Des nouvelles du front cinématographique (15) : Rachel de Simone Bitton (2009)

 

Parmi les grands films documentaires qui auront dominé l'année cinématographique, deux sont consacrés à la violence d’État israélienne : Z 32 d'Avi Mograbi (sorti le 18 février) et Rachel de Simone Bitton (sorti le 21 octobre). La complicité unissant les deux documentaristes, qui va jusqu'à s'exprimer à l'intérieur même de leur film (le générique-fin de Z 32 salue Simone Bitton, et la voix d'Avi Mograbi résonne parmi d'autres dans Rachel), ne s'arrête pourtant pas à ces seuls clins d’œil. Au-delà d'une connivence partagée aussi avec le cinéaste palestinien Elia Suleiman, dont les sous-titres de son dernier long métrage de fiction, Le Temps qu'il reste, ont été partiellement traduits par Simone Bitton, la convergence de vue est plus profonde, puisqu'elle veut soumettre la question du geste documentaire à la mise en crise des représentations dominantes concernant ce que les médias appellent souvent euphémiquement le "conflit israélo-palestinien". Faire un film documentaire pour ces deux personnes (l'homme est citoyen israélien, la femme est d'origine juive marocaine et possède la double nationalité française et israélienne), c'est pratiquer une incise afin d'ouvrir la croûte des visibilités recouvrant la réalité de la brutalité coloniale israélienne envers le peuple palestinien sur les visibilités alternatives qu'elles écrasent. C'est décentrer le regard et apprendre enfin à considérer le hors champ que refoule le champ représentatif dominant les modalités concrètes d'une guerre coloniale qui ne se dit jamais comme telle dans la bouche des gouvernants israéliens et de la plupart des médias qui les relaient servilement (tous préférant parler en un même chœur consensuel de "lutte contre le terrorisme" et de "droit à la défense"). C'est enfin comprendre que les images ne sont pas affaire de reproduction technique du visible, mais sont des enjeux esthétiques de luttes entre le visible et l'invisible, qu'elles sont justement des mixtes instables de visible et d'invisible, de semblance et de dissemblance, de réel et de fiction, et dont l'indécision doit susciter parole et prise de position, débat démocratique et politique.

Scène de crime et responsabilité

Z 32 et Rachel ont en partage deux brûlants motifs complémentaires : il existe des endroits où la violence d’État israélienne s'est exercée de la façon la plus inique et brutale, et cet exercice peut en droit être légitimement contesté. Constituer cinématographiquement la scène d'un crime, et la responsabilité d'Israël dans ce crime sont deux mouvements qu'accomplissent ensemble les films de Simone Bitton et d'Avi Mograbi. Deux policiers palestiniens tués sommairement en représailles d'un attentat terroriste notamment par le jeune homme qui est interrogé sur la motivation d'un tel geste dans Z 32, et la mort de la militante pour la paix étasunienne Rachel Corrie écrasée par l'action d'un bulldozer dans le film éponyme de la documentariste figurent leur point aveugle respectif, cette zone grise à partir de laquelle se met en place un dispositif qui veut montrer tout à la fois ce qui s'est passé en contestant l'ordre des visibilités qui conforme le sens unique des événements, et comprendre ce qui a déterminé ces actes horribles en désignant l'effective responsabilité d'un État qui ne cesse pas de s'exonérer des crimes qu'il commet. Ensuite, les films divergent dans le cas traité et la forme requise pour en objectiver la signification. Z 32 apparaît de ce point de vue plus radical que le film de Simone Bitton (ce qui ne veut pas dire qu'il est meilleur que lui). D'abord, parce que le dispositif esthétique conçu par Avi Mograbi pour interroger le meurtre des deux Cisjordaniens revêt des formes originales : masque numérique métamorphique qui cache le visage du bourreau ordinaire et appelle par rapport à la situation traitée une catharsis digne de la tragédie grecque ; intervention du cinéaste dans son propre film afin de mettre en crise sa propre posture didactique ; chansons qui scandent la narration et lui donnent un air distancié digne des pièces de Bertolt Brecht et Kurt Weill. Ensuite, parce que le récit établi par le film désigne une réalité totalement déniée par l’État israélien : en effet, le crime narré par le jeune réserviste (dont le nom de code donne son titre au film) retourné à la vie civile n'existe que par le biais de son témoignage, et la scène de crime que le documentariste investit avec son singulier témoin (puisqu'il est aussi le bourreau) n'existe pas officiellement. Beauté du film d'Avi Mograbi qui fonde cinématographiquement l'écart séparant la société israélienne d'un État dont elle ignore les actes qu'il a commis en se revendiquant de la légitimité démocratique. Ce crime invisible, qui n'est objectivé que par le documentaire, en appelle à l'action de la société afin de rappeler à l'ordre de la loi un État qui ne cesse pas paradoxalement d'outrepasser ses propres bornes légales. Rachel, si proche de Z 32, s'en éloigne malgré tout sur ces deux points : la scène où eut lieu l'horreur est reconnue comme telle, autant par les témoins présents lors de la mort de la militante que par les autorités officielles, et la responsabilité de l’État israélien a été officiellement invoquée. Sauf que les conclusions divergent entre le groupe de pacifistes accompagnant Rachel Corrie pour protéger les maisons palestiniennes de Rafah à Gaza (en mars 2003, soit avant le retrait des colonies israéliennes de l'été 2005, le contrôle de la bande de Gaza par le Hamas, et l'attaque d'Israël en décembre 2008-janvier 2009 qui a fait plus de mille morts civils), et les représentants de l’État israélien. Alors que les premiers accusent Tsahal (cette "armée exceptionnelle" selon Claude Lanzmann qui lui a consacré un film éponyme et apologétique en 1994) d'homicide volontaire, les seconds ne déplorent qu'un regrettable accident.

