Terra Australis Incognita

(sur deux films australiens)

Première partie

« Terra Australis Incognita » : longtemps en occident on a rêvé de l’Australie. Aristote et Ptolémée à l’époque de l’antiquité nommaient ainsi une contrée hypothétique dont ils supposaient qu’elle devait bien quelque part exister. Le 26 janvier 1788, la colonie pénitentiaire de Nouvelles-Galles du Sud est créée, c’est la première. La date du 26 janvier a été retenue depuis pour devenir celle de la fête nationale en Australie. L’Australie, une utopie ?

 

 

 

L’Australie a longtemps été rêvée et quand le rêve est enfin devenu réalité, un cauchemar est arrivé. L’Australie des rivalités impériales et des conquêtes coloniales est un bagne britannique à dimension continentale, le génocide des aborigènes tasmaniens, les chasses exterminatrices des dingos, kangourous et autres diables de Tasmanie. La « terra australis incognita » rêvée par les classiques aura débouché sur l’enfer moderne de la « terra nullius ».

 

 

 

L’Australie c’est l’utopie cramée sous le soleil aussie. La néguentropie n’est pas le contraire de l’entropie mais son retour vengeur. La route en briques jaunes du pays d’Oz mène alors au désert jaune des films de l’ozploitation. Le désert se dépeuple de ses kangourous (Wake in Fright) comme de ses bonnes âmes (Long Week-end). Le désert se repeuple aussi de ses premiers habitants qui, avec l’éclaireur David Gulpilil, sont la communauté qui reste en témoignant que, même carbonisé, le passé dit l’avenir (de La Randonnée à Charlie’s Country).

 

 

 

L’ozploitation chauffe la peau et l’écran, comme sous le soleil dru d’Australie exactement.

Terra incognita, terra nullius

 

 

 

 

« Terra Australis Incognita » : longtemps en occident on a rêvé de l’Australie. Aristote et Ptolémée à l’époque de l’antiquité nommaient ainsi une contrée hypothétique dont ils supposaient qu’elle devait bien quelque part exister. Les cartographes de la Renaissance ont tenté ensuite de localiser sur les cartes que l’on appelait alors portulans l’image de cette « terre australe inconnue » censée contrebalancer du côté de l’hémisphère sud le poids exercé par l’hémisphère nord. Ils sont les contemporains de Thomas More dont Utopia publié en 1516 a inspiré l’un de ses continuateurs, Gabriel de Foigny, auteur en 1676 d’un roman utopique, La Terre australe connue, avec son île peuplée d’hermaphrodites. Un siècle plus tard, la Grande-Bretagne guidée par l’explorateur James Cook s’approprie la moitié orientale de l’Australie.

 

 

 

Le 26 janvier 1788, la colonie pénitentiaire de Nouvelles-Galles du Sud est créée. La première. La date du 26 janvier a été retenue depuis pour devenir celle de la fête nationale en Australie.

 

 

 

L’Australie, une utopie ? « Un Sud intensifié, une Grèce intensifiée ; une Italie intensifiée, une Asie mineure intensifiée, tout ce qui nous attire, la chaleur, par laquelle les oiseaux migrateurs sont attirés, là-bas, dans la terra australis, il doit faire toujours plus chaud. Encore une utopie. » (Ernst Bloch, Rêve diurne, station debout et utopie concrète, éd. Lignes, 2016, p. 124).

 

 

 

L’une des raisons pour lesquelles l’utopie appelle ses concrétisations est le principe espérance qui, selon Ernst Bloch, consiste aussi à retenir l’entropie. Si l’utopie est fondamentalement néguentropique, certaines de ses concrétisations sont cependant contradictoires. L’Australie a été longtemps rêvée et quand le rêve est enfin devenu réalité, un cauchemar est arrivé. L’Australie des rivalités impériales et des conquêtes coloniales est un bagne britannique à dimension continentale, le génocide des aborigènes tasmaniens, les chasses exterminatrices des dingos, Kangourous et autres diables de Tasmanie. La « terra australis incognita » idéalisée par les classiques aura dans les faits débouché sur l’enfer moderne de la « terra nullius ».

