John Carpenter, l'intégrale fantôme

Altérations du champ du même (première partie)

« En France, je suis un auteur,

en Allemagne un faiseur de film,

au Royaume-Uni, je suis un réalisateur d'horreur,

aux États-Unis, je suis un clochard. »

(John Carpenter)

 

 

Un cow-boy vieux de 67 ans vient de sortir un disque, Lost Themes, comme autant de morceaux de musiques spectrales faits à la maison et issus de bandes sonores de films rêvés qui n'auront pourtant pas été réalisés mais qui, s'ils l'avaient été, auraient furieusement ressemblé à ses grands films des années 1970-1980. C'est que John Carpenter demeure le maverick par excellence, l'auteur classique (son nom au-dessus du titre de ses films - The Name above the Title pour reprendre le titre de la fameuse autobiographie de Frank Capra) propulsé dans une époque ayant hésité entre maniérisme et post-modernisme et dont l'industrie ne semble aujourd'hui plus savoir quoi faire. La restructuration de l'économie du cinéma étasunien sous la capture rentière de la finance internationale l'ayant voué depuis plus d'une décennie, lui comme d'ailleurs George A. Romero et Dario Argento, à la quasi-impossibilité de tourner de nouveaux films comme à devoir se satisfaire que ses chefs-d'œuvre soient débités dans la machine à remakes contemporaine qu'est devenu Hollywood.

 

 

John Carpenter aura pourtant réussi l'exploit, qui n'est vraiment pas mince, d'entretenir l'esprit héroïque d'un classicisme hollywoodien alors défunt quand il commence à tourner (avec la concision des récits, le typage vif et net des personnages et l'éthique supérieure des situations) dans les marges du cinéma bis des années 1970. Ses propres compositions originales aidant, il aura également su marquer d'une frappe inestimable des genres (horreur, fantastique, science-fiction) longtemps considérés comme secondaires ou minoritaires. Et cela en mobilisant une puissance des cadres venue de Fritz Lang, des situations héritées de Howard Hawks et de suggestivité propre à Jacques Tourneur afin de renouveler et élargir aux confins de la métaphysique des fictions à la fois simplissimes et hyper-localisées.

 

 

John Carpenter occupe donc aujourd'hui une position particulièrement paradoxale, à la fois difficile (depuis quinze ans, il n'a tourné que trois films mineurs, deux pour la télévision et un directement distribué ici en DVD) et idéal (il a réalisé des films vus au moment de l'enfance et de l'adolescence qui figurent parmi les plus grands films étasuniens des quarante dernières années). A la fois actuel en vertu de la réussite de la plupart de ses films réalisés pendant trois décennies, il est aussi devenu depuis un trop long moment un réalisateur inactuel en raison d'une série de contraintes objectives poussant à (lui ?) faire croire que sa carrière se trouverait désormais derrière lui. Position intenable, et d'autant plus épouvantable que le cinéma de genre souffre à Hollywood d'un épuisement narratif et esthétique consécutif aux effets massivement exercés par la stratégie rentable (mais pour combien de temps ?) des franchises et séries, séquelles et préquelles, spin-off et remakes.

 

 

Revoir quasiment tous ses films, de Dark Star (1974) à The Ward (2011), offrira alors l'occasion de réfléchir sur les notions élémentaires de champ, de contrechamp et de hors-champ qui, formant l'assise du classicisme hollywoodien, auront pourtant été problématisées à nouveaux frais par un cinéaste, moins classique alors que néoclassique (à l'instar de Clint Eastwood). Soucieux d'inventer les formes témoignant des forces diverses et obscures travaillant à altérer le champ du même, « Big John » aura constamment œuvré dans les lignes de faille de ce que Bernard Stiegler, penseur du défaut essentiel au principe de l'être humain, aura précisément nommé notre part « non-inhumaine ».

1) Dark Star (1974)

 

 

Le risque est double : surestimer le premier long-métrage amateur de John Carpenter à l'aune du reste de sa filmographie ; le sous-estimer sous prétexte que ce film de fin d'étude bricolé pendant quatre ans avec Dan O'Bannon (alors qu'ils étaient ensemble étudiants de l'USC – School Cinematics Arts) témoignerait d'un esprit potache au seul principe d'une variation parodique de 2001 : A Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick.

 

 

Il est vrai que les blagues fumeuses (d'un journal de bord farfelu appartenant au personnage caricatural de Pinback à la créature saugrenue en forme de pastèque ou citrouille montée sur pattes et jouant les mascottes indisciplinées), les notations libertaires (qu'elles s'affichent sous la forme d'un montage photographique de filles dénudées ou qu'elles s'exposent par le biais d'employeurs cyniques) ainsi que le détournement de quelques moments-clé de l'opus magnum de Stanley Kubrick (qu'il s'agisse du désœuvrement d'astronautes missionnées pour explorer la galaxie en cours de colonisation ou de la conversation philosophique avec le programme d'une bombe afin d'en différer l'imminente explosion) pousseraient effectivement à ce que Dark Star ne vaille pas mieux qu'une pochade sympathique ramenant à des proportions plus prosaïques le noyau métaphysique des visions kubrickiennes.

