Love Affair (1939) et An Affair to Remember (1957) de Leo McCarey

Elle et lui, amour cardinal

Love Affair et An Affair to Remember, l’original et le remake : en contrechamp la reprise qui fait la différence. Le remake avère ainsi qu’avec la reprise il y a un jeu des différences et des répétitions et il y a aussi l’amour qui vient en revenant au même, à chaque fois unique et toujours éternel. L’amour comme éternel retour, moins rengaine que ritournelle. Tout change (Nickie Ferrante a remplacé Michel Marnay) et rien n’a changé (Terry McKay reste Terry McKay) quand l’éternité appartient aux amoureux qui sont des accidentés de la vie en étant les sujets immortels de l’événement qui les a transis, imprévisiblement. Lamour cardinal est un changement de cap qui advient au voisinage des plus grands ratages, horizontal et vertical.


« Our love affair is a wondrous thing
That we'll rejoice in remembering
Our love was born with our first embrace
And a page was torn out of time and space 
»

 (« An Affair to Remember (Our Love Affair) »,

 paroles de Leo McCarey et Harold Adamson, musique de Harry Warren)

 

 

 

 

 

Changement de cap

 

 

 

 

 

Elle c’est Terry McKay, chanteuse de cabaret originaire du Midwest promise à un bon mariage si elle n’avait pas fait, à l’occasion d’une croisière reliant la Méditerranée à New York, la rencontre à bord du paquebot du play-boy avec qui la maîtrise badine des jeux de la séduction sans lendemain aura moins ouvert sur l’inconséquence frivole des paroles que sur l’événement d’un changement de cap invitant à penser déjà à ses conséquences. Lui c’est le séducteur justement, le bourreau des cœurs dont se gargarisent les médias évoquant son prochain mariage avec l’héritière d’un cimentier et, qu’il se fasse appeler Michel Marnay ou Nickie Ferrante, il accueille en faisant connaissance de Terry McKay l’inattendu, qui est l’amour dont la mesure excède tout badinage et dont l’événement oblige à des bifurcations au nom des décisions que l’on prend en les vivant comme des novations.

 

 

 

Ceci est l’histoire de deux films de Leo McCarey qui, l’un tourné en 1939 et l’autre en 1957, partagent le même titre français : Elle et lui. Voilà la même histoire que racontent en version originale Love Affair et son remake tourné presque vingt ans après et intitulé An Affair to Remember. On ne s’attendait pourtant pas à retrouver le cinéaste à cet endroit qui est celui des plus grandes histoires d’amour jamais contées à Hollywood, lui qui s’est d’abord formé à la comédie. Le scénariste et metteur en scène d’une centaine de courts-métrages pour Hal Roach entre 1923 et 1929 a travaillé au service de Laurel & Hardy en tournant pour eux leurs meilleures bandes muettes (il a même raconté avoir été à l’origine du duo burlesque). Même s’il n’en a pas gardé un bon souvenir en raison de la folie ayant régné en plateau, il tourne ensuite pour les Marx Brothers Duck Soup (1933) qui est cependant considéré par beaucoup comme étant leur meilleur film. Au début du parlant, il travaille également avec d’autres acteurs comiques tels Harold Lloyd, W.C. Fields et Mae West et commence enfin à entreprendre ses premiers longs-métrages, parmi lesquels son premier intitulé The Sophomore – L’Étudiant (1929) et Let’s Go Native (1930) produit par son ami Ernst Lubitsch.

 

 

 

Plus tard ce sont les grands succès de L’Extravagant Mr. Ruggles (1935) qui en fait l’égal de Frank Capra tournant L’Extravagant Mr. Deeds (1936) et de This Awful Truth – Cette sacrée vérité (1937), screwball comedy aussi loufoque que L’Impossible Monsieur Bébé (1938) de Howard Hawks. Pour Cette sacrée vérité, Leo McCarey remporte l’Oscar du meilleur réalisateur et il n’a jamais caché que deux ou trois scènes de son film reviennent quasiment à l’identique de Part-Time Wife – Madame et ses partenaires (1930). Quand il pense à ces deux comédies-, Leo McCarey parle déjà de remake et on pourrait également s’amuser de constater que le couple de This Awful Truth, qui est aussi celui de Mon épouse favorite (1940), a pour vedette féminine Irene Dunne jouant dans Love Affair (son partenaire est alors Charles Boyer) et pour star masculine Cary Grant qui joue dans An Affair to Remember (sa partenaire est alors Deborah Kerr).

