Lusitaniennes postmodernes

Deux contes de fée qui partagent un bel accent portugais et une écriture à quatre mains encadreraient idéalement l'année 2018, mais c'est pour mieux diviser l'esthétique carnavalesque de la postmodernité. Pour le pire où le bain moussant du pastiche liquide les intentions politiques dans le filet d'eau tiède du kitsch, pour le meilleur où le mélange des genres sait réfléchir au caractère monstrueux de la forclusion d'une créolité fondatrice. Diamantino de Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt est ce champ cultivant l'inconséquence de l'exubérance kitsch, dont le contrechamp davantage conséquent sur le plan critique aura pour nous été plus tôt donné dans l'année avec Les Bonnes manières de Juliana Rojas et Marco Dutra.

 

 

4 décembre 2018

Diamantino (2018) de Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt

 

 

L’apocalypse kitsch déçoit

(comme d’habitude)

 

 

Le bain mousse d’emblée et l’on veut bien croire en l’ivresse d’un pareil brassage écumeux, lactée et pailletée. Dans Diamantino, les mélanges transgenre de la science-fiction, du roman-photo et du conte de fée expérimentent en effet le tracé mousseux de quelques voies buissonnières butinant diagonalement entre les nouvelles compartimentées des médias – coupe du monde de Football et comptes offshore panaméens, reportage sur la crise des réfugiés en Méditerranée et montée européenne de l’extrême-droite. Au centre du jeu, il y a donc le héros éponyme, Diamantino, la star mondiale du football qui serait comme le double fictionnel d’un Christiano Ronaldo, un gentil gars dont la voix off explique que son génie sportif est tributaire d’une flopée imaginaire de pékinois pelucheux s’ébrouant dans une poussière d’or et de rose.

 

 

La transformation spectaculaire des architectures du sublime racontée par le père du footballeur, de la cathédrale des religions du Livre au stade de la religion de la marchandise, s’accomplit ici dans une esthétique kitsch assumée où les longues focales de Zidane, un portrait du XXIème siècle (2006) de Douglas Gordon et Philippe Parreno s’ouvrent aux collages bébêtes pour amoureux des bêtes saturant les réseaux dits sociaux.

 

 

Laboratoire carnavalesque

 

 

Et parce que le génie est moins bête qu’idiot, Diamantino devient l’enjeu d’un scénario rocambolesque où rivalisent de bêtise des sœurs jumelles hystériques qui n’en veulent qu’à son argent, une ministre de la propagande sur chaise roulante et une chercheuse en biologie génétique qui roulent pour l’extrême-droite portugaise afin de fabriquer en laboratoire l’artifice d’une équipe nationale uniquement composée de clones du héros. Mais l’on devra compter aussi sur deux agents de recouvrement fiscal dont la relation lesbienne va être contrariée par le travail d’infiltration de l’une des deux, Aïcha, qui va se faire passer pour Rahim, un jeune garçon réfugié, afin d’être adopté par Diamantino le temps d’enquêter sur lui et de découvrir son innocence. Le génie est bête en effet quand il est l’acteur manipulé d’une série de clips nationalistes récupérant le vieux mythe messianique associé à Dom Sebastião pour promettre au Portugal un nouvel avenir glorieux en dehors de la zone Euro. Mais Diamantino n’en est pas moins un idiot au sens authentique du terme, celui de Dostoïevski, Nietzsche et Clément Rosset, puisqu’il a la singulière capacité d’accueillir comme événement affectif et éthique la découverte du sort dramatique des réfugiés subsahariens le temps d’une ballade chic en Méditerranée. L’esthétique kitsch démontrerait ainsi sa bonne conscience politique en imposant au centre de cette architecture spectaculaire qu’est le stade l’image du bateau de survie, pour poser ensuite la propension « naturellement » antifasciste des êtres qui traversent la frontière des identités sexuelles, qu’il s’agisse d’Aïcha déguisée en Rahim ou bien de Diamantino lui-même à qui poussent des seins en conséquence des manipulations génétiques dont il est le sujet malgré lui.

