Dario Argento : l'art, l'horreur et la manière

Champ : "Inferno" (1980)

Contrechamp : "La terza madre" (2007)

Quatrième partie

Dario Argento est un styliste macabre du contemporain. Son style est un stylet métaphorique permettant d’inciser finement sa peau (le stylet est un poinçon permettant d’écrire sur des surfaces comme l’écorce, la cire et l’argile) comme de trancher profondément dans sa chair (le stylet est aussi un poignard à lame triangulaire apparu au 13ème siècle).

 

 

 

Sous la légende dorée d’un artiste momifié qui aurait perdu et l’inspiration et l’industrie dont il a besoin pour redonner des ailes à son génie, il y a un cinéaste qui bouge encore. Tantôt il est un réalisateur qui voit avec les dernières machines de l’hyper-modernité la production de nouveaux semblants dont un peu d’histoire et de connaissance botanique peuvent avoir raison. Tantôt il est un auteur qui sait bien que la cinéphilie est le beau nom d’une maladie. La vérité des images reste, qui a pour fond obscur les fantasmes et les semblants qu’elles recouvrent et sans lesquels elles ne seraient aussi que des coquilles vides.

 

 

 

A l’enseigne des Trois Mères, Dario Argento est ainsi l’alchimiste de la transsubstantiation de son corps, qui se déploie désormais non seulement dans la vieillesse des organes, mais aussi avec l’architecture immortelle des films. Enfin, sur cela, il faut savoir aussi tenir sur l’un des principes de l’alchimie, son secret : le silentium.

Inferno (1980) & La terza madre (2007)

 

 

 

La sorcellerie à travers les âges

(l’âge de la maturité avant le troisième âge)

 

 

 

Profondo rosso – Les Frissons de l’angoisse (1975) n’a pas peut-être pas rencontré le succès commercial escompté. Il n’en demeure pas moins que son auteur sait alors qu’il a réussi à atteindre à l’occasion du retour au genre qui a assuré sa reconnaissance, le giallo, une manière de perfection restée depuis inégalée. Le personnage de la médium jouée par Macha Méril, qui relance sans l’avoir voulu une folie meurtrière gardée en réserve d’un amour filial et maternel monstrueux, et qui est pour cette raison assassinée avec une brutalité inouïe, amorce la pompe d’un désir de fantastique dont les vannes seront grandes ouvertes avec le film rapidement considéré comme un film culte. Suspiria (1977) est un chef-d’œuvre des deux genres, le cinéma fantastique et le cinéma d’horreur, c’est aussi un conte pour enfants, macabre et merveilleux. Les raffinements barbares de la mort expérimentés avec les premiers gialli arment désormais une fantasmagorie ésotérique au baroquisme inédit, mêlant littérature gothique et inspiration alchimiste, conte des frères Grimm et nouvelle de Frank Wedekind, références picturales symbolistes et surréalistes, expressionnisme allemand et Les Chaussons rouges (1948) d’Emeric Pressburger et Michael Powell, Blanche-Neige et Alice au pays des merveilles.

 

 

 

Dario Argento sait qu’il vient d’ouvrir un grand chantier en initiant un projet au long cours dont la réflexion va l’accompagner durant plusieurs années. Il s’agit de sa « Trilogie des Enfers » dite encore cycle « des Trois Mères » (Le tre madri), poursuivie avec Inferno (1980), autre chef-d’œuvre peut-être plus libre et plus déroutant encore, et close trente ans après par La terza madre – Mother of Tears – La Troisième Mère (2007). Cependant trois décennies séparent le deuxième volet du troisième. Du temps a passé, beaucoup de choses sont entre-temps advenues et ont changé pour Dario Argento comme dans l’industrie du cinéma italien. Du temps a passé, peut-être trop de temps. Peut-être que le temps a passé et qu’il est aussi passé. En échouant malheureusement à renouer avec le génie de ses prédécesseurs, la réalisation de La terza madre manifeste alors un reflux durable des capacité créatrices du cinéaste italien à partir des années 2000, qui n’a pas été surmonté depuis.

