Top Gun, retours au bercail

En 1986, Hollywood s'offrait corps et âme à redonner du lustre à l'impérialisme US écorné par le trauma d'une guerre perdue contre le Vietnam. Le ripolin publicitaire de Tony Scott faisait à nouveau rougeoyer les cieux et Tom Cruise crevait le mur du son. Le poster géant d'une adulescence fringante et triomphante avait alors valeur de propagande pour l'US Navy qui n'en demandait pas tant.

 

35 ans plus tard, les choses ont changé et n'ont pas changé. Tom Cruise n'est plus le jeune chien fou qui a besoin d'un recadrage disciplinaire, mais le père de substitution des garçons qui ont toujours besoin de regagner sur l'écran la dignité perdue sur le terrain militaire, Irak et Afghanistan. Le blockbuster nouveau marque pourtant le pas du temps qui a passé.

 

La suite de Top Gun cultive en effet la nostalgie d'un âge héroïque dissipé dans les fonds verts où s'affrontent les franchises mimétiques issues des comics, celui où les guerres finissant en camouflets trouvent leur compensation symbolique dans un imaginaire hégémonique. L'entertainment est le divertissement nécessaire à faire diversion, malgré le passage du temps, un mur plus difficile à percer que celui du son.

 

28 mai 2022


Top Gun (1986) de Tony Scott

Le mur du son

Top Gun (1986) est un blockbuster exemplaire des années 80, la réussite d'une triple opération menée de concert comme un état-major mènerait une opération militaire : l'abolition de la décennie contestataire précédente (le « Nouvel Hollywood ») au profit de la nouvelle rhétorique publicitaire ; la remobilisation de l'industrie hollywoodienne au bénéfice de l'agenda militaire états-unien ; la consécration d'une nouvelle star, Tom Cruise, chargée d'incarner le nouveau corps désirable, celui d'une jeunesse qui, haut la main, gagne sur les deux tableaux, le divertissement et la propagande.

 

 

 

Maverick n'est pas l'Icare des temps nouveaux, celui de la superproduction revue et corrigée à l'époque de MTV. Il ne l'est pas parce qu'il ne tombe pas, le soleil n'a pas la chaleur suffisante pour faire fondre ses rêves d'ascension. L'adolescent prolongé au sourire ravageur est un ange du spectacle dont les ailes, celle des mythologies cinématographiques et l'autre de la croisade militaire, lui font traverser les nuages et tutoyer les cieux en l'autorisant à crever le mur du son, celui d'une critique qui s'est faite beaucoup trop entendre, mais qu'il s'agit désormais de mettre en sourdine.

 

 

 

Top Gun est à cet égard un film parfait en consacrant la coïncidence spectaculaire du commerce et de l'idéologie. Mieux, le film de Tony Scott fait passer un long clip de recrutement pour l'US Navy pour un spectacle irrésistiblement divertissant. C'est aussi sur ce versant-là que les États-Unis ont raconté au monde entier comment ils avaient gagné la Guerre froide, celui du soft power dont Hollywood a toujours été l'un des représentants, mais en le redevenant plus que jamais après la décennie des années 70, une parenthèse protestataire qu'il aura fallu à grands pas et fracas liquider.

 

 

 

Dans son ouvrage intitulé La Décennie (2013), François Cusset a montré que les années 80 ont vu l'organisation appliquée d'un renoncement à tout esprit critique au nom d'un consensus dont la démocratie est un nom pour autant qu'il est aussi le synonyme du marché. « Le grand cauchemar des années 80 » y est analysé année par année et, pour l'année 86, le titre du chapitre en est : « L'idéologie de la fin des idéologies ». La promotion du grand spectacle proposée par Top Gun joue un pareil jeu. Avérer l'identité spéculative entre l'idéologie et son contraire est un jeu consistant à fondre un clip de recrutement dans un divertissement, en mettant le paquet dans la publicité d'un avenir radieux offert à une jeunesse qui s'éclaterait en jouissant des ailes fuselées de l'armée de l'air.