 

 

Mais on ferait alors l'impasse sur plusieurs années de travail au cours desquelles John Carpenter et Dan O'Bannon ont réussi à faire usage d'un micro-budget de 6.000 dollars leur permettant de produire avec des bouts de carton, des diodes et du polystyrène expansée seize décors tenant la route, en complément du local prêté par l'USC et du sous-sol servant au chauffage central de l'immeuble où vivait John Carpenter. Et l'on ne comprendrait rien non plus à leur acharnement ayant consisté à chiper les bobines d'une première version d'une quarantaine de minutes tournées en 16 mm. alors refusée par l'université sous prétexte d'une longueur excessive pour la proposer ensuite au producteur de films d'exploitation bis Jack H. Harris (l'homme derrière les manettes de The Blob de Chuck Russell en 1958 et sa suite Beware ! The Blob de Larry Hagman en 1972) afin d'en tirer pour 60.000 dollars une copie 35 mm. au service d'un montage final avoisinant les 85 minutes.

 

 

Il serait par ailleurs légitime de mentionner quelques noms de techniciens ayant travaillé sur le tournage de Dark Star pour établir a minima l'importance relative de ce film dans la généalogie propre au genre de la science-fiction durant la parenthèse du Nouvel Hollywood : Ron Cobb pour le design artistique que l'on retrouvera notamment crédité sur Star Wars (1977) de George Lucas, Greg Jein pour la conception des maquettes qui officiera autant sur la trilogie Star Wars que sur Close Encounters of the Third Kind (1977) de Steven Spielberg en 1977, Dan O'Bannon qui écrira Alien (1979) de Ridley Scott (sans compter Nick Castle et Tommy Lee Wallace qui appartiendront au cercle de collaborateurs fidèles de John Carpenter).

 

 

Le compagnonnage de ce dernier et de Dan O'Bannon n'aura donc duré que le temps d'un seul film par ailleurs sanctionné par le box-office, mais leurs effets respectifs n'auront pas été vains. Le second livrant avec Alien un remake sérieux et horrifique de Dark Star (et mobilisant son humour fantasque pour l'aventure du film d'animation à sketchs Heavy Metal en 1981 indirectement inspiré du mensuel Métal hurlant où officient depuis 1975 Jean-Pierre Dionnet, Mœbius et Philippe Druillet). Le premier s'essayant déjà ici à la déclinaison de quelques motifs hawksiens qui innerveront la plupart de ses films (mais déjà Alien s'inspire, avant son remake carpenterien, de The Thing from Another World co-réalisé par Howard Hawks et Christian Nyby en 1951).

 

 

On remarquera l'habile indexation des conditions de tournage à l'horizon de la fiction, l'exiguïté des lieux de vie des astronautes venant surenchérir la force centripète des cadres et la ligne de partage entre dedans habitable et dehors intersidéral que John Carpenter aura retrouvée, plus loin en amont que 2001 : A Space Odyssey, dans les films de l'auteur de Rio Bravo (1959), El Dorado (1966) et Rio Lobo (1970). Car, à la différence de Stanley Kubrick qui n'aura eu de cesse de viser le point de faille et d'indiscernabilité entre le dedans et le dehors (le dysfonctionnement de l'ordinateur HAL relevant autant de la projection interne de l'essentiel défaut humain que d'une incitation extra-humaine non-localisable), John Carpenter joue pragmatiquement des contraintes objectives de l'exiguïté afin de renforcer l'écart sans échange ni compromission possible entre l'intérieur humain surmonté d'une enveloppe prothétique et un extérieur non-humain voué aux astéroïdes et autres masses gazeuses.

 

 

Chez le réalisateur alors âgé de 26 ans, un postulat est d'emblée affirmé et il s'y tiendra jusqu'au bout : il n'y a pas de hors-champ – pas de champ où l'humain pourrait vivre autre que celui qu'il habite et s'est fait – parce que le problème appartient au champ lui-même, à l'humain lui-même. Pas plus de hors-champ que de contrechamp d'ailleurs : d'où la nullité rigolote de la créature tout en couinements imaginée avec un ballon de plage peinturluré. L'altérité en ce qu'elle vaudrait comme manifestation radicale de la plus grande angoisse ou terreur, hors-champ ou contrechamp, John Carpenter n'y croit pas. Ce en quoi il croit en revanche, ce qui le hante et que tous ses autres films exposeront avec des puissances expressives inédites, à la fois cauchemardesques et cathartiques, c'est l'altération du champ qui est celui du même – moins le non-humain que l'inhumain au travail de l'humain, moins la forme inconnue que l'informe inconnaissable au travail d'estrangement de la forme connue.

 

 

Même les hypothèses extra-terrestres de The Thing, Village of the Damned et Ghosts of Mars ne se matérialisent que comme souffle viral ou ombre imperceptible contaminant et déformant le même. L'exiguïté spatiale, qu'elle se manifeste autant dans la fixité déjà fermement assurée des cadres que dans l'emboîtement d'espaces riquiqui (la navette, la combinaison, le casque), autant dans l'usage de maquettes et de transparences que dans son prolongement métaphorique sous la forme du ridicule ou de la mesquinerie des personnages, avère que le dehors est aussi inhabitable pour des raisons objectives n'appartenant pas au genre humain que le dedans peut devenir invivable mais pour des motifs qui eux en relèvent strictement.

 

 

La créature qui rend fou Pinback et que celui-ci abat laisse seulement échapper un gaz légèrement putride, tandis que la bombe projette de manière explosive la déraison humaine en s'imaginant, contre les arguments de Doolittle usant des Méditations cartésiennes (1929) d'Edmund Husserl, comme pure force créatrice et divine. Ne reste à ce dernier, un fois que son autre camarade a disparu dans une pluie scintillante d'astéroïdes, qu'à s'improviser pour la beauté du geste surfeur s'embrasant à la portée d'une planète morte, entre clin d'œil au rodéo atomique en conclusion de Doctor Strangelove or How I Learnt to Stop Worrying and Love the Bomb (1964) de Stanley Kubrick et préfiguration de Snake Plissken dans Los Angeles 2013.