Perspectivisme et constructivisme

Rachel s'appuie tout d'abord sur un remarquable travail de documentation dont on aimerait qu'il inspire les écoles de journalisme si elles n'étaient pas si souvent contraintes, par les décideurs économiques et étatiques, à ressembler à des fabriques de production de l'opinion dominante. C'est pourquoi le documentaire de Simone Bitton relève de ce genre qu'est le film-enquête, avec ses fragments narratifs non-chronologiques et ses pointes de subjectivité concordantes et/ou discordantes, et dont l'exemple définitif demeure la première fiction réalisée par Orson Welles en 1941, Citizen Kane (modèle avoué également des premiers grands films-dossier du cinéaste italien Francesco Rosi). C'est aussi ce qui différencie le nouveau long métrage de Simone Bitton du précédent, Mur (2004), tourné à chaud au moment de l'édification de l'illégal (selon la Cour Internationale de Justice) mur de séparation impulsée par le gouvernement Sharon (et continuée depuis sans interruption) afin de rendre toujours plus difficile l'établissement de l'unité territoriale et politique du peuple palestinien. Alors que Mur relevait d'un geste issu du cinéma direct institué dans le courant des années 60 (et auquel a participé un Frederick Wiseman), comme il témoignait avec ses longs travellings latéraux de l'influence de De l'autre côté (2002) de Chantal Akerman (tourné le long de la frontière mexicano-étasunienne), Rachel équivaut à une sorte de flash-back afin de revenir à un événement qui s'est déroulé quelques années auparavant (à l'époque du tournage de Mur), et qui résulte aussi de la politique mortifère d'emmurement bétonné décrété par Israël. Pacifistes (originaires d’Écosse, de Grande-Bretagne et des États-Unis) qui ont milité avec Rachel Corrie dans le cadre de l'ISM (International Solidarity Movement) et témoignent de ce qu'ils se souviennent avoir vu le 16 mars 2003, représentants de Tsahal qui exposent (avec des différences notables) leur version des faits, autochtones palestiniens qui se rappellent avec émotion l'engagement de la jeune fille, médecin israélien qui a pratiqué l'autopsie de cette dernière, proches de la victime filmés dans sa ville natale (Olympia dans l’État de Washington), ancien soldat qui raconte anonymement les contradictions éthiques vécues lors de son incorporation militaire, membre du groupe israélien Anarchists against the Wall qui veut continuer le combat : Rachel s'avance sur le mode perspectiviste de la mise en place d'une grille de perception à l'intérieur de laquelle les points de vue tantôt se recoupent, tantôt s'ignorent (voire s'opposent ou se tournent le dos). Citations de la correspondance électronique de Rachel Corrie (qui a été éditée sous la forme d'un journal) lues par ses camarades, lectures de compte-rendus officiels (notamment par Avi Mograbi et Shuli Dichter, ce kibboutznik ami croisé dans Mur), extraits de bandes d'archives (reportages TV, photographies et dessins conservées par les proches de la victime ou réalisés après coup en sa mémoire, archives militaires) que borde un cadre noir afin de les distinguer des plans tournés par la documentariste : Rachel est également un passionnant exercice de montage mosaïque grâce auquel les fragments hétérogènes recueillis, tantôt trouvent à s'articuler, tantôt se rejettent. Nous avons donc affaire à une esthétique perspectiviste et constructiviste qui privilégie ici la confrontation dialectique des points de vue et des matériaux existants, en quête de l'impossible synthèse. Parce qu'une tâche demeure, un point aveugle reste entier : Rachel Corrie a-t-elle été délibérément écrasée sous l'action du bulldozer de Tsahal, ou bien a-t-elle été victime d'un accident  (un "dommage collatéral" comme le dirait la doxa militaire) dont le groupe auquel elle appartient est pour partie responsable, aveuglé par un activisme qui aurait fait l'économie des déterminants de la situation ?

