Le Boucher (1970) de Claude Chabrol

Le bovarysme est un vampirisme

Les Rencontres cinématographiques de Seine-Saint-Denis de l'édition 2009 auront notamment mis à l'honneur Claude Chabrol. Parmi les multiples événements prévus sur l'ensemble du département, la projection du Boucher réalisé en 1969 s'est tenue mercredi 18 novembre à 20 heures au cinéma municipal Louis-Daquin du Blanc-Mesnil. Précédée du court métrage La Muette issu du film à sketchs Paris vu par (1964) réalisé par les complices du cinéaste dans cette révolution symbolique qu'aura été pour le cinéma la Nouvelle Vague, la projection du film s'est révélée indispensable.

 

Il faut dire que Claude Chabrol lui-même s'est déplacé pour parler de son film et ainsi répondre aux questions des spectateurs présents. L'occasion, longtemps rêvée, a permis d'engager avec l'auteur une discussion portant sur le trouble suggestif de son film dont le miracle consiste à faire de la simplicité de sa forme l'expression quintessenciée d'une subtilité dès lors que l'expérimentation du sens a pour vérité la possibilité risquée du délire d'interprétation.

 

Le Boucher est sans contestation l'un des chefs-d'œuvre du cinéaste. Il demeure un grand film pervers et retors en obligeant aussi le spectateur à remettre en question le sens habituel que l'on prête à son récit. Reconnaître l'intelligence diabolique d'un dispositif bien moins consensuel qu'on ne le croirait de prime abord, c'est saisir le poison mortel du bovarysme qui fait des ravages chez les femmes désœuvrées qui se croient des princesses et chez les hommes qui les aiment mais d'un amour interdit qui fait d'eux des monstres.

« Le mystère, c'est qu'il n'y a pas de mystère »

(Claude Chabrol, Les Bonnes femmes, 1960)

 

 

 

 

Séduction de la focalisation

 

 

 

 

A l’instar des Bonnes femmes (1960), Violette Nozière (1978), Une affaire de femmes (1988) ou encore La Cérémonie (1995), Le Boucher compte parmi les indéniables chefs-d’œuvre de Claude Chabrol. Ce film s’inscrit aussi dans une série d’autres de ses films. En schématisant vite, on pourrait dire que son œuvre cinématographique forte de 57 longs métrages (plus quelques courts métrages et plus d’une dizaine de téléfilms) se partage en deux grands courants : il y aurait en gros les films dits « objectivistes » qui sont les plus nombreux, et, moins nombreux et plus secrets, les films dits « subjectivistes » ou à dominante subjective, tels  L'Œil du malin (1963), Que la bête meure (1969), Betty (1992), L’Enfer (1994), Merci pour le chocolat (2000), ou encore le tout récent Bellamy (2009).

 

 

 

On leur ajouterait aisément Le Boucher, le plus pervers peut-être d’une série qui représente la part la plus troublante et la plus fascinante de son cinéma. Troublante, car le sens prétendument objectif de la narration paraît en effet troublé par le point de vue subjectif des personnages principaux qui s'apparenterait à une focalisation inapparente. Fascinante aussi, car ce trouble semble inépuisable en suspendant le sens du film en son entier, tantôt en en suspendant toute obligation à l'univocité, tantôt en autorisant la paradoxale compossibilité de ses interprétations antagoniques, voire antithétiques.

 

 

 

En cela, Claude Chabrol est un vrai héritier de l’un des maîtres de la Nouvelle Vague, à savoir Friedrich W. Murnau, l’auteur de Nosferatu (1922). Si le grand cinéaste allemand de l’époque expressionniste a su créer un trouble et une fascination durables, c’est qu’il a été un grand cinéaste de la figure du vampire, être du trouble et de la fascination parce que chez lui la séduction est une captation pour une capture, l'attirance une influence nécessaire à la subjugation. Or, la grande force esthétique des films dits subjectivistes de Claude Chabrol (et la très grande puissance de trouble et de fascination que recèle Le Boucher) se déduit de la perspective vampirique. Un personnage en séduit un autre et la séduction masque une entreprise de vampirisation : c’est un grand motif chabrolien.

