Dario Argento : l'art, l'horreur et la manière

Champ : "Le Syndrome de Stendhal" (1996)

"Le Fantôme de l'Opéra" (1998)

Contrechamp : "Dracula 3D" (2012)

Septième partie

Dario Argento est un styliste macabre du contemporain. Son style est un stylet métaphorique permettant d’inciser finement sa peau (le stylet est un poinçon permettant d’écrire sur des surfaces comme l’écorce, la cire et l’argile) comme de trancher profondément dans sa chair (le stylet est aussi un poignard à lame triangulaire apparu au 13ème siècle).

 

 

 

Sous la légende dorée d’un artiste momifié qui aurait perdu et l’inspiration et l’industrie dont il a besoin pour redonner des ailes à son génie, il y a un cinéaste qui bouge encore. Tantôt il est un réalisateur qui voit avec les dernières machines de l’hyper-modernité la production de nouveaux semblants dont un peu d’histoire et de connaissance botanique peuvent avoir raison. Tantôt il est un auteur qui sait bien que la cinéphilie est le beau nom d’une maladie. La vérité des images reste, qui a pour fond obscur les fantasmes et les semblants qu’elles recouvrent et sans lesquels elles ne seraient aussi que des coquilles vides.

 

 

 

A l’enseigne des Trois Mères, Dario Argento est ainsi l’alchimiste de la transsubstantiation de son corps, qui se déploie désormais non seulement dans la vieillesse des organes, mais aussi avec l’architecture immortelle des films. Enfin, sur cela, il faut savoir aussi tenir sur l’un des principes de l’alchimie, son secret : le silentium.

Le Syndrome de Stendhal (1996)

 

 

 

L’extase en peinture

 

 

 

La période étasunienne de Dario Argento aurait dû être plus qu’une parenthèse s’il avait réussi à y tourner un nouveau projet de film avec Bridget Fonda en vedette. En tombant un jour par hasard dans une librairie new-yorkaise sur Le Syndrome de Stendhal (1989), un ouvrage écrit par Graziella Margherini, Dario Argento arrive à mettre un nom sur l’étrange sensation qui l’a un jour envahi quand, âge alors de quatorze ans, il a été subjugué à l’occasion d’un voyage en Grèce par les frises du Parthénon. Un si grand vertige l’a alors saisi au point de s’être perdu dans l’Acropole au grand désespoir de ses parents. Ce vertige de jeunesse, Dario Argento en a découvert le sens plus de trente ans après qu’il l’ait éprouvé, en mettant à profit la lecture de l’étude d’une psychiatre et psychanalyste italienne analysant une expérience vécue par le romancier Stendhal lors de l’étape florentine de son fameux voyage en Italie en 1817.

 

 

 

Dans Rome, Naples, Florence, découvrant Florence et l’Arno, la galerie des Offices, le Ponte Vecchio et le corridor Vasari, Stendhal rapporte en effet ceci : « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber » (éditions Delaunay, 1826, tome II, p.102).

 

 

 

L’étude fameuse de Graziella Margherini qui repose sur l’analyse d’une centaine de cas similaires n’en demeure pas moins sujette à caution et discussion. Parce que le panel est insuffisamment étoffé, les variations individuelles sont trop élevées et que les conclusions surévaluent la perspective culturelle (ceux qui sont le plus touchés auraient été éduqués dans une culture religieuse et classique européenne, les touristes asiatiques et nord-américains y seraient indifférents, les italiens y seraient en revanche parfaitement immunisés par naissance et acculturation), tout en minorant des éléments plus prosaïques et concrets (comme la fatigue liée au séjour touristique). Cela n’a cependant pas empêché Dario Argento de rencontrer la psychiatre et psychanalyste italienne pour discuter avec elle, en s’assurant ainsi que sa propre version du Syndrome de Stendhal ne pouvait pas être tournée ailleurs qu’en Italie. D’autres lectures ont accompagné les divagations imaginaires du cinéaste, Les Nuits blanches (1848) de Fiodor Dostoïevski et la lettre adressée par Sigmund Freud à l’écrivain Roman Rolland intitulée « Un trouble de mémoire sur l’Acropole » (Résultats, idées, problèmes, tome II, éd. P.U.F., 1985, pp. 221-230). C’est qu’il faut beaucoup rêver avant de mettre en forme des fictions qui, si elles miment le réalisme policier, en simulent le régime en faveur d’un onirisme qui n’aurait dans les faits jamais été aussi cauchemardesque, aussi torturé.