 

 

Une scie country, Benson, Arizona composée par John Carpenter, refait alors surface comme élégie ironique d'astres mourants (et l'on y devine aussi la fin de la parenthèse étudiante comme du Flower Power californien), en remplacement de plages synthétiques plus sombres qui reviendront deux ans plus tard caractériser un autre désastre – la zone suburbaine ravagée du Los Angeles dans Assault on Precinct 13.

2) Assault on Precinct 13 - Assaut (1976)

 

 

Si le format carré du film précédent, Dark Star, trouvait à se justifier par l'étroitesse de l'intérieur fini de la carlingue face à l'extérieur infini des galaxies, le suivant (un véritable saut qualitatif dans l'œuvre carpenterienne) aurait alors dû, grâce à l'utilisation du format large (le « scope » sera quasi-systématiquement repris par la suite), promettre l'ouverture de plus grands espaces dignes des paysages westerniens.

 

 

D'ailleurs, le pseudonyme choisi par le cinéaste pour le travail de montage de Assault on Precinct 13, John T. Chance, correspond au nom du fameux shérif joué par John Wayne dans Rio Bravo de Howard Hawks, décédé seulement un an après la sortie du film le plus hawksien de la décennie. Pourtant, l'adoption de ce nouveau format vient paradoxalement renforcer des effets de clôtures, les personnages étant souvent enfermés dans des cadres à l'intérieur du cadre filmique, l'esthétique du sur-cadrage accomplissant ainsi la distribution spatiale de leur réclusion (une cabine téléphonique, l'habitacle d'une voiture, l'encadrement d'une fenêtre, les embrasures d'un commissariat pris d'assaut et des couloirs étroits à l'instar de celui de la séquence d'ouverture où se faufilent les membres d'un gang froidement abattu par les forces de police).

 

 

C'est que les personnages sont peut-être enfermés dans des rôles assujettis à une grille de positions sociales préalables, leur salut venant du fait qu'ils devront s'extraire en raison de l'urgence d'une situation des vieilles identités raciales, sexuelles ou même légales afin de pouvoir construire des interrelations autrement plus profondes et authentiques.

 

 

N'est-on pas le témoin direct de l'ascension sociale de l'officier de police noir Ethan Bishop qui a passé son enfance dans le quartier californien prolétarisé de Anderson et qui, du fait de sa carrière professionnelle, aura pu en partir (on l'aura vu sortir d'une maison cossue située au centre-ville) ? Et, sans l'amélioration de ses conditions de vie, il aurait pu tout à fait se retrouver parmi les membres des gangs prenant d'assaut le commissariat dont il assure pour une nuit décisive le déménagement. N'est-on pas aussi le témoin indirect de l'ascension sociale avortée de la nounou de la petite Kathy dont son père voulait en l'épousant l'arracher à un quartier mal famé ?

 

 

Les détails donnés par les dialogues entre des personnages qui n'auraient jamais soupçonné pouvoir un jour se rencontrer démontrent d'emblée la subtilité d'un scénario aussi simple en surface que complexe en ses fondements, déjà soucieux de rendre compte comme chez Fritz Lang des effets de hasard et de correspondance résultant du quadrillage urbain. Subtilité attestée par la séquence d'ouverture, résumé concentré à la fois mimétique et inversant les positions caractérisant la logique de l'assaut du central 13 (ce bâtiment en cours de transfert expliquant les effectifs réduits et le manque d'armes et de munitions et où se jouera entièrement le drame) ?

 

 

Dans l'un et l'autre cas, deux groupes s'affrontent, d'abord la police contre un gang, ensuite (et la reprise d'un motif posé avec une sécheresse quasi-abstraite vaut comme sa complexification) une alliance interethnique de gangs contre un ordre policier hétérogène (les assiégés étant en gros composés de policiers employés du commissariat, de prisonniers en cours de transfert et d'un civil). Autant les membres du groupe assaillant ignorent cette hétérogénéité au nom d'une guerre contre une idée (le commissariat résumant l'État à abattre), autant le point de vue des assiégés auquel colle John Carpenter ne voit rien d'autre qu'une multitude abstraite composée d'un nombre indéfini de figures désincarnées, privées de singularité (elles n'ont aucun visage et glissent telles des ombres surgies des interstices de la nuit suburbaine).

 

 

Quatre membres auront quand même été distingués avant la séquence centrale de l'assaut, issus de différents groupes marquées ethniquement dont l'alliance interethnique renforcerait le caractère de guerre sociale contre l'État à laquelle ils décident rituellement de se livrer. Parmi eux, un homme blanc, le plus déséquilibré et dont les actes semblent excéder le programme guerrier dès lors qu'il assassine de sang-froid Kathy (en un seul plan, peut-être le plus brutal – et terrifiant en raison même de sa sécheresse – de tout le cinéma de John Carpenter). Mais ces quatre personnages (moins un : le Blanc est tué par le père dans un geste de vengeance accentuant l'atmosphère de violence mimétique généralisée) finiront par se fondre dans la masse indistincte se jetant dans un assaut presque imperceptible pour les personnes qui y sont extérieures (l'usage de silencieux, la disparition des cadavres et l'effacement des traces du crime assurent à la bataille une valeur quasi-fantomatique, résolument tourneurienne).