 

 

 

Les films dits objectivistes seraient ceux qui observeraient dans une relation de neutralité et d’extériorité la lutte entre deux personnages dont l’un tente de posséder l’autre, de le vamper et de le pomper, de le saigner et de le vider. Le même motif atteint à un plus grand ébranlement quand il s’agit de mettre en scène, dans les films à dominante subjective, la vampirisation du regard du spectateur par la subjectivité vampirique du personnage, par une focalisation subjective qui est une vampirisation s'exerçant sur le regard du spectateur en influençant le sens de la fiction.

 

 

 

 

La désidentification en remède à la vampirisation

 

 

 

 

Ce qui est implicitement requis par la série des films à dominante subjective est une esthétique de la désidentification (son concept a été développé par Jacques Rancière) qui indexe la liberté de regard du spectateur sur la possibilité d'un changement de perspective. Il faut alors que le spectateur lutte mentalement contre la vampirisation de son regard sous la subtile influence du personnage pour pouvoir accéder à la vérité secrète du film. En ce sens, Le Boucher, à l’instar des autres grands films de Claude Chabrol, pourrait étonnamment se rapprocher du théâtre épique de Bertolt Brecht que de la dramaturgie classique promue par le philosophe de l’antiquité grecque Aristote, bien que cette critique de l’identification aristotélicienne s’effectue de manière moins dogmatique politiquement, et plus insidieusement que chez Brecht. Comme si Chabrol mimait le régime aristotélicien de représentation pour le saper de l'intérieur en montrant qu'il n'y a pas de regard neutre et objectif mais une lutte d'un regard pour séduire et capturer tous les autres.

 

 

 

La désidentification implicitement requise par le dispositif des films dits subjectivistes appellera donc à la séparation du regard du spectateur d’avec le regard des personnages. Mieux, il s’agira pour le spectateur de se réapproprier son regard, de le reconquérir en le disjoignant de celui des personnages dont il comprend qu’il en est en fait le captif vampirisé. Le trouble et la fascination que dégagent ces films-là de Claude Chabrol consistent en ceci qu’ils sont doubles ou duplices, et à ce titre doublement fascinants. Ils fonctionnent en effet à la fois par le biais du regard distinct des personnages principaux de la fiction, et aussi par le biais du regard objectif constitué par la mise en scène. Entre le regard supposément impersonnel de la mise en scène et le regard subjectif propre aux personnages de la fiction, il y aurait comme un écart parallactique dont le spectateur doit se saisir afin de s’émanciper d’une captivité de son regard vampirisé par celui des protagonistes. Le dispositif des films à dominante subjective de Claude Chabrol fonctionnerait alors en deux temps distincts : il s’agirait d’abord de subtiliser la liberté du regard du spectateur pour lui faire épouser le regard des personnages principaux de la fiction ; il s’agirait ensuite que le spectateur fasse l’effort de s'émanciper de cette forme vampirique d’aliénation afin de comprendre comment il a pu justement s’abandonner si facilement à cette captation de son regard.

 

 

 

