Des nouvelles du front cinématographique (11) : au commencement, Nanni Moretti

Impératif cinéphilique d’urgence : redécouvrir les premiers films du plus grand cinéaste italien en activité avec Marco Bellocchio, à savoir Nanni Moretti. Notamment son premier long métrage tourné en 1976, Io sono un Autarchico (Je suis un autarcique), et auquel succédera Ecce bombo en 1978. On sera sensible aux remarquables qualités cinématographiques de ces premiers films, malgré la ténuité de leur production et la fragilité de la pellicule Super-8 qui leur sert de support filmique. Considérer ces deux œuvres trente ans après leur réalisation, c’est faire le constat de trois choses : d’abord, c’est la singularité esthétique d’un tout jeune réalisateur, au-delà de tout amateurisme, et que ne démentiront pas les films suivants ; ensuite, c’est la cohérence d’une œuvre cinématographique déjà contenue en puissance dans les deux premiers films ; enfin, c’est l’expression fine et assurée d’un certain désenchantement idéologique et militant à la fin des années 1970 qui marque d’emblée le geste morettien, qui durera dix ans (jusqu’à ce doublet que représentent la fiction Palombella rossa en 1989 et le documentaire La Cosa en 1990), et qui se retournera en nouvelle combativité politique à partir du milieu des années 1990 (de Aprile en 1998 au Caïman en 2006) lorsque l’horrible figure berlusconienne aura parachevé en Italie le bouchage du champ des possibles politiques.

 

Ce fils d’enseignants (qui en interprétera un lui-même dans Bianca en 1983) avait déjà commis à l’aide de sa caméra Super-8 deux courts métrages drolatiques et gauchisants, les bien nommés Pâté de bourgeois et La Défaite. C’était en 1973, le cinéaste n’avait alors que vingt ans, mais déjà son goût sardonique des piques mordantes adressées à ses contemporains et le sentiment d’une fin de partie concernant le Parti communiste auquel il était affilié se manifestent en pointillé. Avec Je suis un autarcique et Ecce Bombo, ces deux principes occupent plus largement le champ de la caméra. Les habitués du cinéma de Nanni Moretti retrouveront les motifs qui parcourent toute l’œuvre en lui assurant une solide homogénéité esthétique. C’est la cinéphilie considérée comme un sport de combat (et déjà la détestation des critiques). Ce sont les pâtisseries comme pis-aller régressif quand le monde adulte ne cesse pas de décevoir. C’est l’importance symbolique de la couleur rouge qui appartient autant au communisme qu’à la vive santé dont est capable le héros morettien quand il se met en colère. C’est la récurrence des motifs sportifs (Nanni Moretti a pratiqué le water-polo étant jeune, et il en rendra compte dans Palombella rossa dont le titre désigne aussi le privilège du rouge) et ludiques qui marque un esprit agonistique et joueur pour lequel le monde social est un jeu avec ses règles et ses affrontements ritualisés. C’est le verbiage envisagé par ses utilisateurs (et parfois Nanni Moretti y cède aussi) comme pouvoir symbolique ou mode de subjectivation de soi, mais dont les dérives (notamment théoriques ou idéologiques) neutralisent toute possibilité de communication, toute rétroaction interpersonnelle. C’est la multiplication de registres formels et narratifs hétérogènes assortie à un filmage carré et frontal qui donne à ses deux premiers films (comme à beaucoup d’autres du cinéaste) l’aspect cubiste d’un objet multi-facette, d’un cube dont chaque face renouvelle les articulations (parfois pointues et piquantes) entre le subjectif et l’objectif, l’individuel et le social. C’est enfin la domination d’un régime comique, dont le centre rayonnant est le corps du cinéaste-acteur, mais qui peut s’ouvrir à des stases mélancoliques dont la rumeur océanique est une expression appropriée. Mais c’est en général l’eau sous toutes ses formes, dont les ondes baignent tout son cinéma, et qui en vivifient la matière en empêchant la formation d’un gel ressentimental qui menace toujours de déborder et engluer, heureusement sans s’accomplir, le geste morettien.