 

 

 

Le Syndrome de Stendhal en témoigne, tourné entre Rome, la galerie des Offices de Florence et le musée étrusque de Viterbe. Notamment en offrant au retour italien de Dario Argento une surprenant vitalité, à nouveau incarnée par sa fille Asia Argento pour son deuxième rôle dans cette belle passe de trois ouverte avec Trauma (1993) et provisoirement close avec Le Fantôme de l’Opéra (1998), entre géniales inventions visuelles (le film expérimente beaucoup en effet) et radicalité assumée jusqu’au bout (il s’agit peut-être de son film le plus sombre, le plus désespéré).

 

 

 

Les citations picturales sont légion dans Le Syndrome de Stendhal, ce faux giallo qui est un vrai conte de terreur racontant l’histoire d’une inspectrice de police, Anna Manni, à la fois victime du syndrome éponyme, du violeur et tueur en série qu’elle cherche à arrêter. Parmi celles-ci, Dario Argento fait, d’emblée, un sort tout particulier à La Bataille de San Romano (1435-1440) de Paolo Uccello, La Naissance de Vénus (1484-1485) de Sandro Botticelli, La Chute d’Icare (1558) de Peter Brueghel l’Ancien et la Méduse (1595-1598) du Caravage. La référence à ce dernier tableau est d’ailleurs l’une des images dans le tapis de Trauma, la référence est explicite désormais, elle est même explicitée. Dario Argento sait alors qu’il frôle une nouvelle fois la limite séparant le monstrueux du sublime, le grand art de la plus obscène pornographie. C’est pourquoi il fait des citations picturales les termes ajointés d’une charade cryptée, dans laquelle il sera question en effet d’une bataille épique (livrée contre soi-même comme une certaine conception supérieure, culturelle et légitime de l’art), d’une icône féminine surgissant dans l’écume séminale de la castration de son père (comme Vénus naît de l’écoulement du membre arraché d’Ouranos par Chronos, requis par sa mère Gaïa souffrant d’être continuellement violée), du désastre vécu par ceux qui croient pouvoir décoller de terre et s’approcher au plus près de l’astre solaire (le soleil brûle alors comme la sidérante Méduse pétrifie). Approcher du soleil sans se brûler les ailes, voler sans s’effondrer dans les eaux et s’y noyer, voilà de quoi il retourne toujours ici.

 

 

 

Anna Manni ne regarde pas les grands tableaux de la Renaissance florentine. Elle voit les toiles et elle les vit. Comme si son corps abritait de l’intérieur leurs tumultes caverneux. Pour finir par traverser la toile et se retrouver au fond de l’eau à côtoyer des monstres marins qui l’embrassent sur la bouche, goulûment mais tendrement, comme un père un peu trop aimant. Le Syndrome de Stendhal n’a pas duré plus de dix minutes et ce sont parmi les plus belles de son cinéma, de tout le cinéma italien depuis un bon quart de siècle. Le film impressionne durablement parce qu’il se refuse à la célébration culturelle, préférant au contraire reconnaître qu’il y a avec l’art non pas le bon goût assuré mais l’écho à peine assourdi des monstres qui peuplent la nuit humaine, nuit blanche s’il en est. Chez Dario Argento, les comptines enfantines sont des ritournelles assassines (Profondo rosso), pleines de rats de l’opéra décapités et d’instruments de musique comme des instruments de viol et de torture (Le Sang des innocents). Les romans policiers refoulent des traumas qui ne demandent qu’à se réveiller (Ténèbres). La photographie journalistique et arty entretient des pulsions macabres et suicidaires (Le Chat noir dans Deux yeux maléfiques). Les fourreurs font des manteaux pour s’autoriser à fourrer les femmes qu’ils habillent avec (Pelts – J’aurai leur peau). L’opéra a des chants qui sont comme des cris, des ouragans, des hurlements (Inferno, Opéra et Le Fantôme de l’Opéra). Même la cinéphilie, loin de l’éclaircir, habille au contraire un voyeurisme obscur et inavoué (Aimez-vous Hitchcock ?).