 

 

 

On s'étonne cependant que Tony Scott ait été trois fois renvoyé du tournage de Top Gun par Jerry Bruckheimer, l'un des producteurs les plus influents de Hollywood (il venait alors de produire Flashdance et Le Flic de Beverly Hills). On s'en étonne au vu d'un résultat final qui a crevé le mur du son du box-office mondial (le film a coûté 15 millions de dollars en en rapportant plus de 350), en imaginant aussi l'intégration difficile d'une rhétorique nouvelle. Ce qu'ont su en effet importer à Hollywood les frères Scott, ces réalisateurs anglais frottés à l'exercice publicitaire et la culture du clip musical, c'est une imagerie ragaillardie. Ridley et Tony Scott sont d'excellents imagiers, les techniciens de la nouvelle image que Serge Daney avait alors qualifié de « visuel », les représentants de commerce d'un nouveau modèle rapidement adopté par d'autres (notamment en France par Luc Besson) au nom duquel la représentation n'a plus de compte à rendre au hors-champ ou au réel, davantage à ses référents imaginaires, ainsi l'héroïsme conquérant d'un empire soucieux de se refaire une santé après la décennie d'une guerre perdue et d'une intense contestation sociale.

 

 

 

Top Gun marque un retour au bercail et celui-ci va se doter de tous les moyens disponibles, longues focales et lumières rasantes, cieux majestueux et avions de chasse prêtés par l'armée, montage accordé aux auto-célébrations d'une jeunesse fougueuse mais appliquée et rythmes calés sur l'éventail des musiques employées (le tube « Take My Breath Away » par Berlin, les synthés de Harold Faltermeyer aidé par Giorgio Moroder). Érigeant en poster géant des effets de signature classiques (les contre-jours sur fond de soleil couchant de John Ford), toujours en alerte pour produire ses propres vignettes publicitaires (Maverick fonce sur sa moto tandis qu'un F-14 décolle à l'arrière-plan), le film de Tony Scott est à lui-même ce F-14 censé faire la nique aux MiG-28.

 

 

 

La conséquence s'en fait immédiatement sentir, avec des rôles secondaires accessoires (l'amoureuse doit laisser le héros s'accomplir avant de finir dans ses bras comme il se doit, le rival mimétique est incarné du bout des lèvres par Val Kilmer) et une star qui déboule en avalant tout sur son passage, au risque que ses dents rayent le plancher. Le scénario a la simplicité des boutons sur lesquels appuyer pour allumer les gaz. D'un côté, Maverick est tributaire d'un Œdipe qu'il lui faut régler en ayant pour fond le trauma du Vietnam. Le chien fou incarnant l'excès propre aux aventures risquées a surtout besoin d'une discipline prodiguée par tous les pères de substitution que compte l'armée (ce sera « Viper », ancien copilote de son père tombé au combat en 1965). De l'autre, l'ennemi nécessaire au passage de l'exercice à la mission est un autre sans contenu réduit au MiG à abattre. L'aveu est notable : l'ennemi soviétique est un tigre de papier, nul besoin de surenchérir comme alors s'y prête Rocky IV (1985) de Sylvester Stallone, élève zélé d'un simulacre d'affrontement des super-puissances. Le cliché du soleil rougeoyant aura fait fondre la Guerre froide comme un glaçon.

 

 

 

Comme on est loin du cinéma de Howard Hawks tant Tony Scott est incapable de figurer l'égalité entre pairs comme entre hommes et femmes. En revanche, le réalisateur se déchaîne à l'occasion d'une mémorable séquence de beach-volley érigée depuis en étendard de l'iconographie gay. L'homo-érotisme hawksien est devenu un grand moment cryptogay célébré comme tel par Quentin Tarantino qui, en deçà du lesbianisme vaporeux des Prédateurs (1983), participe à évacuer l'autre sexe en célébrant dans la sueur et les muscles bandés la jeunesse de la horde, ceux qui désirent retrouver des pères en évitant de le devenir eux-mêmes (les élèves qui se retirent du jeu ou meurent sont forcément des pères). L'homosexualité relève alors d'une forme hypocrite de sublimation au nom de la vénération d'une jeunesse et d'une virilité éternelles. Le mur du son tient non seulement de la mise sous silence de la critique exercée durant la décennie précédente, y compris contre les institutions de la filiation et sa reproduction (que l'on pense au Parrain), mais aussi de l'assourdissement des figures d'une altérité qui viendrait troubler le jeu spéculaire des identités.