 

 

 

De Part-Time Wife à This Awful Truth on frôle donc le remake qui est la solution franchement adoptée par Leo McCarey avec la paire Love Affair / An Affair to Remember. Leo McCarey n’est pas le seul ni le premier à avoir procédé ainsi à Hollywood. Que l’on pense, entre autres et sans prétendre à l’exhaustivité, à Edwin S. Porter (avec The Grand Train Robbery en 1903 et sa parodie The Little Train Robbery en 1905), Cecil B. DeMille (Les Dix Commandements en 1923 puis en 1956), Tod Browning (avec Londres après minuit en 1927 et La Marque du vampire en 1935), Ernst Lubitsch (avec Comédiennes en 1924 et Une heure près de toi en 1932, coréalisé par George Cukor), John Ford (avec Judge Priest en 1934 et Le Soleil brille pour tout le monde en 1953), Raoul Walsh (avec La Grande évasion en 1941 et La Fille du désert en 1949), William Wyler (avec Ils étaient trois en 1936 et La Rumeur en 1961), Howard Hawks (avec Boule de feu en 1941 et Si bémol et fa dièse en 1948) ou encore Frank Capra (avec Grande dame d’un jour en 1933 et Milliardaire pour un jour en 1961). Sans omettre de citer Alfred Hitchcock qui a tourné deux versions de L’Homme qui en savait trop, en 1934 et en 1956, l’ami de Leo McCarey qui lui est venu en aide quand, durant le tournage de la charge maccarthyste My Son John (1952), le décès de l’acteur Robert Walker a pu être relativement compensé par l’usage d’un plan issu de L’Inconnu du Nord Express (1951).

 

 

 

De Love Affair à An Affair to Remember, le premier film en noir et blanc produit pour la RKO et le second tourné en CinemaScope couleur pour la 20th Fox, Leo McCarey persiste et signe. La comédie n’hésite pas à devenir sentimentale en s’évitant cependant de virer à la romance parce qu’y veille le mélodrame. De la comédie au mélodrame, il y aurait dès lors comme un changement de cap qui correspondrait à celui que vivent Terry McKay et son amoureux, Michel Marnay et Nickie Ferrante, détournés de leurs projets maritaux respectifs au nom de sentiments impromptus qui s’imposent avec une évidence non négociable. De la comédie au mélodrame, c’est un changement de cap qui inclut avec les changements de plan des escales imprévues (Madère ou Villefranche-sur-Mer on y retrouve peu ou prou toujours la même grand-mère habitant un îlot d'amour pur loin des pressions du continent). C’est une bifurcation qui s’apparente aussi à une surimpression parce que la comédie ne cesse pas quand bien même s’affirme le mélodrame. Le changement de cap se comprendrait dès lors ainsi : l’amour est une comédie quand elle est un jeu d’apparences, c’est un mélodrame quand arrive le réel, une première fois comme événement, une seconde comme l’accident qui en briserait la vérité. Le changement de cap est enfin une philosophie quand lamour vrai advient au voisinage des plus grands ratages. L’amour comme ratage qui réussit.

 

 

 

 

 

L’amour, l’affaire d’une réminiscence

 

(l’ange Janou)

 

 

 

 

 

Leo McCarey disait préférer la beauté de la première version tout en se félicitant que la seconde ait remporté un plus grand succès, justifiant ainsi le remake auprès des jeunes générations qui n’auraient pas connu l’original. Le remake de Love Affair se comprendrait dès lors aussi comme « l’affaire d’un film dont on se souvient ». On peut imaginer des raisons encore plus profondes en reconnaissant que si le remake a pour fondement le film original, il le surpasse cependant en offrant une reprise en guise de raffinement dans l’alliance de la comédie et du mélodrame, comme de quintessenciation dans l’expression des sentiments. On l’a dit, Leo McCarey persiste et signe. Il ne s’agit pourtant pas d’enfoncer le même clou mais, au contraire, de faire sentir qu’il y a, avec l’occasion de la répétition, la possibilité d’une différence avérant l’éternité incorruptible des histoires d’amour. La même histoire d’amour est une autre histoire d’amour qui revient au même – l’amour comme idée dont ceux qui se disent « je t’aime » sont les sujets. Et l’intervalle entre les plans d’être, d’un film à l’autre qui le répète en faisant la différence, les images mobiles de l’éternité, images de l’amour qui change ses sujets en étant l’événement qui, lui, ne change jamais.

