Rencontres cinématographiques de Béjaïa 2014

La Treizième reviendra... Ce sera encor la première

(première partie)

Au Lapin blanc

A la Voix d'or

 

 

 

Serge Daney disait du passeur, un mot qu'il aimait tant au point où désormais ce terme a fini par lui rester définitivement associé et qu'il avait repris d'un article de Jean-Louis Comolli consacré au saxophoniste Eric Dolphy faisant la jonction entre be bop et free jazz, la chose suivante : « Les passeurs sont étranges : ils ont besoin de frontières, à seule fin de les contester. Ils n'ont pas envie de se retrouver seuls avec leurs ''trésors'' et, en même temps, ils ne s'occupent pas trop de ceux à qui ils ''passent'' quelque chose. Et comme les ''sentiments sont toujours réciproques'', on ne s'occupe pas beaucoup d'eux non plus, on ne leur ''passe'' rien, on leur fait volontiers les poches » (« Le passeur. Entretien de Serge Daney avec Philippe Roger » in Devant la recrudescence des vols de sacs à mains, cinéma, télévision, information, éd. Aléas, 1997 [1991 pour la première édition], p. 91).

 

 

Dans leur genre respectif, Abdenour Hochiche, directeur des 12ème Rencontres Cinématographiques de Béjaïa (RCB) et responsable de l'association Project'Heurts, et Samir Ardjoum, directeur artistique et programmateur des Rencontres aux côtés de Lilia Choulak et Abdenour Hochiche, sont des passeurs. Des vrais. Des passionnés. Leur souci est des plus simples et pourtant leur tâche est immense : faire exister quelques trésors du cinéma (qui se fait ici, aujourd'hui, en Algérie, comme ailleurs dans les pays du Maghreb et du Machrek) à l'endroit même où il existe si peu ou avec tant de peine, la faillite algérienne du système d'exploitation en salles n'étant pas vraiment compensée par les possibilités aléatoires proposées par les flux de l'Internet.

 

 

On le voit à l'aune généreuse des 38 films proposés dans le cadre de ces Rencontres (rien moins qu'une moyenne de cinq films par jour pendant la semaine du 7 au 13 septembre dernier), courts et longs, documentaires et fictions et même quelques passionnantes propositions expérimentales, des films algériens, marocains, tunisiens, égyptiens, libanais, mais aussi des films français, mais encore des films tournés au Mexique, en Russie, au Vietnam ou bien même faisant revenir quelques images du front du Kurdistan turc : les frontières de toute sorte n'existeraient donc que pour être joyeusement transgressées en même temps que les films sont passés tous azimuts comme des sésames afin d'ouvrir quelques portes magiques en rendant surtout justice au fait qu'il se passe réellement quelque chose de l'ordre du cinéma, là-bas qui est ici, à Béjaïa, anciennement Bougie, la plus grande cité de Kabylie, avec son aéroport international et son port de commerce et pétrolier, la massivité impressionnante de ses montagnes et la moiteur dispensée par la suspension dans l'air de la Méditerranée.

 

 

Un chauffeur de bus lâche entre deux coups de volant nerveux dans les rues fréquentées et accidentées de la ville que si la plupart des Béjaouis fument en carburant au café, c'est pour tenir le coup, s'accrocher aux rythmes d'une vie difficile qui ne laisserait dès lors aucun espace au cinéma s'il n'y avait justement pas quelques militants (car il s'agit bien là de militantisme) ne craignant ni la surchauffe ni l'épuisement afin de faire vivre et passer une certaine idée (qui est, affirmons-le, une grande idée) du cinéma. Celle qui par exemple se contrefoutrait des lignes de partage idéologiques régnant en Algérie (le « cinéma officiel » versus le « cinéma officieux ») en proposant au regard égalitaire de n'importe quel spectateur l'expérience libertaire des films sélectionnés.

 

 

Alors que l'espace politique souffre d'un verrouillage étatique encore récemment attesté en avril dernier par la réélection d'Abdelaziz Bouteflika pour son cinquième mandat présidentiel depuis 1999, la culture représente encore la possibilité alternative de constituer ce que Félix Guattari et Toni Negri ont appelé pendant les longues années d'hiver des 1980 des « espaces de liberté » en vertu desquels peut alors persévérer l'entretien politique de la subjectivité via la prise de parole, de position et d'exposition, la controverse et la discussion.

 

 

Au sortir d'une « décennie noire » (nommant de manière euphémique une guerre civile, la troisième guerre dont aura souffert le peuple algérien depuis sa colonisation par la France à partir de 1830 et la guerre d'indépendance entre 1954 et 1962) suspendue dans l'incertitude d'une réconciliation nationale décrétée au début des années 2000, le cinéma aura alors été (ré)investi comme un « plan de consistance » pour citer Bernard Stiegler, celui-là même au nom duquel faire consister quelques idées (une politique sans affiliation partisane, une liberté distincte de celle de commercer, une égalité des spectateurs et des films, une circulation de propos sans hiérarchie ni argument d'autorité, un espace commun qui appartiendrait à tous sans être la propriété de personne) à l'endroit où l'existence matériellement fragilisée des individus se confond souvent avec la subsistance.

 

 

Cité de haute culture qui peut à bon droit s'enorgueillir d'avoir accueilli entre ses murs le mathématicien italien Leonardo Fibonacci qui importa au début du 13ème siècle les chiffres arabes en Europe et le philosophe arabe d'origine andalouse Ibn Khaldoun au 14ème siècle, cité musicale, au moins depuis le conservatoire de musique andalouse relancé par Cheikh Sadek El Béjaoui après l'indépendance, cité universitaire dotée d'une radio publique locale (Radio Soummam) qui accueille également un Festival international du théâtre professionnel, Béjaïa est enfin une cité de cinéma, avec sa cinémathèque (qui reste l'unique salle de cinéma de la région), son ciné-club animé par les amateurs (au sens fort et premier du terme) de l'association Project'Heurts et ses fameuses Rencontres mises en œuvre depuis 2003 proposant notamment au théâtre national Malek Bouguermouh son café-ciné matinal avec ses tables rondes (dont deux consacrées à Serge Daney et l'Afrique) et depuis sept ans son atelier Côté Courts dédié à l'écriture scénaristique animé par Jean-Pierre Morillon et Stéphanie Durand-Barracand.

