Des nouvelles du front cinématographique (12) : De la servitude moderne

la révolution (documentaire) reste à faire

Grondements, marbre des violoncelles, nom des auteurs s’affichant en blanc sur fond noir : De la servitude moderne de Jean-François Brient se présente d’emblée comme un documentaire qui affiche pendant 52 minutes et avec componction les signes de la gravité et du sérieux. On craint le pensum. Et nos craintes vont hélas trouver à se justifier.

 

D’emblée le premier plan affirme la hauteur du point de vue de l’auteur : Sirius. Cette introduction, qui rappelle un peu le début de 2001 (1968) de Stanley Kubrick, expose la situation d’où nous parle l’auteur : le monde éthéré de ses idées. C’est dire l’idéalisme dans lequel s’est réfugié un « penseur » qui va nous parler du haut de son documentaire de la marche catastrophique du monde telle que, lui seul, il peut la considérer, les peuples étant en toute logique écrasés par les considérations matérielles qui les aveuglent. D’où la citation de Shakespeare sur les aveugles dirigés par des idiots, alors que les dominants sont ingénieux, les dominés sont perspicaces, et que tout le monde est intelligent. Si nous étions des idiots, on ne s’embêterait ni faire ce blog, ni à proposer un projet de société communiste libertaire, par exemple. Brient, clone marxiste orthodoxe de Yann Arthus Bertrand.

 

Si la mise en rapport du fétichisme religieux et du fétichisme de la marchandise n’est pas inintéressante, elle n’est que le rappel élémentaire de considérations philosophiques qui datent de plus d’un siècle, lorsque Marx est passé de la critique de la philosophie allemande à celle des économistes anglais de son temps. Cela, c’est le début du film. Ensuite, c’est une enfilade (divisée en trois parties d’environ 17 minutes chacune) de courts sujets thématiques, annoncés par une citation, et concernant entre autres la production industrielle de la « mal bouffe » ou des biens de consommation, le saccage de la nature, la sacralisation de l’argent, l'uniformité consumériste, le pillage du Nord par le Sud, la mascarade politicienne, etc. Soit tous les incontournables de la critique anticapitaliste de base. Contre le droit à la propriété intellectuelle, le film peut être regardé gratuitement, et le texte est libre de toute reproduction. On devrait opiner du chef, et dire qu'on ne peut qu'être que d'accord. Alors, où est le problème ? Parce qu’il y en a, et même plusieurs, et ils sont tous de taille.

Signifiant-maître

Compositions violoneuses et pianistiques (mais un final placé sous le déluge sonique de Rage Againt the Machine), coulées d’images tantôt ralenties (pathos garanti) tantôt accélérées (ivresse assurée), voix-off sentencieuse et marmoréenne, didactisme monotone du commentaire : c’est une parole qui aimerait bien frayer son chemin esthétique entre Godard et Debord (cité), hélas sans la puissance ironique et conflictuelle des chocs esthétiques du premier, ni le sens du détournement et de la mélancolie du second. Les images sont ici réduites à n’être que les signes serviles du discours de la maîtrise. Règne compact de la tautologie et du signifiant-maître : les images sont assujetties à la botte illustrative du commentaire, elles montrent docilement ce que la voix affirme, elles répondent aux ordres de la démonstration que le texte annone. On notera donc cette contradiction entre d’un côté la dénonciation de l’esclavage et de l’autre la servilité filmique d’images vouées à n’être que la pauvre illustration, les wagons à bestiaux de la locomotive rutilante des énoncés. L’énonciation est ici le propre de celui qui sait et nous fait doctement la leçon, juché sur les hauteurs éthérées de son magistère, inaccessibles pour la moutonnerie humaine. C'est une hauteur scolastique qui s'oppose à la fraternité horizontale et égalitaire des individus qui luttent. C’est une logique verticale qui instruit un rapport inégalitaire de soumission hiérarchique entre le texte et les images, mais aussi entre le voyant et les aveugles, le savant et les incompétents, les seconds contraints à attendre du premier la lumière qui les sortira de la caverne ténébreuse du non-sens de l’existant capitaliste. Point de vue transcendantal et platonicien, autrement dit anti-matérialiste et anti-démocratique. Pas la peine alors de nous faire la leçon sur l’horreur de la domination, s’il faut la reproduire cinématographiquement. Le spectateur, pauvre esclave de la leçon (qui est le contraire de celle de Joseph Jacotot présentée par Jacques Rancière), pourra enfin s’identifier aux masses révoltées des dernières minutes. Manque malgré tout l’enchaînement logique qui rendrait compréhensible le passage de la foule idiote, aveugle et esclave, aux masses en révolte. Ou alors il s'agit de deux groupes distincts et opposés, la majorité des bovins qui marchent à l'abattoir capitaliste, et la minorité éclairée qui veut abattre le veau d'or, et à laquelle appartient l'auteur du film. Au vu de la logique profondément prétentieuse et autoritaire présidant au film, on se dit que la révolte est peut-être moins le produit du refus de l’oppression capitaliste que de la leçon bien apprise enseignée par De la servitude moderne.