 

 

 

Dans sa première Élégie de Duino achevée le 21 janvier 1912 dans le château du même nom à côté de Trieste, Rainer Maria Rilke écrit ceci : « (…) car la beauté commence comme / la terreur : / à peine supportable ». Et, comme Jean-Luc Godard qui l’a souvent citée, Dario Argento certainement ne l’a non plus jamais ignorée.

 

 

 

Avec Le Syndrome de Stendhal, Dario Argento brutalise le bon goût culturel en lui faisant des injections de CGI (après le montage en EditDroid sur Trauma, un système de montage analogique non-linéaire et informatisé créé par une entreprise de George Lucas, on trouve ici les premiers effets spéciaux numériques du cinéma italien, avec un tableau de Brueghel qui se liquéfie, un cachet avalé glissant dans un œsophage, une balle qui traverse une bouche comme cette autre dans l’œil de Daria Nicolodi dans Opéra). Le cinéaste propose également de nouvelles variations hitchcockiennes (la visite au musée revenue de Vertigo vire aux fractures identitaires d’une femme qui ne supporte plus sa féminité violée comme l’héroïne éponyme de Marnie), qu’il mâtine comme David Lynch d’un onirisme labyrinthique carrollien (La Ronde de nuit de Rembrandt est ainsi une porte fantastique ouvrant sur une scène de crime qui, à la fin du film, se superpose avec son modèle pictural).

 

 

 

Dario Argento ne cesse dans les faits jamais d’avoir des idées, par exemple toutes celles qui tournent autour du motif de l’inversion qui est une autre obsession. Ainsi, le prénom Anna est un palindrome exactement comme la ritournelle obsédante composée par Ennio Morricone avec qui il n’avait pas travaillé depuis son premier triptyque animalier. Avec le palindrome s’impose la grande série de l’inversion qui se décline avec la voix soit inversée soit féminisée du tueur et violeur en série Alfredo Grossi (Thomas Kretschmann, déjà assoiffé de sexe et de sang, en attendant d’incarner le vampire de Dracula 3D), avec le prénom de Marie porté par le petit copain français de l’héroïne (un prénom dit mixte, neutre ou épicène), avec l’inversion sexuelle d’Anna qui masculinise ses attitudes après avoir été violée (et simule le viol anal de l’un de ses amis policiers). Jusqu’à atteindre l’inversion ultime et la plus diabolique qui soit, celle consistant en ce que la victime en vienne par schizophrénie par imiter et reproduire les actes de son bourreau (on l’oublie souvent mais c’est déjà le secret de l’assassin de l’inaugural Oiseau au plumage de cristal).

