Dario Argento : l'art, l'horreur et la manière

Champ : "Ténèbres" (1982)

Contrechamp : "Phenomena" (1985)

Cinquième partie

Dario Argento est un styliste macabre du contemporain. Son style est un stylet métaphorique permettant d’inciser finement sa peau (le stylet est un poinçon permettant d’écrire sur des surfaces comme l’écorce, la cire et l’argile) comme de trancher profondément dans sa chair (le stylet est aussi un poignard à lame triangulaire apparu au 13ème siècle).

 

 

 

Sous la légende dorée d’un artiste momifié qui aurait perdu et l’inspiration et l’industrie dont il a besoin pour redonner des ailes à son génie, il y a un cinéaste qui bouge encore. Tantôt il est un réalisateur qui voit avec les dernières machines de l’hyper-modernité la production de nouveaux semblants dont un peu d’histoire et de connaissance botanique peuvent avoir raison. Tantôt il est un auteur qui sait bien que la cinéphilie est le beau nom d’une maladie. La vérité des images reste, qui a pour fond obscur les fantasmes et les semblants qu’elles recouvrent et sans lesquels elles ne seraient aussi que des coquilles vides.

 

 

 

A l’enseigne des Trois Mères, Dario Argento est ainsi l’alchimiste de la transsubstantiation de son corps, qui se déploie désormais non seulement dans la vieillesse des organes, mais aussi avec l’architecture immortelle des films. Enfin, sur cela, il faut savoir aussi tenir sur l’un des principes de l’alchimie, son secret : le silentium.

Ténèbres (1982)

 

 

 

 

 

La littérature et le mal

 

 

 

 

 

Le huitième long-métrage de Dario Argento marque un retour brutal au giallo, autant dégraissé des oripeaux pop caractérisant sa « trilogie animale » (L’Oiseau au plumage de cristal en 1970, Le Chat à neuf queues et Quatre mouches de velours gris en 1971) qu’il tourne le dos au vieux legs gothique revisité par le surréalisme et à l’alchimie des deux premiers opus de la « trilogie des mères » (Suspiria en 1977 et Inferno en 1980). Interdit aux moins de 18 ans lors de sa distribution française, sorti dans des versions tronquées au Royaume-Uni ainsi qu’aux États-Unis, Ténèbres donne l’occasion à son auteur de radicaliser sa manière, tout en réfléchissant jamais aussi explicitement peut-être aux formes mêmes de ses obsessions.

 

 

 

L’histoire de l’écrivain Peter Neal (Anthony Franciosa), un auteur de romans policiers horrifiques affrontant les conséquences du comportement criminel de l’un de ses lecteurs, a ainsi cette qualité d’oser investir avec complexité la perversion des circuits de la pulsion. Nous voilà projetés dans cet espace intermédiaire d’un côté bordé par la création artistique, de l’autre par la réception publique, où les passages à l’acte qui s’autorisent des œuvres réveillent des démons que l’art aurait précisément refouler. Quand on sait que l’une des motivations personnelles de l’écriture de Ténèbres aura consisté dans l’effroi ressenti par Dario Argento après avoir été victime dans un hôtel de Los Angeles de harcèlement téléphonique par un fan imitant la voix caractéristique du serial killer de ses gialli, on comprendra peut-être mieux comment Ténèbres représente peut-être pour son auteur comme une sorte d’exorcisme personnel doublé d’un exercice de lucidité.

 

 

 

Des critiques d’une journaliste lesbienne et féministe portant sur la violence sexiste des romans de Peter Neal à son faux suicide nécessitant un rasoir truqué comme on en trouve typiquement dans la fabrication d’un giallo, tout en passant par le critique de télévision qui se veut l’exégète des pensées et fantasmes cachés de l’écrivain, nombreux seraient les signes soutenant en effet un principe général d’auto-réflexivité, entre autocritique et autofiction parodique. Et, à ce titre, Dario Argento fait preuve d’une réelle honnêteté en refusant de botter en touche. Le cinéaste va même jusqu’à exposer son sympathique personnage de romancier étasunien et dynamique à toute une série de contradictions qui finiront par lui être aussi fatales que deux mains autour d’un cou.

