Des nouvelles du front cinématographique (102) : Jean-Luc Godard dans la relève interminable des archives du mal (I)

  1/ Le futur antérieur d'une citation énigmatique : « L'image viendra au temps de la résurrection »

A tous ceux qui tombent

 

 

a) « L’image viendra au temps de la résurrection » : la formule godardienne, l'une des plus emblématiques des Histoire(s) du cinéma (1988-1998), pourrait aider à répondre à autant de questions qu'elle posséderait également le pouvoir de dédoubler les réponses obtenues par autant de questions nouvelles.

 

 

Pourquoi déjà adopter le terme de formule, sinon que le latin « formula » sous-entend ici l'idée godardienne du cinématographe comme « forme qui pense » ? « (…) et qu'avec Édouard Manet / commence / la peinture moderne / c’est-à-dire / le cinématographe / c'est-à-dire / des formes qui cheminent / vers la parole / très exactement / une forme qui pense / que le cinéma soit d'abord fait / pour penser / on l'oubliera tout de suite / mais c’est une autre histoire / la flamme s'éteindra / définitivement / à Auschwitz / et cette pensée vaut bien / un fifrelin (…) » énonce Jean-Luc Godard dans l'épisode 3A des Histoire(s) du cinéma intitulé « La monnaie de l'absolu » (in Histoire(s) du cinéma, éd. Gallimard-Gaumont, 1998, t. III, p. 54-56). L'histoire qui nous intéressera directement ici, celle que l'on raconte généralement, pose que la fameuse formule godardienne selon laquelle « l'image viendra au temps de la résurrection » serait une citation de Saint Paul attribuable au vieux fonds chrétien et protestant du cinéaste suisse. Et, ce faisant, on ne réfléchit ni à la généalogie discutable caractérisant cette citation, ni à la problématique générale d'un régime citationnel qu'elle infère et qui détermine depuis longtemps chez Jean-Luc Godard autant un geste de remémoration que de fabulation, de récitation que de réinvention, de citation (ou de prise) que de re-citation (ou de re-prise). Un geste esthétique pour lequel la répétition serait donc moins statique que dynamique, attestant d'une mobilité non-dogmatique et privilégiant une différenciation créatrice.

 

 

« Une vague est-elle un même ? » aurait demandé Paul Valéry. Non, répondrait Jean-Luc Godard, précisant que les vagues bien que semblables viennent et reviennent toujours nouvelles. Et comment aurait-il pu en être autrement pour l'un des réalisateurs majeurs de la Nouvelle Vague qui a intitulé l'épisode 3B des Histoire(s) du cinéma « Une vague nouvelle » ?

 

 

b) L'un des sésames permettant d'ouvrir l'une des portes de la caverne aux images des Histoire(s) du cinéma ressemblerait ainsi à une énigme dont il serait tout à fait possible de décrypter la généalogie compliquée. Rater le caractère énigmatique de la « citation » paulinienne induirait de manquer l'une des principales tâches que s'est assigné dans son apostolat artistique Jean-Luc Godard, notamment pendant les dix années nécessaires à la création de son opus magnum, à savoir que l'image a de l'avenir (elle « viendra ») pour autant que cet avenir se comprend aussi comme un revenir (« au temps de la résurrection »). Comme de manquer une partie de l'économie générale de la citation que ce dernier a mise en place depuis ses premières critiques à l’époque « jaune » des Cahiers du cinéma au milieu des années 1950 et dont ses Histoire(s) du cinéma représenteraient exemplairement l'apothéose artistique.

 

 

« L'image viendra au temps de la résurrection » apparaît pour la première fois de manière scripturale dans l'épisode 1B (« Une histoire seule ») des Histoire(s) du cinéma sur des images cendreuses provenant de Duel in the Sun (1948) de King Vidor (et la musique composée par Bernard Herrman pour Psycho d'Alfred Hitchcock en 1960), mais avec une écriture différente (« L'image viendra... Ô temps de la résurrection »). Puis cette même réécriture induisant peut-être avec la particule vocative « ô » une référence au Lac d'Alphonse de Lamartine issu de son recueil Les Méditations poétiques (1820) revient plus tard dans le même épisode et avec le même mode scriptural (celui d'une scansion des mots s'affichant les uns à la suite des autres avant de former la phrase finale), pendant que défilent avec en arrière-plan musical la fin du troisième mouvement de l'opéra de Paul Hindemith Mathis le peintre (1936) quelques photogrammes extraits des films Procès de Jeanne d'Arc (1961), Ordet (1955) de Carl Theodor Dreyer et La Prison (1949) d'Ingmar Bergman. Avec cette deuxième occurrence, la phrase finale obtenue s'écrit comme on la connaît : « L'image viendra au temps de la résurrection ». Enfin, l'idée de la phrase en question ramassée en ces termes (« D'abord des images mais celle dont parle Saint Paul et qui sont une mort donc une résurrection ») est attribuée par la voix de Jean-Luc Godard à Saint Paul au cours de l'épisode 4A (« Le contrôle de l'univers ») consacré principalement au cinéma d'Alfred Hitchcock. Un fin exégète de l'œuvre godardienne, Bamchade Pourvali (cf. Godard neuf zéro. Les films des années 1990 de Jean-Luc Godard, éd. Seghiers-coll.  « Carré ciné », 2006, p. 39), a estimé que le cinéaste a probablement trouvé sa «  citation paulinienne » grâce à la phrase suivante « L'image ne connaîtra de plénitude que dans la Résurrection » issue d'un texte de Jacques Henric intitulé « Énième épître aux culs-de-plomb » (in Artpress, hors série n°4, spécial Godard, décembre 1984-janvier, février 1985, p. 20).