 

 

 

 

Les exploits de l’ozploitation

 

 

 

 

Le cinéma australien a longtemps été monopolisé par les productions britanniques et hollywoodiennes. La première star australienne, c’est Errol Flynn, originaire de Tasmanie et découvert dans In the Wake of the Bounty (1933) de Charles Chauvel, également auteur de Jedda (1955) dont les acteurs, aborigènes, vont à Cannes. L’Australian Film Institute est créé tardivement, en 1958. Les années 60 représentent un véritable désert, les rares longs-métrages produits étant des coproductions anglo-américaines à l’instar de Horizons sans frontières (1960) de Fred Zinnemann et La Conquête du bout du monde (1966) de Michael Powell.

 

 

 

Rien ne semblait alors préparer la petite révolution accomplie avec la décennie suivante quand la création d’un cinéma d’exploitation donne enfin du crédit à l’idée d’une cinématographie spécifiquement nationale, en trouvant même à susciter l’intérêt des marchés étrangers. L’ozploitation naît ainsi au début des années 70 quand l’État, sous la houlette des Premiers ministres John Gorton et Gough Whitlam, mobilise plus de moyens financiers dans la production tout en mettant un place un système de classification des films par âge avec une catégorie (R) concernant les films interdits aux mineurs. Des réalisateurs se saisissent alors d’un contexte exceptionnellement favorable pour jouer des codes du cinéma d’exploitation, le fantastique et l’horreur mais pas seulement, et ainsi pouvoir sonder les sédiments profonds d’une culture nationale construite sur deux siècles de colonisation et d’extermination.

 

 

 

L’ozploitation chauffe la peau et l’écran, comme sous le soleil dru d’Australie exactement. Pour une séance de rattrapage express, on recommande vivement le documentaire Not Quite hollywood (2008) de Mark Hartley.

 

 

 

Le cinéma « aussie » à son premier midi est ainsi celui des films marquants comme Sunday Too Far Away (1975) de Ken Hannam, Oz (1976) de Chris Löfvén, The FJ Holden (1977) de Michael Thornhill et, plus connu ici, Mad Max (1979) de George Miller. Le méconnu Night of Fear (1973) de Terry Bourke produit par la télé révèle une inspiration cachée pour Massacre à la tronçonneuse (1974) de Tobe Hooper. Wake in Fright (1971) du canadien Ted Kotcheff est aussi radical que Délivrance (1972) de John Boorman quand La Randonnée (1971) de l’anglais Nicolas Roeg préfigure La Forêt d’émeraude (1985) du même Boorman. Un auteur s’impose enfin, Peter Weir, auteur d’une passe de trois premiers films remarquables, Les Voitures ont mangé Paris (1974), Pique-nique à Hanging Rock (1975) et La Dernière vague (1977).

 

 

 

Les années 80 sont celles d’un gonflement à l’excès des budgets consécutif à des avantages fiscaux sans équivalent pour les investisseurs étrangers. Crocodile Dundee (1986) de Peter Faiman est un carton planétaire quand Montclare : rendez-vous avec l’horreur (1982) de Tony Williams, un excellent film d’horreur, est victime d’un imbroglio juridique le vouant à l’invisibilité. Les années 90 sont celles d’une normalisation d’un cinéma de genre relégué au marché vidéo. L’ozploitation envoie cependant de temps en temps encore quelques signaux de fumée, Cut (2000) de Kimble Randall et Wolf Creek (2005) Greg McLean et Mad Max : Fury Road (2015) de George Miller en blockbuster ultime avant le grand effondrement industriel.

 

 

 

L’Australie c’est l’utopie cramée sous le soleil aussie. La néguentropie n’est pas le contraire de l’entropie mais son retour vengeur. La route en briques jaunes du pays d’Oz mène alors au désert jaune des films de l’ozpoloitation. Le désert qui se dépeuple de ses kangourous (Wake in Fright) et d’un environnement qui se venge de leurs prédateurs (Long Weekend de Colin Eggleston) est celui qui se repeuple aussi de ses premiers habitants qui, comme l’éclaireur David Gulpilil, sont la communauté qui reste en témoignant que le passé, même défait, raconte encore quelque chose de l’avenir (de La Randonnée à Charlie’s Country de Rolf de Heer).

