Mythologie du profiler et du serial killer

"Manhunter" (1986) de Michael Mann

"Le Silence des agneaux" (1991) de Jonathan Demme

« Or, avouons-le :nous nous sommes laissé prendre aux mirages des symétries nature-culture. Nous nous sommes révélés sensibles à la saveur des anciens mythes du courage barbare, recyclés dans la lutte darwinienne pour la survie sur le marché. Nous avons cru y ranimer nos énergies emprisonnées dans la "cage de fer" de la rationalité instrumentale. Si nous ne nous étions pas nous-mêmes captivés par cet idéal, jamais nous n’aurions laissé, comme par inadvertance et sans que nous admettions le savoir, nos enfants se fasciner peu à peu pour Stephen King, les jeux de rôles et les histoires de killers » (Denis Duclos, Le Complexe du loup-garou. La fascination de la violence dans la culture anglo-américaine, éd. La Découverte-coll. « Essais », 1994, p. 264)

 

 

 

 

 

Le tueur en série désigne au moins depuis les années 1980 une catégorie criminologique à forte résonance médiatique. Il est aussi une figure mythologique pour un capitalisme tardif dont la culture de masse planétaire transforme tous les faits sociaux en marchandises spectaculaires. La tétralogie écrite par Thomas Harris, Red Dragon – Dragon rouge (1981), Le Silence des agneaux (1988), Hannibal (1999) et Hannibal Rising – Hannibal Lecter, les origines du mal (2006), a imposé dans la littérature grand public la figure mythique du serial killer et elle ne l’a fait qu'en lui associant son double gémellaire, son complément originaire qu'est le profiler. L’inspiration du romancier lui est cependant et très largement venue des enquêtes réellement menées par l’agent du FBI Robert Ressler qui, avec son collègue John E. Douglas, a popularisé l’expression de serial killer au tournant des années 1970-1980 et c'est ce dernier qui a servi de modèle pour son personnage de Jack Crawford.

 

 

 

Le tueur en série n’est donc pas seulement une invention littéraire de Thomas Harris et si la catégorie a été introduite et développée par les recherches criminologiques de Robert Ressler et John E. Douglas menées pour le compte du FBI, elle éclaire rétrospectivement sa longue existence avant sa requalification opérée avec eux. Avant d’être nommé et identifié tel, le tueur en série a mené plusieurs existences, a eu plus d’une vie. Son ombre a en effet hanté l’histoire et la chronique des faits divers (de Gilles de Retz à Jack l’éventreur en passant par la Bête du Gévaudan), la littérature (avec L’Étrange cas du docteur Jekyll et M. Hyde de Robert Louis Stevenson en 1886 et Dracula de Bram Stoker en 1897), le cinéma avec Alfred Hitchcock (The Lodger – Les Cheveux d’or en 1927 et L’Ombre d’un doute en 1943, Psycho en 1960 et Frenzy en 1972) et Fritz Lang (M le maudit en 1931 et While the City Sleeps – La Cinquième victime en 1955) en passant par Peeping Tom – Le Voyeur (1960) de Michael Powell. Et même Ida Lupino quand elle réalise The Hitch-Hiker – Le Voyage de la peur (1955).

 

 

 

Les adaptations hollywoodiennes des romans de Thomas Harris ont évidemment suivi sous la supervision quasi-intégrale du producteur Dino de Laurentiis : Manhunter – Le Sixième sens (1986) de Michael Mann d’après Dragon rouge et son remake en 2002 par Brett Ratner, Le Silence des agneaux (1991) de Jonathan Demme (le seul film de la série à ne pas avoir été produit par Dino de Laurentiis), Hannibal (2001) de Ridley Scott, Hannibal Lecter, les origines du mal (2007) de Peter Webber et, à la télévision pour la chaîne NBC, la série Hannibal (2013-2015) de Bryan Fuller. La série des adaptations est franchement inégale, qui commence très fort avec les films respectifs de Michael Mann et Jonathan Demme avant de s’effondrer particulièrement avec ceux de Ridley Scott et Peter Webber. On note en passant que la sortie du Silence des agneaux coïncide aussi avec la publication de American Psycho de Bret Easton Ellis et si le film a été un carton récompensé par le « Big Five » (la quinte royale des Oscars avec l’attribution des cinq plus prestigieuses statuettes), le second jugé comme pornographique a provoqué un scandale avant de devenir un best-seller. Enfin, les deux saisons de Mindhunter créée en 2017 par Joe Penhall et produite par Charlize Theron et David Fincher ont réussi avec une grande intelligence à remonter la généalogie du mythe pour considérer de manière plus froide et analytique la construction pionnière d’une catégorie au carrefour de la science comportementale et de la police fédérale, en expérimentant notamment le feed-back de ses fonctions opératoires et ses retentissements intempestifs dans l’existence de ses introducteurs, de la sphère familiale à l’intimité psychique.

 

 

 

Pour le christianisme le diable ne va pas sans le bon dieu dont il est le premier traître et le meilleur allié objectif. Le manichéisme d'un couple fondamental est un dualisme hérité du gnosticisme avant son absorption par le christianisme et son rayonnement transculturel depuis son adoption comme religion d’État par Rome. Dans la culture de masse qui succède historiquement à l’empire romain de la religion chrétienne tout en en représentant la sécularisation, le tueur en série imperceptible et l’enquêteur chargé de le traquer en le repérant dans la foule anonyme constituent le couple structural d’une mythologie qui raconte beaucoup des fantasmes et des cauchemars d’un modèle social et économique anglo-saxon son exportation qui participe de la mondialisation du capital et des fictions, mythes et représentations dont le capital a besoin pour légitimer sa reproduction en l’idéalisant.