 

Le tournage en pellicule Super-8 ensuite gonflée en 16 mm, le format carré 1’33, les opérations de découpage et de montage, le choix minimaliste des tons (rouge, blanc et noir dominent largement chez lui, avec l’arrivée du bleu à partir de Bianca), et une narrativité qui oblige la fiction à se réduire à la répétition des mêmes motifs diégétiques, entraînent à considérer que le cubisme morettien relève d’un primitivisme au nom duquel sont mis en regard les débuts, l’enfance cinématographique de Nanni Moretti, et l’époque qui lui offre son cadre de contextualisation et qui semble s’abandonner à la pente d’un gâtisme précoce résultant d’un épuisement de l’automne chaud italien de la fin des années 1960. C’est dans cette contradiction entre la jeunesse et la vigueur de l’auteur et le monde si morne et si vieux dans lequel il vit que réside la tension esthétique innervant ses premiers films. La rage morettienne contre le monde contemporain ne s’explique alors que par cet écart, ce faux-raccord entre des aspirations existentielles et politiques au recommencement du monde et la réalité bloquée de celui-ci (ou bien dont la seule dynamique sociale serait alors celle du vieillissement interminable de l’existant). Toutes choses qui à l’époque assurent la proximité du geste esthétique morettien avec celui impulsé par les premiers films amateurs de Jean-Claude Brisseau et Philippe Garrel à partir de L’Enfant secret en 1979. Les cendres refroidies de l’après-mai 68 sont la litière grise où s’ébroue une génération qui aura légitimement refusé de faire le choix entre la bureaucratie ossifiée du PC et les exploits explosifs mais improductifs et sans lendemain du terrorisme gauchiste, Brigades Rouges en Italie, Action Directe en France. On avait promis à cette génération des lendemains qui chantent. Seul règne désormais, après l’extinction des promesses, le désenchantement de l’existant. Que s’est-il donc passé ? En France la chape de plomb que fut le programme commun PC-PS, et en Italie le compromis historique au nom de la sauvegarde de la démocratie menacée par les actions terroristes d’extrême-droite et d’extrême-gauche, ont signifié le consensus politique au nom duquel il faudra apprendre à faire son deuil de la révolution. Alors a été laissée sur le rivage de la mélancolie une génération désorientée qui doit faire l’épreuve de l’écart toujours plus grand entre un imaginaire révolutionnaire et une réalité conservatrice. Écart qui est une impuissance vécue tantôt sur le mode du délire rageur, régressif ou théorique, tantôt sur le mode apathique de l’anomie.

Je suis un autarcique coincé entre communisme sénile et gauchisme infantile

Que raconte Je suis un autarcique ? Michele (incarné par Nanni Moretti) est en train de se séparer de sa compagne, et il refuse de lui laisser la garde de leur tout jeune garçon. Pendant ce temps-là, Fabio cherche à monter une troupe de théâtre capable de jouer sa dernière pièce avant-gardiste. Le désœuvré Michele ainsi que plusieurs autres amis communs feront partie de l’aventure proposée par Fabio. C’est la première apparition du personnage Michele, dont les avatars peupleront la suite de l’œuvre. On le retrouvera tout aussi désœuvré dans Ecce bombo, en réalisateur de films dans Sogni d’oro en 1981 (premier film tourné en 35 mm et Grand Prix de la Mostra de Venise), en professeur de mathématiques dans Bianca en 1983, en curé dans La Messe est finie en 1986, en député communiste amnésique et joueur de water-polo dans Palombella rossa en 1989). Et ce jusqu’à ce que Nanni Moretti lui-même incarne son propre rôle dans Journal intime (Caro diaro en 1993) et Aprile en 1998. Et déjà le personnage morettien fonctionne parfaitement. Soliloques dans le désert contre l’avachie des critiques de cinéma, efforts de théorisation (sur les femmes ou le cinéma – voir sa théorie pseudo-godardienne de l’actorat représentant la grande-bourgeoisie, de l’image représentant le prolétariat, et de la bande-son représentant la petite bourgeoisie qui ne sait lequel des deux camps, celui de la révolution ou de la réaction, choisir !) qui n’accouchent que des souris de l’égotisme, sécheresse affective et mauvaise foi dans les rapports interindividuels (notamment amicaux et sentimentaux) autorisant des saillies intempestives et cruelles envers ses prochains.