Dans cette coexistence objective (mais pas si pacifique qu’on ne le croit) des regards qui s'apparenterait au conflit nietzschéen des perspectives, la synthèse serait laissée au spectateur : à lui de choisir l’option subjective afin de privilégier sa liberté de regard, contre toute forme de subordination de ses perceptions, afin que ce choix puisse recouper aussi une critique des déterminismes selon lesquelles les innocents ressembleraient forcément aux innocents, et les coupables aux coupables. Alors que l’opinion concernant l’interprétation du Boucher épouse le point de vue du personnage d’Hélène pour qui le personnage de Paul est coupable d’avoir assassiné certaines femmes de la région, privilégier le point de vue nettement plus minoritaire de Paul ouvre le film à un sens nouveau. C’est pourquoi Le Boucher est, en ce sens-là, si génialement pervers, troublant et fascinant. Pervers parce que ce film subtil, loin de se déclarer formellement comme tel à l’instar de L’Enfer, a adopté le masque de la neutralité et de l’objectivité. Troublant, parce que le regard du personnage d’Hélène informe imperceptiblement notre propre regard en l'influençant. C'est cette captation de notre regard qui piège notre compréhension de la situation de Paul. Fascinant, enfin, parce que notre aliénation en tant que spectateur capté, fasciné par ce si séduisant vampire qu’est Hélène, redouble l’aliénation dont elle est elle-même victime, vampire vampirisé par les stéréotypes qui obstruent sa vision du monde en résultant de sa position sociale.

 

 

 

Faire l’expérience de notre propre aveuglement avant celle d’un recouvrement de la vue afin de comprendre le jeu des aliénations entre spectateurs et personnages : voilà le programme du Boucher. A l’instar de tout grand film courageux comme l’ont dit les cinéastes Jean-Luc Godard et Jean-Louis Comolli, comme l'a répété la philosophe Marie-José Mondzain, Le Boucher nous demande de ne pas avoir peur de changer de place, et donc de point de vue, affaire de parallaxe. Et cela afin de faire le choix motivé d'assumer la liberté radicale de son propre regard, sous réserve de ne rien forcer des formes cinématographiques. Un choix que l’on pourrait tout à fait qualifier d’existentialiste, au sens sartrien du terme, parce qu’il ouvre un espace à la liberté des possibles et des options. Et, comme l’a dit Karl Marx, interpréter le monde, c’est déjà le transformer. Même quand il s'agit d'un film.

 

 

 

 

La bête Popaul et la belle Hélène ?

 

 

 

 

Le premier changement symbolique de place qui est une première perversité du Boucher concerne le choix des acteurs. La compagne de l’époque de Claude Chabrol, l'actrice Stéphane Audran, avait l’habitude de jouer chez lui les grandes bourgeoises fascinantes et indifférentes, troublantes et glacées. Des personnages de femmes distantes et désaffectées jusqu'à l'opacité auxquelles il était alors bien difficile de pouvoir s’identifier. Stéphane Audra qui joue ici une institutrice petite-bourgeoise de province, peut désormais susciter une empathie introuvable, par exemple dans La Femme infidèle (1968). Quant à Jean Yanne, qui était un habitué des rôles de vachards machistes et cyniques, exemplairement dans le film précédent de Claude Chabrol, Que la bête meure, incarne pour une fois un personnage simple de modeste boucher dont la perte si émouvante est d’éprouver un impossible amour pour Hélène. Un amour impossible au sens où il est aussi un amour interdit par Hélène.

 

 

 

Le Boucher, une énième variation du mythe éternel de La Belle et la bête ? Où seraient donc la perversité, le trouble et la fascination si cette perspective était la seule possible ? Le partage symbolique sur lequel Le Boucher devrait reposer semblerait rabattre Paul du côté de la vile matière et de la pulsion archaïque, quand Hélène représenterait le pôle de l’esprit et de l’aspiration au sublime (qui, comme elle le dit elle-même, nous sauverait justement de l’obscurité de nos penchants). Sur la base de ce partage simple et si l’on accepte d'apprécier les choses ainsi, autrement dit telles que les considère la belle Hélène, tout semblerait s’enchaîner naturellement. Comment l’institutrice dirigeant l’école communale pourrait-elle bien s’éprendre du boucher ? Elle qui est la petite-bourgeoise à la blondeur artificielle quand lui est l’artisan à pilosité noire et prononcée. Elle l’intellectuelle et lui le manuel. Elle la lettrée et lui l’ancien de la Guerre d’Indochine et d’Algérie. Elle la transfuge de Paris et lui le provincial natif. Elle l’amoureuse de Balzac et lui l’amoureux qui, en guise de fleurs, lui offre un gigot.