 

 

 

L’amour est une affaire, échanges de bons mots et de plaisanteries, échanges du baiser obligeant contre toute attente à prendre des engagements, échange des promesses requérant des ruptures avec ce qui avait été prévu, des tournants et des changements de vie. L’amour est une affaire, c’est un affairement aussi au sens d’un chamboulement existentiel qui n’offusque pas la réminiscence platonicienne quand l’amour vient en revenant – l’amour, l’éternel retour, moins une rengaine qu’une ritournelle. Avec l’amour il y a ce qui change (les acteurs, le nom du play-boy, l’époque qui voit la télévision relayer en médium de masse la radio, la couleur qui remplace le noir et blanc) et il y a ce qui reste (le nom de l’héroïne, la croisière et l’escale chez la grand-mère, la chanson et la peinture, le rendez-vous au 102ème étage de l’Empire State Building et l’accident fatal). Autrement dit il y a le mouvement des choses et il y a l’immobilité de l’idée que l’on en a. Tout change réellement et pourtant rien ne change vraiment. Tout a changé et cependant rien n’a changé quand l’éternité appartient aux amoureux qui se vivent comme des accidentés de la vie en étant les sujets immortels de l’événement qui les aura toujours attendus pour venir les transir, imprévisiblement.

 

 

 

Si la pratique cinématographique du remake est contemporaine de « l’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (Walter Benjamin), elle peut également relancer autrement la dialectique des différences et des répétitions. C’est une grande question philosophique, une question stoïcienne reformulée par Gilles Deleuze, celle de l’accident contre-effectué en événement, question des contingences qui deviennent des hasards nécessaires quand on en tire un destin. Premier accident : Terry McKay rit des efforts de séduction du bourreau des cœurs, elle s’en croit prémunie jusqu’au baiser qui scelle la réalité d’un changement de cap réciproque. Elle devra annuler son projet de mariage, lui aussi. Elle devra à nouveau apprendre à subvenir à ses besoins, lui pareillement. L’amour est alors l’occasion partagée d’une liberté radicale au principe de toutes les libérations (elle comprend qu’elle ne peut pas se marier avec un homme qu’elle aime d’amitié, lui en a définitivement fini de son image de play-boy), au fondement de toutes les indépendances (elle redevient chanteuse et lui se remet à la peinture). Alors l’accident est relevé comme l’événement toujours secrètement attendu, avant qu’un autre accident n’arrive en en obscurcissant la nécessité.

 

 

 

Comment croire encore en l’amour vrai quand le rendez-vous promis dans six mois au sommet de l’Empire State Building n’est pas honoré à cause d’un stupide accident de voiture, mais aussi de l’orgueil de sa victime ? Un orgueil motivé cependant, et même sublimé quand l’éthique le dispute à l’amour-propre. Terry ne veut surtout pas faire savoir à l’homme qu’elle aime la perte de l’usage de ses jambes, refusant en effet que la compassion ne vienne entacher la pureté du sentiment éprouvé.

 

 

 

Pour que l’événement advienne, il aura fallu un tiers, un médiateur évanouissant. En l’occurrence il s’agit d’une médiatrice, la grand-mère Janou, la gardienne de l’amour et la fidélité qu’il requiert (sa maison abrite le caveau où repose son défunt mari). Elle est aussi la gardienne du caractère sacré du sentiment amoureux (avec la chapelle où se recueille le couple), elle l’est encore des dispositions artistiques de son neveu comme de Terry (elle rappelle à l’une la pratique du chant et à l’autre celle de la peinture). Janou est enfin la gardienne du moment inoubliable autour d’une chanson jouée au piano, metteuse en scène d’un souvenir pour l’avenir. Tout ce que ramasseront le don d’un châle et son envoi différé qui sont comme les ailes de l’ange Janou, la protectrice des amoureux qui sait alors pourquoi elle a vécu un peu plus longtemps qu’elle ne l’avait prévu. Et cela, le spectateur le saisit sans un seul mot prononcé, Leo McCarey le lui aura donné à penser cette pensée. Celle de Janou qui n’attendait rien d’autre que l’occasion de sauver le cœur de son neveu des plaisirs de la séduction.