 

 

 

Ténèbres se soustrait ainsi au stéréotype d’origine freudienne voulant que l’œuvre d’art propose une forme exemplaire de refoulement sublimatoire des pulsions d’agression. Il s’agit au contraire de poser qu’elle s’inscrit dans un rapport social qui est un agencement machinique où, entre les auteurs (de romans comme de films) et leurs lecteurs (ou spectateurs), virtualités refoulées et passages à l’acte en forme de défoulement meurtrier peuvent être l’objet tordu de courts-circuits imprévisibles. Comme le futur et ultime roman de l’écrivain infortuné de House By the River (1950) de Fritz Lang, comme les petits films amateurs du tueur en série de Peeping Tom – Le Voyeur (1960) de Michael Powell, le nouveau roman de Peter Neal, Tenebrae, est une machine infernale qui échappe à la volonté consciente de son auteur. C’est qu’elle a allumé une mèche improbable chez un lecteur dont les passages à l’acte vont motiver par un effet de feed-back délirant leur écho et relais du côté du romancier lui-même, rattrapé par un traumatisme qu’il croyait pourtant avoir dépassé. La littérature comme folie et comme mal n’est pas seulement l’horizon des grands écrivains français de la transgression (Sade et Lautréamont, Artaud et Bataille, Burroughs et Guyotat), mais aussi des grands cinéastes qui font du cinéma d’horreur commercial un moyen d’’exploration de la part des ténèbres héritée de la littérature (Ténèbres vient en effet après The Shining de Stanley Kubrick en 1980, et avant In the Mouth of Madness – L’Antre de la folie de John Carpenter en 1995).

 

 

 

Au cœur de Ténèbres il y a cette astuce narrative qui propose que la série meurtrière appartienne en réalité à deux tueurs distincts. Un se divise en deux et c’est le rabat du deux sur l’un qui fausse les perspectives des personnages comme des spectateurs. Si le premier tueur s’autorise à passer à l’acte après avoir lu le second, le second ne devient tel qu’en réaction mimétique aux actes du premier qui ont réveillé le souvenir d’un acte fondateur et traumatique, fallacieusement refoulé. En résumant, une jeune femme a humilié Peter Neal adolescent en lui enfonçant le talon de sa chaussure rouge dans la bouche ; il s’est ensuite vengé d’elle en la poignardant et, n’ayant jamais été inquiété par la justice, conserve depuis ce coupable secret en suivant un traitement avec médicaments.

 

 

 

L’éclatement figuratif du meurtrier, qui est une configuration déjà à l’œuvre avec le duo formé par la mère et son fils dans Profondo rosso – Les Frissons de l’angoisse (1975), en attendant la reprise de ce couple monstrueux dans Phenomena (1985), profite ainsi des effets de leurre appartenant à la machine réflexe logée dans la tête du spectateur, qui enchaîne les images en les homogénéisant narrativement, oublieux du respect nécessaire dévolu à l’écart et l’hétérogène. Comme le jeune blondinet Gianni dissocie une phrase de son auteur (le critique de télévision avoue qu’il est le meurtrier) en l’attribuant à son assassin (le témoin ignore alors encore qu’il s’agit de l’écrivain assassinant celui qui s’est autorisé de lui pour tuer et dont il va pour sa part s’autoriser pour tuer à nouveau). En passant, si Dario Argento a été formé à l’école de Mario Bava (la torsion baroque des culpabilités faisant éclater le sujet meurtrier est déjà en place avec Le Téléphone, le premier sketch qui est d’ailleurs une histoire de harcèlement téléphonique du triptyque Les Trois visages de la peur en 1963), il est sur ce dernier point aussi un disciple de Fritz Lang (enchaîner et tout lier dans l’irrespect des différences est un piège paradigmatique du cinéma comme dispositif de capture des regards).