 

 

 

La « Trilogie des Enfers » constitue un passionnant triptyque, puissant et labyrinthique, véritablement ensorcelant, riche même de ses ambivalences, dédié à la sorcellerie féminine à travers les âges. « Les Trois Mères » distribue précisément ses sortilèges à travers l’espace et le temps ainsi : Mater Suspiriorum est la Mère des Soupirs, c’est la plus âgée des trois et elle réside à Fribourg-en-Brisgau en Allemagne ; Mater Tenebrarum est la Mère des Ténèbres, elle est la plus jeune et la plus cruelle et habite New York ; Mater Lacrimarum est la Mère des Larmes, elle est par rapport à ses sœurs la plus belle et la plus désirable et réside à Rome. Trois clés leur sont également associées comme une sorte de ritournelle ou de charade : la première clé pose que le terrain des sorcières dégage une pestilence promise à se répandre dans les environs ; la deuxième clé explique que dans la cave des maisons respective des Trois Mères il y a une image cachée qui la représente ; la troisième clé indique que la sortie se trouve sous la semelle des chaussures de celui qui la cherche. Les Trois Mères figurent ainsi le versant obscur d’autres triades féminines mythiques, plus connues et plus classiques comme les Trois Muses, les Trois Grâces, les Trois Parques ou les Trois Furies auxquelles elles ressemblent au fond le plus. Sans oublier les trois sorcières de Macbeth dont l'adaptation en opéra par Giuseppe Verdi en 1847 est au centre de Opéra (1987). La femme idéalisée et allégorisée en bienfaitrice maternelle du destin de l’humanité, qui se dit avec l’humanisme celle de l’Homme avec un H majuscule, se renverse alors en monstresse vengeresse. Celle qui, par trois fois, attend patiemment l’heure qui consacrera le triomphe noir de sa contre-église, en remplaçant la relégation culturelle par la domination cultuelle, l’inspiration poétique avec l’intoxication frénétique, l’abstraction de l’idéal par la passion infernale. L’Immaculée Conception, dogme de l’église catholique, a laissé place désormais aux maculations souillant les saintes maternités afin de dérégler la machine de reproduction de la domination patriarcale.

 

 

 

Si le programme maléfique des Trois Mères rente encore largement crypté dans Suspiria, il s’expose dans toute sa lisibilité dès l’ouverture de Inferno pour être cependant un peu trop ressassé avec La terza madre qui, de fait, arrive tard en tentant de rattraper le temps perdu. Et si les ambivalences de la sorcellerie féminine sont réelles, en proposant notamment un contre-modèle maternel retors à une sacralisation fondant perversement la domination du patriarcat, elles deviennent de fait aussi des ambiguïtés mal résolues par l’opposition schématique entre magie noire et magie blanche proposée par La terza madre, troisième âge de la sorcellerie entrée dans une certaine forme de sénilité.

 

 

 

Dans Suspiria, les choses étaient d’une certaine manière à la fois plus confuses (le programme général restait encore nébuleux) mais plus claires aussi (l’idée en sera explicitée dans le remake pas inintéressant de Luca Guadagnino) : Suzy Banner incarne une jeunesse héroïque dont la part d’enfance lui permet de s’émanciper du pouvoir assujettissant des vieillardes qui voudraient en vampiriser l’énergie vitale. L’école de danse n’a dès lors qu’un apprentissage à offrir, celui de son évasion qui entraînera sa destruction dont la pointe final est le sourire peut-être hasardeux de l’actrice Jessica Harper, aussi insolente et réjouissante que sa cousine anglaise Alice. Dans Inferno, qui passe de New York (Mater Tenebrarum) à Rome (Mater Lacrimarum) et vice-versa, la narration se complique avec une liberté rare dans ses glissements et ses liaisons, dessinant dans ses intervalles l’image de vérité d’un geste artistique qui n’a pas d’autre fondement que la conjuration de la mort.