 

 

10 juillet 2022

Wake in Fright (1970) de Ted Kotcheff

Les lois bouillantes et fermentées de l’hospitalité

Pour John Grant, les quelques jours passés dans le bled de Bundanyabba dans l’outback tiennent sûrement de la virée plus ou moins bien négociée, une nuit d’ivresse et d’excès dont tous ne sont pas dignes de mémoire. Pour le spectateur de Wake in Fright, la virée est un virage dont on se remet avec difficulté.

 

La nuit australienne aura été celle d’un sacrifice qui ne se sera jamais dit comme tel. L’hospitalité a des lois et y répondre revient pour les plus cultivés à accoucher de déserts insensés, non pas ceux d’une nature refoulée mais d’une culture profonde ayant pour horizon l’extermination.

Nécro-réalisme australien

 

 

 

 

Ted Kotcheff, on connaît ce réalisateur d’origine canadienne pour avoir signé un survival important du début des années 80, First Blood connu sous le titre emblématique de son héros, Rambo. Sylvester Stallone y tient l’un de ses rôles typiques avec celui de Rocky. Avant de jouer les suppléments obscènes du dernier acte de la Guerre froide, le héros US retourne d’abord contre le pays natal la violence que lui a inculqué son État. La Guerre du Vietnam n’a pas cessé après 1975 en se poursuivant désormais à la maison. L’internalisation de l’antagonisme fait certes disparaître l’autre vietnamien, mais au nom de la contradiction qui sépare les américains des américains, entre les uns qui ont fait la guerre et les autres qui ne l’ont pas faite. On ne parlait pas encore de résilience et de stress post-traumatique qui saturent désormais l’imaginaire hollywoodien depuis la Bérézina irakienne. Le réalisateur a en tous les cas réussi à souffler sur les braises d’un Nouvel Hollywood consumé quelques retours de flammes susceptibles de trouer l’intégrité de la « bannière étoilée ».

 

 

 

Ce n’était pourtant pas le premier fait d’armes de Ted Kotcheff. Dix ans auparavant, il y a eu donc Wake in Fright, un film halluciné, authentiquement terrifiant. Montré au Festival de Cannes en 1971, distribué au Royaume-Unis sous le titre d’Outback, visible seulement en vidéo en France en 1983 sous le titre de Savane, plus tard sauvé par le producteur Anthony Buckley qui a retrouvé le négatif du film en 2004 dans un entrepôt de Pittsburgh, projeté enfin dans une version restaurée à Cannes en 2009 avant une sortie en salles en 2014, Wake in Fright aurait laissé Martin Scorsese sans voix.

 

 

 

Si c’est l’auteur de Taxi Driver (1976) qui le dit, on peut le croire en comprenant néanmoins à quel point il est revenu d’un « nécro-réalisme » qui régnait alors dans le cinéma anglophone des années 70, États-Unis, Australie, Angleterre aussi. « Nécro-réalisme » : le néologisme est de Marguerite Duras à l’époque du Camion (1977). Le nécro-réalisme étasunien succède selon elle au néoréalisme italien parce que l’émancipation communiste a laissé place à un nihilisme problématique, un désespoir apocalyptique qui est l’idéologie de ceux qui s’abusent en croyant ne pas en avoir. Le nécro-réalisme est un synonyme possible pour ce bon vieux naturalisme que réinventent ces films. Wake in Fright se distingue par une construction narrative subtile et une ouverture documentaire permettant à la pulsion de livrer ses erratiques brutalités en les signant du sceau de la civilisation.

 

 

 

 

Le mauvais élève de la culture « aussie »

 

 

 

 

Ce « réveil dans la terreur » est un voyage en barbarie plus fort peut-être que Délivrance et Chiens de paille (1971) de Sam Peckinpah dont il est le contemporain, pour au moins deux raisons. La première concerne déjà l’opposition entre ruraux et citadins. Dans le film de Ted Kotcheff comme dans la fable de La Fontaine, tous sont des rats, autrement dit ils sont faits de la même farine. Chez John Boorman comme chez Sam Peckinpah, les ruraux sont les dépositaires d’une violence archaïque à laquelle se rangent les citadins mais contre eux, en cultivant ainsi une différence rappelée à ses fondamentaux, mimétisme et hiérarchie. La lutte des classes opposant visiteurs de passage à la campagne et leurs habitants s’évanouit vite dans les deux films au nom de la circulation virale et parasitaire d’une violence originaire. Ces visions pessimistes héritent très classiquement de la philosophie politique de Hobbes qui justifie ainsi l’État Léviathan et sa violence légitime contre l’homme parce qu’il est un loup pour l’homme.