 

 

 

 

 

Verticalité, horizontalité, cardinalité

 

(le lit du « Scope »)

 

 

 

 

 

Love Affair et An Affair to Remember, l’original et le remake : en contrechamp la reprise qui fait la différence. Les deux versions sont si proches pourtant, l’histoire originale est toujours due à l’écrivaine Mildred Cram et ses adaptations par les scénaristes Donald Ogden Stewart et Delmer Daves. Il y a des différences franchement superficielles (Nickie Ferrante s’est substitué à Michel Marney, Villefranche a remplacé Madère, etc.) quand d’autres sont carrément déterminantes en donnant un avantage décisif à la reprise. D’un côté des gags sont repris tels quels(le garçon sur la balustrade, l’échange comique de regards muets quand le paquebot arrive à quai, etc.), des lignes de dialogue aussi (comme la fameuse phrase finale : « Si tu peux peindre, je peux marcher »). De l’autre on relève la cohérence des différences (par exemple, on remarque un même changement d’axe concernant le reflet de l’Empire State Building sur la porte vitrée de l’appartement de Terry et celui de la peinture de Michel/Nickie sur le miroir de la chambre à coucher de l’aimée, qui passe dans les deux cas de la gauche à la droite). Le remake avère ainsi qu’avec la reprise il y a un jeu de différences et de répétitions et il y a également l’amour qui vient en revenant au même, à chaque fois unique et toujours éternel. L’amour comme éternel retour, moins rengaine que ritournelle.

 

 

 

Il y a pourtant des différences qui font la différence. On peut certes légitimement préférer Irene Dunne à Deborah Kerr, la première étant à la fois plus moderne et pétillante. Il est en revanche plus difficile de ne pas voir que Cary Grant est un meilleur acteur que Charles Boyer. Non pas que le second soit un mauvais acteur mais son registre est plus limité quand le premier cultive entre le plissement de ses yeux, sa voix gouleyante et ironique et ses sourires légèrement esquissés une vis comica qui s’apparente vraiment au champagne rosé dont il est un grand amateur. Et puis, Cary Grant est un meilleur acteur quand il est capable de figurer en à peine dix secondes ce que Charles Boyer se force de jouer en plus de vingt. Comparer les deux moments où l’ancien séducteur découvre la peinture qui représente Janou et Terry portant son châle dans le miroir impose l’évidence. On pourrait encore citer le cas des ex-futurs époux éconduits qui ont droit en effet à une plus grande présence à l’écran (c’est surtout le cas de l’ex de Terry). Une plus grande douceur dans leur traitement a pour conséquence alors de raffiner l’absence magnifique de tout ressentiment. On pense également à la télévision qui a remplacé la radio et Leo McCarey de s’autoriser à être sardonique à l’endroit du nouveau médium à l’occasion d’une séquence d’interview drolatique.

 

 

 

On pourrait également évoquer la séquence de Janou au piano, tellement plus belle la seconde fois. Et cela pour au moins deux raisons. D’abord parce que la romance « Plaisir d’amour », classique mais inappropriée (il n’est question ici ni de plaisir d’amour qui ne dure qu’un moment, ni de chagrin d’amour qui dure toute la vie), est remplacée par une chanson originale, « An Affair to Remember (Our Love Affair) » dont le premier vers est simplement sublime : « Our love affair is a wondrous thing / That we'll rejoice in remembering », autrement dit « Notre amour est chose merveilleuse dont nous nous réjouirons de nous ressouvenir ». Si sublime, peut-être, que Cary Grant la sifflote encore sous la douche, à loccasion du tout dernier film quil a tourné pour le cinéma, Rien ne sert de courir (1966). L’autre raison ne l’est pas moins. Quand Janou s’arrête de jouer la première fois, c’est au moment où la sirène du paquebot lui rappelle que le temps passé en la compagnie de son neveu adoré est achevé. La seconde fois, la sirène lui souffle en secret la raison du délai supplémentaire de son temps passé sur Terre. Une fois la médiation de l’amour assurée, Janou n’ignore plus ce que l’on a alors compris. La mort est un évanouissement, celui de l’ange dont les ailes battent encore, dans le souvenir du neveu qui revient dans la maison vide en entendant le piano et dans le châle dédoublé, don posthume fait à Terry et l’image de son don projetée sur le tableau final qui représente une scène n’ayant jamais eu lieu.