 

 

 

De fait, Inferno est des trois films de la trilogie le plus ambitieux, le plus déconcertant. De tous les films de Dario Argento, c’est aussi celui où la narration est la plus libérée des obligations du réalisme mimétique prescrites avec les conventions policières du giallo, autrement dit la plus proche des associations libres de l’inconscient et du rêve. Le récit se présente en effet comme un passage de témoins entre personnages éloignés les uns des autres : d’abord la poétesse Rose Elliot qui vit à New York, ensuite son frère Mark qui étudie la musicologie à Rome et à qui elle envoie une lettre l’appelant à son secours, puis Sara l’amie étudiante de Mark qui récupère la lettre oubliée en cours et part en quête de ce qu’elle indique. Avant de retrouver Mark parti retrouver sa sœur aux États-Unis et qui fera à cette occasion connaissance avec plusieurs personnages qui figureront provisoirement et alternativement d’autres relais de la fiction : Carol la concierge de l’immeuble où habitait Rose, une autre locataire prénommée Elise, son majordome John qui traficote avec Carol, un vieux professeur muet et en chaise roulante dont s’occupe son étrange infirmière et puis Kazanian, le libraire en béquilles qui vend ses livres anciens dans la boutique tout juste à côté. Seul Mark survivra à la rencontre avec Mater Tenebrarum qui n’est qu’un nom, qu’une allégorie de la Mort. Tous représentent également les points distants et mobiles d’un circuit narratif qui prend tout son temps et dont les va-et-vient dessinent à la fin la carte perpétuellement changeante d’un scénario menant au trésor secret d’un art qui sait avoir pour fond la hantise de la mort. Et sa conjuration est un film qui lui aura été victorieusement arraché des mains.

 

 

 

Dans Inferno, la divagation narrative est également architecturale. C’est un effet de brouillage onirique qui entremêle visions urbaines prélevées à Rome et à New York dans une zone intermédiaire, impure et grise comme l’interzone de William S. Burroughs déliré à Tanger quand il y écrivait Le Festin nu. Ainsi, Central Park avec son lac bordé par un grouillement de rats dont sera victime le libraire Kazanian a été reconstitué dans les studios De Paolis à Rome. Quant à la façade architecturale de l’immeuble new-yorkais, c’est un pur artifice conçu par Mario Bava pour son ultime participation à un projet cinématographique, avant son décès suite à une crise cardiaque survenue en avril 1980 (son fils, Lamberto, qui a été l’assistant de son père sur ses derniers films, devient alors celui de Dario Argento à partir de Inferno). La technique du matte painting finit alors par avérer que New York n’est qu’une toile de rêve, une apparition fantasmatique issue avec l’emploi de peintures sur cache. S’il vient de produire Dawn of the Dead – Zombie (1978) de George A. Romero, Dario Argento en a conçu le montage de la version européenne depuis Rome et sa période étasunienne ne commence réellement qu’avec Deux yeux maléfiques (1990) co-réalisé avec George Romero d’après deux nouvelles d’Edgar Allan Poe pour se conclure avec Trauma (1993).

 

 

 

Inferno est une rêverie inépuisable, avec ses mystères (les indices, comme un mot chuchoté, un autre griffé à l’ongle sur une pochette en cuir, un rouleau caché sous le plancher, un livre qui passe de main en main, ne sont que les intervalles quelconques d’un cauchemar éveillé), ses obsessions (le cloaque et l’opéra, la jeunesse sacrifiée et la vieillesse éclopée, les chats, la vermine et les rats), ses surprises (outre la revisitation romaine de New York, l’alchimiste assassin est joué par Dario Argento lui-même et c’est Sacha Pitoëff qui joue Kazanian en hommage évident à L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais). Mais aussi ses inventions propres comme son spectre unique de couleurs (dominent au début les tons plus doux, roses et pervenches, obligeant le rouge profond à des localisations partielles, avant que l’orange ne prenne l’avantage et à la fin n’envahisse tout), sa grille référentielle (La Belle au bois dormant s’est substitué désormais à Blanche-Neige), ainsi que sa musique inoubliable (on croirait retrouver Claudio Simonetti de Goblin, il s’agit en fait du claviériste Keith Emerson issu du rock progressif et dont les compositions frisant le pompiérisme s’inspirent du Carmina Burana de Carl Orff).