 

 

 

Ce faisant, Dario Argento trouve moyen de répondre aux critiques féministes ciblant le sexisme supposé de l’artiste prenant plaisir à répéter en séries ininterrompues de pénétrations et dislocations le viol fondamental du corps des femmes. Et sa réponse est la seule qui vaille, autrement dit elle est cinématographique, relevant de la vérité caractérisant son geste esthétique : rester à la surface, c’est tenir à l’idée d’un art qui sauve de l’engloutissement en le côtoyant de très près et céder sur ce principe c’est s’abandonner à une profondeur dont le corps pénétré et violé est le siège renouvelé. C’est alors que le faux giallo se révèle un authentique rape and revenge movie, mais à cette seule condition consistant à buter sur l’aporie de la victime qui ne peut se faire justice elle-même en imitant le bourreau qu’elle désire punir. Le conte est bien de terreur quand il constate que le mal est fait : le choc traumatique de la rencontre avec le violeur a guéri Anna Manni du syndrome de Stendhal, mais c’est pour abriter à sa place une fêlure schizophrène qui lui fait introjecter l’image de son bourreau. Le mal est fait quand il est redoublé dans la pénétration du corps et la fracture de l’esprit. Quand la victime ne peut plus se débarrasser de son bourreau devenu image mentale et hantise, survivance et obsession intériorisée en soi comme un poison.

 

 

 

Avec Le Syndrome de Stendhal, Dario Argento ne pose rien moins que la question de la situation de son art à l’heure, postmoderne, où les reproductions du David de Michel-Ange finissent en miniature dans des boules à neige et où le numérique est déjà gros de la menace d’un engloutissement général des référents réels sous les eaux du simulacre et de la déréalisation. Pourtant, sous les tableaux de maîtres, gronde tout un fouillis pulsionnel, fulmine toute une matière bruyante héritée de l’histoire et des inconscients. Pourtant, les grandes œuvres de l’histoire de l’art sont pour certaines d’entre elles fragmentées, les statues comme la Vénus de Milo et la Victoire de Samothrace sont mutilées. Pourtant, l’actrice qui incarne la féminité bousillée est la fille réelle de celui qui met en scène ses tourments de fiction. L’art commence là où finit la terreur, c’est-à-dire au plus près d’elle, à sa limite. La peinture est promesse romantique d’extase comme l’a vécu Stendhal si et seulement si la surface devient profondeur. Alors, avec la profondeur, la menace s’impose aux corps qu’ils soient profanés, pénétrés, violés, trucidés. Chez Dario Argento la profondeur n’appartient en idée qu’à la surface car vouloir la profondeur, c’est désirer fatalement l’illusion pour ceux qui s’aveuglent de faux-semblants en oubliant que les fictions sont de vrais semblants. C’est lâcher la proie pour l’ombre, c’est crever soi-même en voulant s’enfoncer dans l’écran.

 

 

 

Dario Argento a beau jeu de démocratiser le syndrome de Stendhal, en en élargissant le spectre culturel et visuel (Anna tombe dans toutes les formes de représentation, graffitis phalliques compris). Il n’en ignore pas moins que les grandes chutes d’eau romantiques se perdent dans l’entrelacs labyrinthique et intestinal des réservoirs sur lequel spéculent les affairistes. Il sait aussi bien que de grandes eaux mythiques emportent les jeunes femmes, au tout début de Phenomena (1985) et la victime était déjà jouée par la fille aînée du cinéaste, Fiore Argento. Dario Argento n’en oublie pas davantage que les femmes qui ont le désir de retourner de pareils flux contre les hommes qui les martyrisent s’y engloutissent comme Ophélie citée via son hommage pictural et préraphaélite vers la fin de Trauma.

 

 

 

La violence sexuelle, c’est le fond de tout et il est horrible. C’est un cri muet que peint Anna Manni entre celui d’Edvard Munch et l’expressionnisme abstrait de Jackson Pollock. Un cri de femme. Et quand son écho se perd dans le dédale abstrait d’une culture antique désœuvrée digne d’une fausse perspective à la Giorgio De Chirico, peu d’hommes arrivent alors à l’entendre. Quelques artistes peut-être. Et parmi eux ceux qui tiennent à jouer leur peau en faisant jouer à leur propre fille des profanations interminables, des tourments qu’ils savent profonds, dévastateurs et incessants de l’autre côté de l’écran.