 

 

 

Le film de Ted Kotcheff qui s’appuie sur un roman de Kenneth Cook est, lui, plus retors. L’instituteur piégé par l’institution à Tibounda, bled paumé de l’outback, rêve au moment de Noël de retourner à Sydney auprès de son aimée dont la photo la montre en tenant une planche de surf. Bloqué à Bundanyabba (en fait Broken Hill) qui est ironiquement une ville plus grande que celle où il enseigne, le professeur qui a la gueule de Robert Redford cède moins aux attraits irrésistibles de la pulsion qu’aux lois de l’hospitalité d’un monde qu’il méprise. Répondre à ces lois, parmi lesquelles ne jamais refuser le verre de bière que l’on vous offre, et qu’incarne le chef de police, est une invitation à brûler toutes les frustrations accumulées. Des frustrations dont l’exacerbation est d’autant plus manifeste chez le personnage qui a l’habitus le plus clivé, entre distance moqueuse et jouissances hypocrites, mépris des autres et dégoût de soi.

 

 

 

Le lecteur de Platon qui cite un vers d’Omar Khayyam est un adulte qui régresse à grande vitesse. Un gosse incapable de séduire la seule femme du coin (qui n’est pas une fille à sauver mais celle qui s’est tapée tous les gars des environs). Un petit bras toujours un cran en-dessous de la déjante (il vomit sur la fille, poignarde un bébé kangourou). Un apprenti qui finit son dépucelage entre les bras de Doc Tydon (Donald Pleasance, incroyable), son double virtuel mais inversé en assumant sans simagrées d’avoir troqué les étiquettes légitimes contre les dépenses admises, somptuaires et excessives. Le viol, hantise ambiguë des films de Sam Peckinpah et de John Boorman, est ici un rapport sexuel qui restera secret, sans surenchère dans le traumatisant. Doc Tydon a même l’amitié de raccompagner John à la gare en remisant toute perversité. L’obscénité serait plutôt du coté de John qui s’est cru l’habitant d’un autre pays que celui où il habite et dont il méconnaît la culture.

 

 

 

Wake in Fright est un film où la culture paraît s’apparenter à de la friture. Le cru, verbal et comportemental, n’advient alors qu’au terme paradoxal d’une intense cuisson dont la culture est un nom, bastons viriles et consommation d’alcool, rivalités mimétiques et chasses improvisées qui sont les reliquats – les remugles – d’une histoire de la colonisation du territoire. D’un côté, les phares d’un projecteur nocturne prolongent un soleil de plomb, de l’autre un panoramique circulaire inaugural montre que l’ivresse a pour pour première étoile l’astre solaire. L’homme qui revient à la case départ n’est toutefois pas l’otage d’une malédiction mais le sujet d’une compulsion de répétition dont ses livres ne l’ont pas protégé. La bière elle-même, qui coule à flot peut-être comme dans aucun autre film de l’histoire du cinéma, participe également d’un régime de la fermentation qui complémente le principe de la cuisson jusqu’à l’ébouillantage pour faire sortir John Grant hors de ses gonds. C’est-à-dire en dehors des sentiers, battus comme la terre, de la distinction culturelle.

 

 

 

Le mauvais apprenant, le mauvais élève de la culture « aussie », ce n’est personne d’autre que lui.

 

 

 

 

Sous le soleil de la jouissance, le désert de sa repentance

 

 

 

 

Les rapports du cuit et du cru établiraient que Ted Kotcheff est autrement contemporain de Wes Craven et Tobe Hooper, auteurs respectifs de Massacre à la tronçonneuse et La Colline a des yeux (1977), deux grands films nécro-réalistes s’il en est. Le scénario transversal de la lutte des classes entre une jeunesse citadine et une dégénérescence des anciennes classes, ouvrières ou rurales, trouve cependant dans Wake in Fright son point de culmination chaud bouillant lors de deux séquences, l’une diurne et l’autre nocturne, de massacre de kangourous authentiques. Le documentaire est un soleil qui brûle la peau de la fiction, perçant l’écran pour révéler qu’elle abrite aussi des déserts.