 

 

 

 

 

Dualisme pessimiste,

 

du berger autoritaire et de la bête de l’apocalypse

 

 

 

 

 

Le serial killer dont les meurtres exposent à la communauté l’exception d’une signature pulsionnelle à l’ère du sérialisme caractérisant la modernisation industrielle ; le profiler dont l’expertise psychologique et policière lui permet d’en identifier le modus operandi : l’un et l’autre figurent ensemble les deux faces modernisées d’une vieille médaille métaphysique qui redouble l’obscure fascination de l’horreur meurtrière par la fascination symétrique des sophistications procédurières dédiées à sa suspension ou son interruption. Modernité de l’assassinat considéré comme l’un des beaux-arts depuis Thomas de Quincey et Charles Baudelaire, Sade et Lautréamont, certes, mais pas seulement. Du mal radical de Kant à la banalité du mal de Hannah Arendt, l’antique métaphysique du mal elle-même se modernise en se justifiant d’une rationalisation homogène à l’avènement de la rationalité instrumentale et son imposition en paradigme technique de l’organisation sociale.

 

 

 

C’est avec son Léviathan (1651) que Thomes Hobbes a inscrit au frontispice de la philosophie politique moderne la fable anthropologique pessimiste de l’homme en tant qu’il est un loup pour l’homme (homo homini lupus). Il s’est alors agi de légitimer le transfert de souveraineté du monarque de droit divin à l’État rationnel et les États-Unis en représenteraient la scène privilégiée et son spectacle est vendu à la consommation des spectateurs du monde entier. Le sociologue Denis Duclos pense ainsi et à raison que « (…) la culture anglo-américaine s’inspire avec ferveur du meurtrier extraordinaire, parce qu’il lui renvoie son image de société extraordinaire » (Le Complexe du loup-garou. La fascination de la violence dans la culture américaine, éd. La Découverte-coll. « Essais », 1994, p. 18).

 

 

 

Serial killer et profiler figurent avec quelques autres les catégories modernes d’un vieux dualisme fonctionnel et saturé d’idéologie. Le mythe qu’ils ont en partage est celui d’une culture qui ne s’institue qu’en se réinstituant incessamment dans la guerre permanente contre une nature fondamentale et sauvage. L’option du pessimisme anthropologique autorise ainsi la communion culturelle et médiatique autour des passages à l’acte extraordinaire dont la fascination ambiguë entretient avec le fantasme apocalyptique l’autoritarisme ordinaire du libéralisme. Avec le zombie, le tueur en série fait de toute évidence directement suite au guerrier berserker nordique comme au werewolf germanique. L’héritage est culturel et mythologique pour autant qu’il fonde pour la pastorale et son pessimisme fondamental les pouvoirs de contrôle et de conduite, de science et de police du berger qui doit savoir en effet discriminer parmi ses moutons qui sont les bêtes de l’apocalypse – Dragon rouge, Hannibal le cannibale ou Buffalo Bill.

 

 

 

 

 

La loi et la jouissance de son dédoublement,

 

l’autre et son excès menaçant la différence des sexes

 

 

 

 

 

Revenir à Manhunter et Le Silence des agneaux, les deux premiers films de la série inspirée des romans de Thomas Harris et qui sont de loin les plus cinématographiquement réussis, invite à sonder dans une perspective à la fois structurale et anthropologique le couple mythologique du profiler et du serial killer. Et saisir ainsi comment la grande inspiratrice de la culture de masse qu’est l’industrie hollywoodienne promeut en dépit du profond extrémisme de son pessimisme un humanisme fragile placé sous la triple condition suivante :

 

1) la condition de la loi qui demeure celle du père et, par extension, du patriarcat ;

 

2) la condition du père qui se dédouble cependant en deux figures patriarcales distinctes et complémentaires rappelant à la loi que sa jouissance n’appartient pas seulement à la sphère de l’État ;

 

3) la condition, enfin, de l’autre (qui tend un miroir dangereux pour l’autre qu’il y a en soi) dont la jouissance est un excès menaçant tant l’intégrité symbolique d’une masculinité traditionnelle qu’une féminité aspirant à l’égalité mais voulant échapper aussi et légitimement à la tradition de la prédation qui s’exerce sur elle.

 

 

 

Trois motifs sont ainsi constitutifs du « complexe du loup-garou » analysé par Denis Duclos afin d’indiquer comment la fascination de la violence dans la culture anglo-américaine et au-delà induit à l’ère spectaculaire de sa mondialisation le recyclage circonstancié du vieux fonds mythologique nordique, mais pas seulement. En reconduisant le pessimisme extrême de la fiction anthropologique chère au Léviathan de Thomas Hobbes, le libéralisme s’autorise en conséquence toutes les dérives autoritaires, tous les excès obscènes. La triade des motifs en question est alors celle-là : la « fascination pour l’autre soi-même dans le miroir du crime ; [l’]impuissance à fonder la multitude humaine sur une communauté réfléchie de la personne, dans la condensation modératrice d’un tiers : [le] pessimisme d’un conflit éternel, haché par des fins du monde annoncés en cascade » (Ibidem, p. 251). Autrement dit, l’ambiguïté de la fascination quand elle flirte avec la perversité d’un peu trop près, l’impuissance politique organisée et le pessimisme extrême tenté par le grand potlatch apocalyptique configurent une mythologie persévérante dans laquelle s’épanouissent symétriquement les figures opposées et distinctes, antagonistes et complémentaires du serial killer et du profiler : d’un côté Hannibal Lecter (dit le Cannibale), Francis Dollarhyde (surnommé Dragon rouge) et Jame Gumb (Buffalo Bill) ; de l’autre Jack Crawford, Will Graham et Clarice Starling.

 

 

 

_ Manhunter raconte comment Will Graham (William Petersen) a besoin de plus d’un maître, Jack Crawford (Dennis Farina) du côté de la hiérarchie interne au FBI et un maître extérieur à la loi incarné par Hannibal Lecter (Brian Cox), pour coincer le serial killer qui se nomme Dragon rouge (Tom Noonan), l’autre qui représente pour le profiler un excès logé au plus intime de lui-même. Inspiré entre autres par le maniérisme de Jean-Pierre Melville, Michael Mann ne sort pas du champ symbolique balisé par son patronyme afin de montrer ce qu’il montrera à nouveau dans Heat (1995) et The Insider – Révélations (1999), Collateral (2004) et Miami Vice (2006), à savoir que la jouissance ultime tient d’un homo-érotisme dont le caractère sublime se retient cependant de basculer dans le passage à l’acte homosexuel.

