Kafka contre Kafka

(aller au cinéma avec Franz Kafka)

Deuxième partie : Woody Allen et Jean-Daniel Verhaeghe

 Shadows and Fog – Ombres et brouillard (1991) de Woody Allen

 

 

 

La modeste conviction du magicien

 

 

 

En 1991, Kafka magnétise la boussole de plusieurs auteurs indépendants frayant dans les parages hollywoodiens : Kafka de Steven Soderbergh, Barton Fink de Joel et Ethan Coen et Ombres et brouillard de Woody Allen. Tous cèdent à des degrés divers aux tropes du kafkaïsme qui, toutes choses égales par ailleurs, est à Kafka ce que le marxisme est à Marx. Ambiance cafardeuse virant au climat paranoïaque, proximité du mal diffusant un sentiment général d'oppression, banalité d'une horreur sans autre raison qu'une culpabilité impossible à symboliser, indistinction d'une critique de la modernité bureaucratique et d'une métaphysique apocalyptique, inquiétante familiarité cultivée sur le mode de l'étrangeté... Alors que le film de Soderbergh ressemble à la visite guidée d'un muséum chic, la proposition des frères Coen montre qu'elle a davantage de la suite dans les idées en ouvrant le grenier aux mythologies hollywoodiennes pour y sentir malgré la distance les flammes consumant les juifs d'Europe.

 

 

 

Que l'atelier d'écriture scénaristique d'où est sorti le genre du film noir gondole sous les effets hallucinatoires et incandescents des fours crématoires nazis est une allégorie que Jean-Luc Godard a résumé avec un montage-blason de l'épisode 4B (« Les signes parmi nous ») des Histoire(s) du cinéma. L'enfant levant les bras du ghetto de Varsovie y côtoie l'héroïne descendant l'escalier de The Spiral Staircase – Deux mains, la nuit (1945) de Robert Siodmak dont l'origine juive polonaise équivalait à une condamnation à mort dans l'Allemagne nazie.

 

 

 

Comme ses pairs, Woody Allen étale consciencieusement sa culture comme il ouvre en studio les vannes de la machine à brouillard autorisant une petite ville américaine abstraite à ressembler furieusement à Londres et Berlin. Une chasse à l'étrangleur qui ajointe Le Procès de Kafka et M le maudit de Fritz Lang, un tueur en série qui conjoint l'image de Jack l'éventreur et celle de Mackie le Surineur (avec des extraits de L'Opéra de quat'sous de Brecht et Weill), un cirque qui s'apparente d'abord à celui de La Nuit des forains d'Ingmar Bergman avant de prendre un virage davantage fellinien, Donald Pleasance en médecin légiste coincé dans un cul-de-sac pour ne pas oublier Roman Polanski. Le titre lui-même est gros du pire du siècle (« Nuit et Brouillard » nomme la vaste opération de déportation des ennemis du Reich avant que n'en témoigne le film d'Alain Resnais). Ce qui sauve Woody Allen de la vaine érudition, c'est d'abord un budget relativement restreint invitant à user et abuser du brouillard comme une production fauchée signée d'Edgar G. Ulmer, autre transfuge hollywoodien venu d'Allemagne qui a d'ailleurs travaillé avec Billy Wilder et Robert Siodmak. C'est ensuite le goût immodéré du pastiche qui rappelle davantage Stardust Memories (pastiche fellinien réussi) que Intérieurs (pastiche bergmanien raidi par son esprit de sérieux). C'est enfin une prolixité idiosyncrasique dont la jactance hystérique est un gel comique formant une coquille symbolique protégeant l'oisillon allenien des névroses individuelles et collectives de l'autre.

 

 

 

L'angoissante tradition du paria certes insiste comme legs culturel tout en étant moins consistante aussi que le jeu de miroir des duplicités, auto-illusions et autres tromperies petites-bourgeoises qui ne cessent pas de faire le sel de la vis comica allenienne. On doit quand même s'étonner qu'à l'aube des années 1990 le revival kafkaïen soit aussi étroitement associé à celui de l'expressionnisme dont témoigne déjà le biscornu Docteur M (1990) de Claude Chabrol. La chute du Mur aurait-elle donc invité quelques vieux fantômes à revenir sur la scène européenne alors que gronde la dislocation yougoslave ? La situation historique intéresse cependant moins Allen que le mal rongeant le clown blanc qui se rêve artiste tout en trompant sa compagne qui le lui rend au centuple en acceptant de coucher avec un étudiant dans un bordel pour 700 dollars puis en lui ramenant l'enfant que le clown accepte d'adopter avant d'envisager d'en faire un autre avec elle.

 

 

 

L'illusion nous mène par le bout du nez : c'est la ritournelle allenienne quand l'auteur est en forme, une rengaine quand le métier devient routinier. Ni rengaine ni ritournelle, la petite mélodie de Ombres et brouillard rappelle au pastiche qu'il est le tour plus ou moins bien rôdé du magicien amateur acceptant de quitter son statut d'employé subalterne pour devenir l'assistant d'un magicien plus expérimenté pour peu que celui-ci le lui ait proposé. La figure récurrente chez Woody Allen du magicien exprime assez bien la modestie de celui qui maîtrise moins les illusions qu'il fait semblant d'en avoir la conviction.