 

 

 

Les associations se tissent naturellement, comme malgré nous, par une série de réflexes qui relève d'une réflexologie : Paul figurerait de toute évidence un avatar moderne de l’homme de Cro-Magnon dont les peintures pariétales ornent les murs suintants de la grotte ornée de Cougnac au début du Boucher. Et, parce qu’il a probablement tué en Indochine et en Algérie, Paul ne peut pas ne pas être le tueur en série qui hante la région périgourdine, tel un Landru périgourdin, telle une nouvelle Bête de Gévaudan. Forcément. Logiquement. La Bête Popaul et la Belle Hélène, cela va tellement de soi. Comme cela va de soi que la Dame de l'amour courtois ne saurait se donner à l'homme dont le surnom est aussi un mot d'argot pour signifier le pénis. Hors, l'évidence est un leurre, un aveuglement quand les réflexes doxiques révèlent à quel point ils sont toxiques.

 

 

 

 

La princesse flaubertise

 

 

 

 

Le spectateur a la liberté de troubler ce partage symbolique qui recoupe fondamentalement la différence de classe distinguant Hélène de Paul. Le second appelle la première Mademoiselle Hélène quand la première surnomme le second Popaul. Parenthèse  : c'est l’époque où le cinéma de Claude Chabrol est peuplé par un trio d'archétypes composé de Charles, de Paul et d’Hélène ; su les deux premiers luttent afin de remporter le cœur de la troisième, le deuxième, Paul, n'en reste pas moins dominé par le premier. Il est donc possible d'opter pour la désidentification. C'est-à-dire de délier notre regard de celui d’Hélène qui aliène nos perceptions en nous obligeant à nous abandonner sous son influence aux clichés réducteurs sur la lutte inhérente à l'humanité entre ses tendances que seraient la nature et la culture ou la pulsion libidinale et la sublimation de la libido pour parler comme Freud. Mais les peintures pariétales, la guerre comme la boucherie sont aussi des œuvres de la culture. Et Paul d’ailleurs n’a-t-il pas un commis à qui il enseigne son métier, n’en déplaise à l’amatrice de romans qui ose benoîtement demander au héros si la boucherie s’apprend ? En revanche, les romans qu'Hélène se raconte à elle-même, elle qui se croit obligée d’enchanter son quotidien en y introduisant le loup des fables de son enfance, peuvent produire une très grande violence, et pas que symbolique quand arrive la tentative de suicide de Paul.

 

 

 

Il n’y a pas qu’une seule Madame Bovary dans le cinéma de Claude Chabrol. Il n'y a pas que l’adaptation du chef-d’œuvre de Gustave Flaubert réalisée en 1991 avec Isabelle Huppert, 57 ans après l’adaptation qu’en avait tiré ce maître qu’est Jean Renoir. Surtout que son Madame Bovary n'est pas, du fait d'avoir collé son modèle de trop près, son meilleur portrait des avatars contemporaines du bovarysme. La femme qui se rêve princesse d'un conte de fée hanté par une bête flaubertise. Hélène bovaryse à mort. Rien de moins anormal aussi qu’elle lise à ses élèves un extrait de La Femme de trente ans de Balzac dont le personnage se nomme Hélène. L'héroïne chabrolienne se livre à cette pente romanesque déterminée par une forme de déclassement social que résume son départ de Paris pour la province remontant à dix ans. La séductrice qui capture les regards est elle-même séduite par un modèle littéraire dont elle ne comprend pas la vérité sociologique. Certes, son départ qui répond à un dépit amoureux est relativement compensé par le pouvoir symbolique que représente pour elle le prestige de l’institution scolaire et républicaine en milieu semi-rural. En passant, c'est un milieu rarement filmé par le cinéaste, et ici avec un bonheur qui transpire de séquences pour certaines partiellement et joyeusement improvisées avec les habitants du village périgourdin de Trémolat. Les expressions de son capital culturel, citations littéraires et reproductions de peintures impressionnistes et modernes, seraient ainsi censées la protéger du vulgaire vivant à l’extérieur des murs de son école qui ne peut pas ne pas ressembler au château de la princesse des contes de fée de son enfance.