 

_ Le Silence des agneaux conte pour sa part comment Clarice Starling (Jodie Foster) découvre qu’il lui faut autrement dédoubler la figure du père qui est celui qui sait, à nouveau Jack Crawford (Scott Glenn) et Hannibal Lecter (Anthony Hopkins), mais désormais pour échapper au piège d’une adhésion incestueuse à la loi du père redoublé par celui d’une surdétermination prédatrice du regard masculin. Le film de Jonathan Demme substitue au thriller allégorique du héros hanté par l’éros narcissique et homo-érotique de l’héroïsme classique le conte féministe dédié à la nouvelle Cendrillon qui s’épanouit dans le réglage de l’écart protecteur distinguant la loi patriarcale et sublime de sa jouissance obscène et masculine.

 

 

 

 

 

De l’idéologie au mythe et inversement

 

 

 

 

 

_ Double apprentissage, à la fois masculin et féminin :

 

1) la loi se dédouble et son doublement qui est l'excès faisant saillir le trouble de sa jouissance indique que le lieu de sa sublimation est l’État quand son dehors est celui de l’obscénité des fantasmes et des passages à l’acte ;

 

2) le serial killer comme l’autre du profiler est un intrus, une menace autant interne qu’externe du point de vue de l’arrangement différentiel des sexes : d’un côté en insinuant au cœur de la masculinité traditionnelle la hantise persistante de l’homosexualité ; de l’autre en rappelant à une femme endeuillée par la mort de son père que le regard masculin est prédateur mais qu’il cesse aussi de l’être à l’intérieur de la loi.

 

L’idéologie est là et elle est forcément contradictoire en rejetant idéalement l’obscénité au dehors de la loi, dans l’autre loi dont la jouissance ne serait donc pas celle de l’État. L’idéologie l’est tout autant en indexant la promotion d’une égalité civilisatrice entre les hommes et les femmes à partir de la reproduction d’un ordre social fondamentalement patriarcal.

 

 

 

Qu’est-ce que l’idéologie ? En se revendiquant du matérialisme dialectique de Karl Marx, Claude Lévi-Strauss répond dans la perspective d’une anthropologique structurale que toutes les représentations et toutes les scènes, tous les mythes et tous les rites propres aux sociétés humaines, et pas seulement la société capitaliste, participent à l’idéalisation des contradictions réelles afin donner une forme structurellement homogène à l’hétérogénéité empirique du réel, par exemple dans la transfiguration symbolique des structures et leurs rapports hiérarchiques en relations complémentaires (Anthropologie structurale, éd. Plon, 1958, p. 345-346).

 

_ Deux maîtres sont ainsi nécessaires à Will Graham pour approcher au plus près, c’est-à-dire à l’intérieur de soi-même, le noyau refoulé de l'excès de l’autre (homo)sexualité avant de rétablir la norme (hétéro)sexuelle qui s’apparie à la dimension patriarcale de la loi.

 

_ Les mêmes deux maîtres sont autrement nécessaires à Clarice Starling pour affronter le risque de l’abattoir qui gît dans le regard masculin avant de s’en protéger en opérant le rétablissement de la loi qui est celle d’un père non incestueux, la loi civilisatrice des pulsions et égalitaire entre les sexes que recouvre l’État.

 

L’idéologie renvoie ainsi du côté du mal radical et de la bête apocalyptique les monstres qui ne le sont qu’en appartenant à des sexualités minoritaires (Francis Dollarhyde est un hétéro introverti se fantasmant pansexuel, Jame Gumb un transgenre raté rêvant de la femme qu'il ne sera jamais) dont la conjuration est nécessaire afin de conserver la structure patriarcale de l’État. De fait, le « complexe du loup-garou » appartient pleinement à la « pensée straight » (Monique Wittig).

 

 

 

L’idéologie a besoin du mythe pour fonctionner, Claude Lévi-Strauss n’aura pas cessé de le rappeler. Mais, alors, qu’est-ce donc qu’un mythe ? L’anthropologue a bien prévenu que, dans la perspective heuristique du structuralisme, les mythes ne se confondent ni avec les récits édifiants des origines, ni avec des histoires légendaires et exemplaires. Les mythes sont en fait des « opérateurs logiques », ils ont moins du sens qu’ils font sens, qu’ils donnent sens. Ils servent à interpréter le réel en organisant le passage des séries multiples et leurs codes spécifiques au système qui en représente la grille de convertibilité, cohérente et homogène. Parce qu’ils organisent le passage du discontinu de l’histoire et des métaphores au continu des structures et des métonymies, les mythes sont des grilles dont les règles ont pour fonction de résoudre les problèmes que pose l’hétérogénéité vécue du réel. Claude Lévi-Strauss résume ainsi son propos en posant que « les spéculations mythiques cherchent non à peindre le réel, mais à justifier la cotte mal taillée en laquelle il consiste » (Anthropologie structurale 2, éd. Plon, 1973, p. 209).

 

 

 

Un mythe a besoin de « mythèmes » comme la langue a besoin de phonèmes pour fonctionner (Ibidem, p. 162). Les mythèmes nomment pour Claude Lévi-Strauss, qui s’inspire directement ici du linguiste Roman Jackobson, ces unités fondamentales et génériques dont les traits distinctifs font la différence en la marquant et la remarquant. Ce sont les variantes combinatoires des unités dont les oppositions expliquent, entre autres, les différentes versions d’un même mythe : par exemple l’aigle et le hibou (l’oiseau du jour et celui de la nuit) auxquels s’oppose le corbeau (qui n’est pas un prédateur mais un charognard comme le coyote, autre animal médiateur entre la vie et la mort) ; par exemple, pour nous, le profiler et le serial killer.

 

_ Dans le passage structural de Will Graham à Clarice Starling, le héros fragilisé dans sa masculinité par la présence de l’autre qui indique aussi l’autre (homo)sexualité qu’il y a en lui devient l’héroïne qui affronte la possible prédation du regard masculin reliant les agneaux du cauchemar de l’enfance aux victimes du tueur en série et sa cessation avec la levée de la tentation incestueuse liée au père.