 

 

Depuis cette année, c'est un atelier de réalisation de films Pocket qui, bénéficiant de l'expertise de Denis Rochard et Stéphane Dronval, a permis à une dizaine de collégiens de la wilaya de Béjaïa de réaliser avec un téléphone portable un beau court-métrage intitulé Le Fantôme du musée en ouverture des Rencontres. Un beau film parce que sensible à la notion de cadre et de hors-champ en témoignant aussi en frisure inconsciente du risque de volatilisation spectrale menaçant une jeunesse qui hante les ruines d'un musée imaginé dans la maison de la culture de la ville quelques temps avant sa réelle dévastation qui aura obligé les Rencontres à surseoir leur semaine de programmation initialement prévue en juin.

 

 

A ces difficultés ayant pour contexte les rapports compliqués entre un État central en panne de légitimité populaire et une région ayant une haute estime de ses spécificités culturelles (en particulier linguistiques), s'ajoutent des problèmes circonstanciés de financement, le ministère de la culture ne soutenant jusque-là que du bout des doigts une initiative qui s'avère pourtant résolument nécessaire pour le rayonnement culturel de la région, Nadia Labidi en remplacement de Khalida Toumi en fonction entre 2002 et 2014 ayant enfin décidé de relever l'enveloppe budgétaire ordinairement allouée à la manifestation cinématographique. Le fait que la nouvelle ministre ait travaillé en tant que réalisatrice et productrice n'étant pas la pire des nouvelles pour des Rencontres qui ont par ailleurs drastiquement besoin d'argent pour faire passer un si grand désir de cinéma, notamment en assurant la maintenance technique des projections toujours menacées par d'intempestives défaillances.

 

 

De véritables passeurs, tels sont ceux qui militent, à la mesure de leurs moyens et à la hauteur de leurs ambitions, afin de faire exister et perdurer les RCB, au travail de l'exposition et de la circulation des trésors de maintenant attestant que le cinéma serait l'art contemporain par excellence, qu'il y a moins un grand cinéma (pan)arabe introuvable que des propositions singulières (dont les plus intéressantes se trouveraient d'ailleurs en Algérie), et qu'il y a autant de films que de regards soucieux de faire exister la diversité des figures et des peuples en miroir de la multiplicité de propositions cinématographiques. Cette diversité esthétique, figurative et populaire, si elle est purement et simplement évacuée par les machines de communication et d'information étatiques-nationales, capitalistes et globales, autoriserait pourtant de marquer la nécessité, au présent et pour l'avenir, de l'« esprit de l'utopie » et du « principe espérance » chers à Ernst Bloch.

 

 

Car, s'il n'y a pas lieu de désespérer de l'autre côté de la Méditerranée, ni des films qui croient encore au cinéma ni des peuples qui croient encore à leur auto-émancipation, c'est parce que, au milieu des plus grandes difficultés, des passeurs font leur boulot, celui que personne d'autre ne fera à leur place.

Jour 1 – El Oued, El Oued (2013) d'Abdenour Zahzah

Contre la discipline géographique, l'art buissonnier des sourciers

Le réalisateur marocain vivant à Paris Amine Sabir me fait remarquer que l'oued désigne à la fois le ruisseau et son lit. On connaît la métaphore chère à Serge Daney du lit du plan et on s'y coucherait d'autant plus aisément qu'ici la poétique des ruines invite parfois à se satisfaire d'une contemplation des choses mourantes ou déjà mortes dont l'esthétisme photographique risquerait de démentir le réel souci du réalisateur (né à Blida et pendant quelques années responsable de sa cinémathèque) de témoigner d'une parole vivante et plurielle des habitants de la Mitidja, en rendant même raison à l'un d'entre eux craignant que l'on jouisse depuis l'ancienne métropole coloniale d'une misère qui appartient malgré tout à un peuple ayant durement gagné son droit à l'indépendance politique.

 

 

De l'Atlas blidéen jusqu'à Alger et Tipasa, et dans la remontée des fils ruisselants de l'oued (qui sont des oueds, celui de Sidi El K'bir puis parmi quelques autres celui de Chiffa) depuis le Mazafran jusqu'à la Méditerranée, Abdenour Zahzah aura donc marché en compagnie du grand opérateur Nasser Medjkane et construit ainsi son film documentaire en circonscrivant un territoire qui, transversal à celui de la carte étatique de géographie, ne résulte que de sa démarche cinématographique propre. Une démarche selon laquelle l'état des lieux d'un peuple tombé de Charybde (les souvenirs brûlants de la décolonisation) en Scylla (les traces encore vives de la guerre civile pendant les années 1990, mais encore le désœuvrement social, économique et écologique du présent) se proposerait plutôt à force de rencontres intempestives de valoir comme les états d'un même lieu : celui d'un dire qui coule de source et que l'on parle tout autant que l'on est habité par lui.

 

 

Si, en forçant un peu les stratifications étymologiques existantes, le locus pourrait idéalement signifier l'endroit où l'on vit et celui d'où l'on parle (dès lors que locus se ferait entendre idéalement sous locutio), l'art de sourcier du réalisateur consisterait ainsi à toucher au point où les paroles sur l'oued (charriant toutes les misères présentes et les douleurs passées) se muent en paroles de l'oued. L'oued dont on cause, c'est en même temps l'oued qui se dit à travers les bouches de celles et ceux qui le parlent, le film étant bordé par une vraie science hydrographique d'un côté et de l'autre par un sincère désir ethnographique. Les deux se confondant même dans un geste documentaire concrètement situé (on pense devant El Oued, El Oued aux derniers films toscans de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ainsi qu'à La Ligne de partage des eaux de Dominique Marchais en 2013) qui sait engorger son goût poétique pour les ruines minutieusement photographiées d'une puissance de bruissement et de débordement que sait opposer aux discours balisés du pouvoir le réalisateur (qui dit avoir été impressionné par Les Passagers du Roissy-Express de François Maspero en 1990 et avoue aussi avoir découvert entre-temps les écrits du géographe anarchiste Élisée Reclus).