 

 

 

24 juin 2020

 La Métamorphose (1983) de Jean-Daniel Verhaeghe

 

 

 

Sonder la télévision et y voir l'ordure

 

 

 

Fin 2012, l'INA a eu la bonne idée d'éditer en DVD plusieurs téléfilms issus de son catalogue, produits par l'ex-ORTF (démantelée en 1974 et d'où sont sorties les chaînes publiques Antenne 2 ou FR3) et regroupés sous le titre générique des « inédits fantastiques ». Aux côtés d'adaptations d'Honoré de Balzac comme La Peau de chagrin (1980) de Michel Favart et d'Henri James comme De Grey, un récit romanesque et Le Banc de la désolation (1976) de Claude Chabrol, on a le petit bonheur de découvrir La Métamorphose de Jean-Daniel Verhaeghe d'après le récit éponyme de Franz Kafka. Le téléfilm a été diffusé sur FR3 le 5 juin 1983 à l'occasion d'une soirée dédiée au centenaire de l'écrivain pragois, accompagné d'un court reportage bien senti intitulé Kafkaïen, vous avez dit kafkaïen ?. La Maison de la Radio y accueille les opinions recueillies à la volée concernant les sens d'un adjectif nébuleux qui s'est émancipé de son nom d'origine, tandis que le lieu lui-même avec ses couloirs, ses passages et ses contrôleurs montre que l'adjectif donne malgré tout raison au nom d'une écriture énigmatique et prophétique.

 

 

 

Kafka est ainsi entré de deux façons dans la vie générique : par un sentiment diffus d'étrangeté que font malgré tout entendre les clichés et dans les architectures objectives de l'administration des choses équivalant à l'interchangeabilité des gens. Un jour vous vous levez et vous vous rendez compte que votre existence corvéable est devenue superflue, méprisable, jetable. La Métamorphose est devenue votre histoire.

 

 

 

Le nom de Kafka est un sésame : le cryptogramme de notre modernité. Un contemporain. Cela, Jean-Daniel Verhaeghe l'a bien compris en dépit d'une carrière pépère largement dévolue à l'adaptation littéraire tous azimuts pour le cinéma et surtout la télévision. Sa version de La Métamorphose n'est ni la première ni la dernière (on en compterait au moins cinq). Elle a cependant le mérite de coller aux basques du texte tout en restituant décisivement la vision de Grégoire Samsa à l'aide d'un étrange bidule vidéo. D'un côté, la fidélité littéraire sert un petit théâtre comique de la cruauté domestique admirablement interprété par Julien Guiomar dans la rôle du père, Madeleine Robinson dans celui de la mère (elle joue madame Grubach, la logeuse de Joseph K. dans Le Procès d'Orson Welles), Anne Caudry dans le rôle de la sœur Grete (l'actrice est la petite-fille de Georges Bernanos, morte prématurément en 1991 à l'âge de 34 ans), Monique Tarbès dans celui de la bonne (son talent comique a été un pont entre théâtre et télévision dans les années 1970), Pierre Etaix dans le rôle du gérant et Samy Frey dans celui de Grégoire Samsa. De l'autre, l'emploi audacieux de la « paluche » inventée par la société Aaton de Jean-Pierre Beauviala, bricoleur de génie grenoblois avec qui s'associe Jean-Luc Godard à l'époque de ses recherches en vidéo, sert de caméra subjective pour Grégoire se réveillant « vermine » (dans la traduction d'Alexandre Vialatte) ou « cancrelat » (dans celle de Claude David).

 

 

 

Cette caméra miniature de la taille d'un micro sert autant à moderniser le principe du débat télévisé (Michel Polac l'utilise pour son émission Droit de réponse) qu'à permettre à Claude Lanzmann de piéger d'anciens nazis pour Shoah (1985). Dans La Métamorphose, la caméra subjective n'est pas seulement le vecteur visuel d'une identification universelle au pauvre Gregor réduit à une vie nue qui fait la honte de ses parents. Elle offre également à un être déchu l'occasion d'être une pure vision sépia et incorporelle qui se fait manuelle, le nerf de l'optique relié à celui de l'haptique. Les restes poussiéreux du vieux théâtre balayés par le spectre vidéo de la télévision s'ouvrent désormais aux ordures nouvelles qu'investit au ras des planches la paluche. L'outil vidéo donne un nouveau corps virtuel au téléspectateur qui commence alors à comprendre à l'orée des années 1980 à quel point la télévision publique dévouée à ses missions culturelles s'engorge déjà des déchets de la société spectaculaire qui étoufferont la possibilité même de produire d'autres téléfilms de ce genre.

 

 

 

À côté du classique appareillage théâtre-télévision, l'agencement du spectacle et des poubelles se fait voir par le petit bout de la lorgnette. C'est un insecte sans corps comme le tueur en série des gialli de Dario Argento, une main baladeuse qui conjoint l'œil et la main, une organe qui avance à tâtons en suivant le ruban de Möbius de l'optique et de l'haptique, un animal échappant à toute zoologie qui a commencé l'exploration du terrier d'immondices jouxtant le vieux théâtre de papa. Une sonde anale dans le cul de la télévision. Avant Gilles Deleuze, Vladimir Nabokov a eu raison de rompre avec l'interprétation œdipienne en suivant la piste tracée par une existence que l'on décrète monstrueuse parce qu'elle tente de survivre en se rendant imperceptible à la crasse des aspirations bourgeoises indifférentes à la vie qu'elles oppriment.

 

 

 

Vouer l'exception à l'ensevelissement sous l'ordure des opinions est ce à quoi s'emploie activement cette machine à opiner qu'est la télévision.

 

 

 

25 juin 2020

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