 

 

 

Inferno propose aussi des folies que ne s’était alors jamais autorisé Dario Argento. Parmi lesquelles une scène d’agression aux chats et une autre aux rats, la première en hommage au Chat noir d’Edgar Allan Poe (l’hommage sera plus explicite avec Deux yeux maléfiques) et la seconde à L’Homme aux rats de Sigmund Freud (il y reviendra encore avec Le Fantôme de l’Opéra). La passion animalière du cinéaste culmine ici avec la solidarité des rats new-yorkais qui vengent les chats martyrisés par Kazanian. Et la vengeance prend rien moins la forme radicale d’un viol collectif et anal rappelant au gardien de la littérature que l’un des fondements de la culture est aussi la répression de l’animal. Le deuxième volet du cycle des Trois Mères joue également d’effets de superposition voire de surimpression avec le volet précédent, déjà avec le motif du rideau de velours bleu (qui précède celui de David Lynch) et celui du feu purificateur final (comme à la fin de La Chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe, encore une fois). Avec aussi le retour du taxi fantôme et mutique toujours interprété par Fulvio Mingozzi. Et puis l’apparition remarquable de deux autres revenantes : Alida Valli dans le rôle de Carol (mais l’astuce consiste ici à ce qu’elle n’ait aucun lien avec la Mère des Ténèbres) et Daria Nicolodi dans celui d’une voisine de Rose (l’actrice de Profondo rosso a coécrit le scénario de Suspiria). Sans oublier, enfin, de semblables déambulations féminines, aquatiques et labyrinthiques, sanctionnées par la mort la plus brutale (dont l’une est donnée à l’aide d’une vitre guillotine qui s’inscrit dans la série des décapitations témoignant de l’obsession acéphale du cinéaste dont Trauma en sera l’acmé).

 

 

 

Regarder Inferno c’est alors se perdre dans son labyrinthe pour se retrouver à de nouveau arpenter le dédale de Suspiria. Et, d’un film à l’autre, la sorcière est l’architecte des passages secrets entre eux. Elle est l’alchimiste qui transforme le plomb des conventions du cinéma de genre en or des revisitations inaugurales. L’énième fois comme s’il s’agissait d’une toute première fois. De fait, la sorcière apparaît bel et bien déjà comme la version surnaturelle et féminine du tueur généralement masculin du giallo, en radicalisant la dimension paranoïaque de son omniprésence spectrale. De fait, la sorcière architecte et alchimiste est aussi un masque, un travestissement allégorique pour Dario Argento. D’abord parce que le démiurge sait reconnaître la sorcellerie qu’il y a dans l’art et que réprime la culture, par exemple dans l’opéra. Opéra, Le Fantôme de l’Opéra (1998) et, dans une moindre mesure, Non ho sonno – Le Sang des innocents (2001) y reviendront passionnément mais la vérité s’expose déjà, avec netteté, quand résonne le « Va, pensiero » du Nabucco (1842) de Giuseppe Verdi. L’analyse universitaire du fameux morceau pour étudiants en musicologie déclenche alors une ivresse insoupçonnée pour l’un d’entre eux, Mark, déstabilisé par le regard émeraude que lui lance dans l’amphithéâtre une jeune femme au chat et qui n’est autre que Mater Lacrimarum, héroïne de La terza madre.

 

 

 

« Va, pensiero », c’est la pensée qui vole sans entraves, librement malgré la captivité réelle, et que chante en exil le chœur des esclaves juifs du roi de Babylone, Nabuchodonosor II. Cette pensée allégorise pour Verdi (et le librettiste Temistocle Solera qui l’a écrite en s’inspirant du psaume 137 de la Bible) la volonté populaire œuvrant dans l’Italie des années 1840 à construire une unité nationale alors empêchée par la présence autrichienne notamment. La liberté est un sortilège qui fait tournoyer la caméra comme tournoient les corbeaux de Opéra, elle fait tourner la tête de l’étudiant faisant alors l’expérience non pas d’un fragment de culture inoffensif mais d’un excès, d’un débord qui est une passion, une ivresse qui est une folie addictive. D’ailleurs, la Mère des Ténèbres cachée derrière le visage faussement souriant de l’infirmière naïve lâchera un lapsus révélateur en confondant musicologie et toxicologie. C’est ainsi que l’on a construit les nations modernes avec les individus qui les peuplent, et que l’on a rêvé d’un art qui soit à la hauteur d’un processus révolutionnaire qui, pour s’accomplir, doit alors être un passion soulevant des montagnes.

