Soy Nero (2016) de Rafi Pitts
Amérique, désert morganatique
Né en 1967 à Méched d’une mère iranienne et d’un père anglais, ayant passé son enfance à Téhéran, Rafi Pitts est un réalisateur interdit de séjour dans son pays d’origine après avoir réalisé The Hunter (2010) inspiré par le contexte des manifestations populaires de 2009 contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad soupçonné de fraude électorale. Soy Nero est son cinquième long-métrage soutenu par une coproduction franco-germano-mexicaine. Avec l’aide du scénariste roumain Razvan Radulescu son écriture a duré trois ans plus une année supplémentaire d’installation et de documentation entre le Mexique et les États-Unis à la recherche de « green card soldiers » à l’instar du mexicain Daniel Torres dont l’histoire a inspiré celle du film. Les « green card soldiers » sont des soldats étrangers qui, depuis la guerre du Vietnam, incorporent l’US Army pendant au moins deux ans de service afin d’obtenir la citoyenneté étasunienne et qui la perdent à la moindre infraction et condamnation.
Soy Nero est le premier film de fiction qui leur est dédié et, tourné par un iranien en exil, ses grandes puissances extravagantes et morganatiques font qu’il reste aujourd’hui l’un des tout meilleurs films américains de la décennie 2010.
L’horizon fait marcher jusqu’au désert
On y pense d'autant plus sérieusement que les deux heures intenses syncopées de Soy Nero sont tendues par une inspiration toujours renouvelée qui, généreuse en inflexions et bifurcations, consiste à insuffler au personnage principal, Nero, l'élan de réinventer ailleurs les conditions concrètes d'un horizon rêvé qui, comme horizon, ne cesse d'attiser son regard tout en échappant à son emprise. Nero marche beaucoup, fait du stop, court quand il le faut, le regard toujours aimanté par l’horizon magnétique de la citoyenneté désirée. Mais si la naturalisation le fait marcher en l’obligeant à l’endurance, parfois sévèrement, de part et d’autre de la frontière entre le Mexique et les États-Unis, Tijuana et Beverly Hills jusqu’au désert irakien rêvé en Basse-Californie, elle le fait marcher aussi au sens où son illusion le mène en bateau. La naturalisation est une arnaque, un mirage, un serpent de mer caché dans une éolienne qui mène et ramène au désert.
L'horizon sur le papier n’est pas plus compliqué que celui d'une intégration citoyenne dans la nation étasunienne. Mais sa réalisation pratique, attestée avec les papiers officiels dûment certifiés, fait surgir de terre des contradictions monstres comme des dragons. Elles sont d'emblée affrontées par Nero, un jeune homme à peine sorti de l'adolescence qui a vécu une bonne partie de sa jeunesse à Los Angeles et qui doit retourner dans le Mexique d'origine de ses parents émigrés-immigrés après avoir été expulsés pour n'avoir pas respecté les obligations de séjour sur le territoire. Nero est joué par Juan Ortiz (ou Johnny O, un acteur peu vu et plus connu comme chanteur et sa présence laisse filtrer une somme d'expériences vécues). Juan Ortiz américanisé en Johnny Ortiz interprète ce jeune garçon injustement exclu d'un pays qu'il considère légitimement comme le sien et qui cherche par tous les moyens à y revenir. Y compris en s'engageant dans les troupes mobilisées sur le front irakien.
Ce grand écart sur la route de la naturalisation qui peut finir en sortie de route, voir en déroute dans le désert irakien quand l’américanisation s’apparente à ce point à une désertification, c'est ce que raconte Soy Nero et ce qu'il raconte aussi autorise diagonalement une évocation de la situation même de son auteur. Comme Jean Rouch a pu faire un film pour s’autoriser à dire Moi, un noir (1958), Rafi Pitts aurait fait le sien en assumant la dimension déclarative de son titre : Soy Nero, son héros c’est lui aussi.
