Des nouvelles du front cinématographique (3) : "Little Fugitive" de Morris Engel et Ray Ashley

L'enfance du cinéma moderne

Après l'analyse du diptyque de Steven Soderbergh consacré au Che et qui s'attachait à réactualiser la question révolutionnaire en dialectisant le mode "fociste" ou guérilla de sa réalisation, attardons-nous désormais à la ressortie d'un film rare et méconnu, Little Fugitive (Lion d'argent à la Mostra de Venise en 1953), dont la modernité et la puissance expressive ne se comprennent qu'en relation avec le monde dans lequel elles s'inscrivent de la manière la plus critique qui soit : la société spectaculaire marchande étasunienne.

 

 

Little Fugitive apparaît aujourd'hui, grâce à sa ressortie due à Carlotta, comme le chaînon manquant raccordant le néoréalisme italien avec le surgissement à la fin des années 50 des nouveaux cinémas européens (et particulièrement la Nouvelle Vague pour la France). C'est l'expérience de photographe de guerre de Morris Engel (il a photographié le débarquement des Marines en Normandie) et de son compère photojournaliste à la revue PM Ray Ashley (pseudonyme de l'écrivain Raymond Abrashkin), combinée avec le professionnalisme de l'épouse du cinéaste, Ruth Orkin alors salariée de la MGM (et auteure d'un cliché célèbre, American Girl in Italy), qui aura nourri une expérience unique de cinéma, loin des mirages de Hollywood. Le film anticipe Les 400 coups de François Truffaut comme il encouragera John Cassavetes dont Shadows sera également produit sur la base d'un appel à souscription afin de viser une totale indépendance économique.

 

 

Tourné à Brooklyn et dans la parc d’attractions de Coney Island avec une caméra suffisamment maniable et légère pour voler à l'arrachée des plans de foule, Little Fugitive plonge sa fiction (Joey âgé de sept ans est victime d’une mauvaise blague de son grand frère et fuit en direction de Coney Island) dans le grand bain documentaire d'une réalité que le récit, malgré son caractère erratique, éclaire singulièrement. S'affirme dans le labyrinthe circulaire du parc l’éternelle vie des automates et des simulacres qui requièrent une seule chose des individus qui veulent en jouir : alimenter infiniment la machine à profit. Il faut voir Joey, déjà rondouillard, se métamorphoser en oie gavée de sucre, et progressivement s’enliser dans une glu traduisant son assimilation par le capital devenu spectacle.

 

 

Acculturé au seul imaginaire ici triomphant, celui de la consommation répétant symboliquement la destruction de toute civilisation (le génocide amérindien caché derrière l’imagerie western), Joey verra se lever le sortilège propre au fétichisme de la marchandise lorsque la fiction initiale (la mort simulée de son frère) s’abolira devant le retour de celui-ci vivant. Le charme du capital et son illusion de liberté dans la consommation cessant, et c’est la vie qui ressuscite.

 

 

Little Fugitive, avec son héros situé quelque part entre Ulysse au pays des Lotophages et Alice au pays des merveilles, délivre l’allégorie d’un monde où l’enfance menace d’être engloutie par la machinerie spectaculaire du capital qui appauvrit la vie pour la recracher en clichés mortels.

 

 

Mercredi 4 mars 2009


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