 

 

Donc la « citation » en question est problématique, du fait même de son origine supposée paulinienne alors qu'elle est introuvable comme telle dans le texte évangélique originel. Quant à la possibilité d'une double écriture attestée dans les Histoire(s) du cinéma (l'une prosaïquement affirmative et l'autre plus poétique avec ses trois points suspensifs et sa particule vocative « ô »), elle manifesterait une déhiscence qui accentuerait des origines plurielles et contradictoires, sujettes à discussion. C'est que l'un mythique de l'origine (patriarcale) est originairement ouvert sur des processus de division ou de différenciation (filiale – et l'on sait parfaitement aujourd'hui que Jean-Luc Godard a été un héritier en rupture d'héritage : cf. Philippe Mary, La Nouvelle vague et le cinéma d'auteur. Socio-analyse d'une révolution artistique, éd. Seul-coll. « Liber », 2006). L'un de la citation se divise toujours-déjà en (au moins) deux, dans son écriture qui appelle plusieurs réécritures comme dans son origine plurielle, différentielle et disjonctive. La véracité citationnelle se compliquerait au fur et à mesure que s'affirmerait la vérité d'une économie godardienne de la citation ouverte au caractère différentiel, dynamique et créateur de la répétition.

 

 

Si citer c’est ré-itérer, autant la citation est re-citation que l'itération est ré-itération, autrement dit re-création. On devrait par conséquent toujours insister sur les phénomènes d'écriture comme réécriture qui, dans l'œuvre de Jean-Luc Godard, autorisent la réappropriation plus ou moins brutale de propos énoncés par d'autres (souvent d'augustes prédécesseurs malmenés par leur continuateur) sans pour autant effacer totalement les traces de cette réappropriation.

 

 

c) A l'origine (de la citation), non pas Un mais Deux, découpage et montage, réitération comme disjonction, comme trahison. Non pas une histoire mais des histoires. Non pas une origine mais plus d'une origine : l'archéologie serait toujours-déjà déhiscente, la généalogie toujours-déjà divisée. Non pas la récitation littérale d'une écriture préalable mais la citation comme trahison et réécriture, comme réitération et montage (démontage et remontage tout à la fois) soutenus par la « fiction constituante » (Marie-José Mondzain) d'une réappropriation symbolique.

 

 

Le paulinisme fictionnel de la formule ou du sésame énigmatique « L’image viendra au temps de la résurrection » représenterait ainsi un apostolat de fiction, la fiction apostolique constitutive d'un montage qui projetterait sur l'écran de cinéma une image conjuguée au futur (« viendra ») antérieur (« au temps de la résurrection », c'est-à-dire le temps de ceux qui ont passé et sont promis à revenir). Là encore, le Deux est primordial et concerne une temporalité disjonctive divisant le présent en passé et futur afin de projeter le premier dans le second. Mais la projection est elle-même toujours-déjà doublée d'une rétro-projection du futur en direction du passé. On précisera alors ce fait en avançant le caractère chiasmatique de la temporalité propre à l'image, croisant (comme y indique la racine grecque « khi ») le passé et le futur pour autant que le premier se voit projeté dans le second et celui-là rétro-projeté dans celui-ci. Alors que l'image est ordinairement référée (quand elle relève strictement du régime de la représentation) à la seule conservation du passé, elle serait donc ici indexée aussi sur le futur d'une promesse, attestant qu'elle a eu lieu tout autant qu'elle aura lieu – qu'elle aura eu lieu.