 

Une des premières citations introductives du film dit que « Seule la vérité est révolutionnaire ». Cette phrase a été prononcée par le phare de la révolution bolchévique, notre "ami" Lénine, l'assassin de Kronstadt. On retrouvera donc ici la bonne vieille reconduction de la position marxiste scientiste au nom de laquelle l’avant-garde montre la voie révolutionnaire au prolétariat. Vision pastorale (le berger avant-gardiste désignant du bout de son doigt lumineux le chemin aux masses grégaires), dont on connaît les échecs historiques, et que n’a jamais cessé - au risque de la vie - de critiquer le mouvement libertaire. Et cette vision est particulièrement méprisante : symptomatique est le commentaire qui repose souvent sur la troisième personne du singulier. Cette personne est celle de l’exploité dont il est ici question, objet passif qui n’est jamais le sujet (même clivé) de sa propre histoire et de sa propre existence, qui est dépossédé de son vécu et exclu de sa pensée par un dispositif qui, en alignant les signes de son appartenance à la culture légitime (Shakespeare, Artaud, Paracelse, Hugo, Saint Marc, Elisée Reclus, Diderot, Plutarque, Nietzsche, Marx : n’en jetez plus, l’auberge espagnole est bondée !), réitère ce qu’il est censé combattre. Soit la domination, et la violence symbolique qui l’accompagne. Posture méprisante, donc méprisable : il y a là comme une manifestation de ce que Pierre Bourdieu appelait "le racisme de l'intelligence" professé par ceux qui ont tout compris et adressé à ceux qui n'ont donc forcément rien compris. On peut faire la critique du pouvoir, mais alors sans oublier que le savoir participe aussi des formes de pouvoir. Version précieuse, intellectuelle et « artiste » du populisme d’un Michael Moore. La démagogie, qu’elle soit « artiste » ou populiste, demeure.

Qui veut faire l’ange…

Nous avons au final affaire à un tract audiovisuel, et pas à un film documentaire qui aurait eu alors comme souci esthétique de problématiser en les articulant les questions du réel et des représentations dominantes, de la place de celui qui les interroge et de celle du spectateur par rapport à ses interrogations. Pourtant, un tract papier est infiniment plus subversif que le film de Jean-François Brient. Pourquoi ? Là où son film se télécharge dans l’espace privé et domestique de son chez soi, un tract papier vient interrompre au cœur de l’espace public la continuité de ses flux quotidiens, interruption politique dont n’est pas capable un film téléchargeable sur Internet et regardable tranquillement à la maison. Un tract papier est infiniment plus en capacité de produire un peu de dialectique, parce que le militant qui le diffuse s’expose politiquement devant des foules qui, mises en mouvement par des obligations sociales et économiques, sont faiblement sensibles à toute effraction politique. Sur Internet, les conscientisés parlent aux conscientisés, les convaincus s’adressent aux convaincus : circuit clos et auto-narcissisme garanti. Film antidialectique, De la servitude moderne est un film consensuel au fond. Inventer de nouvelles formes de lutte, comme le dit un carton, signifie aussi inventer de nouvelles manières de les mettre en mots et en images. La contre-propagande reste de la propagande, et elle a pour fonction de nier systématiquement l'intelligence de ses récepteurs. Certes, De la servitude moderne est mu par de bons sentiments. Mais est-ce suffisant ? Une citation manque à son name-dropping prestigieux. Pascal : « Qui veut faire l’ange fait la bête ».

 

 

Lundi 5 octobre 2009


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