Dreamers et outsiders aux semelles de vent
Voir Soy Nero, c'est reconnaître depuis les blocages personnellement vécus par Rafi Pitts un désir irrépressible d'aller voir ailleurs (par exemple aux États-Unis où une partie de The Hunter aurait d'ailleurs dû être idéalement tournée). C’est se demander en même temps si ailleurs représente bien la solution aux problèmes rencontrés ici ou bien au contraire s’il impose leur complication jusqu’à l’absurde. La déterritorialisation ne propose pas de lancer des lignes de fuite pour fuir les problèmes en leur tournant le dos mais pour les affronter autrement, diagonalement. Autrement dit pour les faire fuir en les reconnaissant partout, universellement et concrètement – Iran, Mexique, États-Unis, Irak, c’est une même carte aimantée par la boussole d’un vieux rêve d’Amérique mais ses distributions cartographiques sont chamboulées, le nord est perdu, l’occident déboussolé. Rafi Pitts l’iranien est si proche alors de l’algérien Tariq Teguia quand il réalise Inland – Gabbla (2008) et Révolution Zendj (2013). Avec la complicité du romancier et scénariste roumain Razvan Radulescu, Rafi Pitts a donc bricolé une fiction nomade, originale dans ses bifurcations narratives, originale aussi parce qu’elle est exceptionnellement consacrée au sort de l'un de ces rêveurs attirés par les promesses du DREAM Act, ceux que l’on surnommait alors les « dreamers ».
Le DREAM Act (un acronyme pour
Development, Relief, and Education for Alien Minors) est un projet de loi introduit au Sénat étasunien en août 2001, soit deux mois précédant le Patriot Act d'octobre 2001. L’un des points de ce projet conditionnait l’octroi d’une carte de résident permanent à des migrants entrés illégalement sur le
territoire national en
contrepartie de deux années passées au sein de l'armée. Ce projet de loi a été rejeté en décembre 2010 parce qu’il encouragerait l’immigration
illégale. Soy Nero est une fiction pour autant que le documentaire qui sent venir le « mur de Trump » s'ajointe au film d'histoire
récente.
Il a donc fallu qu'un iranien cosmopolite, qui a étudié à Londres et a travaillé à Paris, parte de ses difficultés personnelles et de l’impossibilité à retourner chez lui pour tourner entre le Mexique et les États-Unis un film nervuré des situations découlant directement de réglementations migratoires qui intéressent si peu voire pas du tout le cinéma étasunien. À la différence radicale des lourdes productions hollywoodiennes portant sur des figures de héros de la dernière guerre irakienne (The Hurt Locker – Démineurs de Kathryn Bigelow en 2009, American Sniper de Clint Eastwood en 2014), Soy Nero préfère prendre avec vivacité la tangente en suivant une voie traversière insensible aux vieilles sirènes bruyantes de l’impérialisme malheureux mais tellement nécessaire. Face aux nouveaux visages d'un héroïsme aux semelles de plomb ayant désespérément besoin d'assumer le mandat comme une addiction (le film de Kathryn Bigelow) ou un sacrifice christique (celui de Clint Eastwood), imaginer la figure sous-exposée mais sérieusement documentée d'une persévérance juvénile aux semelles de vent ouvre à l’inverse une voie d’accès privilégiée à une vision de l’Amérique comme aporie mondialisée pour laquelle la promesse de l’intégration est aussi universelle que le sont ses effets de sélection et d’exclusion.
L’américanisation se vit inclusivement et exclusivement, dans la production respective de ses insiders et de ses outsiders, dans la multiplication de ses exclus qui ne sont des inclus qu’en restant à l’extérieur. L’Amérique est un nom générique pour l’état d’exception devenue la règle mondiale. C’est pourquoi le désir d’un mexicain de devenir américain pour redevenir ce qu’il a toujours été l’envoie absurdement dans le désert irakien où il se perd pour être retrouvé par des soldats comme lui qui, comme cela ne cesse pas de se répéter, demandent encore à vérifier ses papiers d’identité.
Désorientation jusqu'au Proche-Orient
Autrement dit, ce qui s'impose à Nero est un ensemble serré et entrelacé de réalités sociales comme un grillage carcéral, tout à la fois administratives (il faut disposer des bons papiers pour échapper à la condition d'expulsable) et policières (il faut d'autant plus les avoir en poche dès lors qu'un faciès de chicano est par réflexe raciste source de suspicion et cause d'interpellation pour identification), professionnelles (la seule option alternative aux postes subalternes consiste si l’on rejette la délinquance et l'économie informelle dans l’armée) et militaires (la mort rencontrée avec l'engagement militaire est plus décisive en terme de naturalisation que l'enfance vécue aux États-Unis). Cette configuration rend de fait la vie impossible à des millions de gens participant à la vitalité sociale, culturelle et économique du pays (les « green card soldiers » représentent presque 10 % des effectifs militaires). Il est vrai que la situation concourt moins à former le parfait petit cocon social accueillant le jeune voulant renaître des cendres mexicaines en phœnix américain qu'à produire la toile arachnéenne et dédaléenne où de telles aspirations se dispersent jusqu’à la dissipation toujours déjà indiquée par l’horizon inatteignable de la naturalisation.