Dans chaque image : un point aveugle

Comme l'a souvent répété Marie-José Mondzain, philosophe dont l'objet de recherche est la question des images de l'antiquité grecque et chrétienne à nos jours, il ne faut pas confondre le régime économique des visibilités qui est le produit objectif de la domination et de son regard sur le sensible, et le régime esthétique des images qui ont pour fonction de mettre en crise les spectateurs soumis au régime des visibilités dominant. Là où une visibilité requiert de son spectateur un acquiescement passif devant ce qu'on lui montre, assujetti à la croyance normative de l'identité entre le représenté et le réel, une image dérange l'ordre des normes en termes de perceptions et de leur compréhension, parce qu'elle se fonde sur un équilibre instable entre le visible et l'invisible, parce que le second terme qui conteste la prééminence du premier oblige le spectateur à se positionner, à penser le jeu entre les deux termes, à justifier sa position et sa pensée, à se constituer comme sujet parlant et pensant, et ainsi à soumettre son discours critique au débat politique qui devrait être, dans toute société démocratique qui se respecte, le propre de l'espace public (sauf qu'aujourd'hui il ne cesse pas de se rétrécir sous l'effet des impositions techniciennes de l'expertise gestionnaire et des pressions consuméristes du capitalisme). Le point aveugle, à l'instar des corps évanouis des films du cinéaste italien Michelangelo Antonioni, autrement dit "l'invu" pour parler à nouveau comme Marie-José Mondzain, c'est le cadavre de Rachel Corrie dont le sens ne cesse pas de fuir dans l'écart entre les visibilités qui dominent (quand elles sont produites par les médias et l'Etat), les visibilités minoritaires (qui sont l’œuvre des témoins), et les visibilités qui font défaut. A l'intersection de tous ces régimes inégaux et hétérogènes de visibilité (inégalité et hétérogénéité qui obligent justement chacun-e à penser, parler, interpréter et prendre position : se faire sujet), cette tache qui demeure, ce pli obscur qui insiste toujours, ce visage tordu et rouge de sang, cette butée de sens : le corps mort de Rachel. S'il s'agissait de minorer la parole des témoins, et de valoriser dans le même mouvement le discours du pouvoir, le film relèverait purement et simplement de la police. Si, au contraire, il s'agissait de prendre partie automatiquement pour les faibles contre les forts, les gentils contre les méchants, le film ressortirait d'une vision manichéenne tout aussi consensuelle. Heureusement, Rachel est un peu plus retors que cela. En effet, la fin du film ne lève pas toutes les ambiguïtés, au sens où la probabilité de l'accident, même faible, tient toujours, notamment par rapport à l'expertise médico-légale. Il est vrai aussi que cette thèse achoppe sur de nombreux points troublants, par exemple quand il est question de la bande vidéo issue des archives militaires qui a été coupée au moment où Rachel a été saisie par la motte de terre soulevée par le bulldozer. C'est que Simone Bitton a eu l'intelligence de ne pas réduire la force politique de son film à la seule posture humaniste et scandalisée par la mort d'une jeune femme forcément sympathique. Pour le coup, on dira de Rachel qu'il effectue tout au long de son déroulement une sorte de zoom arrière, partant de cette tâche aveugle que représente sa mort pour ouvrir toujours plus grand le champ des déterminations concrètes de l'épouvantable événement. Si les thèses antagoniques de l'homicide volontaire qui relève de la responsabilité de l'armée israélienne, et de l'homicide involontaire  pour lequel est engagée la responsabilité des pacifistes, restent frappées par une charge dubitable que n'épuise pas le film, ce qui en revanche est indubitable appartient à la présence illégale de Tsahal en territoire palestinien. Le décès de Rachel est la résultante de la politique coloniale israélienne envers le peuple palestinien. Comme résulte de cette politique la résistance palestinienne dont certaines formes pratiques, tel l'attentat terroriste, sont ensuite considérées par le pouvoir israélien, selon un schéma pervers classique (bien analysé par Denis Sieffert et Joss Dray, par exemple dans La Guerre israélienne de l'information, éd. La Découverte,  2002), comme des attaques entraînant de nécessaires ripostes.