 

 

 

Toutes choses, donc, autrement dit poncifs et clichés qui lui permettraient de tromper son désœuvrement en enchantant sa propre existence. L'auto-suggestion d'Hélène est une auto-intoxication à laquelle elle succombe et nous avec elle si l'on ne s'en protège pas. C'est cela qui lui ferait voir à la place d’un homme énamouré une bête fauve qui doit mourir. L'enchantement est pervers quand un homme est digne d'être attirant en apparaissant pour autant comme un monstre repoussant.

 

 

 

 

 Briquet hitchcockien et goutte de sang hawksienne

 

 

 

 

Mais le briquet censé aisément désigner l’identité du tueur, donné par Hélène à Paul, et retrouvé sur le lieu du crime ? Un briquet produit en série, comme il en existe des milliers. L'objet sériel est un motif sans contenu propre en servant moins à clarifier la culpabilité de Paul qu’à brouiller le sens du film et, partant, à rendre indéterminable l’identité du criminel. Hélène ayant retrouvé un briquet identique croit savoir que Paul est bien l’assassin alors qu’il pourrait vraisemblablement ne pas l'avoir perdu en découvrant que le briquet offert n'est pas un don singulier mais un parmi d'autres qui traînent dans un tiroir. La réflexologie repose aussi sur les automatismes de l'enchaînement mais, on le sait depuis Fritz Lang, enchaîner c'est créer aussi des chaînes et le cinéma moderne est un cinéma du dés-enchaînement. C'est pourquoi Claude Chabrol est un moderne, même en simulant le classicisme et ses avatars télévisuels et académiques.

 

 

 

Il y a cette image indicielle donnée par la goutte de sang sur la tartine et qui pourrait provenir autant de Rio Bravo (1959) de Howard Hawks (et sa célèbre scène du verre de bière troublée par du sang) que du cinéma d’Alfred Hitchcock (la cigarette dans le pot de crème de Rebecca en 1940 ou dans le jaune d’œuf de La Main au collet en 1955). Il y a aussi le briquet comme condensateur psychique qui est un motif sûrement repris là aussi d'Hitchcock (L’Inconnu du Nord-Express d’après Patricia Highsmith en 1951, romancière dont Claude Chabrol a adapté un autre roman pour Le Cri du hibou en 1987). On se souvient encore qu'un briquet assure une fonction importante lors de la séquence du meurtre de l'amant joué par Maurice Ronet par le mari trompé interprété par Michel Bouquet dans La Femme infidèle. La comparaison est à ce titre instructive : là où le grand bourgeois pompidolien se mue de façon fulgurante en assassin barbare de l’amant de sa femme, le boucher marqué du stigmate de ses origines populaires est vu par la petite-bourgeoise déclassée comme un monstre en étant peut-être qu’un amoureux interdit par les différences de classe et le jeu des perceptions différenciées qu’elles appellent.

 

 

 

Le bovarysme peut être un poison mortel, pour la femme aimée comme pour l'homme qui l'aime.

 

 

 

En réduisant imaginairement l’amour d’un homme indigne à une forme de prédation animale, Hélène est la femme moderne rêvassant en secret d’être dévorée par le loup des contes de son enfance. On n'est quand même pas obligé-e-s de la suivre sur sa pente fantasmatique. Cette femme qui réduit l’amour d’un homme à une pulsion libidinale, comme en témoigne le surnom connoté sexuellement. Signalons à cette occasion qu’en 1973, Claude Chabrol a réalisé Docteur Popaul avec Jean-Paul Belmondo qui représente sa vision caustique du donjuanisme quand le Paul du Boucher, loin du collectionneur cynique se moquant de ses proies féminines, est le grand amoureux secret de toute son œuvre. Hélène qui croit identifier une seule et même essence masculine reliant l’homme de Cro-Magnon, l’homme de la guerre d’Algérie, l’homme de la boucherie artisanale, et l’assassin de femmes est une exilée de l’amour, recluse dans le château-fort de sa douleur. Elle qui se rêve princesse inaccessible pour le manant qu’elle regarde du haut (et de haut) de son prestige social participe à la reproduction du cycle de la douleur amoureuse dont elle est elle aussi la victime.