 

 

 

L’accident dont est victime Terry, renversée par une voiture le jour du rendez-vous promis au sommet de l’Empire State Building, est significatif de la supériorité de la reprise. Dans l’original, un mouvement de caméra relie le hors-champ de l’accident avec le sommet du gratte-ciel où attend Michel. Dans le remake, le hors-champ est toujours là mais manque le mouvement ascendant. C’est que Leo McCarey a approfondi tout le sens de la dialectique de l’horizontal et du vertical qui travaille et innerve son récit. D’un côté, l’horizontalité massive du paquebot est suivie par la verticalité tout aussi massive du building new-yorkais. De l’autre, ces formes massives sont contrariées, voire corrigées par leurs variations mineures, sommet de la colline où Janou habite et canapé où est Terry est allongée. Comme si l’accident qui n’empêche pas la reconnaissance de l’amour comme événement – il s’agit seulement d’un différé de plus – avérait la primauté symbolique de l’horizontal sur le vertical, autrement dit la fin d’une certaine autorité phallique. Donc le mouvement de caméra ascendant est une proposition plaisante mais, au fond, redondante.

 

 

 

Là où Leo McCarey va encore plus loin, c’est dans l’utilisation du format large, du « Scope » dont l’usage est une promesse spectaculaire renversée ici en son contraire quand il permet d’accueillir le secret d’une femme alitée faisant croire qu’elle est fatiguée alors qu’elle a les jambes brisées. Avec le « Scope », les champs-contrechamps sont moins nombreux à la différence du film original et, partant, les prises de vue plus longues et propices à filmer le comique des relations entre deux corps partageant le même cadre comme c’est le cas dans le remake. Leo McCarey en joue lors de la scène du repas où Terry et Nickie se parlent dos à dos, leur proximité contrariée étant accentuée par une grosse barre verticale. Il prolonge son intuition en privilégiant la verticalité des tableaux de Nickie lors d’une exposition chez son marchand nommé Courbet. La plupart de ses toiles sont en effet hantées par une verticalité dont il ignore qu’elle peut être mortelle quand, pour Terry, regarder en l’air en direction de l’Empire State Building lui a brisé la colonne vertébrale. Le génie du remake tient alors ce que l’emploi du « Scope » a toujours prévu de filmer une femme alitée. Le sens des images est porté au sommet de l’idée qui les porte en transfigurant ce qu’elles racontent. Ainsi, le baiser n’est plus perçu à la dérobée dans l’entrebâillement d’une porte mais désormais coupé par la bordure supérieure du cadre. Le tact de la reprise permet ainsi d’ajointer à cette pudeur nouvelle l’idée terrible du dos brisé de Terry, suivie symboliquement par celle de Nicki quand, ayant compris son secret, il la rejoint près de son canapé, les genoux pliés pour mieux se rapprocher.

 

 

 

Avec le « Scope » qui exacerbe la question de la verticalité et de l’horizontalité, la cardinalité de l’amour se voit quintessenciée en rédimant sur le versant de l’événement l’accident et le différé qui ne mutilent en rien le caractère éternel (on parlerait même d’« internel » quand Gilles Deleuze suit Charles Péguy tenant que l’éternité ne joue pas à l’extérieur du temps mais en son dedans). Terry n’a donc pas besoin d’expliquer à Nickie son secret et Nickie n’a même pas besoin de l’expliciter, entre eux il y a comme de la télépathie. Là encore la différence est décisive entre Love Affair et An Affair to Remember puisque la chaise roulante arrive bien trop tôt dans le premier, une seule fois et tardivement dans le second, après le spectacle qui est pourtant le lieu de leurs retrouvailles hasardeuses. Rien ne dit que Nickie remarchera un jour, c’est une possibilité quand le reste appartient à la puissance de ceux qui consentent à leur impuissance. L'accident est inessentiel devant l'amour comme qui le contre-effectue comme événement. Indifférence à laccident et, peut-être, Leo McCarey se souvient-il de laccident de voiture dont il a lui-même été victime, cloué sur une chaise roulante pendant la réalisation de Mon épouse favorite.

 

 

 

L’immobilité s’assume alors en image de l’amour comme ritournelle et comme éternel retour. De l’amour comme réminiscence et son idée fait en « Scope » le lit des amoureux qui y reconnaissent l’éternité de l’instant partagé.

 

 

 

21 octobre 2021


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