 

 

 

Avec Top Gun, le retour au bercail est aussi celui de la caserne.

Top Gun : Maverick (2021) de Joseph Kosinski

Le mur du temps

Trente-cinq ans, pour certains, le temps a paru long. C'est pourtant le temps nécessaire à l'arrivée tonitruante d'un second Top Gun qui, parmi toutes ses obligations (et elles sont nombreuses), a celle de prendre en considération que le temps a passé. C'est parfait, ce sera explicitement son sujet.

 

 

 

Le projet d'une suite se précise déjà au tournant des années 2010. Jerry Bruckheimer reste à l'initiative et Tony Scott y réfléchit, volontaire pour décrire ce qui a changé dans un monde où les pilotes de chasse sont progressivement remplacés par des drones de combat. Son suicide qui survient en 2012 chamboule tout. Les cartes doivent être rebattues en étant redistribuées au bénéfice de Tom Cruise qui place derrière les manettes quelques-uns de ses hommes-liges : Joseph Kosinski à la réalisation (il est l'auteur de Oblivion en 2013 avec Tom Cruise en vedette) et Christopher McQuarrie au scénario (il est le réalisateur de Jack Reacher et des deux derniers volets de la franchise Mission : Impossible, en attendant le suivant, en deux parties, promis pour 2023 et 2024).

 

 

 

D'un coût s'élevant à 140 millions de dollars en étant neuf fois plus élevé que le précédent, Top Gun : Maverick dispose d'un cahier des charges lourd à gérer et il ne s'en tire pas trop mal. Un premier passage obligé consiste déjà à s'inscrire délibérément dans les pas du précédent, y compris formellement. Les fans seront contents, tout est resté à sa place, rien ne manque : les longues focales, les contre-jours et les cieux rougeoyants, la musique elle-même qui bénéfice seulement d'un toilettage confié aux moufles de Hans Zimmer. On refait à l'identique la scène d'introduction, on rejoue les scènes (de sexe soft ou de sport sur la plage), on garde le cap des disciplines militaires nécessaires à calmer les feux d'une jeunesse éternellement fougueuse. L'esthétique publicitaire de Tony Scott aura ainsi été ressortie du placard en provoquant des décalages intéressants. Le blockbuster répondant aux standards actuels, notamment celui de l'hyper-capitalisation, conserve aussi dans le rétroviseur le respect dû aux formes pompières d'hier, matrice de celles d'aujourd'hui.

 

 

 

En surfant sur la nostalgie des années 80 entretenue aujourd'hui à longueur de séries comme Stranger Things des frères Duffer, le film de Joseph Kosinski y gagne en effet la possibilité de se présenter comme un blockbuster à l'ancienne, qui rend hommage aux techniciens du film d'action d'il y a trente ans comme aux pilotes de chasse dont ils sont les doubles de l'autre côté de l'écran. La critique, certes très évasive, des drones pilotés à distance qui ne remplaceront jamais les pilotes d'avions de chasse se prolonge indirectement dans celle des blockbusters dont le régime actuel est sous hégémonie de la figure du super-héros, contraint à des surenchères déduites de la menace économique exercée par les plateformes. Même s'il est visible que la suite du Top Gun relève pleinement aussi de la même stratégie industrielle de recyclage des formes affligeant l'époque contemporaine et sa culture saturée. De fait, la séquelle penche fortement du côté du remake, le décalage des formes du aux temporalités étant largement tempéré par un jeu serré d'homologies.

 

 

 

Le décalage des temps est supporté par le film, qui subordonne ses effets spéciaux numériques aux prises de vue réelles en attestant qu'il y a encore des avions qui déchirent réellement le ciel. Ce décalage l'est autrement, et exemplairement, par Tom Cruise lui-même, en charge désormais d'enseigner aux plus jeunes que lui ce qu'il a naguère appris de ses maîtres. Le chien fou a vieilli mais il l'est resté un peu quand même, refusant héroïquement les promotions en attendant la mission qui donnerait du sens à son existence. Passé de l'autre côté du manche œdipien, Maverick revient en représentant dorénavant la figure du pilote aguerri doublée de celle de l'instructeur, autrement dit le père symbolique dont le manque fait tant souffrir le fils de l'ancien coéquipier disparu dans le film précédent. La culpabilité de la mort de l'ami se dissipera vite sur le terrain des opérations militaires et des amitiés filiales et viriles qui s'y nouent. L'ancienne amie furtivement évoquée dans le précédent film, interprétée par Jennifer Connelly (une actrice des années 80), est présente, elle, pour donner à Maverick ce à quoi il ne peut plus se soustraire désormais, à savoir une famille. L'heure du crypto-gay est passée, et si l'armée reste encore largement fermée aux homosexuels déclarés, elle s'ouvre aux minorités, femmes et diversité ethnique, en réponse aux normes sociétales actuelles.