 

 

 

S'émanciper de la séduction de son regard vampirique, c'est commencer à voir aussi pour elle la possibilité de se libérer de l'ambivalence de ses propres effets d'influence.

 

 

 

 

La nuit du carrefour est celle de la vérité

 

 

 

 

Immense perversité du Boucher : alors qu’Hélène voit dans sa classe entrer l’horrible monstre s’avançant vers elle, un couteau dans sa main comme un phallus d'acier, une série de trois fondus au noir invite la représentation à se vivre comme un cauchemar éveillé (les paupières se fermeraient ainsi trois fois, comme pour faire un vœu). Son terme réel (les paupières s’ouvriraient alors) débouche cependant sur la compréhension d’un homme impuissant, le couteau plein de sang parce qu’il s’est retourné l’arme non pas contre les femmes mais contre lui-même. Voilà l’état terminal où l’a réduit celle qu’il aime : de la viande rouge et saignante. Ce seraient là comme les deux versions alternatives d’un aveu pour lequel le choix du spectateur requis est celui de l'écart parallactique. L’aveu de la bête qui a pénétré dans le château de la belle et celui de l’amoureux qui préfère mourir plutôt que de vivre sans amour.

 

 

 

Il faut ensuite voir la lenteur terrible avec laquelle Hélène emmène Paul à l’hôpital, empruntant une route nocturne en pleine forêt comme Claude Chabrol les affectionnait tant à l’époque et qui semblerait provenir d'un souvenir de La Nuit du carrefour (1932) de Jean Renoir d’après Georges Simenon (dont il a adapté Betty). La route métaphoriserait alors autant la coulée d’un corps saigné et blanchissant à vue d’œil que l’obscurité psychique caractérisant le cerveau délirant de l’héroïne, nouvelle Bovary. Le bovarysme est un vampirisme. Comme s’il s’agissait d’achever Paul, qu’il se vide de tout son sang. Charge alors pour le spectateur de résister à la captation vampirique de son regard par celui d’Hélène. C'est ainsi que le spectateur peut parvenir à se séparer du partage stéréotypé, symbolique autant que diabolique, qui distingue la femme identifiée à la culture et la spiritualité et l’homme à la nature et l’animalité, et que reconduit Hélène en étant victime des clichés qui l’ont vampirisée.

 

 

 

La nuit du carrefour est celle de la vérité, vérité des perspectives antagoniques et des écarts parallactiques. Alors Le Boucher peut coïncider avec son intime vérité qui est son profond secret, puisque liberté nous est laissée de privilégier Éros à Thanatos. Et donc d'opter pour cette variante possible du récit. Le Boucher ne raconte pas l’histoire d’un assassin amoureux de la femme consciente de la nature criminelle de son prétendant. Le film de Claude Chabrol est au contraire un conte, celui d'une bouleversante histoire d’amour, bouleversante parce qu'impossible, entre un homme et une femme qui ne peuvent entrer en rapports en raison des faux raccords de la différence de classe.

 

 

 

Alors, Claude Chabrol, grand cinéaste pervers ? Oui, si cela nous autorise à affirmer qu’il a tourné avec Le Boucher l’une des plus belles histoires d’amour impossible du cinéma français. Comme il n'y a pas de rapport sexuel pour Jacques Lacan, il n'y a pas de mystère pour Claude Chabrol et c'est bien cela le mystère.

 

 

 

 

Vendredi 20 novembre 2009


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