Le dédale est aussi extensif que gluant (la requête policière de l’identification encourt toujours le risque de la bavure, à Beverly Hills comme en Irak) pour qui est absurdement captif d'une mauvaise identité héritée, l’homme infâme affublé du stigmate impossible à effacer, victime de la marque raciale de l’indignité. L’américanisation engage des processus de désertification qui font apparaître le désert irakien en Basse-Californie comme une illusion, fata morgana. Soy Nero, film morganatique pour cette raison-là mais il y en a d’autres. La naturalisation y est un château dans les nuages, un champ d’éoliennes qui cacherait une démente conspiration d’État, un horizon trompeur, une hallucination du désert mais Nero fuit encore, le paria plus Don Quichotte que jamais.
L'orientation d'un désir authentique, moquée par un frère aîné habitant avec sa compagne une riche villa de Beverly Hills pour se révéler le lendemain n'en être que les banals domestiques, s'effiloche progressivement en désorientation, acte nouveau d'une reprise de l'errance perpétuelle. Soy Nero n’oublie pas non plus que l’une des barrières concrètes à l’intégration nationale et l’abstraction universelle de l’égalité juridique est la différence de classe. L’universalité est abstraite mais ses effets désastreusement concrets : le désert américain dont l’impérialisme s’étend de part et d'autre de la frontière et du mur de séparation entre la Californie et le Mexique exerce des désorientations jusque dans le désert du Proche-Orient. Et les deux déserts n'en forment qu'un seul, moins labyrinthique (car le labyrinthe est fait pour que l'on s'y retrouve) que dédaléen (car sa reprise mythique par Dédale consiste à s'y perdre). Les deux déserts, californien et irakien, ne seraient donc que les plis d’un seul et même désert, transnational, mondial, fatal pour le migrant illégal entre-temps devenu bon soldat jeté à l'autre bout du monde dans un conflit dont les termes géopolitiques le dépassent.
À l’autre bout du monde, le désert est encore celui de la différence comme marque distinctive entre les uns (les dominants repliés du côté de l’identité) et les autres (les dominés relégués du côté de l’altérité). La chasse à la différence comme stigmate et sceau de l’infamie, la chasse aux plus petites différences qui creusent l’écart même minimal entre les insiders et les outsiders, tantôt entre l’africain-américain qui se dit plus américain que le chicano, tantôt entre le noir de la côte est et celui de la côte ouest dont la culture hip-hop est un champ miné de micro-divisions, touche à sa plus mortelle vérité quand elle devient la cible des tireurs locaux qui ne les voient pas autrement que comme les envahisseurs US. De The Hunter à Soy Nero, la chasse revient alors comme la hantise d’un malaise contemporain dans les appartenances contrariées par l’État, en Iran et aux États-Unis, au Mexique et en Irak, dont la violence souveraine fait parfois preuve d’une grande bestialité.
Je suis Jésus, je suis nègre
Soy Nero : le titre sonne a minima comme une déclaration nominative, une affirmation subjective (« Je suis Nero ») mais son évidence déclaratoire n’a de cesse d'affronter divers contradicteurs. Les autorités policières ne s'en suffisent pas en exigeant de voir les papiers officiels prouvant que celui qui parle est bien celui qui dit qu'il est celui-là et pas un autre. La fausse carte de résident de son frère permettant à Nero d'entrer dans l'armée l'oblige aussi à adopter le prénom de son aîné (Nero doit désormais se présenter ainsi : « Je suis Jésus »). Le désir de renouer avec son propre prénom est également contrarié, tantôt parce qu’il bute sur les pénibles rectifications de l'accent (Jésus prononcé à l'anglaise par Nero l’est ironiquement par ses camarades du front irakien avec un fort accent hispanique), tantôt parce qu’il est mal interprété par eux qui sont africains-américains (parce que Nero signifie noir et qu’ils ne comprennent pas qu’un chicano se dise tel). En fait, à chaque fois, à chaque rencontre, il y a un heurt, un choc, une méprise qui peut être mortelle. Une bifurcation fait saillie en faisant disjoncter la relation, une division surgit en court-circuitant les appartenances identitaires, une ligne d'intersection est tirée en interrompant la ligne de vie de Nero, qui continue pourtant de courir sans perdre haleine parce qu’il y a toujours moyen de reprendre son souffle dans le plan d’après.