 

 

Entre le pas-encore de l'avenir en son fond indéterminé et ouvert au surgissement de l'événement et le toujours-déjà du futur antérieur en sa force de prescription (de projection qui est aussi rétro-projection), se trouverait ainsi l'image. L'image ne serait même pas encore venue en même temps qu'elle se sera toujours-déjà accomplie en soutenant le promesse d'une relève à-venir de ce qui a hier été consigné ou représenté, enregistré ou documenté par elle.

 

 

Que faut-il alors comprendre de la fiction godardienne d'une mission apostolique accordée à l'image, sinon que l'image se pose pour l'immanente communauté de ses spectateurs-croyants moins dans la seule conservation pieuse ou muséale des torts subis et des défaites passées que, dialectiquement, dans l'avenir des figures qui attendent aussi des générations futures qu'elles relèvent l'espoir en termes de justice et de dignité que ces figures auront jusqu'à la fin incarné ? L'image, en advenant, viendra donc au temps de la résurrection, celui des victimes de l'histoire passée dès lors sauvées après coup de l'oubli et de l'indignité répétée dans lesquels elles avaient été jusqu'à présent vouées.

 

 

d) Le temps de l'image serait alors moins celui du passé simple ou composé que celui du futur antérieur. Le temps d'une projection qui se double toujours-déjà d'une rétro-projection, le temps d'une prescription qui ne peut éviter de se comprendre comme promesse, le temps d'une croyance, d'une fiction constituante brisant la linéarité du présent pour le diviser en arrière et en avant dans le même mouvement chiasmatique ou croisé, afin de témoigner que l'image a de l'avenir pour autant que le passé regarde le futur et que le futur se souvienne du passé. Le temps d'une promesse qui serait celle de la relève littérale (ce que la résurrection comme résurgence ou « nouvelle levée » indique étymologiquement, ainsi que sa variante grecque « anastasis ») dédiée à « tous ceux qui tombent » (pour citer le titre de la pièce radiophonique de Samuel Beckett diffusée en 1957), à tous ceux qui sont tombés, qui tombent en ce moment même et qui tomberont encore.

 

 

Cette relève résurrectionnelle au sens d'une rédemption poétique des corps tombés chez Jean-Luc Godard entrerait autant en complicité avec la part messianique de la philosophie benjaminienne particulièrement lisible dans ses thèses « Sur le concept d'histoire » (1940) qu'elle résulterait probablement de l'héritage néoréaliste, en particulier du cinéma rossellinien. Combien en effet, dans Rome ville ouverte (1945) et dans Paisa (1946), dans Allemagne année zéro (1947) et dans Stromboli (1949), dans L'Amour (1948) et dans Onze Fioretti de François d’Assises (1950), dans Europe 51 (1952) et dans Voyage en Italie (1954), de corps chus dont l'effondrement objectif réclame qu'il soit subjectivement relevé dans le regard de ceux qui en ont été, tout juste en face ou à côté, les témoins horrifiés ? Le futur antérieur, c'est ce « tiroir verbal » de la conjugaison des verbes français incluant autant un fait accompli dans la certitude du futur qu'un fait futur antérieur à un autre présenté au futur simple, autant une hypothèse au sujet d'un événement passé qu'un bilan récapitulatif. Le futur antérieur, ce serait ainsi le temps divisé de l'archive godardienne en ses rapprochements sous la forme de battements et de surimpressions, dans la constellation de ses montages-démontages-remontages éclairant de leurs fusées la nuit du présent. Le temps qui retient les formes visibles de la violence politique du passé historique, non seulement pour en entretenir la mémoire, mais aussi pour promettre l'image future de la relève ses douloureuses victimes.

 

 

Si résurrection il y a, elle ne s'inscrit pas dans un registre théologique et ne promet évidemment pas le retour à la vie des cadavres. « L'image viendra au temps de la résurrection » engage seulement (mais c'est déjà beaucoup) le sujet éthique de la relève poétique et politique de l'archive des corps martyrisés par les formes historiques de l'oppression. Et Histoire(s) du cinéma ainsi que la constellation de longs métrages ou de films-essais réalisés pendant et après consacreraient par le montage cette puissance de relève de, dans et par l'image. Et, sauvant de l'oubli ou de l'indignité l'image des victimes passées, l'image se sauve elle-même en sauvant l'image même du cinéma pour lequel alors, malgré sa mort supposée il y trente ans par celui-là même qui aujourd'hui s'est engagé à en ressusciter l'esprit, un avenir reste encore possible.

 

 

Si, comme le disait Hegel, l'oiseau de Minerve s'envole toujours au crépuscule, l'image viendrait alors après la nuit de l'histoire accomplie, avec l'aurore de la relève poétique de l'archive saturée des cadavres des vaincus et des opprimés oubliés dans les horribles fondations refoulées de l'histoire des vainqueurs.

 

 

Jeudi 30 janvier 2014

 

 

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