 

 

 

12 avril 2020

Le Fantôme de l’Opéra (1998) et Dracula 3D (2012)

 

 

 

Mythes, rats et ratés

 

 

 

Dario Argento est un styliste macabre du contemporain. Son style est un stylet métaphorique permettant d’inciser finement sa peau (le stylet est un poinçon permettant d’écrire sur des surfaces comme l’écorce, la cire et l’argile) comme de trancher profondément dans sa chair (le stylet est aussi un poignard à lame triangulaire apparu au 13ème siècle). C’est pourquoi le film en costumes est un genre effectivement éloigné de sa sensibilité, consistant de façon stylée et acérée à taillader dans la manière fruste du contemporain pour en extraire des morceaux sanglants d’intemporel. Dario Argento en a pourtant réalisé trois, d’abord le méconnu Cinq jours à Milan (1973) qui reste encore à redécouvrir et puis, tardivement, deux autres tentatives plus identifiables, Le Fantôme de l’Opéra (1998) et Dracula 3D (2012). Ce sont trois moments importants de l’œuvre, à la fois charnières et critiques, symptomatiques des inflexions nouvelles comme des impasses récentes.

 

 

 

Avec le premier film coécrit avec le militant opéraïste Nanni Balestrini, le retour sur les journées milanaises de mars 1848 a donné l’occasion de ressaisir de façon tragi-comique l’actualité de l’automne chaud italien. Personne n’aura été convaincu du résultat, ni à droite ni à gauche. Dario Argento qui sortait alors de son premier triptyque animalier se décide donc à renouer avec le genre qui a fait son succès, le giallo, mais à la seule condition d’une radicalité renouvelée. Avec Profondo rosso – Les Frissons de l’angoisse (1975), le cinéaste signe peut-être le chef-d’œuvre du genre qui, de surcroît, lui ouvre la possibilité d’amorcer le grand saut dans le fantastique accompli avec Suspiria (1977). Avec Le Fantôme de l’Opéra, Dario Argento propose une nouvelle adaptation – la sixième – du roman éponyme de Gaston Leroux publié en 1910, coécrite par Gérard Brach (le grand scénariste de Roman Polanski) et interprétée par Asia Argento pour leur troisième film consécutif en cinq ans (après Trauma et Le Syndrome de Stendhal). Sa réception est pourtant paradoxale. Si le film emballe peu la critique en ne rencontrant pas vraiment de succès public, il correspond cependant au moment attendu de la reconnaissance institutionnelle, marquée par la grande rétrospective organisée à l’époque à la Cinémathèque française, d’un réalisateur longtemps abonné aux marges infernales du bis, du grand-guignol et de l’exploitation cinématographique.

 

 

 

C’est pourtant le moment où Dario Argento va connaître un infléchissement considérable de son œuvre. Tantôt parce que le cinéaste italien a du mal à renouveler ses inspirations, tantôt parce que les moyens mis à sa disposition ne sont pas à la hauteur de ses ambitions. Tantôt encore parce que l’industrie du cinéma italien s’intéresse de moins en moins à un artiste canonisé qui n’est arrivé à regagner en vigueur et créativité que dans le cadre exceptionnel et limité de modestes productions télévisuelles outre-atlantique. La reconnaissance culturelle a donc ceci de paradoxal et d’ironique, de cruel même, qu’elle empêche les légendes vivantes du cinéma d’horreur des années 1970 et 1980 à l’instar de Dario Argento mais aussi John Carpenter, Joe Dante et John Landis, de pouvoir tourner de nouveaux films qui soient à la hauteur artistique de leur consécration muséale.