 

 

 

Un carton final explique en effet que ces chasses sont le fait de professionnels dont les auteurs ont voulu documenter les pratiques afin d’alerter les associations de défense animale. Ce carton qui a une vocation morale et préventive ne diminue en rien l’horreur insoutenable des faits perpétrés et sa contamination sur le film lui-même dont le montage, extatique, atteste la jouissance. Cela a même valu au film une mauvaise réputation qui a largement plombé son exploitation commerciale. Certes, la situation est différente que celle de Cannibale Holocauste (1980) de Ruggero Deodato où une tortue a été mise à mort pour les besoins dégueulasses du film. Mais le documentaire dit le vrai de la fiction et ce vrai est comme un projecteur dont le faisceau sidère le kangourou avant son exécution.

 

 

 

Le moment documentaire est un couteau à double tranchant pour la fiction qui peut alors faire mieux que ses concurrents du nécro-réalisme, qui s’en salit les mains aussi en montrant comment la jouissance précède sa repentance. C’est pourquoi elle est parfaitement raccord avec son personnage.

 

 

 

Wake in Fright est fort quand il fait de l’aventure de son héros une virée à oublier pour lui qui est un virage inoubliable pour nous. Le film de Ted Kotcheff trouble encore en montrant comment une culture de l’extermination est irrésistible à toutes ses manœuvres de distinction et d’objectivation. Le panoramique circulaire reliant la fin au début marque ainsi au front le film du sceau d’une jouissance coupable à l’égard de la bête dont les massacres hurlent, sous le soleil, les déserts de notre bêtise.

 

 

 

11 juillet 2022

Long Weekend (1978) de Colin Eggleston

Paradis poubelle

Un couple de citadins australiens, beaux, blonds et dynamiques, part pour un week-end à la campagne. Une plage difficile d'accès promet le paradis au surfeur et sa compagne qui préfère les bains de soleil.

 

Une nature susceptible et courroucée va cependant rapidement imposer l'enfer au couple dont le fantasme édénique va révéler de profondes et monstrueuses plaies, mais aussi quelques clichés qui ont moins à voir avec la nature qu'avec la culture.

Écolo parano

 

 

 

 

 

Long Weekend (1978) de Colin Eggleston, film typique du cinéma bis australien des années 1970 (l'ozploitation appelée encore Aussie exploitation), surfe sur la ligne de crête séparant un scénario fantastique à prétention écolo (Gaïa est susceptible et, à chaque offense qu'on lui fait, elle répond en missionnant un animal pour représenter sa divine colère) et un scénario psychologique à visée critique (un avortement forcé mine de l'intérieur le couple moderne en dépit de ses airs libertaires). Entre Les Oiseaux (1963) d'Alfred Hitchcock et Délivrance (1972) de John Boorman, la vague privilégiée est alors celle d'un naturalisme dont les excès l'autorisent à virer au fantastique, dans l'indistinction paranoïaque d'une folie objective (la nature se rebelle contre ses prédateurs) et d'un délire subjectif (un couple s'effondre, empoisonné par les contradictions de l'ancien et du moderne).

 

 

 

La grande idée du film de Colin Eggleston tient à ceci que les êtres humains sont devenus en effet si étrangers à leur environnement qu'ils le sont devenus aussi à eux-mêmes. L'aliénation est double, ou plutôt, c'est une même aliénation témoignant de l'humain devenu poison selon une double perspective pharmacologique. Un poison à haute toxicité exerçant ses effets mortifères de manière à la fois endogène et exogène, en concernant autant les relations interpersonnelles que les rapports de du genre humain avec le milieu environnant. Mais le point de vue demeure strictement masculin (la compagne du héros est à la fin tuée au harpon comme ce mammifère marin que l'on appelle là-bas dugong), affolé par un excès que son mâle sujet n'arrive plus à recoder. La femme avortée se refuse à la jouissance de son compagnon et ce refus se redéploierait inversement, pour elle comme un cri de culpabilité cosmique, pour lui comme la jouissance excessive et exclusive d'une nature orgiaque et obscène, absorbant et digérant ceux qui croient pouvoir en consommer les ressources impunément.

