveau « plan de référence » tiré depuis le chaos par des « observateurs partiels » engagés dans la création d'une nouvelle « fonction » appelle autant des profits personnels que des frictions relationnelles. La même exigence scientifique induit autant encore une redéfinition des rapports entre la police fédérale et les polices locales que des résistances institutionnelles incluant les sphères distinctes et complémentaires de la science, du droit et de la police.

 

 

 

 

 

Les noces du normal et du pathologique

(Sade, un nom caché pour Kant)

 

 

 

 

 

À revoir la première saison en préparation d'une saison deux imminente, on se dit alors que l'on tient là une grande réussite télévisuelle, digne vraiment du meilleur cinéma hollywoodien que Hollywood produit cependant de moins en moins. Notamment parce qu'elle a l'intelligence pour condition (on voit à l'image une intelligence en train de se constituer et se développer, et c'est là chose si rare à la télé) et l'horreur pour fond sans fond (c'est le suprême paradoxe d'une intelligence dont l'exercice a pour matière non seulement les passages à l'acte mais aussi les fantasmes qui en constituent le fondement, et qui elle-même n'est pas prémunie des vertiges fantasmatiques). Voilà ce qu'il faut penser, l'intelligence analytique obscurément liée à un fond inconscient et fantasmatique, dont les apparents paradoxes sont de très réelles contradictions qui s'affichent dans un générique programmatique, où le magnétophone à bande est le dispositif froid et technique assailli par un crépitement subliminal d'images-symptômes, comme des fleurs bourgeonnant sur des cadavres. S'y associe le thème original composé par Jason Hill dans le style ambient drone, une boucle de piano mélancolique nimbée de violons spectraux sur laquelle se dépose la poussière de subtiles vibrations, comme un frottement épidermique sur la paroi caverneuse d'un micro.

 

 

 

C'est bien en cela que Mindhunter, si la série est particulièrement redevable du travail scénaristique de Joe Penhall, appartient en dernière instance de l'œuvre de David Fincher. On admettra ainsi que cette série est aussi la sienne, et même largement (le cinéaste en a d'ailleurs tourné quatre épisodes sur dix et a imprimé sa marque stylistique sur l'ensemble de la série – on précisera ici qu'il ne s'agit pas de sa première expérience dans le domaine de la création télévisuelle, David Fincher a en effet tourné les deux premiers épisodes de la série House of Cards en 2013 comme il vient tout juste d'initier avec Tim Miller une série d'animation anthologique intitulée Love, Death and Robots).

 

 

 

D'un côté, on reconnaîtra sans peine en effet son obsession de la figure du serial killer, d'une certaine façon déjà préfigurée par Alien3 (1992), délibérément ouverte ensuite avec Se7en (1995), poursuivie avec Zodiac (2007) et, dans une moindre mesure, relancée avec The Girl With a Dragon Tattoo – Millénium : Les Hommes qui n'aimaient pas les femmes (2011). D'un autre côté, on retrouve sans forcer sa passion renouvelée pour le désordre mental (Fight Club en 1999) comme pour les expressions d'une normalité pathologique (en mode soft avec The Social Network en 2010, hard avec Gone Girl en 2014), s'autorisant à investir autrement l'indistinction postmoderne du normal et du pathologique – c'est-à-dire constater qu'avec la postmodernité, et American Psycho de Bret Easton Ellis l'aura bien montré, qu'avec les noces célébrées du normal et du pathologique Sade est définitivement pour Kant son nom caché.

 

 

 

 

 

Les glacis du cerveau

(design néocortex et vert reptilien)

 

 

 

 

 