 

Pourtant, on aime ce personnage qui entretient plus d’un point commun avec ceux incarnés par Woody Allen, mais la différence essentielle entre Nanni Moretti et ce dernier réside dans la question politique, brûlante pour le premier, inexistante pour le second. On l’aime donc, et ce pour trois raisons. On l’aime d’abord pour cette immodestie qui justifie qu’ils se paient dans son premier film la tronche des intellectuels pourtant estimables tels Giorgio Bassani et Alberto Moravia, le patron de Fiat Agnelli et le politicien Berlinguer, et les cinéastes respectables Visconti, Bertolucci et Scola (on croit même percevoir une pique contre Pasolini quand Michele affirme abhorrer les films d’intellectuels qui fricotent avec la pornographie). C’est l’immodestie des nouveaux entrants qui ruent dans les brancards de l’ordre établi afin de réussir à se faire une place qui doit contester la hiérarchie et l’ordre des places existantes. On l’aime ensuite parce que, malgré tous les défauts du personnage, ceux-ci sont exposés avec une franchise frontale qui permet de croire que le personnage ne cesse jamais d’être sincère. Quand il ment, on le voit faire. Quand il est nul, il ne l’est pas qu’à moitié. Un exemple croustillant, c’est Michele mettant au point un petit stratagème avec son fils en lui demandant de simuler la tristesse avant le départ de sa mère. Or, quand celle-ci est sur le point de s’en aller, c’est Michele qui s’effondre pathétiquement à ses pieds. On le retrouvera à plusieurs reprises pleurer à très chaudes larmes au téléphone lorsqu’il s’entretient avec son ex-compagne (avant de l’insulter de catholique !). On l’aime enfin parce qu’il est animé de vives mais saines colères. « Si le monde social m’est supportable, c’est que je peux m’en indigner » disait Pierre Bourdieu dont le « génie colérique » a si bien été exprimé par l’hommage rendu au sociologue par Michel Onfray. Le génie colérique morettien sait prodiguer les intempestifs affects permettant au personnage d’ouvrir à ses indignations, imprécations et autres vitupérations, l’espace d’une vérité grâce à laquelle devient légitime sa contestation de l’existant. Là réside une éthique, dont les expressions sont certes souvent brutalement assénées (que l'on se souvienne des inoubliables gifles de La Messe est finie et de Palombella rossa), mais qui rend supportable un monde social bouché (d'où l'absence de profondeur de champ des plans).

 

Prenons le cas de Fabio. Son entreprise théâtrale repose sur une fatuité gonflée de références ostentatoires à Sade, Artaud, Foucault, et le Living Theatre de Julian Beck. Elle croit l’autoriser à des attitudes dictatoriales et à exiger de ses compagnons une discipline physique et idéologique qui rappelle, sur le mode comique (et même parfois burlesque lorsque les entraînements sont filmés sans son), les horribles déviations militantes de l’Armée Rouge japonaise telles que Koji Wakamatsu en a rendu compte de façon bouleversante dans United Red Army cette année. Quand ce n’est pas, sur un mode plus parodique, Les Onze Fioretti de Saint-François d’Assise (1950) de Roberto Rossellini ou L’Evangile selon Mathieu (1964) de Pier Paolo Pasolini. Si l’ascèse communautaire induit un régime esthétique primitiviste, les lignes de fuite parodiques qui ponctuent l’axe ascétique l’entraînent dans un régime de saccades, de redoublements, de moqueries (voir cette dramatisation marrante appelée par des zooms avant et une musique inspirée des films de kung-fu de l'époque, que rejouera trente ans après Le Caïman), au terme duquel le pathétique et le grotesque, quand ce n’est pas le monstrueux, ne sont jamais loin. Cet excès théorique censé répondre à une volonté artistique de réveiller la conscience des masses s’articule chez Fabio à un pauvre désir de se trouver un maître (comme l’aurait dit Jacques Lacan qui a bien connu cette posture) que figurera un éminent critique de théâtre dont l’amphigourique autorité provoque crainte et impuissance. Quant au reste des compagnons de l’aventure, certains se réfugient dans le mutisme ou la scène de ménage perpétuelle (pour l’autre couple du film), et d’autres rêvent de leur énigmatique voisine (dans une anticipation de la volonté de surveiller ses voisins animant le héros de Bianca). D’autres encore se mettent à hurler afin de réclamer leur salaire ou crier leur désarroi devant le contenu de la pièce, mais c'est surtout afin de pouvoir un peu exister dans une atmosphère idéologiquement confinée et saturée. Pendant ce temps-là, Michele voit l’éloignement avec la mère de son fils s’agrandir de jour en jour, jusqu’à la triste, simple et belle séparation finale. Loin des conventions sociales au nom desquelles la cohésion serait entretenue par la « raison communicationnelle » (Jürgen Habermas), la communication produit ici exactement le contraire de ce à quoi elle aspire. Délires théoriques et idéologiques, soliloques, bégaiements, grimaces, hurlements, visages butés ou mutiques, c’est-à-dire toutes formes qui participent à retourner le langage sur lui-même, sur sa propre violence, et sur les échecs qu’il aura produits. L’affiche de King Kong chez Michele instruit de cette bestialité, de cette force régressive du langage que toute phraséologie induit en puissance (et Berlusconi sera dans le bien nommé Le Caïman une nouvelle démonstration du monstrueux dont est capable l'agitation politique). C’est aussi ce beau plan symbolique où cette idée est croisée avec celle du registre parodique vu ailleurs, et qui montre Michele en train de baver, un épais liquide bleu sortant de sa bouche (ce plan anticipe quant à lui la fin fantastique de Sogni d’oro dans laquelle Michele se transforme en loup-garou).