 

 

 

Avec Dracula 3D, Dario Argento se confronte une nouvelle fois à un grand mythe littéraire ayant abondamment inspiré le cinéma, en espérant avec cette confrontation prometteuse sur le papier qu’elle le sauve des cruels paradoxes vampiriques de la reconnaissance et de la consécration. Mais, en dépit d’une production luxueuse estimée à hauteur de dix millions d’euros, son premier film tourné en numérique et bénéficiant de la logistique stéréoscopique, s’il a eu droit à une prestigieuse projection cannoise, aura été un bide bien sévère, considéré par beaucoup comme son plus mauvais film. Depuis, les projets se suivent : The Sandman d’après une légende du folklore germanique avec en vedette Iggy Pop, mais aussi Lunettes noires avec Asia Argento (le projet remonte déjà au début des années 2000 et son report a été à l’origine d’une brouille entre le père et la fille finalement levée avec La terza madre – La Troisième Mère). Sauf que, pour le moment, aucun n’a réussi à se lever du papier pour traverser l’écran. Le pornographe tardivement reconnu comme un artiste se retrouve bel et bien piégé par la consécration culturelle, otage d’une légende qui le condamne encore aujourd’hui à être voué à l’inactualité. La seule actualité qui lui est consentie étant celle des hommages, des rétrospectives et des ressorties en salles et en DVD.

 

 

 

Encouragé dans une intuition par sa participation à l’écriture et la production du Masque de cire (1997) d’après Le Cœur cambriolé de Gaston Leroux (il s’agit du premier long-métrage de Sergio Stivaletti, le technicien s’occupant des effets spéciaux de ses films qui a remplacé Lucio Fulci initialement prévu mais décédé avant le tournage), Dario Argento en profite avec Le Fantôme de l’Opéra pour rendre hommage à l’un des grands souvenirs cinéphiles de sa jeunesse. Quand, enfant, il a découvert dans un cinéma en plein air l’adaptation hollywoodienne réalisée par Alfred Lubin en 1943 avec Claude Rains dans le rôle titre. Le résultat est pourtant bancal, pas inintéressant, loin de là, mais affligé cependant de quelques défauts qui compromettent sérieusement son intégrité. D’un côté, le cinéaste en repasse une nouvelle fois par la case maîtresse de l’opéra, après Inferno (1980) et Opéra (1987) et avant No ho sonno – Le Sang des innocents (2001). C’est qu’il s’agit toujours d’exhiber les entrailles sanglantes d’un art apparu certes deux siècles avant avec la modernité révolutionnaire, mais qui en aura avec le roman accompagné les soubresauts historiques durant tout le 19ème siècle, en France et peut-être davantage en Italie. Les épousailles de l’opéra et de l’histoire sont en effet des noces de chair et de sang dont le vérisme italien constitue d’ailleurs l’une des expressions les plus abouties. Dès lors, les citations musicales et picturales circonstanciées, Charles Gounod et Edgar Degas (mais aussi Georges Bizet, Georges de La Tour et Arnold Böcklin), peuvent côtoyer le fantôme de la Commune dont le cadavre encore frais (l’action se passe en 1877) se fait sentir dans les combles de l’opéra Garnier où travaillent les prolétaires qui en auraient réchappé.

 

 

 

Au fond de la gorge des divas plantureuses, au cœur de l’organe vocale des chanteuses, il y a un cri primal. S’il est certes raffiné dans les formes opératiques, il n’en demeure pas moins qu’il s’origine aussi dans l’horreur de la mise à mort des espérances prolétariennes refoulée dans les profondeurs caverneuses de la toute jeune Troisième République. C’est pourquoi le gore s’impose légitimement comme la piqûre de rappel de l’horreur logée au fond de la gorge de l’opéra, tandis que les fondations de l’opéra Garnier forment comme chez Fritz Lang un boyau profond de grottes suintantes et de lacs souterrains dont le sommet reviendrait à la scène centrale sur laquelle enflent les généreuses poitrines pour que se déploie la puissance des voix. Et le fantôme de l’opéra d’apparaître alors comme le prince des ténèbres républicaines, frère d’ombre de Dracula. On notera à ce propos que les deux personnages partagent en effet quelques super-pouvoirs significatifs, comme la télépathie, le magnétisme et la communication avec l’animal (et la voix qui devient incorporelle, non seulement redouble la signature vocale du tueur du giallo, mais s’immisce également dans le collage machinique des corps et des voix assuré par la postsynchronisation).