En effet, Soy Nero s'ouvre sur une puissante course haletante, filmée dans l'intrigante conjonction du gros plan et du filmage en téléobjectif, avec quelques travellings latéraux mais focalisés au niveau des hanches, et puis une bande sonore raréfiée afin d'épouser le rythme vif et le souffle haletant du coureur. On pense au début de Run of the Arrow – Le Jugement des flèches (1956) de Samuel Fuller mais ce dernier préférait filmer les pieds des coureurs. Dans le film de Rafi Pitts, la course finit en plan très large par un policier déboulant en perpendiculaire de la ligne de fuite de héros pour lui couper la route et lui tomber brutalement dessus. Plus tard, Nero est rattrapé par son frère aîné qui s'excuse de ne pas avoir été à la hauteur du rêve de richesse qu'il lui a refourgué la veille. Il regrette alors avec la voix craquelée de celui qui n’a plus les moyens de fanfaronner de ne pas figurer parmi les riches habitant le quartier de Beverly Hills puisqu’il est seulement l'un de leurs larbins surexploités. La seule richesse du frère aîné consiste dans le don sa propre carte de résident temporaire en promettant à son cadet de se retrouver dans de meilleures dispositions respectives.
Et puis, sans coup férir, dans une étonnante ellipse digne du Michael Cimino de The Deer Hunter – Voyage au bout de l'enfer (1978), Nero rebaptisé Jésus se retrouve projeté sur le front irakien, avec un ciel orangé embrasant le plan tourné à la longue focale digne de Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola. La cinéphilie de Rafi Pitts a pour rétroviseur classique le Nouvel Hollywood des années 1970 mais elle est nourrie aussi des grandes courses du cinéma iranien, jeunes héros kiarostamiens, Le Coureur (1985) d’Amir Naderi, Delbaran (2001) d’Abolfazl Jalili. L’impérialisme étasunien est bégayant pour sa jeunesse d’aujourd’hui et d’hier et ses bégaiements font sentir de loin les raidissements théocratiques de la république islamique d’Iran dont Rafi Pitts est victime. L'Irak des années 2000 répète de fait pour une jeunesse désaffiliée et prolétarisée, engagée sur le front de la guerre afin de pouvoir bénéficier de la carte verte de résident, de la Sécurité sociale ou de la bourse d'études supérieures afin de sortir du ghetto racial, les mêmes erreurs et les mêmes blessures traumatiques que le Vietnam des années 1970.
Soy Nero : cela fait rire Nero qui, devant ses camarades africains-américains du poste-frontière militaire irakien, dit qu’il est un nègre aussi, ce qu’ils lui refusent tout en arguant qu’ils sont aussi plus américains que lui. Soy Nero : Rafi Pitts s’identifie à Nero, on l’a dit, en pensant peut-être également à Moi, un noir de Jean Rouch. Soy Nero est un grand film kafkaïen aussi pour ceci : Negro est le surnom que prend Karl Rossmann quand il rejoint le Grand Théâtre d’Oklahoma. Karl Rossmann est le héros de L’Amérique, premier roman inachevé de Franz Kafka dont le titre original est Der Verschollene qui peut se traduire par Le Disparu, L’Oublié ou encore, proposé par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub au moment de la réalisation de Klassenverhältnisse (1984), Celui dont on a perdu la trace. Que sont devenus les « dreamers » depuis 2010 ? Disparus, oubliés, ils hantent Soy Nero quand la trace de Nero se perd dans le désert irakien après que celle de Negro l’ait été en direction de l’Oklahoma le long du Missouri.