Rachel, Rachel

On aura remarqué que les deux documentaires sortis au cinéma de Simone Bitton, Mur et Rachel, sont tous les deux hantés par différents avatars d'une même allégorie, le personnage de Rachel. Dans Mur, il était question de la poétesse Rachel (1890-1931) que citait le kibboutznik Shuli Dichter, la première écrivaine, à l'époque de la Palestine sous mandat britannique et du foyer juif qu'elle abritait, à poser les bases littéraires d'une poésie féminine. Il était également question de Rachel, cette figure biblique qui apparaît dans la Genèse, cousine et seconde femme de Jacob, qui est morte sur le chemin du retour à Bethléem, et dont le tombeau, lieu saint du judaïsme, symbolise pour ses croyants la route de l'exil vers Babylone. On apprenait alors que son tombeau avait été endommagé par la construction du mur de séparation : cette extraordinaire conséquence d'un État qui s'abrite derrière le paravent théologico-politique pour justifier ses exactions coloniales, et qui malmène ses propres sanctuaires, valait alors comme symptôme d'une attitude irrationnelle et autodestructrice. Par le biais du dispositif esthétique conçu par Simone Bitton, Rachel Corrie incarne alors l'actualité de ces deux figures féminines spectrales, la poétesse qui raconte dans l'un de ses courriels un cauchemar qui annonce incroyablement sa mort tragique, et la femme dont le tombeau de terre résulte de l'entreprise de bétonnage sécuritaire israélienne. Rachel mythique, Rachel héroïque, d'hier et d'aujourd'hui : l'allégorie de la résistance et du martyr que souvent elle appelle, sachant que le martyr signifie étymologiquement (martus en grec ancien) le témoin qui consent à la possibilité de son propre meurtre afin d'affirmer sa foi plutôt que de l'abjurer. C'est pourquoi Rachel commence avec un panoramique d'ouverture qui embrasse à Jérusalem les trois lieux saints représentant les trois monothéismes, islam, judaïsme et christianisme. Non pas que le film s'inscrirait dans le régime du religieux, mais Simone Bitton sait, à l'instar de Marie-José Mondzain, que la question des images a connu sa résolution critique à l'époque où, en bordure des mondes occidental et oriental, le christianisme s'est séparé des deux autres monothéismes par rapport à la querelle divisant les iconodoules (plutôt que les iconolâtres) menés par Jean Damascène et Théodore Studite, et les iconoclastes représentés par l'empereur byzantin Léon III en 726 de notre ère. Défendre les images, c'était alors défendre la thèse de l'incarnation, autrement dit du visible qui témoigne dans la chair souffrante du Christ de l'invisible divin. Si Rachel est un documentaire on ne peut plus matérialiste, il n'oublie pas que l'image, en tant qu'elle est l'ouverture du visible sur l'invisible (qui peut s'entendre aussi comme l'ouverture du réel sur le possible ou du pensable sur l'impensable), se joue en rapport avec un corps qui souffre et meurt parce qu'il incarne cet invisible qu'est l'idée (de la paix, de la justice sociale - tout ce que pour notre part nous nommons communisme libertaire) que la visibilité du pouvoir dominant cherche à écraser. De la même façon, la mort brutale de Rachel ne doit pas écraser la situation conflictuelle de l'oppression coloniale israélienne dont elle est l'une des expressions, la grande médiatisation de son cas ayant autorisé à l'époque l'escamotage d'autres tragédies dont personne alors n'a rendu compte. On découvre que, le même jour du décès de la militante, un travailleur handicapé palestinien de Rafah a été assassiné par un sniper israélien. "Le Commerce des regards" (éd. Seuil, 2003) dont a parlé Marie-José Mondzain est devenu aujourd'hui une guerre des visibilités qui vise la neutralisation des regards qui justement interrogent et discutent le réel plutôt qu'ils ne cherchent à valider l'ordre des réalités visibles existantes. "Quel film évoquera cet homme ?" se demande  en substance la documentariste, laissant passer un discret repentir, et comme une sorte d'autocritique qui heureusement se trouve dépassée par ce mouvement général de lent zoom arrière qui inscrit la mort de Rachel Corrie dans l'espace d'un désastre plus global incluant toutes les victimes de l’État israélien.