 

 

 

Avec l’autonomisation provisoire et relative de certaines visions traumatisantes (des pures perceptions présentes aux images cauchemardesques enfouies dans la mémoire), la focalisation subjective des plans ouvre alors sur un regard impersonnel. Comme une case vide que se partagent successivement un premier tueur qui est un mauvais lecteur et, distinctement, un second tueur qui est un mauvais écrivain (et d’autant plus quand il s’inspire de son mauvais lecteur pour renouer avec le passage à l’acte meurtrier). En parallèle de la dislocation de la figure du meurtrier qui toujours se fragmente et se fétichise en objets partiels (une main gantée de noir et porteuse d’armes blanches) et flottants (une voix moqueuse et insituable), les perceptions trompeuses et les liaisons forcées sont ce qu’il faut reprendre encore et encore, comme un film sur une table de montage, pour en retrouver le sens faussé. L’analyse d’images et de sons comme adjuvant à la fiction est ainsi partagé par les spectateurs cinéphiles et les réalisateurs maniéristes, à la fois hitchcockiens et antonioniens comme le sont Dario Argento et Brian De Palma, son contemporain hollywoodien.

 

 

 

Ténèbres raconte ainsi l’histoire brutale et sanglante qui compte double : l’histoire des mauvais lecteurs qui tirent de leur lecture l’autorisation des pires passages à l’acte et l’autre histoire des mauvais artistes ayant cru à bon compte pouvoir s’exonérer des leurs grâce à l’onction de la sublimation. L’une et l’autre comme les deux faces d’un ruban de Möbius n’en faisant plus qu’une. De fait, l’art n’apparaît plus soustrait des circuits de la pulsion au nom du gardiennage de la sublimation, mais s’expose au contraire comme une machine schizo, qui tantôt peut les dénouer en déplaçant la pulsion à l’endroit où elle n’est qu’une virtualité sans actualité, tantôt qui peut les accentuer dans l’actualisation de ce qui était jusqu’alors resté seulement virtuel. Entre parenthèses, plus que la littérature, le cinéma ou la peinture comme on le verra dans Le Syndrome de Stendhal (1996), l’opéra est chez Dario Argento l’art le plus culturellement exposé à cette dialectisation interminable des pulsions, de Inferno au Fantôme de l’opéra (1998) en passant évidemment par Opéra (1987) et, de façon plus mineure, dans Non ho sonno – Le Sang des innocents (2001). L’art se présente ainsi comme une machine sociale ambivalente, déjà branchée sur d’autres agencements machiniques et certes ouverte sur d’autres rapports sociaux, mais aussi pleine de délires fantasmatiques diversement charriés de la création à la réception des œuvres, saturée de folies aussi personnelles qu’impersonnelles qui excèdent autant la conscience rationnelle des uns que la volonté maîtrisée des autres.

 

 

 

On ne l’a pas encore dit mais Ténèbres est aussi un grand film contemporain, c’est-à-dire qui réfléchit aux nouvelles formes qui s’imposent à la société italienne à l’orée des années 1980. Le refus des couleurs les plus extravagantes au profit d’une palette plus neutre, avec toutes les nuances de blanc jusqu’au gris anthracite (seul le rouge éclate en gerbe souillant les surfaces blanches), le privilège plastique accordé aux matériaux froids, utilitaires et fonctionnels (le verre, le béton, divers métaux), ainsi que le principe général de l’horreur explosant en plein jour ou en pleine lumière témoignent que Dario Argento, aidé par Luciano Tovoli qui a longtemps travaillé avec Michelangelo Antonioni, désire regarder la nouvelle société, blanche et glaçante, qui se présente devant ses yeux. Une Italie des vitrines marchandes et des relations consommables et jetables (la via Salaria de Rome avec le centre commercial Rinascente Piazza Fiume), des golden boys et des clodos, des lesbiennes militantes mais aussi des bimbos (quelques victimes ressemblent étonnamment à la chanteuse italo disco Sabrina dont le tube Boys ne sortira pourtant qu’en 1987). Une Italie des foules solitaires et atomisées, où chacun court après son unique plaisir ou n’est intéressé que par ses seuls intérêts, dans une Rome aussi désolée qu’une partie désolante de flipper maltraité par le macho du coin. Une Italie vouée à la vulgarité des équivalences du sexe et de l’argent, livrée à l’obscénité de la trahison consumériste de la libération sexuelle qui subit en effet un backlash aussi brutal que sexiste innervant tout le spectre social, du clochard affamé aux intellectuels revanchards (l’essai éponyme de Susan Faludi traitera de cette « guerre froide contre les femmes » en 1991).

