Le lion et l’ogresse

(petites notes mythologiques

sur Abou Leïla d’Amin Sidi-Boumédiène

et 143 rue du désert de Hassen Ferhani)

Le jour, parfois, n’oublie pas qu’il reste enfant de la nuit originaire, là où les solitudes algériennes abritent tantôt des bêtes schizophrènes, tantôt des machines célibataires.

 

Dans la nuit dédaléenne des cavernes qui tracent en pointillé la sortie des plis du désert, des lignes singulières et irréductibles font l’exception des désœuvrements nécessaires.

 

LIMINAIRE. La longue tradition des contes kabyles raconte l’histoire suivante, qui est un mythe fondateur : à l’origine, cinquante homme et cinquante femmes peuplèrent la terre ; quarante-neuf hommes et quarante-neuf femmes ont décidé de s’accoupler en construisant les maisons pouvant les accueillir, ainsi que leurs enfants ; de cet établissement originaire naquirent les familles, les nations et les généalogies fondatrices de l’humanité ; à l’exception remarquable d’une femme et d’une homme qui, on ne sait pourquoi, peut-être ne le saura-t-on jamais, ont refusé de participer au peuplement de la terre, la première devenant ogresse (Teryel) et le second mué en lion (Izam), l’une et l’autre figurant un reste sauvage irréductible à la levée initiale de la civilisation, part maudite et intraitable.

 

 

 

Izam est l’homme-fauve dont l’animalité, prédatrice et solitaire, contrarie les comptages et partages nécessaires à l’humanité pour se constituer comme un tout distinct du reste du vivant. Teryel, elle, est l’ogresse, la femme anthropophage dont la faim qui la conduit à la dévoration des garçons la soustrait de la maternité et ses obligations à la reproduction, une menace pour la famille patriarcale.

 

 

 

Teryel et Izam sont les exceptions bloquant la machine anthropologique, les restes d’une humanité impuissante à se clore sur elle-même, le dehors qu’abrite l’espèce humaine. Le lion et l’ogresse figurent ainsi la dyade mythologique rappelant à l’humain qu’il est à l’origine un être non-inhumain. Si les conteuses de la tradition kabyle ont une préférence narrative pour Teryel, c’est parce que l’ogresse incarne, avec le refus de la descendance, les puissances rétives d’un féminin non maternel.

 

 

 

SEUIL. Abou Leïla (2019) d’Amin Sidi-Boumédiène, 143 rue du désert (2019) de Hassen Ferhani. Dans le premier film, le terroriste des années de guerre civile n’est retrouvé aux confins du désert qu’à la condition de disparaître dans les grains d’or du mythe originaire, où l’assassin est un fauve que traque un schizophrène dont le délire est visionnaire. Dans le second, Malika habite son relais routier dans les marges sahariennes et berbérophones de Ghardaïa comme l’ogresse dans sa caverne et, d’une caverne l’autre, on se souvient aussi que le cheikh fondateur de la cité, Sidi Bou Gdemma, avait trouvé dans une caverne une fille abandonnée par sa tribu parce qu’elle était enceinte, Daïa, avec qui il se maria.

 

 

 

Abou Leïla s’ouvre sur un carton portant l’évocation du serpent de William Blake, pour se poursuivre avec celle, comme une ritournelle maternelle remontant du temps de l’enfance, du chameau, du lion et de l’enfant de Zarathoustra. Le road-movie a la ligne suffisamment serpentine pour conduire, dans les plis solaires du désert, à la grotte qui est ce ventre de nuit où se cache la bête des années noires, qui est un fauve et plus qu’un fauve dans le regard morcelé du schizophrène. L’animal mythique qui n’a plus rien de valeureux comme il l’est dans le mythe kabyle est « le père de la lumière » comme l’indique son surnom, autrement dit le porteur de la nuit ouvrant aux hommes la nuit qu’ils ont en eux, la cosmogonie féroce que les tueurs et leurs pisteurs ont en partage et dont le dernier repos est le lit d’or du désert, l’orient qui est l’aurore, la levée en relève des morts.

 

 

 

143 rue du désert, c’est l’adresse de Malika dans une remarque amusée de Chawki Amari qui n’est pas qu’une blague. Malika intrigue dans sa réserve même, qui est un sac à malice. La gardienne des différences et des seuils est la tenancière qui tient bon, l’éveillée et l’exilée, la sainte maraboutique dont le relais est un mausolée, une lampe du dedans dont la salle de cinéma est un prolongement. L’ogresse mythique est une reine pécheresse, sans sujet mais souveraine de son être blessé. La mère porteuse de tous les enfants qui viennent et reviennent la voir parce qu’elle n’en a aucun – mère porteuse, mur porteur. L’ombilic du monde dont les puissances sont gravitationnelles et orbitales. Une étoile. La bannie qui remet le ban au centre tout en y échappant est la gardienne vigilante du hors-champ, la poche d’un imprenable secret qui fait lever les puissances du faux en se protégeant du soleil du vrai qui est toujours blessant – sa blessure qu’elle expose en la cachant, malicieusement.

 

 

 

Abou Leïla nous éveille à cela : l’aurore qui vient sera celle la schizophrénie nous reposera des réflexes vétérotestamentaires, ces violences mimétiques qu’apaisent les sables du désert. Malika nous éveille à ceci : en donnant abri à tant d’images, elle est une image faite corps de l’image comme idée. Les exceptions sauvages à l’humanité sont aussi des menaces qui peuvent la sauver.

 

 

17 novembre 2022


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