 

 

 

 

 

Gaïa vengeresse

 

 

 

 

 

Un dugong qui n'en finit pas de pourrir sur la plage en exhibant la chair putride d'un reste de culpabilité impossible à évacuer ; une nuée de moustiques affamés qui répond immédiatement à une série gratuite de tirs de fusil ébranlant le calme du lagon bleu ; l'attaque d'un aigle consécutive au vol et à la destruction de l'un de ses œufs ; des araignées qui produisent une toile épaisse brouillant la visibilité des conducteurs ; plusieurs cacatoès suicidaires qui se jettent délibérément sur le pare-brise de la jeep ; la morsure de l'opossum qui refuse de se laisser approcher et domestique : on a vraiment le sentiment que l'infernale corrida d'une seule et même nature, furieuse mais rassemblée malgré la diversité de mondes vivants qu’elle abrite, abonde l'allégorie puérile d'une Gaïa susceptible. Et qui le serait d'autant qu'elle a dans son viseur panoptique les blonds parangons d'une modernité qui, au nom de l'émancipation et la liberté, s'en prend à la vie naturelle dans les corps.

 

 

 

L'avortement est un crime antinaturel du point de vue Gaïa qui, en conséquence, y répondrait coup pour coup. Comme pour chaque offense perpétrée dans un mélange saumâtre de réflexes virilistes (le fusil en complément obscène de la guitare folk et de la planche de surf) et consuméristes (les déchets éparpillés), tous symptômes d'un empoisonnement intégralement dévastateur (l'insecticide étourdit autant les fourmis qu'il rendrait fou ses manipulateurs). L'humain est ainsi devenu l'auto-anti-corps du monde vivant et la nature produirait en conséquence ses propres défenses immunitaires (à cet égard, le film de Colin Eggleston annonce le diptyque écolo flou de M. Night Shyamalan, Phénomènes et After Earth). Il faut qu'à la fin un camion écrabouille le pauvre garçon pour que la punition admette le fondement d'une responsabilité strictement humaine à cette affaire.

 

 

 

Entre-temps, Long Weekend n'aura pas beaucoup inventé en termes de séquences fortes (à la différence de ses maîtres Hitchcock et Boorman, à la différence du Luis Buñuel aussi avec son film de survie dans la jungle qu'est La Mort en jardin). Le film de Colin Eggleston, un réalisateur venu de la télévision, se contente en effet de tirer le fil de son idée en l'usant jusqu'à la corde. Il problématise même si peu son récit qu’il paraît se contenter de frayer dans le marais de ses indécisions, quand elles ne sont pas des confusions entre un naturalisme à prétention critique et écologiste et une allégorie réactionnaire de Gaïa se vengeant aussi de ses mauvais enfants avorteurs.

 

 

 

 

 

Cricket, dernière chance de l'humanité

 

 

 

 

 

Wake in Fright (1971) de Ted Kotcheff sur un versant naturaliste crade, homo défoulé et hallucinatoire et La Dernière vague (1977) de Peter Weir fouillant pour sa part les ruines à la fois chrétiennes et aborigènes d'une pensée messianique représentent deux propositions de cinéma australien, courant de l'ozploitation au cinéma d'auteur, autrement plus consistantes esthétiquement. Pourquoi ? Parce qu'elles sont à la fois plus conséquentes politiquement, plus lucides sur la catastrophe en cours comme sur la manière d'en allégoriser les lignes de force, de faille et de fuite.

 

 

 

Dans Long Weekend, un seul être réchapperait du naufrage, c'est Cricket, la chienne du couple qui incarnerait la synthèse (schellingienne) de la nature (spiritualisée) et de l'esprit (naturalisé). L’animal est une créature idéale, doublement immunisée contre la violence naturelle de Gaïa et antinaturelle de ses pires enfants (c'est un peu le rêve de Donna Haraway). Son maître laisse pourtant Cricket enfermée dans la voiture qu'il abandonne au cœur de la forêt. Le gars qui vient de tuer sa compagne en croyant avoir affaire à un animal sauvage ne sait pas encore qu'il vient de se séparer de sa dernière chance de rester un être vivant digne de Gaïa. Avoir avec la nature des relations de composition reste en effet préférable au fait d'avoir des rapports de consommation et de prédation.

 

 

 

11 octobre 2019

 

 

 

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