 

 

Tantôt, on l'a vu avec l'introduction, le contrechamp (le groupe d'assaillants) relève d'une problématisation intrinsèque au champ (le groupe d'assiégés incluant l'homme qui a par vengeance assassiné le gangster qui a tué sa fille et que veulent venger ses pairs), la fièvre obsidionale étant visiblement partagée par tout le monde sans exception (et le cinéaste en esquisse sans plus y revenir une lointaine cause fantastique – des tâches solaires).

 

 

Tantôt, ainsi que le montre la série extraordinaire de plans fixes lors du premier assaut, l'agression vaudrait comme hors-champ dont le pouvoir consisterait à désagréger l'intérieur du champ (le décor en éclatant ou tombant en morceau allégoriserait ainsi le risque d'implosion sociale encouru par une mégalopole comme Los Angeles – et ce ne sera pas la première fois, de Watts en 1965 aux émeutes de 1992 après le tabassage de Rodney King).

 

 

Face à cette menace, les assiégés devront donc apprendre à travailler les uns avec les autres en dépit de leurs différences, à l'image paradoxale de ce qu'avaient bien compris les quatre chefs de l'alliance des gangs dépassant leurs identités raciales respectives. Mais, pour survivre à l'indifférenciation généralisée en conséquence de la « crise mimétique » (René Girard), il leur faudra outrepasser la vieille logique vétérotestamentaire (la « loi du Talion ») et accéder à d'autres logiques de différenciation hétérogènes au caractère sacré de l'alliance ritualisée.

 

 

Comme on l'a vu, la police répond à la violence des gangs, soit par un désengagement des services publics synonyme de désertification sociale (le commissariat est sur le point d'être transférer dans un autre district), soit par une violence équivalente et protégée par le fard de la légalité. D'où la méfiance de la population vis-à-vis des policiers qui se retraduit par le refus du père de Kathy d'entrer en contact avec eux alors qu'il s'est égaré dans le quartier. Comment dès lors comprendre la survie de trois personnages face à la marée humaine qui submerge le commissariat (autrement mieux que dans le remake du film par Jean-François Richet en 2005, le brésilien Kleber Mendonça Filho s'en souviendra pour Les Bruits de Recife en 2012) ?

 

 

Qu'on-t-ils réussi à faire de plus que les personnages du premier long-métrage de George Romero, Night of the Living Dead (1968), tous saisis par le même complexe obsidionale (dont l'épisode westernien d'Alamo offrirait un paradigme culturel) mais tous mortellement dévorés par l'indifférenciation ? Un détail en passant : Obsidian est le titre d'un de morceaux (le deuxième) de Lost Themes et s'il désigne la roche obsidienne, il fait indirectement signe vers le complexe obsidional, hantise de l'œuvre. Les trois personnages d'assiégés (le père prostré ayant perdu toute capacité d'agir) auront seulement mais décisivement tenu une position commune consistant en un engagement réciproque afin de préserver la vie et d'empêcher sa pénétration – sa profanation.

 

 

Dans ce cas, peut-on considéré le film de John Carpenter, sublime variation de Rio Bravo, comme une relève de celui de George Romero, autre variation du film de Howard Hawks ? Car si les personnages de ce dernier échouent à organiser leur survie (les questions raciales sont pourtant les mêmes), les autres s'accordent une confiance à ce point indiscutable qu'elle leur offre une puissance d'agir égale (la secrétaire du commissariat Leigh tue stoïquement les assaillants contrairement à son homologue Barbara qui aurait voulu livrer l'otage aux agresseurs).

 

 

De ce dépassement requis par l'urgence de la situation tant des pulsions individuelles que des identités sociales héritées, de cet effort collectif ramassé dans un présent pur de tout savoir concernant le passé respectif des personnages (on ne saura jamais comme un gag pourquoi Napoleon se prénomme ainsi), survient tout bonnement le sublime. L'éthique du sujet garant de la vie sauve contre le programme de pénétration, de colonisation et d'extermination, d'une part. D'autre part, la naissance de l'amour (entre Leigh et Napoleon) et de l'amitié (entre Napoleon, Leigh et Ethan) partageant des êtres non plus fondus dans l'indifférenciation mais « in-différents », à la fois différenciés dans leur façon d'être individuelle et indifférents à leurs différences respectives au nom de leur manière d'agir collective. Autrement dit, tous égaux.

 

 

Une égalité qui, inoubliable, se manifestera ainsi lors de la séquence finale : un flic considère comme un honneur de sortir au grand jour avec à ses côtés un condamné à mort. En quelques heures seulement, une césure existentielle en résultante du traitement exceptionnel d'une situation exceptionnelle aura creusé l'essentielle différence entre le temps d'avant marqué par l'héritage des clivages sociaux de la violence mimétique et celui d'après caractérisé par l'éthique supérieurement distinctive de l'égalité. Mais le fond barbare de l'indifférenciation menace toujours, démultiplié dans Assault pour être ensuite affronté dans Halloween avec la figure unique, blanche et désaffectée de Michael Myers.

3) Halloween - La Nuit des masques (1978)

 

 

Cinéaste obsessionnel, John Carpenter l'est assurément, les plages synthétiques composées par ce dernier à l'occasion de Dark Star (sur le versant d'un machinisme vain indexé au désœuvrement intersidéral) et Assault on Precinct 13 (sur celui de la zone urbaine soumise au rythme martial de la guerre des gangs et de la police) devenues dorénavant avec Halloween boucles répétitives accordées au conatus élémentaire de Michael Myers, tueur sans motivation sinon de redonner par effet de contexte (la fête anglo-saxonne de Halloween, veille de la Toussaint) corps sans chair au boogeyman d'antan ou croquemitaine.