 

 

 

Trois grandes séquences témoignent ainsi du souci d’inscription esthétique et politique de Ténèbres dans une contemporanéité où les pulsions les plus noires seraient supposément blanchies par les nouveaux dispositifs d’une modernité contradictoire. C’est d’abord le massacre du couple de lesbiennes dans la grande maison moderne où la caméra mobile de Luciano Tovoli usant de la Louma accomplit des prodiges plastiques dignes de l’ouverture baroque de Touch of Evil – La Soif du mal (1958) d’Orson Welles. L’architecture fonctionnelle de la villa delle Lesbiche à Ostia s’apparente autant à une sorte de Rubik’s Cube, qui est l’un des joujoux fétiches de l’époque, qu’à un piège mortel qui se referme sur ses locatrices comme les trappes d’un château médiéval. La modernité est contradictoire en sécrétant ses archaïsmes propres, qui se manifestent encore lors de la séquence de meurtre de l’éditeur de Peter Neal, sur la place du centre commercial « Les terrasses » à Casal Palocco. À l’exception d’un petit garçon qui joue en étant encore en demande de relation, tout un chacun est à sa petite affaire personnelle, entre rixe et rupture sentimentale, sans rien voir d’un meurtre perpétré en plein jour (l’inspiration serait ici North By Nothwest – La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock en 1959), et dans une inversion géniale de la séquence de la mort nocturne du musicien aveugle de Suspiria.

 

 

 

C’est enfin la mort de Peter Neal après avoir simulé son suicide par égorgement, victime d’une statue d’art contemporain dont l’une des parties métalliques pointues s’enfonce dans son ventre, poussée involontairement par son ancienne assistante (Anne jouée par Daria Nicolodi) qui hurle de folie sous une pluie battante, caractéristique du cinéma argentien (l’art même contemporain abrite des supplices barbares qui s’abattaient déjà sur le héros de L’Oiseau au plumage de cristal). La musique elle-même, moins atmosphérique et plus pompière, plus agressive des ex-Goblin Claudio Simonetti, Fabio Pignatelli et Massimo Morante (le groupe s’est séparé en 1980), achève de montrer que la nouvelle société italienne, alors sur le seuil de sa privatisation dont Berlusconi donnera le nom générique, constitue une grande machine infernale, un vaste flipper individualiste et concurrentiel. Et l’art lui-même résisterait difficilement aux coups de butoir et de pression flippante de la pulsion, cette bille qui fait désormais tourner le contemporain en faisant sortir les yeux de leurs orbites.

 

 

 

22 juillet 2019

Phenomena (1985)

 

 

 

 

 

Composer à l'épreuve de la décomposition

 

 

 

 

 

Il est vraiment tentant de voir en Phenomena (1985) le troisième et ultime opus clôturant idéalement la trilogie dite des « Enfers » ou des « Trois Mères » tant Mother of Tears – La Troisième Mère (2007) aura réellement déçu après les sommets baroques atteints par Suspiria (1977) et Inferno (1980). Il est cependant beaucoup plus pertinent de renoncer aux satisfactions fallacieuses du fantasme, par exemple en reconnaissant dans le neuvième long-métrage de Dario Argento comme une manière de variation inversée de Suspiria – et, en passant, non pas son meilleur film mais peut-être le plus singulier et le plus émouvant. Dans les deux films, en effet, des événements étranges se déroulent dans une prestigieuse école privée, européenne et germanophone – académie de danse allemande ou pensionnat bourgeois suisse – où une jeune femme d'origine étasunienne (Jennifer Corvino jouée par Jennifer Connelly succède à Suzy Benner interprétée par Jessica Harper mais, à la différence de la seconde, la première est encore mineure) est soumise à l'épreuve d'un rite d'initiation autorisant un déchaînement torrentiel de forces surnaturelles.