Barda, embardées
À chaque fois, donc, la trajectoire de Nero se retrouve perpétuellement coupée dans son élan, le garçon parfois brutalement rappelé à l'ordre pervers d'un monde appareillé pour attiser et empêcher son désir, pour soulever son enthousiasme et diminuer sa puissance d'agir. Le jeune homme se voit dès lors contraint, puisqu'il persévère à ne pas céder sur son désir, de devoir trouver le moyen de repartir en allant lui aussi voir ailleurs, mais depuis un autre point de départ, depuis une autre occasion de relance, en tirant une autre ligne de fuite, à l’aide d’une autre rencontre. Grand est dans Soy Nero le désir du plan suivant, en amorce d'une nouvelle séquence comme une autre promesse, un second souffle, dès lors qu'auront en effet été épuisées les promesses contenues dans la séquence précédente. Et tout aussi grande est la durée relative des séquences dont l’étirement est un épuisement de ses possibilités, un épuisement paradoxal du barda hérité puisqu’il est aussi préparatoire aux intempestives embardées des séquences suivantes.
D’un côté, Rafi Pitts semble avoir voulu brancher directement la dynamique de son film sur l'énergie vitale de son personnage. On reconnaîtrait ainsi l'aspect vitaliste caractérisant son geste de cinéma, déjà prégnant avec le court-métrage Salander (1994) et son deuxième long-métrage, Sanam (2000), qui peut alors légitimement recouper le vitalisme d’un certain cinéma étasunien, généralement indépendant. Un point de rencontre aura d’ailleurs été donné avec le portrait documentaire d'Abel Ferrara intitulé Abel Ferrara : not Guilty (2003) tourné pour la série Cinéma, de notre temps qui tire d’une nuit new-yorkaise passée en sa compagnie peut-être la dernière rasade du jus incandescent et déjanté de sa cinématographie (et Rafi Pitts a été l’objet d’un documentaire issu de la même série, No Return : Rafi Pitts réalisé en 2016 par Gaëlle Vidalie). De l’autre, le cinéaste exilé dont l’esthétique carbure au vitalisme désire ne rien lâcher aussi de la compréhension des contre-forces sociales s'exerçant à l’encontre de son personnage. C'est son matérialisme profond qui nomme le versant plus intellectuel et analytique de son travail, et se déduit aussi de la construction des scènes et des effets de correspondance à distance entre elles.
Ici, le barda hérité du « green card soldier » est lourd, stigmate racial et impasse juridique. Le mulet sait qu’avec son barda il s’apparente au bardot, équidé hybride résultant du croisement entre un cheval et une ânesse dont l’origine étymologique est l’arabe barda qui signifie le bât, la scelle. Là, le « dreamer » métis porté par les espoirs du DREAM Act y croit suffisamment encore pour être aux aguets et se remettre en selle, sensible à la moindre possibilité de couper court et tailler sa route, dans l’attente fébrile des embardées qui sont des relances redynamisant toutes les espérances.
Tensions et bifurcations valent comme d'accidentelles interruptions autant que comme d'essentielles relances du désir et elles finissent par produire un puissant rythme syncopé à Soy Nero, dont le moteur se trouve quelque part dans le corps de son jeune héros et ses impulsions travaillées par d'incessantes contre-poussées. Les unes et les autres composent ainsi une série de paysages diversement accidentés, tantôt labyrinthiques (du point de vue du sujet du désir comme Thésée avec Ariane), tantôt dédaléens (du point de vue adverse d’un état des choses dont le gardiennage peut avoir pour souverain le roi Minos et la bestialité du minotaure), toujours susceptibles d’un contrôle d’identité, toujours traversés par des patrouilles de police et des hélicoptères. D’un paysage l’autre, cimetière à Tijuana, mur de séparation qui s’enfonce jusque dans l’océan, autoroute californienne, résidence huppée de Beverly Hills, poste-frontière irakien, l'orientation du désir d’intégration de Nero fait l’épreuve d’une désorientation quand l’orient est devenu pour l’occident l’image de son désert. Un désert qui se poursuit et s’étend dans la désertification du monde qu’est son américanisation.