 

 

 

Demeure le clip pour l'US Navy, qui pourra même trouver en France quelques prolongements de circonstance, avec la Patrouille de France volant au-dessus du Festival de Cannes lors de la projection du blockbuster en avant-première et une annonce pour l'armée de l'air en pré-programme dans les salles d'ici. L'agenda idéologique, actualisé à l'heure de l'invasion russe de l'Ukraine, est toutefois resté bloqué à l'identique dans une fiction qui renvoie l'ennemi dans les forêts et neiges abstraites d'États voyous qui fleurent bon l'accointance avec la Russie. Alors que l'actualité rappelle que nous ne sommes toujours pas sortis du vingtième siècle, le réchauffement de la Guerre froide inflige au premier Top Gun un cinglant démenti, tout en rappelant vertement au second qu'il a raté les marches d'une histoire qui s'est écrite depuis avec les camouflets de l'Irak puis de l'Afghanistan.

 

 

 

Top Gun : Maverick prend cependant acte du temps qui a passé et dont le corps des acteurs sont la trace différenciée. Le temps est ce contre quoi ne cesse plus de courir Tom Cruise, qui a besoin de rejouer la course contre la montre, caractéristique de la série Mission : Impossible (l'opération finale en est un avatar assumé), afin de témoigner d'une jeunesse à laquelle il tient alors que l'acteur va sur ses soixante années, impuissant à ouvrir son corps d'athlète sur des vieillissements qui, du coup, se jouent ailleurs. Car le second Top Gun est marqué par une présence douloureuse, et une absence qui l'est autrement. Le corps qui manque est celui Kelly McGillis, l'actrice qui jouait l'instructrice Charlie tombant follement amoureuse de Maverick, et qui n'a pas été invitée à reprendre son rôle parce qu'elle n'a pas lutté contre un âge que Hollywood fait plus durement payer aux femmes qu'aux hommes le passage. Le corps de Tom Cruise, volontariste dans la représentation de la bonne santé, a pour pendant l'absence de celui de Kelly McGillis, tout en ayant pour pendant symptomatique celui de Val Kilmer, présent pour reprendre le temps d'une séquence son rôle d'Iceman, mais à quel prix.

 

 

 

Deux trachéotomies provoquées par un cancer du larynx en 2015 ont considérablement affaibli l'acteur. Sa participation dans Top Gun : Maverick n'est pas allée de soi et Val Kilmer a dû insister. Parler est une douleur pour lui et le film de Joseph Kosinski en a intégré la donnée. Cette parole en souffrance fait mal, elle est pourtant porteuse d'une vérité qui dépasse la fiction quand Iceman souffle à Maverick qu'il faut savoir lâcher prise. L'acteur malade dit à celui qui est en bonne santé ce que celle-ci l'empêche justement de reconnaître et d'écouter. Il n'y a pas que le mur du son que l'on est en droit de crever, il y a le mur du temps qu'il est possible, encore et encore, de sauter tout en n'ignorant jamais que d'autres se le sont pris de plein fouet, encore vivants pour en témoigner.

 

 

 

Toutes choses égales par ailleurs, Val Kilmer dans Top Gun : Maverick rejoint Tobey McGuire dans Spider-Man : No Way Home et Mark Hamill dans Star Wars, épisode VII : Le Réveil de la Force. La seule issue de secours pour une industrie hollywoodienne perdue dans la culture saturée et le multivers, c'est l'épreuve du réel en forme de retour au bercail, c'est le passage du temps dont les acteurs sont les réceptacles, le bercail, en sachant que pour eux et nous il demeure une douleur.


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