C'est encore un hyperréalisme (la référence picturale à Edward Hopper y est plus qu'assumée), mais revisité à l'ère de la programmation numérique (la société RED a construit à la demande exclusive de David Fincher, technicien technophile venu des effets spéciaux, de la demoscene et du clip, des caméras exclusivement pour le tournage de cette série). Son esthétique peut ainsi combiner une précision extrême des cadres et des mouvements de caméra avec une qualité visuelle modulée par la palette graphique et l'usage prégnant des filtres. Autant le design des formes est poussé jusqu'à la technicisation maximale d'un environnement vert comme le gazon d'un golf, autant s'y insinue une humeur glauque comme un poison qui remonterait des égouts. Le vert gazon s'emplit ainsi comme une bouteille des épanchements humoraux suintant des corps en décomposition. La spiritualisation de la nature est ce positif non séparable d'une naturalisation de l'esprit, son négatif. C'est une semblable humeur esthétique à l'œuvre chez Jean-Pierre Jeunet et Guillermo del Toro, mais la savante mise en bouteille des déchets postmodernes y est cependant moins troublante, sauf chez les Coen de Barton Fink (1991), un film plus retors qu'il n'y paraît, plus rétif à l'exercice de style maniériste. Il y aurait donc quelque chose de pourri dans le design du monde organisé et technicisé, comme un naturalisme high-tech tramant ses effets d'estrangement et d'inquiétante familiarité depuis l'interstice le plus serré entre l'inorganique et l'organique, l'hyper-composition (design et néocortex) et l'ultra-décomposition (l'égout fait remonter de la salle de bain des remugles reptiliens). Avec David Fincher, c'est encore un cinéma du cerveau dans la suite de Stanley Kubrick, mais cependant plus intrigant que Christopher Nolan parce qu'ici la froideur appliquée consiste à faire disjoncter la théorie (de toute façon dépassée – conservons là uniquement comme métaphore pratique) du « cerveau triunique » développée par le neurobiologiste Paul D. MacLean et popularisée par Arthur Koestler. C'est un cinéma où, en effet, le froid du néocortex et celui du noyau reptilien constituent un même glacis polaire et verdâtre recouvrant le cerveau intermédiaire et limbique, siège chaud de nos émotions.Ce qui induit certaines scories (cette façon de jouer avec le feu de la fascination de la violence dans les photographies des scènes de crime, déjà plus que prégnante avec le tueur de Zodiac). Le tueur en série s'impose alors aisément comme la figure paradigmatique de la modernité, dont la promesse immunitaire se retourne contre elle-même en auto-immunité. Et le projet technique de spiritualisation de la nature d'imploser alors en naturalisation du spirituel, bête et bestiale.

 

 

 

C'est pourquoi, à bien des égards, Mindhunter représente comme un déploiement explicite de Zodiac parce que le cas réel du tueur en série, toujours aussi rigoureusement documenté, s'expose comme le symptôme d'un nouveau régime de la modernité apparu dans le courant des années 1960-1970. Pour celui-ci, le discours de la libération, avec la réalité d'une égalisation tendancielle et d'une émancipation relative, révèle une libéralisation économique des comportements, dont les profits très inégaux, notamment sur le marché sexuel, accentuent les violents feed-back de la réification de l'autre et de la chosification instrumentale des relations, du ressentiment masculin et de la prédation comportementale.

 

 

 

On trouvera bien sûr de nombreux exemples de tueurs en série antérieurs aux années 1970, et Jack l'éventreur représente toujours l'exemple le plus connu. Mais la reconnaissance ne fonctionne sur un plan heuristique que rétrospectivement dès lors qu'il s'agit en effet d'identifier après coup des criminels qui relèvent d'une catégorie opératoire ultérieurement. Le tueur en série comme fonction scientifique, comme instrument criminologique et comme catégorie aux effets tout à la fois cognitifs et pratiques, est donc bien une invention culturelle des années 1970. Et Mindhunter se propose d'y revenir de façon passionnante, archéologiquement comme on l'a dit, en étant doté d'une richesse scénaristique qui doit beaucoup à son background réel (significativement, John Douglas est consultant sur la série). C'est pourquoi il est question ici, et dans le désordre, d'une alliance mouvante et circonstanciée des intelligences spécifiques (l'intuition et l'ambition du jeune Holden Ford, l'expérience de terrain et le sens pratique de son aîné plus bourru Bill Tench, les acquis théoriques de la recherche en psychologie de Wendy Carr). Il est question aussi des stratégies diversement essayées pour faire parler des tueurs (Ed Kemper, Montie Rissell, Jerry Brudos et Richard Speck), aussi narcissiques que rétifs à être l'objet dépersonnalisé d'une étude scientifique, aussi retranchés dans leur logique irrationnelle qu'ils sont enclins à défier les autorités pour les moquer et ainsi contrarier leurs projets. Il est encore question des conséquences imprévisibles du surinvestissement professionnel quand il empiète sur la vie privée (avec Wendy qui lutte conte le sexisme implicite de certains de ses collègues tout en taisant son lesbianisme et avec Bill qui profite de ses activités pour fuir un fils adoptif dont le mutisme est insupportable à son modèle traditionnel de paternité).