 

_ Dans le passage structural de Francis « Dragon rouge » Dollarhyde à Jame « Buffalo Bill » Gumb, de la petite souris au papillon le serial killer qui représente la menace fantasmatique de l’autre (sexualité) dans le profiler devient le tueur en série dont le désir de se faire une nouvelle peau incarne l’abattoir des familles puis des femmes dont le cauchemar hante l’enquêtrice depuis l’enfance.

 

_ Dans le passage structural d’une variante à l’autre du personnage de Jack Crawford, le supérieur hiérarchique qui représente un modèle civilisé d’autorité et de masculinité devient une figure ambivalente du père, troublant et désirable mais seulement en s’astreignant à représenter un modèle sublimé et distant d’un État demeurant farouchement patriarcal.

 

_ Enfin, dans le passage structural d’une variante à l’autre d’Hannibal Lecter, l’autre maître rappelle aux profilers respectifs, masculin et féminin, qu’il y a des jouissances terribles qui menacent le premier jusque dans ses équilibres familiaux et personnels, et elles troublent la seconde quand se métamorphoser pour devenir l’égal des hommes induit de ne plus les voir ni comme des pères incestueux ni comme des prédateurs d’abattoir.

 

 

 

12 octobre 2020

"Manhunter" (1986) de Michael Mann

Le poster rongé par la petite souris

Entrer dans Manhunter se fait par l'image. Une caméra amateur et sans opérateur se faufile comme une petite souris à l'intérieur d'une maison, elle y observe ses habitants endormis puis les éclaire d'une lumière drue qui sera celle du réveil le plus dur. Le viol du dedans par le projecteur d'un dehors sans limite. La profanation de l'intimité domestique s'amplifie visuellement du bouillonnement granuleux et gris de la vidéo analogique, dix ans avant Lost Highway (1996) de David Lynch. La pulsion scopique à l'état pur, certes, mais pas tout à fait. Une pure vision de voyeur, oui, mais techniquement appareillée, la pulsion machinée d'un organe automate branché sur le rien qu'il y a au fond de son œil. Le néant de la pulsion scopique abolit la différence du dedans et du hors en absorbant la scène typique du bonheur à l'américaine dans l'autre scène qui demeure encore hors-champ, un hors-champ obscène, vitreux et glauque, celui des sacrifices exigés dans le passage du fantasme à l'acte comme un déluge indistinct de feu et de sang.

 

 

 

Invité par Dino de Laurentiis à réaliser l'adaptation du roman Dragon rouge (1981) de Thomas Harris, Michael Mann à l'occasion de son troisième long-métrage de fiction pour le cinéma marque d'emblée qu'il a retenu la leçon de ses maîtres, Michael Powell et son Voyeur (1960) en tête. Mais il n'y a pas que les obligations cinéphiles à être exposées ainsi en marquant le seuil liminaire ouvrant le film. Il y a également, liminale, la troublante fascination du sens d'une intrusion intriquant d'un côté un tueur en série voyeur et invisible muni d'une caméra et de l'autre un réalisateur de cinéma issu de la télévision et qui, alors, continue toujours d'y travailler (en produisant les séries Deux flics à Miami et Crime Story – Les Incorruptibles de Chicago). Manhunter est aussi ce film de Michael Mann qui se demande, au beau milieu des clinquantes années 1980, ce que devient le cinéma à l'époque où l'hégémonie de la télévision entraîne avec l'extension domestique de la sphère vidéo l'intensification perverse de l'intimité en extimité. Il est à cet égard décisif que deux petits films amateurs, vus et revus sur la table de montage mentale du profiler rongé d'inquiétude Will Graham, vont lui permettre de comprendre à la fin comment le meurtrier des deux familles en sait autant sur elles parce qu'il est aussi celui qui travaille à convertir les bandes du super 8 en cassettes vidéo VHS.

 

 

 

Michael Mann vient donc après Michael Powell – et avant David Lynch à qui Dino de Laurentiis a demandé de réaliser Manhunter et qui donnera peu de temps après sa propre version – la plus délirante de toutes – du mythe avec Twin Peaks, série et film. Michael Mann vient également après la publicité des nouvelles technologies policières d'identification développées durant les années 1970 par le nouveau département des sciences du comportement du FBI. Et si la médiatisation journalistique a précédé la fiction littéraire, Michael Mann apparaît aujourd'hui comme un pionnier de ses retraductions cinématographiques (et télévisuelles marquées récemment par les deux saisons magistrales de Mindhunter pilotées par David Fincher). Le mythe de la bête en l'autre qui est celle en nous – tout un bestiaire, petite souris et tigre, dragon et papillon, caressé dans le sens du poil par le pessimisme anthropologique de la culture anglo-saxonne dans sa valorisation d'un État policier de type Léviathan – s'est donc actualisé à l'époque moderne des serial killers et des profilers. C'est-à-dire des tueurs qui n'ont pas d'autre mobile que la mise en scène artisanale, designée et sérielle de leurs fantasmes criminels et des policiers qui doivent être aussi bons experts en tir qu'en décryptage psychologique pour parvenir à leur arrestation.

 

 

 

Le serial killer et le profiler composent ainsi un couple structural dont le mythe peut donner à l'ère de la culture de masse et son tournant postmoderne la double ration de fascination : pour l'intelligence dont nous sommes capables dans les mises en scène de l'horreur ; pour la même intelligence dont nous faisons preuve dans leur interruption.