 

 

 

Surtout, l’enfant abandonné et adopté par les rats est ce monstre qui incarne la vérité ambivalente des lieux, à la fois aristocratique et bâtarde, raffinée et barbare, fidèle et décadente, romantique et naturaliste, grotesque et sublime. L’âme damnée du haut-lieu de l’art privilégié par la jeune République est pourtant ratée en terme d’incarnation. Il est vrai que Julian Sands minaude en deçà de son modèle pop évident offert par la prestation de Gary Oldman interprétant l’empaleur de Transylvanie chez Francis Ford Coppola. Le dernier héros romantique a beau mordre à pleines dents, il a beau jouer de l’orgue comme Nemo et Fantômas, il ne sort pas du cliché d’un romantisme chic et couché sur papier glacé. Quand bien même Dario Argento manifeste ostensiblement qu’il aimerait bien le prendre par derrière comme le fantôme lui-même baise la chanteuse dont il s’est épris. Il y a alors une grande ironie à avoir raté une nouvelle version de L’homme aux rats de Sigmund Freud après l’avoir si bien réussi avec le libraire joué par Sacha Pitoëff dans Inferno. Et l’ironie deviendra tragédie avec un ratage plus grand concernant un autre homme aux rats, Dracula.

 

 

 

Le Fantôme de l’Opéra ne manque certainement pas de ressources, tantôt en rappelant que les petits rats de l’opéra doivent survivre au loup de la pédophilie, tantôt en tentant une incursion grotesque dans le steampunk au risque de marcher sur les platebandes de Jean-Pierre Jeunet. En passant, le massacre des rats, s’il prolonge la passion animalière du cinéaste, s’inscrit ainsi dans la série des victimes du nouvel ordre social, chair fraîche des jeunes danseuses et cadavres des communards. Dario Argento ne peut également de s’empêcher de penser fort à La Belle et la Bête mais échoue à faire mieux que Phantom of the Paradise (1974) de Brian De Palma. Précisément parce que la riche reconstitution historique tournée en Hongrie, malgré les morsures vigoureuses du gore, emporte quand même le tout dans le figement d’un certain académisme culturel confiné comme un cercueil de luxe. On est loin alors du Syndrome de Stendhal, plus remuant et vindicatif à l’égard d’une culture supérieure et légitime qui refoule savamment le fait qu’elle soit saturée jusqu’à la gueule par l’histoire longue de la violence sexuelle et sexiste. Même les compositions d’Ennio Morricone en témoignent, qui sont ici les plus classiques, les plus sages jamais écrites pour un film de Dario Argento. Avec le fantôme qui se sacrifie et disparaît, la culture peut dès lors s’émanciper de ses tendances sadiques-anales et infantiles. L’âge adulte peut enfin commencer, qui coïncide avec celui de la reconnaissance institutionnelle du dernier maître du giallo.

 

 

 

Malgré tout, la beauté réellement mélancolique de la fin du Fantôme de l’Opéra peut se comprendre aussi comme l’adieu de la bête à la belle, autrement dit l’adieu du père à sa fille. Elle qui doit pour vivre enfin sa vie sacrifier la relation exceptionnelle nouée avec celui dont certains disent qu’il est un malade, un monstre, un freak. La profondeur caverneuse, en laissant place à la surface des eaux qui coulent et entraînent à l’extérieur, est enfin résorbée. Un cycle est achevé, un nouveau triptyque bouclé. De fait, quand Asia Argento reviendra jouer dans les films de son père, La terza madre et Dracula, la magie aura disparu. Avec le trouble dissipé, la chair ne palpitera plus. Il faut en convenir, avec l’évanouissement de la hantise incestueuse, la grâce a disparu. Pourtant, à côté de Dracula 3D, Le Fantôme de l’Opéra passerait presque pour un chef-d’œuvre. À première vue, tout semblerait approprié, Thomas Kretschmann de retour assoiffé de sang du Syndrome de Stendhal et Rutger Hauer dans le rôle d’Abraham Van Helsing, Claudio Simonetti qui a ressorti le thérémine du cinéma bis des années 1950 et la photographie de Luciano Tovoli (il n’avait pas retravaillé avec le cinéaste depuis Ténèbres). Et puis les hommages de rigueur au Nosferatu (1922) de Friedrich W. Murnau, au Vampyr (1932) de Carl T. Dreyer en passant par les productions de la Hammer.