 

Cette fureur prend même des traits bergmaniens, lorsque déjà l’enfant de Michele joue avec un théâtre de marionnettes au début du film, et surtout ensuite lorsque le théâtre de Fabio se trouve peuplé de visages blanchâtres énigmatiques sur-éclairés par les projecteurs de la salle. Bien sûr, il y a une homologie entre le jeu de l’enfant et celui des adultes. Mais il y a aussi une très grande différence. L’enfant est heureux car il joue seul, quand les adultes sont malheureux d’être si mal entourés. Un autre moment drolatique et terrible concerne le spectacle qui, s’il a souvent été chahuté (inoubliable moment où un chant adressé à Berlinguer pour le rappeler à l’ordre des canons de Mao est accueilli à coups de légumes), est cette fois-ci vigoureusement applaudi. C’était la dernière représentation, et Fabio croit bon de sacrifier à l’exercice rituel du débat. Sauf que ses préliminaires sont si fastidieusement étalés que pas un spectateur ne peut y résister et veut rester dans la salle. Il y a clairement ici la constatation d’un épuisement d’un certain type communautaire, inspiré par le gauchisme d’après 1968, et qui a pu servir un temps de repli loin des disciplines bureaucratiques du PC. Les vertus du groupe et du collectif censées arracher l’individu de sa gangue bourgeoise et le hausser au niveau de la conscience de classe se renversent en zoo cacophonique, en souterrain habité par des troglodytes incompréhensibles, car coupés des masses dont ils ne cessent pourtant pas de faire référence à la moindre occasion. La mer entraperçue par Michele tiré de sa contemplation par le dirigiste Fabio, et surtout la présence silencieuse mais compacte, pleine comme un œuf de son fils, comme s’il se suffisait à lui-même, sont les signes fébriles mais réels d’un nouveau commencement, à redémarrer ailleurs que là où s’ossifie le PC (comparé à un club de foot satisfait de ses nouvelles adhésions) et là où également s’épuise en stériles agissements et en vaines paroles le gauchisme.On fera quand même remarquer que le fils de Michele, promesse d'un avenir meilleur dans Je suis un autarcique, se prénomme Andrea, à l'instar de l'adolescent de La Chambre du fils dont la mort accidentelle va provoquer la désagrégation de la famille du film, et son sursaut final au-delà de la frontière séparant la France d'une Italie enlisée dans un avenir obscur devenu momentanément inenvisageable.

 

Si, comme l’a écrit un jour Lénine, le gauchisme est la maladie infantile du communisme, et si, comme l’ont écrit les frères Cohn-Bendit, le communisme est la maladie sénile du gauchisme, Je suis un autarcique hurle précisément contre cette situation d'étranglement et d’étouffement, de prise en étau entre deux postures idéologiques qui ne représentent en fait que le reflet en miroir déformé l’une de l’autre. Il ne s’agira pas pour autant de privilégier sur le plan cinématographique une « pensée faible », autrement dit postmoderne, que l'intellectuel Gianni Vattimo (par ailleurs devenu plus tard significativement politicien libéral) tentait alors d’imposer dans le champ de la philosophie à l’époque d’un recul effectif de la pensée marxiste. Parce que si le collectif fait alors problème, l’individu bourgeois connaît également une crise d’existence que la scène de ménage et les rapports de couple expriment avec le plus d’intensité. Double crise qui se rapporte donc autant au désarroi de l’« hypothèse communiste » (Alain Badiou) qu’à la contestation de l’existant bourgeois, patriarcal et capitaliste. Il y a pourtant un enfant dont la pleine existence s’accorde avec la rumeur océanique morettienne qu’un plan aura donné furtivement à entrapercevoir, et qui désigne l’ouvert d’un avenir. Un avenir qui laisse une chance de réinventer l'idée de collectif et donc de bien vivre aux individus qui se croyaient  alors acculés à ne pas pouvoir se présenter autrement que sur le mode (en puissance ou en acte) de la bombe humaine : Ecce bombo.

 

 

Vendredi 11 septembre 2009


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