 

 

 

Le couple structural du profiler et du serial killer est celui des nécessités réciproques, autrement dit des entrelacements fatals du bien et du mal mais aussi des mirages et effets spéculaires exercés par l'autre dans la suspension troublante des différences personnelles et la complication de la polarisation distinctive des identités. L'autre est celui qui se pose en face de l'un pour lui montrer qu'il est l'autre de lui-même, l'autre de l'autre qui est un autre lui-même dans l'altération réciproque des identités respectives. Couple structural de l'identité et de l'altérité pour autant que le second terme est l'intrus dont la menace vient s'immiscer dans le premier en faisant la différence, en insinuant la différence minant l'identique – autrement dit en parasitant la reconnaissance de l'autre comme autre et du même avec lui-même. Il se trouve que les jeux de l'autre qui altèrent les identités en révélant leur étroite et intime réciprocité (et la révélation est toujours un inducteur d'extimité) caractérisent entièrement le cinéma de Michael Mann, avec ses duos virils qui sont les duels des rivaux mimétiques, donc aussi avec son homo-érotisme plus ou moins assumé qu'il partage entre autres avec Akira Kurosawa et Jean-Pierre Melville.

 

 

 

Manhunter est à ce titre un film aussi important dans la filmographie de Michael Mann que Heat (1995), The Insider – Révélations (1999), Ali (2001), Collateral (2004), Miami Vice (2006) et Public Enemies (2009). Il le serait même et d'autant plus qu'il est aussi le premier de la série à exposer aussi nettement et aussi frontalement la nécessité structurale de convoquer deux personnages masculins posés en rivaux mimétiques pour composer les dualités d'une masculinité compliquée et, ainsi, fourbir les dualismes du masculin poli comme un miroir brisé.

 

 

 

Francis Dollarhyde, le tueur qui dispose à la fois d'un bon et d'un mauvais surnom, « La Petite Souris » pour la presse (en anglais « Tooth Fairy ») et pour son propre mythe légendaire « Le Dragon Rouge », brise les miroirs des maisons qu'il ravage de l'orage incendiaire et sanglant de ses pulsions carnassières et c'est avec leurs fragments, depuis leur bris en toile d'araignée que Will Graham se regarde en cherchant au fond de lui l'autre dont la fêlure l'interpelle au plus intime de lui-même. Le miroir de la masculinité est si rayonnant quand il est brisé et c'est pourquoi il éclaire indirectement la cécité de Reba McLane. La petite amie du tueur aveugle est celle qui arrive en participant involontairement à dérégler sa machine de mort selon un principe déjà éprouvé dans Thief Le Solitaire (1981). Mais, contrairement à Will Graham, elle ne peut percevoir pleinement le plus important qui se joue d'un seul côté de la différence des sexes qui est le miroir à la fois poli et brisé d'une masculinité compliquée quand hétéro et homo changent ainsi de polarité. Cette cécité féminine reviendra autrement dans Le Silence des agneaux (1991) de Jonathan Demme, en devenant désormais la puissance d'une femme (Clarice Starling) qui se métamorphose en advenant à elle-même. Cesser d'être l'objet réitéré d'un regard masculin pervers l'oblige à devoir affronter sa bordure extrême et prédatrice en la figure transgenre de Jame « Buffalo Bill » Gumb. L'homme-papillon porteur des lunettes infrarouges qui plonge les filles dans le puits obscur de ses fantasmes plonge également dans le noir l'héroïne qui leur ressemble comme une sœur pour la dominer du regard sans qu'elle puisse le voir.

 

 

 

L'agent Will Graham et Hannibal Lecter (orthographié ici Lecktor), le directeur Jim Crawford et le journaliste Freddie Lounds sans omettre les docteurs Bloom et Chilton (et même l'acteur Frankie Faison qui joue le lieutenant Fisk avant d'interpréter l'infirmier Barney dans les trois films suivants de la saga) : les personnages secondaires et principaux de l'univers imaginé par Thomas Harris sont tous déjà là. Mais Michael Mann a procédé avec l'adaptation qu'il a lui-même écrite par compression et ellipse, notamment en réduisant la part dédiée à Hannibal Lecter qui sera plus largement explorée et exploitée dans les films suivants. Sans compter la série Hannibal (2013-2015) pilotée par Bryan Fuller dont le maniérisme outrancier consiste à remplir tous les trous en étirant leur comblement à l'extrême du ridicule. En trois séquences seulement, l'acteur Brian Cox est cependant arrivé à faire un excellent premier Hannibal Lecter, dandy capable d'un sens de persuasion mais aussi de l'insinuation poussant la manipulation mentale jusqu'aux confins inconscients de la vie psychique. L'institution blanche et cellulaire où l'ancien psychiatre et tueur en série anthropophage est retenu est aussi la prison à laquelle tente de s'échapper Will Graham qui, s'il a procédé à son arrestation traumatisante, sait aussi ne pas avoir réussi à s'évader totalement de la cage mentale où le retient encore Hannibal Lecter. Coincé entre deux feux, Hannibal Lecter et Francis Dollarhyde, soit le modèle et son disciple qui savent subtilement communiquer y compris des ordres de tuer, Will ne vainc à la fin le second que pour attester qu'il y a en lui l'espace imaginaire suffisant depuis la rencontre traumatique avec Hannibal Lecter. Francis Dollarhyde abattu au nom d'une justice expéditive assumée, reste Hannibal Lecter, l'autre professeur qui est l'autre maître indiquant qu'il y a un dehors à la loi qu'incarne le premier maître, Jim Crawford. La place est faite, offerte à l'autre qui est sa part d'ombre logée au plus profond de lui, la part du négatif qu'il voudrait définitivement expulser et même exorciser.

 

 

 

Manhunter relève au fond d'un geste cathartique. Et, déjà, c'est le geste d'un réalisateur qui serait lui-même au fond l'intrus, la figure duplice travaillant pour le cinéma tout en restant attaché à la télévision. Le tueur est l'autre intrus, celui qui s'infiltre dans le poster publicitaire du bonheur américain tiré par les années 1980 pour le livrer à la critique rongeuse des souris, pour le ronger de l'intérieur en l'ouvrant sur un dehors qu'il refoule, retient forclos ou ignore. Francis Dollarhyde est la petite souris de la vidéo qui s'insinue dans le bain de l'argentique pour y déployer ses ailes de feu et de sang. Il est aussi le fauve endormi et caressé par Reba dans une perception haptique qui le fait trembler. Il est encore le dragon rouge dont les ivresses romantiques nourries des fameux dessins du poète William Blake souillent de rouge les murs blancs du foyer domestique célébré par le rêve américain et la télévision qui en reste un relais privilégié. C'est ainsi qu'il soigne le bec de lièvre qui l'offense, en lui adjoignant la mâchoire artificielle qui scelle des baisers de mort comme en fera la terrible expérience le journaliste cynique Freddie Lounds, embrassé goulûment avant d'être carbonisé. L'homme dans la souris rêve du dragon, de la bête de feu qui ramènerait les contes de fée pour enfants sages à leur noyau cauchemardesque et mythologique radical. C'est le parasite pervers qui jouit de retourner sur lui-même le poster fluo pour en révéler l'envers qu'il surexpose en grand dans son salon : le désert nu de Mars, la planète rouge.