 

 

 

Et il est autant question, du point de vue strict de Holden (génialement interprété par Jonathan Groff), tout à la fois d'un trouble mêlé de fascination voulant se protéger derrière le voile vertueux de la distance scientifique et analytique, d'un utilitarisme radicalisé au nom de l'ambition personnelle dans des retranchements aux limites du pathologique et du cynisme, comme d'un savoir pratique qui l'éloigne de sa petite amie, la hippie et étudiante en sociologie Debbie, tout en lui permettant de comprendre avec le décryptage savant de son comportement qu'elle est en train de se séparer de lui. À la fin de la première saison, l'ironie peut atteindre alors la zone du plus grand inconfort quand Holden a l'intelligence de pouvoir lire comme un livre ouvert l'inconscient de Debbie mais pour découvrir seulement qu'elle ne l'aime plus et qu'elle ne le sait pas encore. Le savoir enclenche ainsi des boucles performatives et l'intelligence découvre son pouvoir prophétique que le caractère autodestructeur de ses prophéties autoréalisatrices pour parler comme un sociologue fonctionnaliste dont Debbie, par ailleurs lectrice d'Erving Goffman, doit tout savoir, Robert K. Merton. Et la solitude affective de Holden, renforcée par des collègues qui lui tournent le dos parce qu'il s'affranchit des limites du protocole admis, en sachant aussi toute la contradiction qu'il y a à devoir mordre la ligne jaune afin d'obtenir les précieux renseignements tant recherchés, n'a pour seul remède que l'attrait qu'il exerce auprès du premier tueur en série avec lequel il s'est entretenu, Ed Kemper. La seule personne à la fin disposée à lui offrir le hug le plus flippant que l'on ait jamais vu sur un écran, petit ou grand.

 

 

10 août 2019

Champ

 

Les fantasmes de l'intelligence

 

(saison 1)

 

 

Mindhunter propose ainsi une aventure tortueuse de la pensée. Plus précisément, l'aventure serait celle des paradoxes de l'intelligence qui se confronte aux figures du mal radical qui commettent le pire en en rationalisant la logique, tout en se confrontant elle-même à la révélation progressive de ses propres impensés imaginaires, de ses propres soubassements fantasmatiques. À côté de la libido sentiendi ou concupiscence et la libido dominandi ou volonté de dominer, llibido sciendi de Saint Augustin et Pascal rappelle au savoir que sa curiosité peut avoir aussi des jouissances vaniteuses. Le magnétophone représente à ce titre un dispositif retors et duplice, qui capture les pensées longtemps tues des serial killers tout en capturant les fantasmes secrets de ses opérateurs. Il s'agit donc d'une exploration de la pensée qui s'avance dans la terra incognita de l'impensable et son originalité proprement épistémologique ne pouvait qu'en effet se frotter au plafond de verre des institutions, au risque de s'y cogner (avec le FBI dont les autorités tiennent à une respectabilité à l'époque très contestée par l'opinion, avec les policiers locaux happés par l'ambivalence de leurs relations de proximité avec les témoins, les victimes ou les prévenus, avec les procureurs refusant au jury l'aide à un jargon technique parce qu'ils veulent des procès rapides et peu onéreux, avec encore des financements publics exigeant d'être très contrôlés). Et si la pensée s'expose comme un pouvoir de faire, de comprendre en tentant par exemple de prévenir le pire, elle se caractérise dans le même élan contrarié aussi comme une impuissance qui ne tient pas seulement qu'à permettre de distinguer ceux qui passent à l'acte de tous les autres qui refusent la jouissance de la transgression sans retour au nom du respect du grand Autre qu'est la Loi.

 

 

 

C'est pourquoi, et il s'agit là encore d'un autre tour terriblement ironique de Mindhunter, l'histoire de Dennis Rader n'apparaît qu'en périphérie lointaine de la fiction, et de la manière la plus ponctuelle qui soit, en ouverture et fin d'épisode. Comme les fragments épars et distants d'une trajectoire de serial killer pourtant caractéristique mais qui échappe encore pour longtemps à la nouvelle méthodologie de profilage alors en cours de constitution (puisque le tueur ne sera arrêté en effet qu'en 2005 seulement, en raison d'une disquette envoyée à la police l'année précédente pour relancer et continuer à entretenir le narcissisme médiatique de celui qui s'était alors surnommé BTK – pour « Bind, Torture and Kill »). L'ironie rappelle ainsi à l'intelligence l'amère limite de ses pouvoirs quand la pensée a pour l'intelligence et ses performances la politesse de la rappeler à une impuissance fondamentale – cette impuissance à laquelle certains tueurs sacrifient des femmes réelles compensant fallacieusement des incapacités sexuelles, cette impuissance pour laquelle les représentants les plus dévoués et acharnés de la rationalité instrumentale se laissent emporter par les sirènes de fantasmes inavoués.