 

 

 

Cet art moderne, certains en rêvent encore à leur façon, par exemple en se souvenant de l’origine historique de la guillotine dans Trauma ou encore du sens du coup traditionnel de canon tirant à blanc sur le mont Janicule dans Card Player (2004). En dépit du kitsch des obligations commerciales, et malgré l’attraction des jeux séduisants mais inconséquents de la postmodernité dont le règne s’impose à l’époque de Inferno. Dario Argento se fait ainsi l’héritier hétérodoxe et intempestif de l’opéra italien, comme du génie poétique national (Inferno fait évidemment signe du côté de Dante dont la Divine Comédie a participé à construire et populariser la langue italienne). C’est en ce sens qu’il peaufine également son art poétique des descentes dans les souterrains et d’errance labyrinthique dans les limbes pour remonter depuis des catabases initiatiques à la surface qui, retrouvée dans le cadre du médium cinématographique, sauve des illusions cruelles et sanglantes de la profondeur, qui n’est que celle des corps violemment pénétrés et trucidés.

 

 

 

Passer de la carte sur le mur à l’exploration architecturale est fatal à Rose, qui plonge toujours plus profond et finit décapitée. Comme est fatal au libraire qui martyrise les chats la volonté de chercher un trou plus profond dans le lac de Central Park pour y noyer ceux qu’il a attrapé. Le jeu de mots est alors irrésistible : en cherchant le trou profond, Kazanian l’aura eu profond, dans le trou. Lâcher la surface pour la profondeur comme on lâche la proie pour l’ombre, c’est littéralement ramener le coupe-papier au stade du poignard qu’il avait par effort de civilisation réussi à dépasser. Revenir à la surface est déjà la leçon d’Alice, qui tombe et chute à l’intérieur de l’arbre pour atteindre le royaume des cartes précédant l’avènement du miroir. Revenir à la surface, c’est pour Mark en relève de sa sœur Rose continuer une exploration architecturale qui révèle avec sa miniaturisation significative son aporie. La surface est celle de l’art qui sublime ainsi une propension au profond, à l’intérieur de laquelle palpite la pulsion de mort, cette taupe aveugle qui ne cherche qu’à creuser les corps, qu’à les violer et les profaner toujours plus en profondeur comme le rat du supplice chinois qui fait tourner la tête d’Ernst Lanze, L’Homme aux rats de Freud.

 

 

 

Inferno le montre dans la plus paradoxale des nudités, qui s’expose dans le plus grand artifice : Dario Argento n’est pas du côté des vieillards grabataires mais des sorcières immortelles, enfin il le voudrait. C’est ainsi qu’il peut alors affronter la mort sur son terrain propre, celui de la fascination et de la mortification, de la sidération et de la réification, et qu’il conjurerait sa hantise en consacrant comme Alice l’a montrée la victoire de la surface sur la profondeur, esthétique tout autant qu’éthique. L’architecte et alchimie Emilio Varelli n’est plus ici qu’un corps diminué, bourgeois privé de sa voix et de ses jambes, pauvre vivant placé sous l’emprise machinique de son employée médicale, l’infirmière qui est moins son esclave que le maître de son maître, la Mère des Ténèbres qui l’a esclavagisé. Sur l’exemple des Trois Mères, Dario Argento est ainsi l’alchimiste de la transsubstantiation de son corps, qui se déploie désormais non seulement dans les décrépitudes des organes physiques, mais aussi dans l’architecture immortelle et atopique des films. Enfin, sur cela, il faut savoir aussi tenir sur l’un des principes de l’alchimie, son secret : le silentium.