 

 

 

Pourtant, les dissemblances abondent en avérant le principe actif de l'inversion s'exerçant à partir d'une influence littéraire commune (Mine-Haha : de l'éducation corporelle des jeunes filles de Frank Wedekind en 1903 dont Lucile Hadzihalilovic aura donné sa propre version en 2005 avec Innocence). Déjà en ceci qu'à la différence de l'établissement de Suspiria accueillant en envers obscène de la discipline académique la convergence des forces occultes sous la férule démoniaque de la sorcière Helena Marcos, l'école de Phenomena n'occupe pas une place aussi importante symboliquement. Schématisons alors en posant que Suspiria conte l'histoire d'une jeune femme ordinaire confrontée à un univers surnaturel alors que Phenomena narre à l'inverse l'histoire d'une jeune fille étrange confrontée à un univers ordinaire. On pourra encore retrouver d'autres motifs courant d'un film à l'autre : une directrice sadique, des pensionnaires hostiles, des camarades assassinées, une nature grosse de menaces obscures, des visages féminins s'abîmant brutalement dans le bris des vitres, diverses bouches par où passent une haine salivante comme la régurgitation saine de poisons, etc. Mais l'important consistera à noter qu'à l'effondrement incendiaire de la maison gothique (sur l'évident modèle de La Chute de la maison Usher d'Edgar Allan Poe en 1839) s'est désormais substitué un processus continué et délocalisé de passages et de métamorphoses (dans le passage de sas en sas on se rapprocherait avec Suspiria et Phenomena de l'autre grande référence littéraire, à savoir Les Aventures d'Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll publiées en 1865).

 

 

 

La notion d'excès aiderait à caractériser le geste esthétique de Dario Argento. L'une de ses obsessions consisterait précisément à pousser sa pente formaliste et maniériste jusqu'à toucher à son noyau d'informe caché. Notamment en plongeant dans la matière décomposée pour en extraire l'os du rapport entre un déchargement d'énergies vitales et une figure de monstruosité. Comme s'il fallait continuellement vérifier qu'il n'y avait pas de preuve symbolique de composition sans l'épreuve diabolique de la décomposition. C'est sûrement la raison pour laquelle les mêmes vers nécrophages gagnent en présence et puissance expressive d'un film à l'autre. On saisirait à cet égard mieux encore le renversement opéré par Phenomena en regard de Suspiria, puisque le monstre n'est plus associé aux excès d'une sorcière en guise de figure maternelle hyperbolisée, mais à ceux d'un enfant qui est la preuve faite chair de l'épreuve traumatisante d'une féminité mutilée. Son horrible conception à l'occasion d'un viol perpétré dans un hôpital psychiatrique aura poussé la génitrice (jouée par Daria Nicolodi) à engendrer en effet l'abominable monstre de sa propre souffrance vengeresse (on la rapprocherait ainsi de l'héroïne cronenbergienne de The Brood – Chromosome 3 en 1979). Cette mère malade d'avoir été forcée à l'être n'échappe évidemment pas à la longue lignée, passée et à venir, des natures maternelles destructrices (Profondo Rosso – Les Frissons de l'angoisse en 1975, Opera en 1987, Trauma en 1993, les sorcières respectives du cycle infernal des « Trois Mères »). Et toutes sont semblables en effet aux Érinyes ou Furies de l'antique mythologie, figures de maternité vengeresse et tragique succédant aux modèles mythiques de Clytemnestre et Médée.