 

 

 

L'horreur dans Manhunter consiste donc ici en ceci : qu'un homme jouisse de traverser le miroir de ses fantasmes mythiques et leur traversée est un éclat foudroyant de bestialité signée d'un étoilement de sang, une pénétration et une profanation, la morsure à pleines dents des surfaces glacées par la bouche brûlante, sacrée et affamée des profondeurs. Pour rétablir l'intégrité du poster, par exemple avec le dernier plan du film fixant avec l'arrêt sur image une plage de Floride aussi bleue et blonde que la petite famille qui est dans le tableau tout en en étant la spectatrice, il aura fallu à Will Graham qu'il se projette lui-même à travers la vitre de la maison de Francis Dollarhyde. Et, en l'abattant, délivre dans le sang qui coule autour des bras comme des ailes, et puis en fond sonore saturé la musique psychédélique de Iron Butterfly comme une transe, l'accouchement de l'image rêvée du dragon rouge de William Blake.

 

 

 

La superficialité des années 1980 est comprise par Michael Mann comme telle et elle est même assumée dans les grandes allées des supermarchés où, le temps surprenant d'un faux-raccord symptomatique, les rayonnages des produits changent dans une équivalence des marchandises ajointant Andy Warhol à Guy Debord. D'autres raccords aberrants font bégayer par exemple l'assaut final. La continuité filmique se voit ainsi lacérée comme le visage de Will Graham est balafré par Francis Dollarhyde usant contre lui d'un fragment de miroir brisé. Les années 1980 sont superficielles en cherchant à purger leur consumérisme des flambées sublimes et autres dépenses sacrificielles du romantisme comme de son avatar des années 1960, à savoir le psychédélisme. Leur facticité serait alors le prix symbolique à payer pour soustraire les surfaces petites et grandes des années 1980 à la faim des profondeurs des petites souris qui se prennent pour des dragons. C'est cependant un prix bien ambivalent, qui demeure une expression du malaise dans la civilisation de Freud, quand le poster blond et bleu du bonheur familial américain s'apparente à un simulacre aussi synthétique et désertique que la terre rouge d'une planète morte, lacéré comme le visage balafré de Will Graham.

 

 

 

27 octobre 2020

"Le Silence des agneaux" (1991) de Jonathan Demme

La touchante éclosion du papillon

Au début, une femme court à travers la forêt. Le bois d’automne jouxtant Quantico où se situe l’académie du FBI s’apparente irrésistiblement au bois des contes pour enfants. Par exemple celui du Petit Chaperon rouge mais moins dans la version de Charles Perrault (le loup dévore sa grand-mère avant de la dévorer à son tour) que dans celles des frères Grimm (tantôt le loup est abattu par un chasseur avant d’agir ou bien, après avoir dévoré la fille et sa grand-mère, le chasseur lui ouvre la panse pour les en faire sortir vivantes).

 

 

 

La jeune femme qui court dans le bois s’appelle Clarice Starling et il va falloir pour elle qu’elle assume le sens de son nom, autrement dit qu’elle éclaircisse les étourderies symboliquement associées à l’étourneau qui se dit en anglais starling. Clarice est une élève douée aspirant à la maîtrise des adultes et son aspiration requiert malgré sa jeunesse et sa fragilité d’affronter au moins deux monstres, le loup qui dévore les enfants (Buffalo Bill) et la grand-mère qui cache un loup (Hannibal Lecter). Sous couvert de thriller avec sa traque haletante du serial killer en guise de loup des temps postmodernes, Le Silence des agneaux sera un conte moderne rééquilibrant le classicisme de l’idéologie à partir des rapports de la psychanalyse et du féminisme. Son récit initiatique offre à l’héroïne l’occasion de se transformer en une femme épanouie sous la couronne ensoleillée de la loi mais la transformation projette aussi sur les murs de la caverne des ombres pleines de dangers quand le désir du père recoupe aussi celui du fantasme de l’inceste que sanctionne le regard des hommes quand ils ressemblent à s'y méprendre aux ouvriers d’un abattoir.

 

 

 

D’un côté, le désir de Clarice Starling est triangulé à partir de la figure centrale du père : le père de l’enfance, petit shérif de province avec lequel elle vivait enfant en l’absence d’une mère décédée ; le supérieur hiérarchique Jack Crawford, autre homme de loi (et la police fédérale succède désormais à la police locale), figure charismatique de la raison et du savoir (on le surnomme le « gourou ») qui n’hésite pas à mettre l’élève que son regard a élue en situation difficile afin de mettre à l’épreuve ses acquis théoriques et son sens pratique ; Hannibal Lecter, autre figure du maître enfin qui sait ce que l’héroïne ne sait pas encore et qui va pour sa part lui proposer une psychanalyse sauvage (lecteur, Lecter lit en elle comme en un livre ouvert) en lui présentant l’image troublante de l’indistinction de la raison instrumentale et de la jouissance pulsionnelle. On rajouterait de façon moins marginale qu'il n'y paraît une quatrième figure de père, soit le patron du FBI qui à la fin lui remet le diplôme avérant la réussite de son intégration (et le fait qu'il soit joué par Roger Corman, figure de père spirituel pour Jonathan Demme à qui il a mis le pied à l'étrier, est en l'espèce ici parfaitement significatif).