À cet égard, Soy Nero fait preuve d'une inventivité constante, dans l'événement fondateur (la course inaugurale) et la surprise narrative (l'ellipse contractant plusieurs mois), dans ses sauts qui sont des sautes (des hauteurs de Beverly Hills à celles des paysages arides irakiens) et ses dérives (le désœuvrement dans la villa et son parasitisme, l’autre désœuvrement dans l’armée et le désert). C’est qu’il envisage chaque séquence comme une épreuve initiatique pour Nero, jamais pris en défaut quand bien même ce qui se présente à lui trahit plus souvent qu’à son tour l’extensivité insensée du désert américain.
En guise d’ouverture du film, le passage d'un hélicoptère peut ainsi offrir le prétexte d'une histoire drôle en forme de parabole cryptique concernant la folle nuit d’amour entre une fourmi et un éléphant (sauf que l’éléphant meurt le lendemain et il faut toute une vie à la fourmi pour enterrer l’amant défunt). Le mur de séparation redoublant la frontière américano-mexicaine peut servir de filet le temps d'une partie improvisée de beach-volley. La nouvelle tentative de passer clandestinement la frontière semble être incroyablement récompensée par un feu d'artifices (c’est le jour du nouvel an) dont les improbables gerbes se convertiront plus tard en missiles, rafales et explosions de l'autre côté du monde, sur le front irakien. Le gentil père d’une petite fille habillée en abeille qui recueille le héros auto-stoppeur se mue en personnage bizarre et tortueux, sorte de caméléon schizophrène affirmant l'importance de la non-violence tout en rappelant fermement qu'il possède une arme nécessaire à marquer des limites, virant du côté des thèses complotistes lorsqu'il s'agit de décrire la fraude supposée des éoliennes tout en disant le vrai sur la mascarade que représente le DREAM Act, finissant par produire un numéro de zigzag émotif aux policiers qui veulent l'arrêter. Le frère retrouvé à Beverly Hills ne l'est quant à lui qu'à hauteur de la poursuite d'une mascarade qui se renverse en domesticité occupée à entretenir un luxe ostentatoire rempli des fétiches mortifères de la richesse occidentale (les animaux empaillés y exposent d’ailleurs l’importance du motif de la chasse). Deux jeunes femmes rencontrées en route, l’une dans un garage puis l’autre qui est la compagne de son frère, laissent affleurer des frémissements sensuels que Nero préfère cependant ne pas satisfaire en imaginant que son bonheur sur Terre réside ailleurs mais le bleu de la piscine luxueuse laissera place à la grisaille minérale du désert, autre fata morgana.
Tartares, Sisyphe, Thoreau
Soy Nero a le barda lourd mais ses embardées l’autorisent à prendre de vitesse la pente didactique. Avec l’épisode irakien on atteint même un summum quasiment hallucinatoire où un programme militaire d’intégration sociale des minorités a pour fond la désintégration d’un pays et de son peuple. Pour Nero, son désir d’être d’ici en Amérique parce qu’il y a toujours été se matérialise radicalement ailleurs, dans un improbable check-point où les autochtones écoutent étrangement l'Orchestre National de Barbès, un groupe de gnawa français dont les membres sont d’origine maghrébine. Ce poste-frontière est un chaudron où, dans l’attente d’un ennemi qui ne vient pas ou qui reste insaisissable, bouillonnent la pulsion de mort et les bêtises mimétiques, le mutisme d'un sergent suicidaire et le racisme (anti-arabe et anti-chicano) des racisés (africains-américains), avec un sens de l'absurde, entre comique et tragique, qui peut offrir un étonnant écho contemporain au Désert des Tartares (1940) de Dino Buzzati adapté au cinéma par Valerio Zurlini en 1976. On se rappelle alors que le scénariste Razvan Radulescu a travaillé pour plusieurs réalisateurs roumains qui ont en partage cette dimension existentielle et tragi-comique de l'absurde, Quatre mois, trois semaines et deux jours (2007) de Cristian Mungiu et surtout La Mort de Dante Lazarescu (2005) de Cristi Puiu.
L’orient est bien celui d’une désorientation qui s'impose à Nero et deux jeunes soldats noirs ayant survécu à l’attaque de leur unité, tous paumés dans les plaines désertiques d'une géopolitique insensée. D’autant plus insensée que le chaos provoqué dans la région et d’où a émergé Daesh est censé pallier les effets pervers d’imbroglios juridiques compliquant le mirage figé de l’Amérique comme creuset. Le cliché de sa société comme melting-pot en est d’autant plus un que ce pays regorge tellement de frontières, sociales et économiques, sexuelles et ethniques, qu’il les exporte à tout va dans le reste du monde, sa banlieue.