 

 

 

Et puis le temps a passé, la conclusion n’a pas cessé d’ajourner la conclusion de sa « Trilogie des Enfers ». Il faut dire que les raisons en étaient légitimes car Dario Argento a continué de réaliser d’autres films importants, Ténèbres (1982) qui est un retour puissant et brutal au giallo, Phenomena (1985) qui combine audacieusement giallo et conte surnaturel, Opéra (1987) en guise de pierre philosophale dédiée à l’art des arts, et puis Trauma et Le Syndrome de Stendhal (1996) qui proposent sous couvert de variations policières de tourner en ellipses autour du noyau refoulé et incestueux dont le tabou, autre expression du silentium des alchimistes, est pourtant au cœur de la relation d’un père et de sa fille qu’il intègre à son œuvre. Quand les circonstances sont enfin réunies pour pouvoir tourner La terza madre, le résultat est décevant, vraiment. La Troisième Mère figure alors le troisième âge d’une trilogie entrée désormais dans l’ère de sa sénilité.

 

 

 

Il est vrai que La terza madre a quelques arguments pour défendre son intérêt, avec de bons moments gore, un singe infernal rejoignant le bestiaire du cinéaste, une fosse à merde comme dans Phenomena. Mais aussi un montage urbain et architectural à la Frankenstein (les vrais décors romains comme le Castel Sant’Angelo, San Pietro, la Fontana delle Tartarughe et l’Ara Pacis ont pour centre la demeure de Mater Lacrimarum mais il est fuyant et décalé, trouvé encore une fois à Turin, pas loin d’ailleurs de la villa de Profondo rosso). Et puis il y a une hystérie orgiaque et apocalyptique tramée de références pour certaines vraiment culottées aux peintures de Jérôme Bosch. Hors cela, le reste du film n’est franchement pas mais pas du tout à la hauteur des précédents volets de la trilogie. La musique du fidèle complice Claudio Simonetti aligne en effet la reprise à la peine de thèmes largement ressassés. Le revenant Udo Kier, présent dans Suspiria, a à peine le temps de bâiller qu’il est déjà expédié dans l’autre monde. Quant à la photographie, elle est sans imagination, terne et son spectrum est si pauvre en couleurs par rapport aux expérimentations précédentes (Frédéric Fasano n’était guère plus inspiré quand il a travaillé sur le téléfilm Aimez-vous Hitchcock ?, il le sera cependant davantage sur le pourtant dispensable Gallo).

 

 

 

Pire, Dario Argento trahit le sens de ses propres adieux à Asia Argento, explicitement formulés pourtant avec la fin du Fantôme de l’Opéra. C’est pourquoi les retrouvailles avec la fille se soldent par une interprétation quelconque, sans nuance ni grâce (et ce sera pire encore dans Dracula 3D). La bonne idée, suggérée par Asia Argento, de donner le rôle du personnage du fantôme maternel à Daria Nicolodi est vibrante sur le papier mais, à l’écran, l’ectoplasme qui souffle de bons conseils à sa fille comme un maître jedi est visuellement d’une laideur repoussante, doublée d’un symptôme d’une cruauté exemplaire. L’ex-compagne est en effet si belle sur les photos nostalgiques de sa jeunesse, c’est pourquoi son corps est devenu avec le temps inconsistant, autrement dit indésirable dans le cinéma de son ex-compagnon. Peu de désir à filmer sa fille, aucun à filmer son ex-compagne. L’absence de désir se manifeste encore ailleurs, dans la représentation ratée des sorcières en lycéennes hystériques et anachroniques dont le style décalque celui de Nina Hagen, comme dans l’opposition si schématique entre magie noire et magie blanche, entre bonnes et mauvaises sorcières. Les ambivalences concernant la figure de la sorcière ne sont même plus des ambiguïtés quand domine un manichéisme scénaristique du niveau bébête des productions hollywoodiennes les plus moyennes.

 

 

 

Malgré toute l’admiration que l’on porte à l’œuvre de Dario Argento, La terza madre qui était le film longtemps attendu est le film de trop, celui qui brise l’unité esthétique du cycle des Trois Mères sans réussir à tirer de ses défauts de claudication des boiteries de sorcière. Le temps a passé, est passé et le sortilège ne fonctionne plus désormais. « Ce que vous voyez n’existe pas. Ce que vous ne voyez pas est la vérité » : l’énigme en latin qu’il faut traduire pour remonter de la fosse à purin où la Mère des Ténèbres a jeté l’héroïne souffle involontairement alors la vérité d’un film que l’on voit mais qui, en vérité, n’existe pas parce que le cinéma ne s’y trouve pas.

 

 

 

14 avril 2020

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