 

 

Un exemple de discours balisé aura été donné par celui de l'imam dont le contentement se traduit en un raccord cinglant en espèces sonnantes et trébuchantes. C'est alors dans ce genre de précipitation rythmique que l'électrisante vitupération politique déborde le lit documentaire de l'enregistrement testimonial consignant poétiquement la beauté des ruines, El Oued, El Oued égalant alors en ses frissonnants parages Route One/USA (1989) de Robert Kramer comme Route 181, fragments d'un voyage en Palestine-Israël (2004) d'Eyal Sivan et Michel Khleifi.

 

 

Post-scriptum 1 : Avec la passionnante discussion suivant la projection du film d'Abdenour Zahzah, certains éléments de réflexion auront pu être précisés. Déjà, comme ça, la différence structurelle entre reportage et documentaire depuis un terme (démarche) saisi dans son caractère antagonique : pour les auteurs du premier genre, on sait où l'on va pour entendre (se faire) dire ce que l'on sait déjà (ce sont là des démarcheurs qui travaillent à éviter à leur audience la rencontre avec la personne filmée) quand les auteurs du second ne savent pas vraiment où ils vont et ce que les gens qu'ils rencontreront leur diront (ce sont des marcheurs qui travaillent à ne pas faire marcher leurs spectateurs). Un moment difficile de El Oued, El Oued serait aussi celui du récit (symptomatiquement applaudi par une partie de la salle de la Cinémathèque de Béjaïa) d'un « patriote » racontant comment il a coupé la tête d'un islamiste pendant la décennie noire, autant pour ce qu'il véhicule de violence politique projetée par les contradictions politiques entre l'État et l'islamisme à l'intérieur du peuple algérien, que parce qu'il trahit peut-être ce que le réalisateur voulait préalablement (faire) entendre.

 

 

Ensuite, Abdenour Zahzah est de toute évidence un marcheur qui, en nous inspirant d'un poème d'Antonio Machado, aurait tracé dans la réalisation de son documentaire son propre sentier, sa propre piste, motivé par un art de sourcier (Jean Rouch à qui l'on aura pensé et qui fut également un grand marcheur aurait plutôt visé un art de sorcier) dont la baguette fourchue aurait alors été tenue par Nasser Medjkane. Et, en marchant ensemble comme auront marché ailleurs en Algérie Tarek Sami, Lucie Dèche et Karim Loualiche avec Chantier A (2013), ils auront su investir les silences politiques de la carte géographique en laissant bruire un réel saisi sur les versants alternatifs de l'hydrographie et de l'ethnographie. Mieux, ils auront circonscrit depuis le choix d'un oued de départ plutôt qu'un autre (il n'y a pas un unique oued originaire mais plus d'un oued, une multiplicité de cours d'eau se rejoignant plus loin ou non) un lieu qui n'existe qu'au cinéma et qui est susceptible de rendre grâce aux moments où, indistinctement, la parole devient oued et l'oued devient parole.

 

 

Le travail de l'État consistant du coup à faire silence en empêchant cette poétique de la convertibilité des flots (aquatiques) et des flux (verbaux) pointant l'horizon de la nécessité esthétique pour tout le peuple algérien en ses multiples formes de vie souillées et meurtries d'une écologie à la fois politique et mentale (il faudrait à ce titre lire Mirages de la carte de Hélène Blais qui, sous-titré L'invention de l'Algérie coloniale, rappelle comment la cartographie servit historiquement la politique de conquête coloniale : éd. Fayard-coll. « L'épreuve de l'histoire », 2014).

Jour 2 – Je te le rappelle, tu t'en souviens (2013) de Valérie Osouf

En fond de court de la mémoire et du temps, l'ironie comme amortie

Deux verbes pronominaux, le premier transitif (rappeler), le second intransitif (souvenir) : comment une histoire donc passe et ne passe pas, transite ou non, directement ou indirectement, entre une femme (la réalisatrice) et sa grand-mère atteinte de la maladie d'Alzheimer. Et la première se trouve alors de fait à en savoir probablement un peu plus que la seconde sur des pans entiers de son existence personnelle. D'où que Valérie Osouf ait intelligemment privilégié dans son court-métrage le fait de parler et de poser ses questions dans l'éloignement physique d'un cadre occupé par le visage de sa grand-mère filmé en gros plan. Si loin dans l'espace et le hors-champ mais si proche d'un temps échappant à sa grand-mère en gros plan.

 

 

Comme s'il fallait rendre perceptible le fait que, depuis une bouche à l'extérieur du cadre jusqu'à une oreille dans le cadre, la voix traversait autant un espace domestique que le temps en ses fractures coinçant l'objectif dans le subjectif (les dénis personnels entrant plus ou moins lointainement en écho avec les trous de la mémoire collective concernant les rapports conflictuels entre la France et l'Algérie) et ses béances impossibles (la maladie de la mort au travail qui surgira peu de temps après le tournage du film).

 

 

Comme si, pour filer la métaphore tennistique chère à Serge Daney, les échanges en fond de court permettaient de rendre manifeste le terrain de jeu paradoxal de cette image-temps : celui d'une histoire longue divisée en deux par un filet qui est celui du cadre et qui partage le champ de l'entretien entre d'un côté la petite-fille sans visage qui se trouve au plus loin d'une expérience qu'elle n'a pas vécue mais dont elle rappelle des fragments entiers et de l'autre la grand-mère à l'extrême et troublante visagéité qui s'en trouve au plus près sans plus vraiment réussir à s'en souvenir.

 

 

Sauf que cette dernière procède parfois par coupes intempestives, accomplissant de véritables amorties qui sèchent en laissant sur place autant son interlocutrice que le spectateur, par blague volontaire (par exemple ses moqueries concernant les prénoms familiaux qu'elle mélange) ou bien par fulgurance mémorielle ou mnésique (par exemple le numéro précis de la rue Michelet à Alger où elle a habité). Le terrible paradoxe voulant que la maladie d'Alzheimer elle-même détermine l'usage erratique et obscur d'une ironie qui autant coupe court aux échanges (de fond de court qui est donc celui du temps) qu'elle témoigne par contrecoup de l'absence de toute ironie caractérisant l'autre série filmique du court-métrage constituée d'images d'archives livrées en conséquence à leur plus accompli gâtisme.