 

 

 

On sait Dario Argento coutumier des citations de films d’Alfred Hitchcock et Phenomena ne fait pas exception à la règle d’or du réalisateur cinéphile. Une ombre fera ainsi clairement penser à celle de la mère de Norman Bates dans Psycho (1960) dont l'empire obscène continue à régner en hantant post-mortem la psyché de son fils – comme la mommy vivante de sa défunte mummy. Il faudra attendre jusqu'en 2007 et La terza madre (qui n’est sorti en France qu’en DVD seulement) pour apercevoir enfin, le temps de quelques apparitions furtives teintées des échos biographiques du roman familial argentien, un rôle maternel positif offert à Daria Nicolodi, sorcière blanche dont le fantôme, qui s’apparente un peu trop à un ectoplasme malheureusement, visite, sauve et conseille Sarah Mandy interprétée par leur fille, Asia Argento.

 

 

 

Face à ce duo infernal, donc, où le fils incarne monstrueusement la bouche carnassière d'une féminité follement ravagée par le forçage d'une maternité non désirée, se tient l'autre couple important du film, celui composé par Jennifer et le chimpanzé de l'entomologiste John McGregor (Donald Pleasance, alors entre ses deux grands rôles chez John Carpenter, Halloween en 1978 et Prince of Darkness en 1987). D'un côté, Jennifer est dotée du pouvoir surnaturel d'entrer en relation de proximité empathique avec les insectes, abeilles, vers, coccinelles, mouches, au point de bénéficier quand elle est menacée d'une membrane protectrice et immunitaire qui la protège de l'hostilité de son environnement (ses visions incandescentes et prémonitoires amplifient par ailleurs largement aussi les flashs du devin aveugle du Chat à neuf queues en 1971). De l'autre, la femelle chimpanzé a été spécialement dressée pour accompagner et aider dans les tâches de la vie quotidienne son maître handicapé (après les aveugles du Chat à neuf queues et de Suspiria, celui-là accompagné d'ailleurs d'un chien). L’appareillage technique et prothétique de l'humain et de l'animal connaîtra un versant plus obscur investigué par le méconnu Monkey Shines – Incident de parcours (1988) de George A. Romero (et puis le gentil chimpanzé sera tardivement remplacé par le singe infernal de La terza madre)

 

 

 

La complicité nouée entre la chimpanzé et John McGregor est d'ailleurs telle qu'elle poussera en dernière instance l'animal à faire subir à coup de rasoir les foudres de la vengeance sur la mère du monstre qui a pris le relais de son enfant en assassinant notamment un policier et son maître (le flic est joué par l’impavide Patrick Bauchau). Séquence proprement extraordinaire où l’humain n’est pas ou plus où l’on croit qu’il devrait être. D'une vengeance l'autre avec son déplacement du mimétisme au niveau simien et la triangulation figurative proposée par Phenomena pourra fortement impressionner en ce qu'elle chamboule radicalement le schéma parental habituel. Avec l’adolescente qui compense l'absence de ses parents par un rapport privilégié aux insectes et sa reconnaissance par l'autorité scientifique de l'entomologiste, avec son enfant monstrueux qui incarne une maternité désastreuse et avec sa femelle chimpanzé accomplissant la vengeance de son maître assassiné, l'anti-humanisme argentien marcherait à plein régime en ramenant à la surface paradoxale d'une étang qui prend feu un rapport au vivant qui ne se suffit pas, qui ne se suffit plus du seul genre humain. L'anti-humanisme signifierait pratiquement ici, depuis les agencements rationnels et irrationnels de l'animal humain et des espèces non humaines, avec, d'un côté le singe dressé et, de l'autre, la communication avec les insectes, la reprise d'une humanité déchirée, excédée par les décharges pulsionnelles de l'inhumain.