 

 

 

D’emblée, le père est associé à la loi et, aussi vite, il est déjà saturé du désir incestueux de celle qui, dans un premier flash-back, se souvient de son père revenant du travail comme une petite femme au foyer trépignant du retour de son mari. La mort par balles du père a envoyé la jeune Clarice dans une famille d’éleveurs et le cri nocturne des bêtes promises à l’abattoir est un cauchemar d’enfance dont elle reconnaît indiciblement l’écho dans les victimes muettes du tueur en série surnommé par la presse Buffalo Bill. C’est Hannibal qui le lui explique et, pour cela, il a besoin de mettre à l’épreuve son désir pour lui comme s’y applique aussi l’agent du FBI qui a participé à son arrestation, Jack Crawford (Will Graham est absent de ce récit). Significativement, la seule mère du Silence des agneaux est celle de la dernière fille kidnappée par Buffalo Bill et, au titre de sénatrice républicaine à l’époque où George Bush sr. est président des États-Unis, elle représente autrement la loi dans sa double dimension étatique et patriarcale (on remarquera enfin à quel point, du visage à la coupe de cheveux, l’actrice Diane Baker ressemble étonnamment à une version plus âgée de Jodie Foster).

 

 

 

D’un autre côté, Clarice doit s’initier au réglage progressif des distances nécessaires à apaiser ses fantasmes et ses désirs. La question est, décisivement, de contact et de distance à la fois. Clarice doit apprendre à s’approcher d'Hannibal le maître obscène jusqu’au frôlement de doigt qui est désiré aussi par ce dernier en jouissant ainsi d’une touche charnelle légère parce que l’héroïne lui a donné accès à une intimité lui épargnant la volonté de vouloir la profaner. Qu'Hannibal désire l'effleurement quand il aime tant lacérer et éventrer est un événement dont Clarice Starling a été capable. C’est aussi comme cela qu’Hannibal peut se distinguer de son voisin de cellule, Miggs, qui s’est masturbé en jetant son sperme au visage de l’agent du FBI (un geste grossier qui va provoquer son suicide supervisé à distance par Lecter). La mise en scène procède alors par des choix filmiques très marqués (gros plans frontaux et raccords aux limites du regard-caméra) qui, non seulement, font disparaître le dispositif carcéral où est retenu captif Hannibal Lecter mais, également, impliquent plus émotionnellement le spectateur dans les échanges du désir entre lui et Clarice. Et c’est à la fin qu’elle pourra empoigner la main de son supérieur en le regardant désormais sereinement, c'est-à-dire comme le représentant d’un ordre sublime qui est aussi la sublimation de son fantasme incestueux originaire.

 

 

 

Entre ces deux touches, il y aura eu cependant des peaux arrachées, des dépiautages terribles, des pénétrations qui sont des profanations : c’est le corps des victimes de Buffalo Bill qui – Hannibal le lui a fait comprendre – sont comme des sœurs pour l’héroïne ; c’est aussi le visage du policier dont Hannibal se sert comme d’un masque afin de prendre la fuite en exposant avec la plus extrême brutalité la parodie grotesque de la loi en tant qu’elle a pour ce qui le concerne littéralement perdu la face.

 

 

 

L’abattoir des cauchemars de l’enfance s’est donc incarné dans la fabrique de couture souterraine de Buffalo Bill et la caverne est aussi une boucherie où Clarice devra descendre en effectuant littéralement sa propre catabase. Buffalo Bill figure alors pour elle une autre image parodique, celle d’une différence des sexes horriblement abolie dans les souterrains fantasmatiques d’un homme, Jame Gumb, qui se fabrique une peau de femme parce que la société lui a refusé l’opération de changement de sexe demandée. Le grand moment est celui d’une plongée dans le noir provoquée par une interruption du compteur électrique afin que la situation profite au tueur muni d’un disposition visuel à infra-rouge. Lui voit tout comme un hibou et elle est rendue aveugle. Le hibou rejoint le bestiaire de Manhunter avec son tigre, son dragon et sa petite souris tout en faisant revenir une cécité accablant les femmes observées par des hommes qui ne supportent pas leur regard. Ce n’est vraiment pas rien pour Clarice qui ne cesse pas durant tout le film d’affronter la lourdeur pénétrante des regards masculins, directeur de la prison, collègues et flics locaux, qui tous s’attardent sur elle péniblement. À deux reprises, on verra d’ailleurs Clarice évacuer ces hommes dont le regard libidineux est un autre dispositif de surveillance carcéral : dans un simple et formidable raccord où on la voit sortir d’un ascenseur (plein avant le raccord, l’ascenseur est vidé de ses hommes après) ; où, plus tard et plus explicitement cette fois, elle demande aux policiers du coin de bien vouloir s’extraire de la pièce en laissant y travailler le FBI.

 

 

 

Après l'homme rêvant du sublime dragon romantique mais en restant captif de l'image médiatique de la Petite Souris, Buffalo Bill rêve pour sa part du papillon du Surinam qu’il ne sera jamais. Mais c'est ainsi qu'il apparaît comme le double instrumental, inversé et parodique de Clarice dont la touchante éclosion doit dès lors advenir en rejoignant classiquement la sphère de la loi patriarcale qui protège les femmes des hommes qui les regardent en voulant peut-être les dévorer, et qui les protège aussi de leur propre fantasme d’amour incestueux. Le lyrisme intense et contenu de la partition de Howard Shore, complice habituel du cinéma de David Cronenberg, participe également de la grande réussite du Silence des agneaux et la musique est aussi admirable que le jeu de Jodie Foster en possédant la maturité nécessaire qui est une retenue lui permettant de soustraire le jeu contrarié des émotions de tout épanchement hystérique (Julianne Moore qui a repris le rôle de Clarice Starling dans Hannibal de Ridley Scott en aura été évidemment incapable).