 

 

Un gag en passant : Nick Castle qui interprète le tueur du soir des citrouilles jouait déjà la créature de Dark Star, en tout point semblable à une citrouille !

 

 

Grand coup dans l'histoire du cinéma d'horreur en sa variante slasher, le troisième long-métrage de John Carpenter refuse autant le naturalisme radicalisé de The Texas Chainsaw Massacre (1974) de Tobe Hooper que le fantastique cauchemardesque de A Nightmare on Elm Street (1984) préféré par Wes Craven, s'inscrivant pour sa part dans une veine réaliste ouverte avec le fondateur Psycho (1960) d'Alfred Hitchcock et poursuivi par le méconnu Black Christmas (1974) de Bob Clark, mais haussée à un niveau de quintessence confinant à l'abstraction. Halloween aura beau initier une franchise, rivale de celle de Friday the 13th, qui s'évertuera à épuiser par effet de répétition ou humaniser (avec le remake tourné par Rob Zombie en 2007) une figure horrifique caractéristique de la sous-culture étasunienne, le film inaugural de John Carpenter aura d'emblée décidé de soustraire celle-ci à toute réduction psychologique, imaginant une figure énigmatique ramassée comme un pictogramme à quelques signes extérieurs (un masque blanc venu du moulage improbable du visage de l'acteur William Shatner, une combinaison grise, un couteau et une respiration lourde).

 

 

En proposant en guise d'ouverture un (faux) plan-séquence filmé du point de vue d'un individu décidant de revêtir un masque de clown (s'y loge la coupe invisible entre deux plans longs) pour assassiner sa sœur après que celle-ci vient d'avoir un rapport sexuel, le cinéaste oblige le spectateur à épouser la perception subjective d'un voyeur psychopathe dont on comprend après coup qu'il s'agissait d'un enfant de six ans. Une fois le crime accompli, la caméra désormais postée en face de l'enfant démasqué par ses parents s'élève en paraissant suivre la fuite dans les airs d'une conscience en cours de dissipation.

 

 

Tournée sur l'épaule (la mobilité de la caméra est d'ailleurs si assurée qu'elle semble anticiper la technique du steadicam), cette séquence d'ouverture en guise de scène primitive, autant inspirée par l'introduction de Peeping Tom (1960) de Michael Powell que parodiée par Brian De Palma au début de Blow Out (1981), marque la fin d'un accord subjectif entre le spectateur et le tueur. S'échappant d'un asile pour revenir quinze ans après sur les lieux du crime fondateur (à Haddonfield dans l'Illinois), celui-ci se présente désormais – pour paraphraser le titre d'une nouvelle d'Edgar Allan Poe – sous l'aspect du « Masque de la Mort Blanche ». Film de nuit ponctué par la blancheur du masque de Michael Myers et strié par ses coups de couteau en relais des stores revenus de Assault, Halloween substitue à l'horreur rouge et gore (peu de sang coule ici) une angoisse pâle et livide tirant la lumière chaude et automnale d'un quartier résidentiel WASP (on le retrouvera à Lumberton dans Blue Velvet de David Lynch en 1986) dans un dégradé bleuté glaçant.

 

 

Venant du fond du plan (David Robert Mitchell saura s'en souvenir pour It Follows en 2014) ou bien surgissant par une bordure du cadre (et les redoublements du cadre dans le cadre lui assurent souvent une présence à l'intérieur du champ), allant et venant d'apparitions en disparitions subreptices signées par une décharge de synthétiseur, toujours déjà là au point d'affoler l'attention du spectateur en la soumettant à une logique paranoïaque, le croquemitaine carpenterien semble ainsi mu par l'élan d'une incorporation du monde environnant dans la nuit de son corps paradoxal, aussi massif que vide.

 

 

Après le zonage du quartier prolétarisé où se trouve le commissariat assiégé de Assault, s'impose la subordination du quartier petit-bourgeois de Halloween aux quadrillages de Michael Myers dont les déplacements géométriques induisent progressivement l'envahissement du monde du jour par celui de la nuit, au point de finir par se réduire à deux maisons se faisant face. Si le hors-champ existe chez John Carpenter, ce n'est pas comme puissance autonome mais bel et bien comme force s'exerçant uniquement à l'intérieur du champ pour en épuiser le contenu, l'évider de la substance.

 

 

C'est pourquoi Michael Myers figure moins le site individuelle d'une altérité radicale que le siège d'une altération du champ du même (il a été un enfant comme tous ceux qui s'amusent le soir de Halloween), figeant en cadavres les êtres vivants qui se mettent en travers de son chemin (des pattes d'un chien étranglé aux pieds d'un jeune homme poignardé, à chaque fois le plan atteste l'immobilisation progressive de corps d'où la vie s'en va).

 

 

Seule Laurie Strode (Jamie Lee Curtis), dont on comprend qu'elle figure le centre énigmatique de la carte de mort dressée par Michael Myers (et l'énigme ne sera pas levée par John Carpenter quand ses successeurs surchargeront le motif explicatif d'un lien fraternel-sororal entre eux), échappera à ses assauts, vérifiant pratiquement les hypothèses irrationnelles du docteur Samuel Loomis parti à la recherche du criminel (Donald Pleasence en remplacement de Christopher Lee qui s'en est mordu les doigts).