Monumanque

C'est la grande force politique de Rachel que de déployer un espace universel et commun aux victimes de la raison d’État et à leurs témoins, palestiniens (les habitants de Rafah n'oublieront jamais Rachel Corrie), israéliens (le militant d'Anarchists against the Wall), anglo-saxons (les camarades de Rachel qui entretiennent sa mémoire en lui consacrant des peintures et des chansons, tel ce morceau rap avec lequel se clôt le film et qui redit ce qu'un mur à Rafah affirme : "Rachel est une citoyenne étasunienne avec du sang palestinien"). Si le documentaire a su constituer un lieu, c'est-à-dire au sens propre une scène à partir de laquelle on peut parler, discuter et se positionner devant les ravages de la politique israélienne actuelle, un espace de paroles où la polyphonie fait l'épreuve de la discordance, c'est qu'il est profondément un tombeau, au sens où ce lieu est celui où est tombée Rachel Corrie, et où cette chute est symboliquement rédimée par l'entretien mémoriel de l'invincible idée de résistance que le corps tombé incarnait. C'est l'aspect monumental du film de Simone Bitton (bien que son économie de production soit modeste), en ce sens étymologique que le monument (du latin moneo, se remémorer) est le lieu de la personne qui manque, et dont il faut impérativement se souvenir. C'est d'ailleurs pourquoi Jacques Derrida, dans Glas (éd. Galilée, 1974), parlait de "monumanque", du monument en tant qu'il est le lieu rappelant la personne ou l'événement qui nous manque. Et puis, concernant le rapport entre archive et monument, Michel Foucault n'écrivait-il pas : "Analyser les faits de discours dans l'élément de l'archive, c'est les considérer non point comme documents (d'une signification cachée, ou d'une règle de construction), mais comme monuments ; c'est (...) faire ce que l'on pourrait appeler, selon les droits ludiques de l'étymologie, quelque chose comme une archéologie ?" (Dits et écrits, vol. 1, texte n° 59). Rachel nous manque, et son être qui nous fait défaut, et qui fait tache dans l'image en divisant les archives, appelle la constitution d'un lieu d'où se dressera la parole plurielle et universelle qui entretiendra le souvenir d'un corps qui a incarné une idée qui lui survivra, d'un lieu qui reconduira la mémoire d'une personne dont le nom est devenu un synonyme à la fois particulier et universel de résistance. Rachel ne s'applique alors pas seulement à ruiner archéologiquement quelques clichés, en montrant par exemple que des Étasuniens sont mobilisés, contre l'alliance objective unissant les États-Unis et l’État d'Israël, pour la cause palestinienne. Et cette mobilisation revêt aussi la forme de l'allégorie biblique de David combattant le géant Goliath (que matérialisent ici les tanks et les bulldozers D9, à l'instar du char de la place Tian'anmen en face duquel s'exposait le corps nu d'un étudiant chinois, inoubliable et anonyme, lors des manifestations réprimées de 1989) dont le mythe sert par ailleurs à alimenter la machine idéologique israélienne (comme l'avaient montré le précédent documentaire d'Avi Mograbi, Pour un seul de mes deux yeux, en 2005, ainsi que l'essai de Michel Warschawski, A tombeau ouvert. La crise de la société israélienne, éd. La Fabrique, 2003). Rachel ne cherche pas seulement à reconduire le combat pacifiste de la documentariste, en proposant un exercice pieux de célébration des martyrs de la cause palestinienne. Plus profondément, Rachel constitue cinématographiquement l'image invincible de l'idée politique de résistance à l'oppression étatique, et telle qu'elle s'incarne dans des figures inoubliables. Figures qui, à l'instar du militant de l'IRA Bobby Sands dans le bouleversant Hunger (2008) de Steve Mac Queen, à l'instar du groupe Manouchian dans L'Armée du crime (2009) de Robert Guédiguian, à l'instar encore des militants ultra-gauchistes japonais de United Red Army (2008) de Koji Wakamatsu, ont souffert dans leur chair (et parfois jusqu'à la folie) pour avoir maintenu l'existence d'une idée, et dont la mortelle souffrance manifeste autant le combat pour la perpétuation de l'idée (dont l'invisible possibilité lutte contre la visibilité de l'ordre réellement existant), que sa victoire sur la mort individuelle.