Dans ce monde minéral saturé en fata morgana la vérité appartient aux nombreuses chaînes d'identification policière qui traversent les paysages urbains et montagneux pour les balafrer, Basse-Californie et Proche-Orient reliés par Beverly Hills dont les hauts quartiers résidentiels auraient donc pour ultime frontière le check-point irakien en plein désert. Plusieurs déserts, plusieurs plis d’un seul et même désert : l’Amérique. Sous le ciel californien comme irakien, la répétition symptomatique des vérifications d’identité l’avère : la naturalisation est une désorientation, l’américanisation est une désertification. L'horizon fantasmé mais demeurant intouchable et inaccessible, s'il est l'un des déterminants du caractère dédaléen du monde, est aussi la marque infiniment labyrinthique du désir. Malgré la désorientation, l’orient insiste parce que le désir est comme le soleil : s’il se couche à l’ouest il se lève à l’est. Moyennant quoi, Rafi Pitts se refuse de sanctionner son héros même si l’ultime plan de son film en guise de relance dans le désert force u peu maladroitement le registre allégorique. Le soldat Jésus perdu dans le désert irakien après une embuscade s'en sort en effet mais c’est pour être arrêté et menotté par d'autres soldats étasuniens – exactement comme le clandestin Nero qu'il a été quand il cherchait la trace de son frère quelque part à Beverly Hills.
Nero/Jésus se retrouve après son arrestation à nouveau perdu dans le désert : l’avatar chicano de Don Quichotte et Karl Rossmann, en faisant l’expérience existentielle et absurde du désert des Tartares, l’est forcément aussi du Sisyphe d'Albert Camus.
L'épreuve initiatique n’en demeure pas moins ici celle du réel et elle est pour tous ceux qui, comme le héros de la parabole kafkaïenne intitulée Devant la loi, restent sur le seuil de la porte en espérant qu’elle s’ouvre pour eux : le réel de l'Amérique, c'est la composition en plis – la complication – de tous les déserts, internes et externes, sous couvert d'une désertification dont cette Amérique-là est porteuse quand elle superpose, jusqu’à la contradiction disjonctive et la désintégration, nationalisme raciste au dedans et impérialisme planétaire en dehors.
Il y a pourtant une autre Amérique, celle-là même qu'incarne le vagabond Nero toujours sur la route, héros d'une fiction proprement extravagante, figure héroïque d'une « extravagance » digne du Walden (ou la Vie dans les bois) de Henry David Thoreau publié en 1854. « Extravagance ! cela dépend de la façon dont vous êtes parqué. Le bison migrateur, en quête de nouveaux pâturages sous d’autres latitudes, n'est pas aussi extravagant que la vache qui d’un coup de pied renverse le seau, franchit la clôture et court après son veau, à l’heure de la traite. » (cité dans Vertigo, 1/2009, n° 35, p. 14-15). Nero est bien de cette extravagance-là, moins bison migratoire que vache revêche, moins mouton de panurge que bardot qui rue dans les brancards en envoyant balader son barda. La vagabond Nero a cette extravagance qui consiste à recomposer son désir d'Amérique là où l'Amérique se décompose en déserts intérieurs et extérieurs. Avec la recomposition d’une Amérique décomposée Nero peut alors substituer à son dédale fermé l'ouvert du labyrinthe qui est celui d’une condition vécue non seulement sur le mode nomadique mais aussi exilique.
Le DREAM Act n’est plus, les « green card soldiers » s’entassent à Tijuana et ailleurs mais il y a encore des « dreamers » aux semelles de vent dont le souffle redonne un peu d’air frais à une Amérique confinée, comme épuisée d’elle-même à force de coloniser le monde de ses apories. Comme Karl Rossmann Nero l’éclaireur a ouvert la sente, il taille la route et trace le chemin de traverse que suit l’auteur de Soy Nero qui se reconnaît en lui. Rafi Pitts est en effet cet autre exilé qui a su persévérer dans son propre rêve d'Amérique, lucide mais néanmoins morganatique, quand, aux États-Unis, à Hollywood comme dans ses marges, il apparaît toujours plus minoritaire.
6 octobre 2016 - 3 août 2020