 

 

 

L'importance des animaux dans l’œuvre de Dario Argento dépasse toute symbolique en se manifestant exemplairement dans leur rôle pratique de témoin oculaire des meurtres commis. Dans le triptyque animalier, le cri d'un oiseau imaginaire ainsi que l'optogramme mythique des quatre mouches de velours gris déposé dans la rétine d'un cadavre permettaient la résolution de l'enquête et l'identification du tueur. Plus tard, Opera insistera sur le rôle majeur des corbeaux dont l'un des caractéristiques serait la becquée rancunière envers leurs maltraitants criminels. On sait que le chimpanzé avait pour habitude de cacher à l'extérieur de la maison diverses lames pour en jouer. In extremis, c'est avec l'une d'entre elle que le singe poignarde la mère au moment où celle-ci s'apprêtait à décapiter Jennifer. Après son acte, la femelle chimpanzé lâche immédiatement l'arme blanche dans un geste dont on croit ou voudrait croire qu'il est de honte. Un geste de rejet honteux de l'arme qui pourrait par ailleurs faire écho à celui semblable appartenant à Wendy Torrance à la fin de Shinning (1980) de Stanley Kubrick quand elle lâche son couteau de cuisine avant de s'enfuir avec son fils dans une chenillette hors du labyrinthe glacé où la tyrannie patriarcale aura fini pétrifiée. La honte comme affect non strictement ou non exclusivement humain qui deviendra avec Gorge Cœur Ventre (2015) de Maud Alpi la honte d'être un homme devant l'animal que donc nous sommes. Le vivant humain qui fait l'épreuve dialectique de l'inhumain ne peut pas ne pas entrer en rapport avec un vivant saisi plus largement, extérieur aux frontières humaines et relevant de la sphère du non-humain.

 

 

 

L'anti-humanisme argentien, proche à cet égard d'un Jakob von Uexküll avec sa notion de « Umwelt », engage ainsi la vision multidimensionnelle du monde saisi comme plurivocité des mondes vivants et non-vivants, cinématographiquement préfigurée par l'éclatement figuratif du tueur caractéristique du giallo, poursuivie par la distribution cosmique des puissances occultes des sorcières. Les motifs respectifs du phénix argenté sur un tee-shirt noir, des larves de Sarcophaga Carnaria et du cerf-volant en forme de papillon servant à attirer le chimpanzé hors de la maison de John McGregor afin de l’assassiner réitèrent une dynamique processuelle et transitoire, organique et métamorphique, offerte à Jennifer, avec un pied dans l'enfance asexuée et un autre dans une sexuation en phase d'affirmation. C’est ainsi que l’on peut composer l'image d'une beauté du vivant sauvée depuis l'épreuve rituelle de la plongée dans le bain d'une matière en décomposition.

 

 

 

Il est à ce propos vraiment remarquable que Jennifer Connelly préfigure, y compris physiquement, l'arrivée d'Asia Argento dans le cinéma de son père à partir de Trauma où il s'agira alors de recomposer artistiquement un rapport de filiation symbolique à partir de la décomposition réelle du rapport avec Daria Nicolodi, son ancienne compagne et mère de l'actrice.

 

 

 

Pour preuve ultime, lorsque Jennifer tombe dans la fosse remplie de la boue des cadavres putrescents, une canalisation se casse qui libère de l'eau fraîche la nettoyant de toutes les souillures accumulées jusqu'à présent. Et, après l'autre épreuve de l'étendue d'eau brûlée en surface par l'incendie d'un bateau, ses vêtements paraissent étonnamment propres, plus blancs encore qu'avant. Mais c'est surtout ce fameux sourire qu'elle aborde à chaque épreuve, arrachée aux pressions diverses de l'informe comme l'affirmation nietzschéenne de la vie de toutes les forces sauvée d'un ressentiment barbare. Quand, à la toute fin de Phenomena, Jennifer décide de prendre la femelle chimpanzé dans ses bras pour le consoler de la honte humaine si humaine du geste vengeur, on se dit alors que ce geste de consolation est proprement sublime. Ce couple, aussi boiteux et improbable soit-il, incarne alors le gardiennage d'une humanité sauvée de sa propre inhumanité par l'animal retrouvé.

 

 

 

7 juillet 2018

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