 

 

Alors que, dans Je te le rappelle, tu t'en souviens, le gros plan de visage d'une femme malade emportait avec lui le risque de saturer l'image d'un grain d'obscénité paralysant, l'ironie des renvois de balle en amortit la possibilité tout en la déplaçant du côté de la débilité sénescente du registre propagandiste du siècle dernier dont la série se joue sur le cours parallèle du film. Le caractère irrésolu dans l'usage de l'ironie ouvrant alors au visage lumineux et affaibli de la grand-mère de Valérie Osouf, littéralement filmé dans la phase ultime de son évanouissement, sur la blanche dimension dreyerienne de l'Esprit, ce grand Dehors dont on ne peut séparer de manière catégoriquement figée la part de conscience de celle qui appartient à l'impensé d'une subjectivité matelassée des disjonctions du siècle passé. Une subjectivité ainsi que l'était celle d'Odette Robert, la grand-mère de Jean Eustache filmée par ce dernier dans Numéro zéro (1970).

 

 

Ce texte est également disponible sur le site de la revue Afrikadaa

Jour 2 – L'Oranais (2014) de Lyes Salem

Édifiante révision

Comment procéder à la révision critique de l'histoire de l'après-coup de la révolution algérienne tout en ne lâchant rien des méthodes représentatives appartenant aux fictions édifiantes qui ont longtemps été produites par l'État afin de glorifier et mythifier cette séquence historique ? L'Oranais, le film le plus attendu par le public de Béjaïa dû à l'auteur de Mascarade (considéré par beaucoup comme étant la meilleure comédie algérienne des vingt dernières années), s'ingénie ainsi à faire passer les vessies de la reconstitution historique à gros budget (l'équivalent pour l'économie du cinéma français d'un « film du milieu » financé là-bas par le CNC et ici par l’AARC (l'Agence Algérienne pour le Rayonnement Culturel) pour les lanternes de la réflexion critique consacrée aux manipulations idéologiques de l'histoire du jeune État algérien dont auront même été victimes ceux qui l'auront érigé.

 

 

Le typage à traits forcés de caractères exemplairement représentatifs (le pur et incorruptible Feyrid éliminé du pouvoir et du film parce que pur et incorruptible, le trahi Djaffar interprété par le réalisateur qui, les yeux perpétuellement écarquillés, apprend toute sa vie à faire le dos rond et le traître Hamid qui ne l'est jusqu'au bout que parce qu'il sait avant tous les autres qu'il a lui-même été trahi depuis la guerre d'indépendance) reconduit sous le nécessaire prétexte de la démythification d'une histoire mythifiée un récit foncièrement consensuel pour lequel la grande histoire, toujours, se joue sur une autre scène infilmable en faisant littéralement un enfant (blond et gélatineux) dans le dos de ses plus sincères et opiniâtres représentants. Autrement dit, entre les héros positifs des fictions idéologiques d'hier s'identifiant massivement et sans écart à l'histoire de leurs indiscutables sacrifices et les héros des fictions idéologiques d'aujourd'hui qui (nous) apprennent positivement à faire la part d'un négatif sur lequel il ne saurait y avoir aucune prise, se perpétue l'édifiante leçon tautologique d'une histoire qui a eu lieu comme elle a eu lieu puisqu'elle ne pouvait arriver autrement.

 

 

Une histoire en regard de laquelle il ne resterait alors plus grand-chose à faire sinon à ce que se réconcilient les générations trahies dans l'oubli de trahisons passées et qui, forcément nécessaires, n'en seraient plus vraiment. En racontant l'histoire telle qu'elle se joue forcément toujours sur une autre scène imprenable (l'autre scène nomme précisément ici le lieu du fantasme, symptôme comme le dirait le philosophe Slavoj Zizek d'une « métaphysique spontanée » au principe d'une « croyance en un autre Monde caché derrière les faits visibles » : cf. Le Sujet qui fâche, éd. Flammarion, 2009, p. 481) et telle qu'elle ne trahit pas seulement le peuple mais même aussi ceux qui l'ont faite cyniquement ou croyaient généreusement la faire, le film de Lyes Salem propose une manière pénible de désaveu, de disculpation et de déresponsabilisation au bénéfice des fondateurs post-révolutionnaires de l'État algérien (tous des hommes, les femmes souffrant quant à elles en marge des séquences) ainsi que, en toute logique, de leurs actuels héritiers.

 

 

Le ressentiment nourri à l'encontre des vainqueurs qui ne le restent qu'à la condition de s'avouer eux-mêmes vaincus et truandés par une histoire qui (heureusement, si l'on peut ainsi s'en laver les mains) les aura dépassés (les privatisations justifiées par le fait qu'il fallait bien aider les anciens bailleurs de fonds de la révolution, l'élimination des opposants politiques qui sont des amis s'expliquant par la fragilité de leur cœur) ne peut à l'aune du film que persévérer dans l'esprit de ceux qui travaillent à vouloir en Algérie changer de vie.

 

 

A ce titre, et au nom d'un cinéma voulu romanesque, les prestigieuses références cinématographiques au triptyque The Godfather (1972-1974-1989) de Francis Ford Coppola comme aux allers-retours temporels de Once Upon A Time in America (1984) de Sergio Leone ne servent que de cache-misère à une vision binaire des processus historiques divisant le peuple algérien en deux catégories, les vainqueurs vaincus par une histoire insituable d'un côté et une masse populaire introuvable de l'autre (à tous égards, on serait avec L'Oranais plus proche en fait, titre compris, du démarquage pied-noir du Parrain donné au milieu des années 1980 par le diptyque Le Grand pardon d'Alexandre Arcady). Il faut essayer d'imaginer le film si lui avaient manqué le goût intermittent pour la comédie, la passion pour les acteurs et une bonne distribution (à la lourde exception de l'enfant improbable du héros).

 

 

Moins ambigu qu'ambivalent puisqu'il veut rafler la mise du public afin de gagner sur tous les tableaux (celui de l'actuelle révision nécessairement critique et celui de la réactualisation des vieilles fictions édifiantes d'hier), le film de Lyes Salem en la roublardise de sa double lecture réussit l'exploit de susciter les applaudissements d'une partie de la salle se réjouissant de l'exposition des symboles de la révolution nationale algérienne (le drapeau vert, le croissant et l'étoile rouges) alors qu'ils servent aussi à ce moment précis du récit (une pantomime idéologique s'appuyant sur la citation de la scène des comédiens de Hamlet de William Shakespeare) à instruire l'acceptation par les protagonistes de la nécessaire, douloureuse et incontournable réécriture mythifiée et mystificatrice de l'histoire.