 

 

Entrepris par deux réalisateurs portugais nés aux États-Unis qui ont tourné leur premier long-métrage commun après avoir fourbi leurs armes dans le court-métrage, Diamantino est assez drôle et plutôt réussi dans ses purs moments de pastiche. Notamment quand il tire des chefs-d’œuvre patentés The New World – Le Nouveau monde (2005) de Terrence Malick puis The Shining (1980) de Stanley Kubrick des variations délibérément mineures, tantôt à la manière d’un roman-photo, tantôt dans la perspective d’une série télé d’aventures pour jeunes amateurs de bandes dessinées. Mais les expérimentateurs, bien éloignés alors de l’idiotie de leur héros, jouent avec ostentation le jeu savant des gammes du goût pour gagner sur tous les tableaux, de la comédie qui mousse en surfant sur la crête écumeuse des grands sujets contemporains à l’objet postmoderne tellement conscient de s’inscrire dans l’histoire des formes qu’il en connaît par cœur le chapitre terminal qui est évidemment celui qu’il préfère, le kitsch. Ainsi, le tournage en 16 mm. s’acoquine autant du format « scope » que des incrustations numériques d’images trouvées dans la « banque » Getty Images. Ainsi, l’excellent Carloto Cotta, l’acteur de Tabou (2012) de Miguel Gomes, est embarqué dans une farandole où l’utopie des rencontres improbables ferait gentiment la nique à l’enfer des manipulations propagandistes et génétiques foireuses. Ainsi, l’extrême-droite se mordrait la queue à vouloir restaurer des rêves de grandeur et de pureté qui s’abîment en cauchemars dystopiques dans les laboratoires où l’idéologie se confond avec l’eugénisme.

 

 

Moyennant quoi, le poisson-clown plus que l’écumeuse flopée de pékinois, ce poisson qui sert au travail de clonage de la doctoresse dont le patronyme est celui d’une voiture de luxe italienne, exposerait ultimement la vérité carnavalesque du contemporain. Pour le pire des vieilles rengaines identitaires comme pour le meilleur de la grande ritournelle de la différence, dont l’éternel retour affirme en effet qu’elle ne revient jamais du pareil au même.

 

 

Le sucre glace du kitsch,

mensonger et névrotique

 

 

Sauf que la mousse se dissipe si vite qu’il ne reste plus qu’un mince filet d’eau tiède pour réchauffer l’eau du bain. Déjà, l’idiot promu n’est en fin de compte que la vieille caricature de l’innocent aux mains pures, plus proche du gentil bêta de Heureux comme Lazzaro (2018) de Alice Rohrwacher que du personnage de Dougie Jones illuminant la troisième saison de Twin Peaks (2017) de Mark Frost et David Lynch (l’idiot n’est pas l’innocent, il est au-delà de toute innocence qui se comprend en raison dialectique d’une culpabilité qui, au fond, n’appartient qu’à des auteurs qui manquent fondamentalement la question nécessaire de l’idiotie). Ensuite Diamantino a une drôle de manière d’évacuer les faits qui dérangent en entreprenant notamment le sauvetage d’un épigone de la bourgeoisie transnationale habituée à l’évasion fiscale (la star de football ne possède pas de compte offshore personnel, l’innocent manipulé par ses sœurs est si pur qu’il faut le sauver de tout y compris du moindre soupçon). Enfin et surtout, l’écume promise au grand brassage des questions politiques se trouve en fait être un acide consistant à les liquider, et pas de la meilleure des façons. Avec la critique de la dette et de la troïka européenne dont le vocabulaire qui est aussi celui de la gauche de gauche n’appartient ici qu’à l’extrême-droite. Avec le sébastianisme, ce messianisme culturel strictement réduit ici à un nationalisme identitaire, de fait mutilé aussi d’une dimension universelle incarnée dans les œuvres respectives de Fernando Pessoa et Manoel de Oliveira. Avec la figure du réfugié exposée d’emblée pour être aussitôt retirée du jeu afin de lui substituer son pendant transgenre, censément plus amusant. Avec le cliché jamais questionné des liens étroitement consanguins entre le football, les passions identitaires et l’extrême-droite. La soirée moussante et festive des figures bariolées et des formes hétérogènes est non seulement consensuelle mais également très hypocrite. Il y aurait même ici quelque chose de forcené pour les auteurs d’une vision apocalyptique qui insistent à tourner si brutalement le dos à la réalité portugaise actuelle qui appartient politiquement à une coalition de gauche dont le programme social en opposition aux diktats « austéritaires » européens ramassés dans le « Pacte de stabilité » est si progressiste et avancé qu’il expliquerait aussi pourquoi l’extrême-droite parlementaire ne dépasse pas en termes de suffrages seulement 1 %.