 

 

 

C'est à cet endroit alors que se manifeste la part la plus belle de Mindhunter. La plus secrète aussi au sens où elle relève moins d'une habile scénarisation d'un matériau richement documenté que d'une forme cinématographique précise qui, de manière évidemment spéculaire, réfléchit aux mises en scène permettant à un agent de FBI de pouvoir obtenir les informations de première main de la part des tueurs rencontrés et souvent retranchés derrière les murs de leur prison intérieure. C'est d'ailleurs ainsi que la fascination culturelle pour les tueurs en série sur laquelle surfe la série, en tirant par exemple un maximum de l'attente concernant l'apparition de Charles Manson dans la saison deux (une figure sur laquelle spécule beaucoup aussi le nouveau Quentin Tarantino), se transforme progressivement en fascination cultivée pour les policiers du FBI qui ont besoin de se confronter à leurs doubles monstrueux et placentaires afin de s'accoucher comme les savants profileurs de demain. C'est l'autre fascination culturelle amorcée avec la saga Hannibal Lecter du romancier Thomas Harris (quatre romans entre 1981 et 2006) dont les films qui les ont adaptés se sont faits les premiers relais à partir des années 1980. La surexposition du serial killer ne doit pas servir à la sous-exposition du profiler parce que l'on ne sait plus en effet qui est le double de l'autre.

 

 

 

Il est vrai que la personne de John Douglas a réellement inspiré le personnage de Will Graham, la première fois dans Manhunter – Le Sixième sens (1986) de Michael Mann d'après Dragon rouge (et puis la télévision a bien sûr enchaîné avec les personnages de Fox Mulder et Dana Scully dans X-Files – Aux frontières du réel, Frank Black dans MilleniuM, Sam Waters dans Profiler, Virgil Webster dans The Inside et Jason Gideon dans Criminal Minds – Esprits criminels). De son côté, Robert Ressler est l'inspiration directe du personnage de Jack Crawford dans la même série romanesque et ses adaptations cinématographiques, la plus connue étant Le Silence des agneaux (1991) de Jonathan Demme. On pourra même s'autoriser à affirmer qu'une fascination culturelle semblable aura, entre autres, motivé Mark Frost et David Lynch à se lancer dans l'aventure de Twin Peaks dominée à ce titre par la figure de l'agent du FBI qui est ce profileur traquant le tueur en série Bob (et si le film Twin Peaks. Fire Walk With Me est sorti en 1992, soit un an après le film de Jonathan Demme, la première saison du feuilleton a été diffusée en 1990, soit un an avant Le Silence des agneaux).

 

 

 

C'est la première séquence, l'agent Holden Ford qui travaille alors pour le FBI au service de la question des otages essaie de convaincre un homme qui a pris en otage une femme de la relâcher. Il s'approche de lui en resserrant la distance entre eux, en occupant même le temps d'un plan le même cadre. C'est alors que le tueur retourne son arme contre lui et se tire une balle dans la tête. La hantise du personnage sera donc la suivante : comment s'approcher suffisamment près de l'objet de fascination sans susciter une réaction négative de sa part ? Il faut voir ainsi toute la série pour apprécier pleinement la dimension de fascination que cache un jeune homme ambitieux qui, titillé par l'aiguillon de la libido sciendi, rêve d'inventer un nouveau terrain de recherche pour les sciences comportementales afin d'en tirer les meilleurs profits symboliques, y compris en moussant auprès des policiers locaux quand il leur permet de résoudre trois affaires.

 

 

 

L'objet de fascination, c'est le fauve et il faut entrer dans sa cage.