 

 

 

C’est ainsi que l’intégration de Clarice dans l’institution de la police fédérale aura été une initiation dont l’imago ne se sera pas accomplie sans le savoir de l’existence d’une autre jouissance, souterraine et larvaire. La jouissance obscure qui se joue au-delà de la loi est celle d’une autre loi que Clarice reconnaît car elle la connaît intimement depuis le jour où les bêtes ont commencé à hurler après le décès du père aimé en hurlant d'un fantasme incestueux enfin rédimé.

 

 

 

13 octobre 2020

Post-scriptum digestif :

 

notes sur Hannibal Lecter, pervers subversif

 

 

 

 

On l'a dit, après le doublet réussi de Manhunter (1986) et Le Silence des agneaux (1991) de Jonathan Demme, les films respectifs de Ridley Scott (Hannibal, 2001), Brett Ratner (Dragon rouge, 2002) et Peter Webber (Hannibal Lecter : les origines du mal, 2007) ne sont guère fameux, pour ne pas dire désastreux. Les adaptations suivantes de la tétralogie de Thomas Harris déçoivent terriblement, avant que son univers ne retrouve relativement un peu de consistance et d'intérêt avec la série Hannibal (2013-2015) de Bryan Fuller qui s'en voudrait la foisonnante synthèse. Une fois que l'on met de côté le maniérisme outrancier d'une charte esthétique qui alourdit tout d'un fétichisme insupportable et ridicule, reste cependant la figure d'Hannibal Lecter puissamment interprétée par Mads Mikkelsen dont les traits au couteau tirent au niveau de l'abstraction l'expression stylisée d'une singulière combinaison de perversion et de subversion.

 

 

 

Hannibal Lecter est le serial killer par excellence, le méta-tueur en série. Celui qui fascine les autres tueurs en série en étant identifié comme un modèle à séduire et convaincre, tantôt jouit de s'intercaler dans d'autres séries meurtrières et les enquêtes policières qui leur sont associées pour en parasiter ou s'en accaparer l'autorité, tantôt se plaît à y insinuer des simulacres et des faux-semblants au nom d'une puissance du faux donnant encore plus de fil à retordre au souci de la vérité du FBI. Le plus important se jouerait cependant ailleurs. Hannibal Lecter n'est un tueur en série doublé d'un anthropophage qu'en conjoignant radicalement l'image du psychanalyste à celle du cuisinier gastronomique.

 

 

 

La surimpression des visages du lecteur savant des inconscients et du préparateur culinaire de mets exquis est une conjonction paradoxale, à valeur disjonctive. L'esthète cultivé aux manières raffinées est un meurtrier qui, non seulement, mange ses victimes mais les donne encore à manger à ses convives qui n'y voient rien, au contraire. La surimpression des images signe plus qu'un simple jeu de dupes : plus qu'affaire de duplicité en effet, c'est une conjonction disjonctive dans les partages culturels et anthropologiques et elle joue à plein mais en tant qu'elle est cachée dans ce pli qu'est le tiret du manger-parler. Comme tout le monde Hannibal parle et mange. Plus exceptionnellement, il psychanalyse et cuisine comme personne. Et c'est à la conjonction « et » d'inclure l'invisibilité d'une pratique culturellement si disjonctive – l'excès si tabou de l'anthropophagie.

 

 

 

 

 

Tout le monde mange tout le monde

 

(et c'est exquis)

 

 

 

 

 

Conjonction disjonctive de la perversion et de la subversion. L'homme est un pervers en cultivant et polissant soigneusement les surfaces de la culture haute et légitime, psychanalyse et gastronomie. Et leurs reflets sont si chatoyants qu'ils subjuguent ceux qui s'y regardent en ne voyant pas que ce qu'ils mangent c'est eux-mêmes également. La perversion caractérise ainsi la maîtrise des surfaces et des reflets, des simulacres et des simulations, des apparences qui servent des buts inapparents, inavoués et sans aveu. Mais cela ne suffit évidemment pas à Hannibal qui double sa perversité d'une grande subversion puisque la surface est si soignée que la maîtrise de ses polissages raffinées rend imperceptible la profondeur sanglante des corps ouverts et meurtris, blessés et charcutés.

 

 

 

Perversion de la maîtrise des surfaces engagée dans la culture d'un grand savoir parler qui est un simulacre dont s'habille la pulsion pour tromper ; subversion des surfaces branchées sur la profondeur organique des corps découpés et donnés à manger à d'autres qui être à leur tour seront les prochaines victimes d'Hannibal Lecter. Subversion de la perversion : la maîtrise des surfaces, des simulacres et des simulations induit la dissémination imperceptible de l'anthropophagie dans tout le corps social. D'où que le sexe en soi intéresse si peu Hannibal Lecter, préférant faire passer ses pulsions destructrices directement dans l'énergie désexualisée alimentant les techniques caractéristiques des cultures psychanalytique et gastronomique. C'est ainsi que l'une et l'autre sont non seulement perverties (la psychanalyse des inconscients est un préalable à l'ingestion des corps psychanalysés, littéralement un apéritif ouvrant l'appétit), mais qu'elles sont également subverties (parler et manger avec l'autre c'est le préparer en vue de le manger et le faire manger par d'autres).

 

 

 

Hannibal Lecter sonde ainsi l'inconscient social en ne lui révélant pas le secret qu'il lui inocule : tout le monde mange tout le monde et c'est exquis. Anthropophagie secrètement généralisée dont le savoir échappe à tous à l'exception de celui qui sait, bien sûr. Mais un autre il y en a un autre autre, l'autre autre, seul et l'unique et, à cet égard, respectable comme l'est l'ami le plus intime, le double originaire et placentaire. C'est le profiler qui a tout compris, Will Graham (insupportable dans la version doloriste jouée par Hugh Dancy, plus insupportable encore avec la voix chevrotante de Sébastien Desjours). Le profiler est nécessaire au serial killer et vice-versa, non seulement parce que le premier sait ce que le second fait, mais également et surtout parce qu'il jouit de ce savoir et la jouissance est partagée. Et c'est bien cela qui fait vaciller Will Graham en entraînant avec lui Hannibal Lecter qui a trouvé dans la figure de la conscience malheureuse son fatal narcisse.

 

 

 

27 octobre 2020


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