 

 

Le criminel ne s'est pas improvisé au hasard croquemitaine, il l'est. Et, à ce titre, il figure la mort qui tue et qu'il est impossible de tuer. Derrière le masque une seule fois arraché, il y a bien un visage d'ailleurs légèrement affecté d'une dissymétrie oculaire (celui, maquillé, de Tony Moran) mais ce visage ne montre rien d'autre que le souci de retrouver le masque, seul visage qui tienne pour que la mort soit abstractisée, désaffectée et dépersonnalisée. Et, ce faisant, qui soit semblable à ce destin impersonnel évoqué lors d'un cours de littérature (avec l'opposition de deux auteurs peut-être fictifs, Costaine et Samuels) ou visé par une référence explicite à la peinture de James Ensor. Le masque, cette surface blanche trouée de noir valant tantôt comme l'écran de projection du film, tantôt comme le faisceau de projection situé dans le dos du spectateur pour éclairer la nuit de la salle, indique l'angoisse de la dé-subjectivation qui reviendra, entre autres, dans The Thing, They Live et Memoirs of an Invisible Man.

 

 

S'il n'est sûrement pas hasardeux que cette hantise survienne pour Laurie au moment de l'adolescence, c'est peut-être alors moins en raison stricte de la sexuation (hypothèse conservatrice classique plus appropriée pour Jaws de Steven Spielberg en 1975) qu'en vertu d'une enfance qui s'en va et qui emporterait avec elle la croyance en la nécessité enfantine du croquemitaine, l'enfance de Michael Myers ayant elle-même été sacrifiée après avoir été témoin de la disparition de celle de sa sœur.

 

 

A ce titre, Halloween avère, à l'inverse du cynisme aux commandes actuelles du genre horrifique (franchise Scream comprise en dépit des multiples références au film de John Carpenter), que son auteur y croit. Il y croit comme les enfants charmés par les sortilèges du narrateur (John Houseman) croiront – et le spectateur avec, le temps du film – aux histoires de marins revenants de The Fog (1980).

4) The Fog (1980)

 

 

Si l'intrigue de Halloween se déroule le jour d'une fête d'origine anglo-saxonne dérivée d'une tradition païenne celtique, The Fog serait donc le témoin de la création et la continuation d'une commémoration rituelle cette fois-ci bien locale et fictionnelle : le centenaire de l'édification d'une ville et de la constitution d'une communauté valable comme métonymie de la société étasunienne en ses origines tourmentées. Ce que révèle le brouillard enveloppant les créatures de ce film, à l'instar des nappes sanglantes se déversant à gros bouillons à partir des fondations de l'hôtel Overlook de The Shining de Stanley Kubrick (sorti la même année que The Fog), c'est la violence spectrale caractéristique de massacres originaires traumatiques et refoulés (amérindiens chez l'un ou compatriotes malades chez l'autre) ayant permis l'établissement et la prospérité d'une communauté nationale ou locale.

 

 

Dans Halloween comme dans The Fog, les dates d'anniversaires sont toujours une occasion propice pour un mal de revenir à l'endroit du crime originel, là où un sacrifice fondateur a été perpétré et ses origines refoulées derrière le rituel de la commémoration. Si Michael Myers revient quinze ans après avoir poignardé sa sœur dans sa ville natale pour commettre de nouveaux meurtres, les habitants de la fictive Antonio Bay seront pour leur part les témoins impuissants de la résurgence fantomatique des victimes d'un meurtre obscène et collectif ayant eu lieu exactement un siècle auparavant. Comme le pose Hamlet dans la pièce éponyme de William Shakespeare, « le temps est sorti de ses gonds ». Hors de ses gonds, un passé spectral infiltre et contamine le présent, et pour passer d'une temporalité à l'autre, il faudrait faire marche arrière, John Carpenter filmant certaines séquences de brouillard à l'envers.

 

 

Déjà, lors des préparatifs de la cérémonie, les bandes sonores testées sont rembobinées et produisent d'étranges larsens. Comme si la ville finissait presque happée par une boucle temporelle qui s'annonce symptomatiquement avec quelques bégaiements techniques avant de se prolonger avec le dérèglement de toutes les machines sociales des environs (station-service, station de radio, horloges évidemment). Même le vieux loup de mer (John Houseman), qui raconte autour d'un feu de camp aux enfants fascinés (que nous sommes) la légende fondatrice de la ville à l'heure magique où tout peut arriver, en ignore la version complète.

 

 

Seul le père Malone, embrumé dans les vapeurs du vin de messe, aura par hasard accès au journal de son grand-père et connaîtra la trahison initiale à la base des événements surnaturels qui vont suivre, de minuit à une heure la veille de la cérémonie d'anniversaire comme le lendemain. C'est plus qu'une anecdote, c'est un symptôme de plus, c'est même le premier : John Carpenter apparaît exceptionnellement dans son film en jouant le rôle (non crédité au générique) de Bennett, un employé du père Malone. Avant de rentrer chez lui et après avoir éteint les lumières de l'église, il dit souhaiter percevoir son salaire pour les heures supplémentaires effectuées, son employeur esquivant alors plus ou moins habilement sa demande. C'est juste après le départ de Bennett (que l'on ne reverra plus) qu'un pan du mur tombe, révélant le journal de son ancêtre.