 

 

 

Le bestiaire associé à Dracula est également élargi au nom de la passion animalière du cinéaste, riche non seulement de rats et de mouches, de cafards et de loups, mais aussi d’une araignée, d’un hibou, et même d’une énorme mante religieuse. L’idée de faire de Jonathan Harker non plus l’avoué d’une société immobilière mais un libraire est également bonne, tant la littérature sur le vampirisme représente un poids colossal pesant sur le dos de tout artiste désireux d’en hériter pour tenter d’y tracer une voie nouvelle. Comme les environs de Turin, qui demeure toujours la cité noire préférée du cinéaste, offrent quelques paysages sombres et romantiques qui siéent à cette nouvelle tentative d’adaptation. Pourtant, dans Dracula, quasiment rien ne va. Malgré la présence technique de Sergio Stivaletti, les effets spéciaux conçus par une société du nom significatif d’Apocalypsis sont affreusement mauvais, à peine dignes d’un épisode de Buffy contre les vampires (1997-2001) de Joss Whedon. La photographie numérique, en dépit des efforts de Luciano Tovoli, est comme délavée, dévitalisée, éteinte. Pire, la présence d’Asia Argento dans le rôle de Lucy est particulièrement symptomatique du niveau du ratage, tant elle est moche et mauvaise comme tout.

 

 

 

À la seule exception d’un massacre brutal des anciens affidés aynt trahi Dracula (avec une balle qui traverse une tête comme dans Opéra et Le Syndrome de Stendhal), tout est fade, laid, dénué de style. La panne sèche est atteinte quand Dario Argento reprend sans vergogne quelques trucs du Dracula de Coppola (Mina en réincarnation de l’aimée de l’empaleur, Rutger Hauer fatigué en doublure d’Anthony Hopkins), témoignant ainsi d’un manque à peu près total d’inspiration. On a du mal à se l’avouer mais c’est la vérité : Dracula 3D est un navet qui peine même à s’élever à la dignité du nanar sympathique. Le plus cruel est que, depuis, Dario Argento n’a rien pu tourner de nouveau. Presque une décennie. Quand Dracula dit qu’il est « un faux accord dans la symphonie divine », on se demande alors s’il ne livrerait pas la vérité d’un film qui, malheureusement, n’est pas la seule dissonance dans la période récente de l’œuvre. Les mauvais films n’ont en effet pas cessé de succéder après Le Sang des innocents, comme Aimez-vous Hitchcock ?, La Terza madre, Giallo, ou bien ils ne sont que passables comme Card Player et Pelts J’aurai leur peau. Les ratages l’emportent toujours davantage dans l’œuvre d’un autre homme aux rats, accentués par la confrontation peu avantageuse avec de grandes mythes littéraires et cinématographiques. Au fond, seul Jenifer constitue un réel et indispensable trésor, mais la pépite est bien cachée dans une anthologie d’horreur pour la télévision étasunienne câblée qui remonte déjà au milieu des années 2000.

 

 

 

Pourtant, en passer par le mythe de Dracula laisse affleurer symptomatiquement la vérité du moment : le prince des ténèbres est le non-mort qui, momifié, endormi dans le cercueil luxueux de la reconnaissance culturelle, attend encore sa pleine résurrection.

 

 

 

 

13 avril 2020

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