 

 

Dans le même genre où le carnavalesque expose la vérité postmoderne du contemporain menacé par le néofascisme qui lui-même participe activement de la farandole, on préférera toujours se rappeler au bon souvenir laissé par quelques films portugais un peu oubliés à l’instar de La Racine du cœur (2002) de Paulo Rocha et Nuit de chien (2008) de Werner Schroeter. On aimerait pour l’occasion aussi opposer à la coproduction lusitanienne-brésilienne de Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt Les Bonnes manières (2017) de Juliana Rojas et Marco Dutra, qui savait autrement agencer différents genres (le film d’horreur et le conte de fée, la comédie musicale et le cinéma d’animation) pour décomposer l’architecture postmoderne de São Paolo et retrouver derrière ses grandes façades de verre les survivances archaïques du temps de l’esclavage. L’apocalypse kitsch déçoit, comme d’habitude. Finalement, Diamantino est un film-symptôme à l’instar de Occidental (2017) de Neïl Beloufa, dont l’exubérance kitsch est moins une écume enivrante que le sucre glace d’un mensonge colorant l’eau tiède des névroses contemporaines. Comme l’avait déjà expliqué Hermann Broch dans son séminaire germanique de Yale en 1950-151, le kitsch est mensonge et « le reproche en retombe sur l’homme qui a besoin de ce miroir embellisseur mensonger pour se reconnaître en lui et, en une certaine mesure avec une satisfaction sincère, se ranger du côté de ses mensonges. » ; le kitsch est névrose, « qui impose à la réalité une convention absolument irréelle et qui l’y fait entrer de force. » (in Quelques remarques à propos du kitsch, éd. Allia, 2001, pp. 8 et 34).

 

 

Walter Benjamin avait déjà lancé une alerte dès la fin des années 1920 où le rêve prisé par les surréalistes était déjà en train de se banaliser : « Par quel côté la chose s'offre-t-elle aux rêves ? Quel est cet endroit le plus usé ? C'est le côté qui a pris la patine de l'habitude et est garni de sentences commodes. Le côté par lequel la chose s'offre au rêve c'est le kitsch. » (« Kitsch onirique » [1927] in Œuvres II, éd. Gallimard-coll. « folio essais », 2000, p. 8).

 

 

2 décembre 2018

Les Bonnes manières (2017) de Juliana Rojas et Marco Dutra

 

 

Fils créole de deux mères

 

 

Les Bonnes manières serait un film d'horreur, qui raconterait comment une mère meurt en accouchant d'un bébé atteint de lycanthropie et dont l'enfance, aussi innocente se voudrait-elle, ne cesse pas d'être viciée, le petit garçon effectivement condamné par l'immémoriale malédiction du prédateur assoiffé de sang qui se réveille en lui à chaque nuit de pleine lune pour le pousser à traquer ses camarades d'école comme des proies. Et le film d'horreur impressionne diversement, en proposant d'abord en guise de nourrisson l'animatronique revenu de l'époque héroïque de la première moitié des années 1980 puis, à l'occasion des transformations du garçon, une créature numérique plus actuelle façonnée à partir de la morphologie de son jeune interprète (beau hasard, Joel s'appelle Miguel Lobo, lobo signifiant loup en portugais). En un autre sens, le film de Juliana Rojas et Marco Dutra serait également un film musical (le duo des réalisateurs a d'ailleurs très directement participé à l'écriture de la musique et des chansons aux côtés de Guilherme et Gustavo Garbato), qui met en scène en quatre ponctuations chantées un chœur métissé, peuplé d'Ana, la bourgeoise blanche qui se souvient de la ritournelle de l'enfance, et de Clara, la nounou noire qui s'en ressouvient des années après son décès, en passant également par la sans-abri du quartier et la voisine qui aime jouer du synthé. Le film musical se soutiendra alors des artifices d'une stylisation visuelle, de l'emploi de tonalités mauves à toute une séquence en flash-back narrée sur le mode de la bande dessinée, en passant encore par l'usage de toiles peintes en guise d'arrière-plans revenus de la tradition des matte paintings revenus de Metropolis. Et, parce que le chœur est porteur de l'antique vérité d'un fatum qui appartient à des héritages inconsciemment refoulés, des legs remontant à loin dans le temps comme ils s'inscrivent loin dans l'espace, la veine musicale autorise ici comme dans le cinéma de Jacques Demy de permettre à la narration en-chantée de renouer avec la poétique tragique.