 

 

 

Il faut l'approcher là où il se trouve et l'amadouer, il faut simuler l'empathie au risque que se confondre avec une affection incontrôlable (pour utiliser les conceptions de la théorie de l'esprit, Holden Ford confondrait ainsi empathie cognitive et empathie émotionnelle). Quand Bill s'accroche à une autorité bourrue non dénuée de mépris à l'égard des tueurs dont ils justifient off leur condamnation à mort, et quand Wendy travaille pour sa part à l'écriture d'un script dont elle souhaite pour des raisons scientifiques que les agents s'y tiennent rigoureusement, Holden adopte une autre attitude en risquant une stratégie proxémique, ô combien plus troublante et symptomatique. Avec Montie Rissell, il mime ses inflexions vocales en l'attirant dans un registre discursif commun. Avec Jerry Brudos, il achète la paire de chaussures qui excite l'intérêt fétichiste d'un podophile avéré. Avec Richard Speck, Holden accentue même la proximité en employant le même vocabulaire ordurier. Le tueur narcissique s'en plaindra d'ailleurs aux autorités pénitentiaires, arguant que l'agent du FBI lui aurait retourné le cerveau. Comment lui donner tort quand on repense alors au preneur d'otage de l'ouverture de la série, la tête réduite en bouillie ?

 

 

 

 

 

Holden Ford en sadique kantien et héros typiquement fincherien

(et son frère, Emmanuel Macron)

 

 

 

 

 

Holden ne le sait pas mais il est à sa manière un kantien sadique, l'idéal-type du héros fincherien. Holden est en effet l'agent représentant la loi morale doublé du manipulateur y nichant ses jouissances les moins avouées comme l'écrivaine pour enfants de Gone Girl, il est le lecteur paranoïaque qui a la passion des écritures psychotiques au risque de désertifier sa vie privée comme le dessinateur Robert Graysmith dans Zodiac, il est un monstre froid qui a le pouvoir immense de faire éclater les cerveaux comme le xénomorphe de Alien 3, il est le calculateur à l'utilitarisme si radicalisé qu'il est incapable de garder sa copine tout en s'aliénant ses partenaires exactement comme dans The Social Network. La stratégie proxémique adoptée par Holden dévoile à la fin les ambivalences de la méthode empathique (l'Einfühlung chère au philosophe Robert Vischer, au psychologue Theodor Lipps et au psychanalyste Sigmund Freud n'est définitivement plus ce qu'elle était). La proximité recherchée avec les plus éloignés se paie en effet de la distance avec les plus proches. S'ouvre alors, sous le chemin nouvellement tracé par l'intelligence au service des sciences comportementales, du profilage et de la criminologie, tout un abîme où le design des choses a en effet des verdissements, voire des jaunissements toujours plus glauques. Ce qu'Alexandra Midal, en analysant le cas du tueur en série Henry Howard Holmes concepteur à la fin du 19ème siècle d'un Château de la mort à deux pas des abattoirs de Chicago, appelle « la part d'ombre du design » : « Le meurtre en série expose l'horreur des principes latents de la rationalité et de l'ergonomie, mais dévoile aussi comment la violence du meurtrier répond à celle, inhérente, de la standardisation » (La Manufacture du meurtre. Vie et œuvre de H. H. Holmes, premier serial killer américain, éd. La Découverte/Zones, 2018, p. 70).

 

 

 

Cet abîme impose alors le seul moment où la caméra sera desserrée de son étau programmatique pour être tenue à l'épaule quand Holden fuit hors d'haleine dans les couloirs de l'hôpital où se trouve Ed Kemper après une tentative de suicide. C'est que le tueur cherche à solliciter l'attention de celui qui le premier l'a écouté comme jamais, l'homme à qui il s'est confié et à qui il n'a pas tout dit au point de lui envoyer plusieurs cartes en guise de relances amicales. Si l'agent du FBI peine alors à retrouver sa respiration, c'est parce qu'il comprend en son for intérieur, intimement, que le profilage mis au point dans la traque d'un type de criminel désormais identifié sous le nom de tueur en série est aussi pour lui le moyen inavoué d'abolir une certaine forme de distance entre le sujet fasciné qu'il est et l'objet de fascination qu'il s'est donné. Le fantasme de la plus étroite proximité l'aura en effet conduit à vouloir à tout prix réduire l'écart le séparant des seuls êtres qui, parce qu'ils lui ressemblent un peu, peuvent satisfaire à son intime besoin de reconnaissance.

 

 

 

En bonus involontaire, on trouvera de quoi se réjouir aussi du fait que l'acteur, Jonathan Groff, bel indifférent au visage comme designé et doté de deux grands yeux froids et bleus, ressemble à s'y méprendre à Emmanuel Macron. Kant a en effet de l'avenir dans la proximité la plus intime, le compagnonnage le plus serré avec Sade qui le connaît comme son frère, toujours prêt à lui faire un câlin. Un hug comme en donne le facehugger.

 

 

 

14 août 2019

 

 

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