 

 

Post-scriptum 2 : Lors des discussions concernant le lendemain de sa projection L'Oranais et devant l'hésitation d'une spectatrice qui dit n'avoir pas apprécié la manière dont le didactisme du film ne lui concédait que bien peu de marge de manœuvre, le réalisateur aura eu alors cette phrase en guise de réponse définitive : « J'ai quand même travaillé à ce que le spectateur ne soit pas trop pris en otage par mon film ». D'aucuns auront trouvé ce « pas trop pris en otage » en soi excessif (même sur le mode ambivalent, forcément ambivalent de l'ironie) et particulièrement symptomatique d'une entreprise politique pour autant que son but n'était autre que celui de la dépolitisation de l'histoire. Les mêmes se seront également satisfaits que le film d'Abdenour Zahzah ouvre les RCB en lieu et place de L'Oranais.

Jour 2 – Electro Chaâbi (2013) de Hind Meddeb, Ramallah (2013) de Flavie Pinatel, Sounds of the Soul (2013) de Robin Dimetet et Troisième main (2013) de Hicham Elladdaqui

Des difficultés esthétiques dans le passage cinématographique du sujet à l'objet

D'autres films documentaires, courts ou longs, auront buté sur la difficile question du sujet impuissant à présenter les points de capiton à partir desquels construire un objet véritablement cinématographique. C'est le long-métrage Electro Chaâbi de l'égyptienne Hind Meddeb qui, trop contente de suivre avec enthousiasme les aventures musicales de plusieurs DJ animant les soirées « mahragans» de Salam City dans la banlieue sous-prolétarisée du Caire, se satisfait explicitement du rôle d'avant-garde de la récupération télévisuelle d'une musique populaire et contestataire nettoyée de ses contradictions (l'adoption des normes du consumérisme occidental en guise de rupture libertaire d'avec l'État, le sexisme identifié à un problème de timidité féminine, l'amitié indéfectible trahie dès lors que la possibilité de faire du business se présente). Au point même que l'une des victimes collatérales de l'OPA exercée par les médias sur les principales figures du mouvement ne mérite même plus d'être considérée par la documentariste.

 

 

C'est le court-métrage Ramallah de Flavie Pinatel qui promet un exercice immersif au risque de la saturation en n'entendant malheureusement pas grand-chose d'autre chose de la cité palestinienne que la ritournelle métaphorique du chantier moyen-oriental dont l'urbanité bruyante bascule dans le vacarme assourdissant d'un juke-box schizo. L'auteur du court-métrage Sounds of the Soul, Robin Dimet, s'en sortirait quant à lui peut-être mieux en faisant d'une commande déçue (le collectif cinématographique Ciné-Train inspiré de la fameuse expérience soviétique d'Alexandre Medvedkine voulait de ce dernier qu'il réalise un film censé illustrer ce vieux cliché nationaliste issu de la littérature nationale qu'est l'âme russe) le principe de pouvoir y répondre malgré tout mais autrement (livré presque à lui-même, le réalisateur qui maîtrise la langue russe a rencontré d'autres abandonnés de la Russie qui n'oublient pas, entre deux bricolages leur permettant de subsister dans le fin fond glacé de la Sibérie, de lui manifester concrètement les signes d'une solidarité populaire qui pourrait faire à nouveau bouger depuis l'expérience du film lui-même le cliché qu'il devait initialement illustrer).

 

 

Quant au court-métrage intitulé Troisième main du marocain Hicham Elladdaqui, l'application dans le souci de documenter de manière taiseuse et tamisée l'existence d'une famille pauvre de Sahraouis peine à faire affleurer des promesses de fiction (la fille tapissière deviendra ouvrière dans une usine de l'industrie textile) alors même que le film a été réalisé en prévision de la réalisation d'un long-métrage censé déployer un matériau narratif commun (avec l'élan esthétique d'une réalisatrice comme Leila Kilani, auteure de Sur la planche en 2012, on imagine que ces mêmes promesses auraient sûrement réussi à passer la rampe, ne serait-ce qu'en faisant un tant soit peu confiance aux capacités fictionnelles et discursives des personnages).

Jour 3 – Bateau ivre (2013) de Chafike Allal et Claudio Capanna, C'est dans la boîte (2013) de Djamel Beloucif

L'exercice de la simulation, dans la préférence au réel de l'hyperréel

Tous les programmateurs de films connaissent l'adage suivant : qui se ressemble se programme ensemble (les films qui se ressemblent se programmant ensemble dans la jouissance de leurs imprévisibles connivences). Programmer, c'est montrer que l'on peut monter, c'est coller à la suite des films hétérogènes dont l'hétérogénéité même, loin d'empêcher les rapprochements inattendus et les troublantes connexions, en garantirait plutôt le surgissement, et cela justement depuis leurs écarts respectifs.

 

 

Ainsi, Bateau ivre de Chafike Allal et Claudio Capanna et C'est dans la boîte de Djamel Beloucif qui représentent deux petites machines de guerre simulant les principes du cinéma direct (à la première personne du singulier pour le second film, à la première personne du pluriel pour le premier) pour se retourner en dernière instance contre les mises en scène non avouées de la réalité par l'ordre audiovisuel et médiatique. Une expérience de travail social et culturel basée sur la lecture de la nouvelle de Joseph Conrad Au cœur des ténèbres (1899) dans la remontée du canal reliant Bruxelles à Charleroi d'un côté et de l'autre le filmage d'une cité de la banlieue de Rochefort dans la foulée d'une bande de gamins du quartier jouent communément le jeu apparent de la captation brute. Tantôt sur le mode du happening incontrôlé (l'éducateur contrarié et rembarré par les adultes qu'il encadre).Tantôt sur celui de la dérive improvisée (une rencontre en emmenant une autre sur le terrain d'un désert de béton comme dans l'excellent Sur la piste tourné en 2006 par Julien Samani dans la cité des 4000 à La Courneuve).