Vivre pour une Idée

Si le martyr de Rachel Corrie rejoint celui de James Byrd jr. traîné à mort le long d'une route du Texas par une bande de jeunes racistes dont il était question dans le documentaire intitulé Sud (1999) de Chantal Akerman, au sens où ces deux corps, dont peut-être nous ignorions l'existence, sont devenus deux noms inoubliables exprimant l'universel scandale de la barbarie et le nécessaire combat contre elle, il représente aussi, à l'instar des insurgés du ghetto de Varsovie qu'évoque le militant d'Anarchists against the Wall, le souvenir de ceux qui, pour parler comme Walter Benjamin, nous ont précédés sur terre dans la lutte pour l'émancipation, et dont la mémoire requiert notre engagement présent et à venir. Cette mémoire vaut comme fidélité à une idée que des corps incarnent et que des noms désignent, et la fidélité pour Simone Bitton concerne aussi la figure du poète palestinien Mahmoud Darwich, à qui elle a consacré un documentaire en 1998 pour la série télévisuelle Un siècle d'écrivains, et  qui, dans Rachel, se traduit simplement sous la forme d'un plan montrant une statue amérindienne, rappelant que le poète avait établi le rapport, dans son Discours de l'Indien rouge en 1992, comme dans le film de Jean-Luc Godard Notre musique en 2004, entre le sort de son peuple à celui des Amérindiens. La fidélité s'exprime également dans une des affiches du film, montrant un dessin représentant la jeune femme habillée d'un pull dont la couleur orange vif s'oppose à la masse grise du bulldozer, la mention "Un film de Simone Bitton" étant également en orange, comme si cette couleur devait symboliquement assurer la fidélité envers un combat commun que partagent les deux femmes. Enfin, Rachel sait admirablement rappeler que le combat pour une idée de la justice trouve aujourd'hui à s'incarner dans de nouvelles générations de militants. Alors qu'on ne cesse pas d'incriminer le manque de politisation de la jeunesse contemporaine, Simone Bitton montre la puissance de cette dernière quand elle se sait fidèle aux vérités politiques de l'émancipation et de l'égalité. Si, pour finir avec Alain Badiou, la maxime  inconsistante de l'ordre capitaliste dominant est de "vivre sans Idée" (autrement dit consommer et se taire), pour les partisans de son abolition, "Commencer, ou recommencer, à vivre pour une Idée est, puisque c'est possible, le seul impératif" (Logiques des mondes, éd. Seuil, 2006, p. 602).

 

 

Jeudi 22 octobre 2009


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