 

 

La tragédie caractérise l'enfant qui ne peut pas réfréner les tendances bestiales qu'il y a en lui, elle se déploie surtout dans le clivage éprouvé et assumé par la mère d'adoption qui accepte d'être aux côtés de son garçon quand les parents des victimes qui sont les amis de Clara viendront le chercher pour lyncher l'auteur de crimes abominables.

 

 

On devra en conséquence préciser la nature hétérogène ou polymorphique des Bonnes manières en pouvant idéalement la rapporter au petit mutant dont Juliana Rojas et Marco Dutra racontent la naissance (c'est la première partie du film) puis l'enfance (c'est la seconde partie). L'hybride d'humanité et de bestialité étant lui-même à la fois une progéniture altérée (sa génitrice aura été fécondée par un homme dont elle ignorait alors qu'il était un loup-garou), ainsi que le fils de deux mères (à la mère biologique morte en couches succède une mère d'adoption qui voudra protéger son garçon jusqu'au bout, y compris contre lui-même). Fils de deux mères, comme dans une Comédie de l’innocence (2000) de Raoul Ruiz d’après le roman Il Figlio di due madri de Massimo Bontempelli, et qui n’avait pas oublié la filiation compliquée de Léonard de Vinci. Le petit monstre à protéger figurerait au fond le film lui-même, qui est en effet la création hybride d'un auteur à deux têtes (il s'agit de leur second long-métrage commun, six ans après le bien nommé Travailler fatigue), l'une et l'autre composant ensemble un nouveau film impur ou composite à partir de leurs inspirations ou obsessions respectives (en 2014, Juliana Rojas a réalisé une comédie musicale et macabre intitulée Sinfonia da Necropole, tandis que de son côté Marco Dutra aura au même moment tourné Quando Eu Era Vivo, un film d'épouvante dans lequel la musique tient aussi une partition décisive). Et le film se voudrait monstrueux qu'à donner raison à la femme qui protège l'impardonnable, dont la faute serait plus grande encore car, après tout, elle n'a pas livré le monstre matricide aux autorités en s'efforçant de l'éduquer contre lui-même afin de soustraire Joel de la bête qui revient le hanter à chaque pleine lune.

 

 

Il se trouve cependant que, précisément, l'accouplement des genres pratiqué ici, entre le film d'horreur et le film musical, débouche moins sur les plaisirs courts de l'éclectisme postmoderne que sur le désir tenu d'un formalisme qui puisse, à l'écart de tout naturalisme, offrir aux foyers typiquement brésiliens de la contradiction sociale une visibilité neuve engageant aussi une manière universelle de lisibilité critique. C'est alors, en dépit d'un fond cinéphile commun, la grande différence entre Les Bonnes manières et Mata me por favor (2015) d'Anita Rocha da Silveira qui, à l'instar de Grave (2017) de Julia Ducournau, utilise brillamment les conventions de l'horreur, mais seulement pour donner chair aux corps mutants de l'adolescence ou de la post-adolescence (la portée politique de l'horreur finissait pourtant par se dissiper par des choix scénaristiques tout en frilosité, pour l'un dans le jeu limité d'un serial killer abstrait, pour l'autre dans la vieille option naturaliste de l'hérédité familiale).

 

 

Infans et madre negra

 

 