 

 

Débouchant sur la réalité de leur simulation attestée par quelques symptômes filmiques (le net découpage du premier film tourné en champ-contrechamp, le faux plan-séquence du second incluant un gosse écoutant au casque du jazz), les deux expériences prouvent que l'« auto-mise en scène » (pour reprendre le terme de l'anthropologue Claudine de France) des groupes sociaux ciblés camoufle une réelle mise en scène appuyée sur un travail collectif d'écriture et de scénarisation préalable. Et cela afin d'insister sur le fait que la fiction en simulant le documentaire vient vérifier que les figures de la domination sociale ne sont pas dupes des représentations médiatiques qui généralement les accablent et les stigmatisent. Le problème étant qu'au réel comme résultante libre d'un jeu entre les électrons des champs de force magnétiques de la fiction et du documentaire aura donc été préféré un « hyperréel » (Jean Baudrillard) comme conséquence calculée d'un jeu gagné d'avance afin de triompher censément du faux réel télévisuel.

 

 

Si Bateau ivre manifeste plus d'intérêt que C'est dans la boîte, c'est en raison d'un bon sujet (l'hystérie d'un maître grotesque réclamant toujours plus brutalement de ses élèves qu'ils lui donnent raison dans la reproduction post-coloniale du modèle de domination coloniale décrit par Joseph Conrad) désireux de tordre le cou aux implicites de toute pédagogie étymologiquement infantilisante. Même si l'on n'est jamais loin de penser que les non-dupes de la fausse réalité objective fabriquée par l'industrie audiovisuelle manifestent à l'endroit du spectateur découvrant in fine qu'il a lui-même été dupé une hystérie démonstrative qui pourrait rétrospectivement se retourner contre leur propre initiative.

 

 

On préfère alors penser, à l'écart de la lecture appliquée de citations de penseurs puissamment légitimes (Gilles Deleuze et Pierre Bourdieu, Michel Foucault et Aimé Césaire, Djibril Diop Mambéty et Frantz Fanon) qui scandent la remontée fluviale afin d'en remettre une couche moins sur la question explicite de la domination que sur celle plus implicite de l'autoritarisme sous-jacent à toute figure intellectuelle autorisée, au Joseph Jacotot du Maître ignorant (1987) de Jacques Rancière, lui qui n'apprenait à l'autre que pour autant qu'il apprenait en échange de lui ce qu'il ignorait. Il n'en reste pas moins qu'il ne soit pas si évident que l'hyperréel en conséquence d'une fiction simulant le réel soit la meilleure arme à opposer aux médias précisément spécialisés via la fabrication de docudrames et d'émission de télé-réalité dans l'évitement du réel corrélé à la production de l'hyperréalité contemporaine.

Jour 3 – At(h)ome (2013) d'Élisabeth Leuvrey et Bruno Hadjih et Notre corps est une arme (2012) de Clarisse Hahn

Le désir de s'exposer, depuis la sous-exposition, dans le risque de la surexposition

Quoi de commun entre At(h)ome d'Élisabeth Leuvrey (auteure de l'excellent documentaire La Traversée en 2006) inspiré par le travail photographique de Bruno Hadjih (deuxième grande figure de marcheur croisé ici, après Abdenour Zahzah et en attendant Serge Daney) et la série de courts-métrages de la plasticienne Clarisse Hahn regroupés en 2012 sous le titre Notre corps est une arme (Guerilla, Prisons et Los Desnudos d'un côté, Queridos Amigos de l'autre), sinon une semblable et conséquente réflexion autour de la notion partagée d'exposition ? On le sait d'autant plus depuis les ouvrages récents de Georges Didi-Huberman dans la suite de ceux de Jean-Luc Nancy (et Jean-Christophe Bailly, cf. La Comparution, éd. Christian Bourgois, 1991), s'exposer (au sens de se présenter soi devant les autres) se comprend sur le mode d'une prise de position en tension directe avec les pôles magnétiques opposés de la sous-exposition (de la question des essais nucléaires dans le désert du Hoggar dans le premier film aux identités politiques minoritaires des Kurdes de Turquie ou des paysans indigènes au Mexique dans les quatre films suivants) comme de la surexposition (du soleil du désert aux effets tout à la fois sanitaires et écologiques des radiations atomiques à la question commune de la guerre et de la répression politique). T

 

 

out devient alors question de réglage afin de réfléchir l'exposition en rapport dynamique avec le désir (éminemment politique) de s'extraire de la sous-exposition tout en sachant encourir le risque brûlant de la surexposition (comme on parle aussi d'image surexposée). Mais le réglage esthétique (faire des photographies pour témoigner de l'invisible atomique et de l'invu concernant l'usage politique par l'État algérien lui-même des espaces contaminés pendant la guerre civile des années 1990 ou bien utiliser les vidéos du pouvoir répressif et des puissances qui lui résistent pour voir des deux côtés de l'image la dialectique de la violence consécutive à toute forme d'exposition politique) enveloppe aussi une question cinématographique si l'on veut éviter que la projection ne vaille seulement qu'en tant que relais instrumental à l'exposition photographique (en gros si le travail d'Élisabeth Leuvrey ne sert que d'écrin au travail photographique de Bruno Hadjih) ou aux vidéos autrement destinées à une galerie d'art contemporain (d'autant plus quand on apprend qu'elles sont, pour la dernière d'entre elles en tous les cas, financées par l'Espace culturel Louis Vuitton, le fabricant de maroquinerie de luxe n'étant pas vraiment le mécène plus crédible s'agissant de l'émancipation des résistances politiques des minorités).

 

 

La frontalité filmique dans l'enregistrement des visages de militantes kurdes ayant poussé le plus loin la grève de la faim ainsi que l'emploi des images du pouvoir de l'État turc et du contre-pouvoir du PKK du côté de Clarisse Hahn d'un côté et de l'autre les témoignages oraux des nomades du Hoggar et des militants déportés pendant la « décennie noire » du côté d'Élisabeth Leuvrey peuvent avec une inégale intensité contrecarrer les pentes fatales de la projection cinématographique réduite à servir une perspective respectivement photographique ou plasticienne. Il est en revanche indéniable que l'exposition comme principe soutenant des processus de subjectivation politique, dans le Kurdistan turc comme dans la banlieue parisienne, au Mexique ou en Algérie, vaut infiniment mieux que l'imposition didactique caractérisant les nouvelles fictions édifiantes s'échinant à déplacer le consensus idéologique au profit des représentants de l'État algérien ainsi disculpés d'avoir été cocufiés par une histoire tellement plus grande et vicelarde qu'eux. Ne serait-ce a minima que parce que At(h)ome et Notre corps est une arme ouvrent respectivement les images et les sons à l'enregistrement d'une histoire qui ne se joue jamais ailleurs qu'ici et maintenant, toujours écrite et toujours réécrite au présent. Un présent résolument historicisé.