 

 

L'homme du travail nocturne est celui d'un vol dont l'archéologie fera revenir le noyau à la fois fondateur et obscène, consistant précisément en une triple trahison. D'une part, l'église où officie le père Malone a été construite, ainsi que le reste de la ville, grâce à un or volé à des marins à qui l'on avait par ailleurs fait croire qu'ils seraient accueillis et guéris de la lèpre les affligeant ; d'autre part, son ancêtre en a détourné une partie pour le fondre en un crucifix en cachant son acte aux cinq autres conspirateurs du massacre.

 

 

Si les connaissances du père Malone sont précieuses pour décrypter les motivations de ces mystérieuses ombres putrescentes et visqueuses comme directement issues de l'univers lovecraftien (une des références majeures de In the Mouth of Madness), il faudra compter sur la position stratégique de Stevie Wayne (Adrienne Barbeau dans le rôle de la propriétaire d'un phare doté d'un station de radio lui permettant de relayer aux marins la position du brouillard) et sa capacité à communiquer des informations afin de guider les autres personnages dans une nuit aussi blanche que celle de Halloween.

 

 

Tous (dont certains possèdent comme patronyme celui des copains, Nick Castle, Tommy Lee Wallace et Dan O'Bannon) auront été à leur manière embrumés par une jolie fable longtemps récitée. Mais il est temps désormais pour eux de se réveiller, glissant comme le dit l'exergue trouvée chez Edgar Allan Poe d'un rêve à un autre (en fait du cauchemar des victimes d'hier à celui à qui incombe aujourd'hui la responsabilité de leur tort). La figure en décomposition des marins aux orbites rouge sang (peut-être qu'Apichatpong Weerasethakul y a repensé avec Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures en 2010), c'est le réel hallucinatoire et obscène d'une scène primitive ayant été plus alors moins refoulée que scotomisée. En réclamant six morts (le nombre des conspirateurs historiquement responsables du crime), ces revenants frappé d'indétermination (à la fois figurative et numérique) s'inscrivent après les agresseurs nocturnes de Assault on Precinct 13 dans le même registre archaïque de la violence mimétique. Cette vengeance frappe aveuglément n'importe quel habitant (et la cécité est aussi aléatoire qu'égalitaire), tous héritiers à leur corps défendant d'une lointaine responsabilité criminelle.

 

 

Le brouillard, en plus de manifester un brouillage des rapports de causalité entre présent et passé, se déverse par nappes à l'intérieur du champ comme pour en révéler la tache aveugle et blanche qui le caractérise. Cette tache aveugle est celle de l'altération du champ du même, la monstruosité de l'autre n'étant qu'en contrepoint d'une monstruosité propre au même mais ignorée de lui. Ces créatures ont pourtant été des hommes qui désiraient seulement s'installer dans la région mais ils ont été considérés comme d'indésirables étrangers (première altération du même), d'autant plus en raison de la maladie qui les accablait (la lèpre comme une seconde altération).

 

 

Le brouillard qui les enveloppe comme un voile vaudrait alors, dans une atmosphère portuaire et marine revenant de films d'Alfred Hitchcock (Jamaica Inn en 1939 et The Birds en 1963 d'après Daphne du Maurier), comme la reprise intensifiée et démultipliée du masque de Michael Myers : dans le deux cas, le visage n'est plus un support de subjectivation, la figure humaine est perdue, la perte consommée incorporant et dissolvant les contours de la réalité dans une blancheur intense et phosphorescente qui recouperait la surface de projection (et la projection serait alors aussi une rétroprojection, les fantômes rétro-projetant sur les vivants une responsabilité écopée en amont de leur existence présente).

 

 

Cette archéologie soucieuse des échos spectraux de la violence des fondations et des origines étasuniennes préfigure la fiction d'anticipation suivante, Escape from New York (dont le premier scénario avait été écrit lors du scandale du Watergate sous l'ère du président Richard Nixon), mais à l'envers. Ce dernier film interrogeant non plus le présent de la société à la lumière phosphorescente de son passé mais depuis une perspective (digne de George Orwell ou Aldous Huxley) de son futur possible – ce futur phosphorescent depuis les germes d'une actualité en elle-même dystopique.

5) Escape from New York - New York 1997 (1981)

 

 

L'espace intergalactique traversé par la navette spatiale de Dark Star, les vagues d'assaillants obligeant les héros à rester confinés dans le commissariat de Assault on Precinct 13, la présence du croquemitaine poussant l'action à se réduire à une portion de quartier et deux maisons en vis-à-vis dans Halloween, le brouillard fluorescent isolant les habitants d'Antonio Bay dans The Fog : à chaque fois, un principe d'insularité pousse à la constitution d'un dedans investi, menacé et altéré par les puissances du dehors.

 

 

Avec Escape from New York, John Carpenter radicalise dans une perspective dystopique le principe d'insularité hérité de L'Utopie (1516) de Thomas More, imaginant avec le fidèle Nick Castle la transformation de l'île de Manhattan en prison à ciel ouvert en raison du renforcement à l'intérieur d'une politique sécuritaire en complément du réchauffement à l'extérieur de la conflictualité géopolitique à l'œuvre avec la Guerre froide. Déjà, la dystopie replacée dans la trajectoire de l'œuvre, en plus de renouer avec la science-fiction de Dark Star tout en la déclinant désormais sur le versant de l'anticipation (la Californie séparée du continent par la faille de San Andreas rejouera le principe d'insularité dans la suite des aventures de Snake Plissken, Los Angeles 2013), déplace pour en accentuer le caractère allégorique l'axe de la représentation de la violence urbaine d'ouest (Los Angeles dans Assault) en est (New York incroyablement réinventé dans les paysages dévastés de Saint-Louis dans le Missouri alors victime d'un terrible incendie).