Avec Les Bonnes manières, l'hybridation des genres renoue in fine avec la propension structurale et didactique du conte de fée qui se concentre sur quelques invariants mythiques dont la connaissance permet de penser leur caractère impensé. Et penser l'impensé autoriserait de pouvoir le réformer, sinon de le révolutionner. Finalement, le São Paulo de Juliana Rojas et Marco Dutra ressemblerait moins au Rio de Janeiro d'Anita Rocha da Silveira qu'au Recife de Kleber Mendonça Filho. Autrement dit, le nouveau cinéma d'auteur brésilien ne joue avec les références du cinéma d'horreur étasunien des années 1970 (pour l'auteur des Bruits de Recife en 2012) et 1980 (pour ceux des Bonnes manières) qu'en raison d'un système d'homologies autorisant de signifier par les moyens de la cinéphilie, soit que la dictature exercée à partir des années 1970 était en effet horrible, en tout point digne d'un film d'horreur (Kleber Mendonça Filho accentue ce point avec Aquarius en 2016), soit que les invariants socioculturels sont des foyers d'impensés hérités qui associent systématiquement le monstrueux à l'hybridité (et c'est bien là l'objet tout entier du film de Juliana Rojas et Marco Dutra, qui pose sa reprise du motif vétérotestamentaire du jugement du roi Salomon actualisé par Le Cercle de craie caucasien de Bertolt Brecht à l'intersection exacte des rapports de classe, de sexe et de race). Soit encore que l’horreur a de l’avenir, de fait avéré avec l’élection de Jair Bolsonaro, nostalgique de la dictature. Chez ces réalisateurs comme chez l'auteur de Bruits de Recife, ce qui vient de loin remonte à loin dans le temps mais aussi dans l'espace, à savoir cet arrière-pays rural où reposent les fondations latifundiaires de la bourgeoisie urbaine et d'où reviennent les ritournelles de l’enfance (deux objets avec un animal partagé en sont pour Ana l'évidente métonymie, de la photo la montrant en train de poser avec un cheval à la boîte à musique ouvrant sur la danse mécanique d'un autre cheval). Les ritournelles le sont d'un fatum divisé entre héritage dégénéré du côté de la bourgeoisie blanche (la séquence en bande dessinée montre Ana fécondée par un loup-garou qui se révélera d'ailleurs être un prêtre) et victime émissaire sur le versant prolétaire issu de l'esclavage (c'est la fin, sublime, des Bonnes manières, où Clara partage le même espace étroit que le lycanthrope que la foule langienne des voisins veut lyncher).

 

 

L'allégorie ne cesse jamais d'être inventive, à la fois drôle (plusieurs raccords suturent l'épaisseur sanglante de l'horreur avec la légèreté des corps qui dansent) et sensuelle (les interprétations d'Isabél Zuaa et Marjorie Estiano sont à cet égard formidables, les actrices soustraites à toute hystérie donnent corps à l'étrangeté malade et érotique de leur amour clandestin). Son fond demeure cependant absolument tragique, plein comme un œuf de la tragédie d'une créolité déniée tous azimuts, des amours lesbiens et interraciaux au dédoublement hiérarchisé des figures maternelles (l'amour rompant transversalement les positions sociales et la découverte de parents alternatifs représentent par ailleurs deux éléments caractéristiques du genre littéraire du conte du fée).

 

 

Créolité moins niée que déniée : d'un clivage l'autre, l'enfant blanc victime d'une biologie fautive devient aussi coupable que sa mère adoptive noire, cette dernière l'étant davantage parce qu'elle n'aurait pas d'autre désir que de persévérer dans l'antique mission d'éduquer les dominants en les civilisant y compris contre eux-mêmes et la barbarie qu'ils incarnent (le refus culinaire de la viande enfonce un coin au caractère « carnophallogocentrique » de la domination patriarcale, plus subtilement décrit ici que dans La Région sauvage du mexicain Amat Escalante en 2016). Parce que Joel est le fils de deux mères, il est un monstre qu'il faut éliminer pour ses lyncheurs qui voudraient en faire autant de celle qui le protège en protégeant aussi l'histoire secrète d'un amour mutilé dans sa reconnaissance et méritant à la fin sanctionné.

 

 

La figure ultimement tragique des Bonnes manières, ce conte de fée dont l’hybridité se referme moins sur une postmodernité chic que sur l’allégorisation du mal qui au Brésil vient de loin, ce n'est donc pas tant le petit lycanthrope, c'est sa nounou noire qui n'advient à la visibilité de ses secrets que dans une culpabilité méritant la mort. C'est Clara qui n'hérite d'aucune nature et qui se tient à la fin dans la rectitude synonyme de résistance et de droiture, en acceptant d’être la gardienne préservant jusqu'au bout le lien, si puissamment conceptualisé par l'anthropologue d'origine argentine Rita Laura Segato dans L'Œdipe noir. Des nourrices et des mères (éd. Payot & Rivages, 2014) parce qu'il demeure si lourdement dénié jusqu'à la forclusion par les fondations esclavagistes et coloniales de l'actuelle société brésilienne post-coloniale – le lien entre l'infans et la madre negra.

 

 

23 mars 2018


Commentaires: 0