Jour 3 – Earth is Full of Ghosts (2013) de Djamel Kerkar, Molii (2013) de Hakim Zouhani, Yassine Qnia, Carine May et Mourad Boudaoud, Le Voyage dans la boîte (2013) d'Amine Sabir, Les Heures blanches (2013) de Karim Bensalah

Rituels d'apparition de la mort sous le signe de l'eau

On pourrait dire d'un film, d'un bon, qu'il propose a minima de constituer un rituel d'apparition en regard duquel ce qui se présente et s'expose avec l'image relève d'une mise en scène organisant préalablement les rapports de circulation des signes entre le cadre et le hors-cadre, le champ et le hors-champ, le visible et l'invisible, le réel et ses marges surréelles. Qu'il y ait un cadre pour accueillir ce qui arrive en en recueillant les traces phénoménales, tandis qu'une apparition appelle invariablement une disparition (avec l'apparition, c'est toujours déjà l'annonce et la promesse de la disparition) : quatre courts-métrages organisent effectivement leur rituel d'apparition respectif en posant comme matière élémentaire l'eau (filmée dans tous ses états bachelardiens, et même plus) et, corrélativement, la mort comme point de capiton ou de butée incontournable.

 

 

Et cela selon des modalités esthétiques caractérisant à chaque fois la différence des dispositifs cinématographiques proposés : c'est, après El Oued, El Oued d'Abdenour Zahzah, un autre ruisseau qui gronde en faisant celui-là lever le spectre filial et fraternel (Earth is Full of Ghosts de Djamel Kerkar, tourné au Maroc) ; c'est la piscine municipale investie par des gamins roms (telle une prolifération de petits gremlins - molii en roumain signifiant mites) au risque mortel de la noyade de son gardien noir (Molii de Hakim Zouhani, Yassine Qnia, Carine May et Mourad Boudaoud, tourné en France à Aubervilliers) ; c'est la mer Méditerranée vouant au surplace le jeune homme venu récupérer le cadavre d'un parent (Le Voyage dans la boîte d'Amine Sabir, tourné en Corse) ; c'est un linceul de neige cachant moins dans ses plis le cadavre (il y en a d'ailleurs deux) que sa meurtrière vengeresse (Les Heures blanches de Karim Bensalah, tourné au Québec).

 

 

Certes, les quatre films s'obstinent à ne pas tomber du côté où ils penchent, qu'il s'agisse du surmoi tarkovskien aux dépens des articulations narratives du premier court-métrage librement inspiré du Malentendu (1944) d'Albert Camus, de la rutilance « américaine » et story-boardée du deuxième qui serait uniquement motivée par sa seule efficacité narrative et rythmique (le film a bénéficié de la production des Films du Worso de Sylvie Pialat), de la raideur de jeu de l'acteur-réalisateur comprimant possiblement l'émotion du troisième comme du bouclage scénaristique un peu trop verrouillé du quatrième.

 

 

On risquerait toujours d'approcher la limite, d'ailleurs décrite (peut-être abusivement) par Serge Daney, du court-métrage comme exercice d'école ou carte de visite en préparation servile du passage au long-métrage. Mais l'on ne saurait injustement écarter d'un revers de la main leurs beautés fièrement prometteuses, telle épiphanie (les lucioles dans l'intensité du grondement du ruisseau dans le film de Djamel Kerkar) ou telle pointe bouleversante de vérité (le rire imprévu de l'imam trahissant une magnifique et bien réelle histoire d'amitié dans le film d'Amine Sabir), pendant que l'intelligence de la structure narrative distribuant les flash-back en deux perspectives opposées dans le film de Karim Bensalah comme l'énergie comique tutoyant in fine l'allégorie de l'égalité républicaine malmenée dans celui de Hakim Zouhani et ses trois compagnons avèrent un avenir qui n'appartiendra qu'à eux.

Jour 4 – Mohammed sauvé des eaux (2013) de Safaa Fathy, Mille Soleils (2013) de Mati Diop

Démolition, sublimation

Avec la terrible lucidité qui le caractérisait, Francis Scott Fitzgerald disait de l'existence qu'elle recouvrait un processus de démolition. Safaa Fathy originaire d’Égypte et Mati Diop d'origine franco-sénégalaise envisagent chacune à leur manière deux corps singuliers soumis, depuis ce qui les différencie, à une entreprise semblable de démolition. Ou bien parce qu'un corps souffrant d'insuffisance rénale est condamnée à une mort certaine en refusant une transplantation d'organes qui lui serait salutaire (Mohammed sauvé des eaux, de ce point de vue-là le contrechamp de ce que raconte L'Intrus de Jean-Luc Nancy en 2000). Ou bien parce qu'un corps vieilli ne sait même plus avoir d'intérêt pour l'image glorieuse de sa jeunesse figée dans un bout de celluloïd devenu mythique (Mille Soleils).

 

 

Dans les deux cas, une histoire de famille (Mohammed est le frère de Safaa Fathy, Magaye Niang fut en 1973 l'acteur du légendaire Touki Bouki de Djibril Diop Mambéty, l'oncle de Mati Diop qui est aussi la fille du musicien Wasis Diop) trouve moyen de produire des échos se répercutant selon une mécanique ondulatoire et en cercles concentriques sur des dynamiques de démolition autrement plus vastes (la pollution du Nil dans le premier film, la pauvreté de nombreux habitants de Dakar dans le second). Au lieu de s'abandonner à la pente misérabiliste d'une démolition comme fait social total et indépassable dont un corps en particulier serait le symptôme douloureusement exemplaire, les réalisatrices bricolent selon des procédures cinématographiques qui leur sont propres des formes de sublimation moins désireuses d'amoindrir ou amortir la dureté du constat qu'elles sont soucieuses d'en renouveler supérieurement la perception.