 

 

Ensuite, et rétrospectivement, elle s'offrirait idéalement comme commentaire sarcastique du début de mandat de la première présidence Reagan et comme vision hyper-lucide des catastrophes à venir (outre la ghettoïsation de la Palestine emmurée, le détournement terroriste de l'avion présidentiel précipité contre un immeuble new-yorkais et l'atterrissage en planeur du héros sur le toit de l'une des deux tours du World Trade Center auront forcément pris une coloration prémonitoire avec les attentats du 11 septembre 2001).

 

 

Enfin, Escape from New York, précurseur phosphorescent de la sombre nuit post-politique actuelle, ajoute à la série d'icônes caractéristiques d'une certaine mythologie cinématographique étasunienne (incluant notamment Ethan Edwards et Harry Callahan) la figure de Snake Plissken (Kurt Russell ayant conservé l'esprit rock du téléfilm Elvis tourné l'année précédente), rebelle sans autre cause que celle de la préservation (digne de Max Stirner) de son moi unique renvoyant dos à dos l'idéologie néoconservatrice des représentants de l'État et celle de certains de ses opposants encore enivrés par la glose anti-impérialiste et tiers-mondiste.

 

 

Contraint par l'armée de récupérer un président fantoche (Donald Pleasence, comme revenu de l'hébétude de Cul-de-sac de Roman Polanski en 1966) en l'arrachant des griffes d'un seigneur néo-féodal et disco surnommé le Duc (impressionnant Isaac Hayes), le héros carpenterien se voit bien malgré lui projeté dans une situation inversant la logique narrative de Assault (comme si le condamné Napoleon Wilson avait été chargé par la police de Los Angeles pour libérer un otage retenu prisonnier dans un commissariat pour le coup transformé par les gangs en camp retranché).

 

 

Variation archétypale du (sous)genre du film d'évasion, Escape from New York en propose un diagramme aussi épuré que les écrans de contrôle proposant la simulation informatique en guidage du pilote en train d'atterrir dans des espaces urbains dévastés. Il ne s'agit donc plus de tenir une position depuis un intérieur menacé par l'extérieur, mais d'arracher de l'extérieur une personne retenue contre son gré à l'intérieur, la référence à la seconde partie de Rio Bravo (1959) de Howard Hawks se substituant dorénavant à la première mobilisée comme matrice de Assault.

 

 

Pour autant, persiste la même logique mimétique en regard de laquelle les formes de violence légales et illégales s'entretiennent réciproquement, le Duc figurant d'une certaine façon le surmoi obscène du président (et les deux personnages sont symptomatiquement ravagés de semblables tics faciaux). Snake Plissken incarne dans un monde soumis à la nuit polaire de la guerre sécuritaire un bien singulier échangeur de polarité, ancien héros de guerre condamné à mort pour braquage, apparaissant pour les ilotes tel un étranger du dehors missionné par un État répressif, substituant in fine à la cassette officielle du président une compilation de variétés du chauffeur de taxi (Ernest Borgnine).

 

 

Chanteur de variétés, le président étasunien le serait dans le concert des nations comme l'est toujours déjà aussi son double monstrueux, le duc amateur de disco interprété par un chanteur funk et soul. Mieux alors que de s'attacher à satisfaire la commande, Snake Plissken en révèle l'arrière-fond obscur, à l'instar des marins fantômes et lépreux qui se rappellent au souvenir refoulé de l'origine criminelle de la communauté portuaire de The Fog.

 

 

Contrepoint de la blague ouvrant et fermant le film sur un mode à la fois circulaire et inversé (lorsque l'officier joué par Lee Van Cleef l'appelle au début Plissken, le héros demande à ce qu'il soit appelé Snake et lorsque le premier l'appelle à la fin par son prénom ou surnom, le second demande à ce qu'on l'appelle par son patronyme), la question récurrente (« Je te croyais mort ») indiquerait une valeur fantomatique qui trouverait encore à rejaillir avec son bandeau barrant son œil gauche. Cette poche de néant en remplacement d'un organe oculaire mort, en faisant écho aux trous noirs du masque de Michael Myers dans Halloween, manifesterait encore une puissance spectrale pliant de manière inédite chez John Carpenter la vitalité cynique et virile d'un personnage définitivement intraitable.

 

 

Cette puissance, propre au loup solitaire (il ne cesse d'être trahi par son ancien ami joué par Harry Dean Stanton), rusé et borgne (mutilé comme l'était Elvis Presley hanté par son jumeau mort-né), autorise la réversibilité mimétique des positions antagoniques (ramener vivant le président de la cour des miracles de Manhattan, c'est le révéler comme criminel et comme bouffon, c'est insister en dépit d'une grisaille sinistre sur le caractère carnavalesque d'une fiction peuplée de personnages dont les noms peuvent être Romero ou Cronenberg).

 

 

Et elle ouvrirait également la voie d'une inattendue relecture de L'Odyssée en guise d'ouverture de The Thing, l'hélicoptère cyclopéen (son pilote finira une balle dans l'œil) échouant à démontrer la mètis non plus d'Ulysse caché sous un mouton mais d'un virus mimétique ayant pris la forme temporaire d'un chien.

 

Le 30 mai 2015

 

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