 

 

Au point limite où affleure, inattendue et intempestive, quelque chose comme de la sublimation. Tantôt, dans Mohammed sauvé des eaux, en convoquant en travellings latéraux au fil de l'eau et avec la musique de Maurice Ravel (Miroirs) les plans de composition stratifiés du mythologique (l'évocation du démembrement du corps divin d'Osiris remembré par sa sœur Isis), de l'économique au croisement de l'étatique et du religieux (le trafic d'organes consécutif à son interdiction légale sous prétexte islamique) comme du politique (l'éviction populaire du président Moubarak souhaité de tous ses vœux par Mohammed avant de mourir). Tantôt en usant, dans Mille soleils, d'une perspective toujours plus fictionnelle (de la référence westernienne avec la chanson du Train sifflera trois fois de Fred Zinnemann en 1952 aux retrouvailles poétiques dans les neiges de l'Alaska de Mory – plutôt que Magaye Niang – et d'Anta plutôt que Mareme Niang –, sa compagne dans Touki Bouki) en vertu de laquelle le vieil homme en avatar dakarois décati de Clint Eastwood peut alors renouer grâce aux puissances de figuration et de fabulation du cinéma avec des possibilités inédites de dignité représentative.

 

 

Attestée quasi-cliniquement, la démolition n'en est pas moins susceptible de sublimation dès lors que les plans de consistance offerts par la multiplicité des strates de signification du film de Safaa Fathy comme par les ricochets de la fiction à l'intérieur du documentaire et dans le prolongement spéculaire d'une fiction devenue mythique dans le film de Mati Diop peuvent valoir relativement comme une sorte de réparation symbolique (et non de dénégation) en regard des saccages diversement charriés par des forces travaillant objectivement à ce que le monde s'appauvrisse toujours plus en devenant littéralement immonde.

Jour 4 – Tip Top (2013) de Serge Bozon

Croc-en-jambe et café turc

Heureux choix de programmation, celui de Tip Top, troisième long-métrage du trublion Serge Bozon issu avec sa camarade, la réalisatrice Axelle Ropert, de la critique (La Lettre du cinéma pour celles et ceux qui s'en souviennent) et qui est venu présenter son film avec un enthousiasme communicatif. Revoir le film presque un an après sa sortie française, c'était vérifier trois points capitaux.

 

 

1/ Ce film ne ressemble à rien d'autre qu'à lui-même (c'est là son idiotie au sens fort du terme, celui dégagé par le philosophe Clément Rosset pour qui l'idiot désigne d'abord et avant toutes choses tout être saisi depuis sa singularité) tandis que le cinéma français de grande consommation (celui qui rêve non pas idiotement mais stupidement de con-fondre en les rabattant le commercial et le populaire) ressemble au bout du compte à pas grand-chose.

 

 

2/ La singularité de cet objet cinématographique difficilement identifiable repose entre autres sur une économie comique inattendue qui recoupe par endroits celle du vieux burlesque primitif et dont la visée serait la frénétique production par foison de détails symptomatiques d'un climat voué à la domination de l'improbable ou du saugrenu (comme si, parce qu'il faut malgré tout tenter de bricoler quelques rapprochements métaphoriques à l'endroit où triomphe un geste résolument singulier, Jean-Pierre Mocky renouait avec la rigueur formelle de la série B hollywoodienne des années 1940-1950, Luc Moullet essayait de mimer pour rigoler un modèle de comédie policière habituellement programmé par TF1 ou Luis Buñuel avait bu cul sec un thermos entier de café turc).

 

 

3/ La France telle que la montre le cinéaste semble vouloir persévérer dans son vieux fantasme villageois et gaulois alors même que l'histoire de l'Algérie continue de se jouer en France après l'indépendance gagnée en 1962 par les anciens colonisés, en incluant la terrible séquence de la guerre civile des années 1990 (avec le recyclage des policiers algériens menacés par les islamistes en indicateurs de la police française) comme la séquence plus réjouissante des soulèvements de la jeunesse algérienne dans le sillon du « Printemps arabe » en 2011 (alors que l'on nous avait souvent raconté la chose en sens inverse, l'histoire de France se perpétuant en Algérie sous la forme néocoloniale de la francophonie ou de la « Françalgérie »).

 

 

C'est dans cette perspective précise qu'il faudra alors apprécier à sa juste mesure l'hystérie obsessionnelle caractérisant les fonctionnaires de police principalement interprétés par Isabelle Huppert, Sandrine Kiberlain et François Damiens qui ne vaut que pour soutenir la demande surexcitée adressée à l'autre (y compris en arabe !) afin qu'il se taise et que son silence donne raison à qui ne veut en fait rien voir ni entendre concernant l'autre versant de cette histoire-là. Un burlesque survitaminé au travail de l'hystérie émanant du déni post-colonial, un cinéma du croc-en-jambe obsédé par l'idée de faire trébucher les conventions et autres clichés cimentant le consensus médiatico-policier : voilà ce que proposerait entre autres Tip Top avec une allure juvénile et azimutée qui serait à l'exemple de ce gamin dont la course fait soulever les nappes à l'occasion d'un pique-nique familial. A l'image exacte de son film comme tous les cinéastes qui se respectent, Serge Bozon était juvénile et azimuté, vif et hyper-précis, sincèrement excité de venir présenter Tip Top aux spectateurs de la Cinémathèque de Béjaïa à qui il a offert le spectacle d'une rigoureuse prolixité (ou l'inverse).

 

 

Post-scriptum 3 : Est-ce un hasard, ainsi que le cinéaste l'aura d'ailleurs honnêtement confié, si la perspective politique questionnant les symptômes du déni post-colonial aura été davantage souligné en Algérie qu'en France où celle-ci aura finalement été plutôt marginalisée lors des discussions critiques après la projection ou dans la presse ? En revoyant le film en Algérie après l'avoir découvert en France, le saugrenu ou l'improbable montent en intensité en touchant aux nerfs d'un tapage post-colonial peut-être plus clairement audible d'un côté plutôt que de l'autre de la Méditerranée.

 

 

Pour lire la seconde partie, cliquer ici.

 

 

 

Le 1er octobre 2014


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