Deux jours, une nuit (2014) de Jean-Pierre et Luc Dardenne

Le simple courage de la décision

 

« Une star – Stallone ou Belmondo –, c'est intransitif. La mise en scène, c'est au contraire inventer des transitions, des passages, c'est inventer du temps, des rapports entre les personnages. Dès qu'il y a un contrechamp possible, il n'y a plus de star, la question de la star, c'est : ''Que peut un corps ?'' La singularité sans contrechamp (…) Le grand acteur, c'est autre chose : il s'articule » (Serge Daney, Devant la recrudescence des vols de sac à main. Cinéma, télévision, information, éd. Aléas, 1991, p.254).

 

 

 

 

Ils y reviennent, lentement mais sûrement, tout autant que, protégés par la rutilance formelle de la machine cinématographique mise en place depuis La Promesse (1996) et Rosetta (1999), ils savent désormais qu'ils pourront l'y plier sans devoir sacrifier le noyau dur d'une esthétique viscéralement attachée à la figuration d'un populaire malmené par l'accentuation des tendances concurrentielles du capitalisme contemporain : c'est en effet sous le signe de l'acteur professionnel qu'avait été impulsé le tournant fictionnel du cinéma documentaire de Luc et Jean-Pierre Dardenne après une quasi-décennie consacrée à tourner des vidéos militantes produites en 1975 par leur société Dérives et portant sur la transformation urbaine et sociale engagée à cette époque et affectant le paysage wallon en conséquence des processus néolibéraux de restructuration industrielle et de déstructuration salariale. D'abord Bruno Cremer dans Falsch (1987), l'adaptation de la pièce de théâtre éponyme de René Kalisky puis le couple formé par Fabienne Babe et Robin Renucci dans Je pense à vous (1992) d'après un scénario original. On le sait désormais, la déception fut grande et un changement radical de braquet aura depuis permis aux frères Dardenne de procéder autrement (et même à l'inverse), notamment en choisissant des acteurs peu connus qui dès lors peuvent bénéficier d'une révélation leur promettant de passionnantes carrières. L'efficacité de cette machine consistera donc à tourner le dos aux acteurs connus en préférant la production locale de grands acteurs (promis à l'international mais là n'est plus l'affaire des réalisateurs) qui se trouve en fait rapportée à cette volonté esthétique tout autant que politique d'extraire à partir d'un environnement social et populaire faiblement considéré des singularités aussi quelconques qu'héroïques. Ce qui fut particulièrement le cas d'Olivier Gourmet (avec La Promesse puis Le Fils en 2002) et de Jérémie Rénier (avec La Promesse également puis L'Enfant en 2005 et Le Silence de Lorna en 2008) comme d'Émilie Dequenne (avec Rosetta) et de Déborah François (avec L'Enfant). Avec Le Gamin au vélo (2011), les Dardenne, qui sont conscients que la rutilance peut mener au ronronnement et l'efficacité neutraliser le renouvellement de la créativité, adoptent une nouvelle stratégie en invitant une grande actrice connue et reconnue (ici Cécile de France) à se fondre dans un paysage cinématographique circonstancié dès lors que son personnage de coiffeuse prénommée Samantha apprend à composer avec le personnage principal du film, Cyril, le « gamin au vélo » du titre joué par le jeune Thomas Doret pour sa toute première interprétation à l'écran. Avec le choix de la vedette internationale (Cécile de France avait joué l'année précédente dans Hereafter – Au-delà de Clint Eastwood) jouant le second rôle dans un film dominé par un personnage interprété par un jeune acteur pour son tout premier rôle, et avec l'idée que l'irruption de Cyril dans la vie de Samantha va d'abord bouleverser sa vie à elle avant que ses efforts ne rejaillissent sur son existence à lui, les cinéastes belges exprimaient bien le désir de renouer avec les acteurs professionnels à partir du moment où il leur faudra occuper une place bien particulière exigeant qu'ils doivent être affectés par la puissance esthétique du système plus que celui-ci ne saurait du fait de leur célébrité en être semblablement affecté. Une puissante efficacité du système cinématographique qui consiste entre autres en dizaines de réécritures du scénario étalées sur plusieurs années, en semaines de répétitions avec les acteurs et en multiplication des prises de vue avant de pouvoir y extraire le plan susceptible de répondre au désir des cinéastes au-delà de ce qu'ils voulaient initialement y mettre. Le matérialisme davantage spinoziste que marxien des cinéastes s'exercerait aussi dans ce registre précis voulant donc que les affects déterminés par des causes internes (c'est-à-dire propres à leur geste cinématographique) l'emportent sur des affects déterminés par des causes externes (autrement dit relevant de la situation d'un acteur bénéficiant du capital de reconnaissance symbolique accumulé tout le long de sa carrière). Avec leur neuvième long-métrage (reparti exceptionnellement bredouille de la compétition officielle du dernier Festival de Cannes alors que tous leurs films depuis Rosetta y avaient remporté les prix les plus prestigieux, dont deux Palmes d'or), il s'agira aujourd'hui de se confronter plus radicalement encore à cette nouvelle orientation puisque Marion Cotillard succède à Cécile de France pour y interpréter le premier rôle.



1) En quoi consisterait primordialement Deux jours, une nuit, sinon à proposer un exercice plus accompli encore de neutralisation de l'actrice célébrée comme une star(qui s'expose pourtant d'emblée sous le signe de l'artifice, notamment avec son accent wallon) ? C'est évidemment un paradoxe d'inviter une actrice parmi les plus respectées au monde à se mouler au sein d'un geste de cinéma qui peut d'un côté refuser tout effet de séduction émis depuis une société du spectacle dont les réalisateurs ont plus que raison de se méfier et qui de l'autre indexe cette invitation à pénétrer un périmètre cinématographique marginal en regard de la sphère cinématographique dans laquelle évolue l'actrice sur un artifice de jeu laissant d'emblée perplexe. Le paradoxe trouverait même à s'accentuer du fait que Marion Cotillard sait particulièrement bien jouer des modulations vocales permettant d'identifier l'origine géographique ou culturelle des personnages qu'elle interprète, notamment l'immigrante d'origine silésienne débarquant il y a un siècle à New York dans The Immigrant (2013) de James Gray. Là où l'éloignement spatial et temporel ainsi que le tournage en langue anglaise autorisaient à accepter l'artifice (et même à y reconnaître la preuve du sérieux de l'actrice au travail de son rôle), la proximité spatio-temporelle d'un film belge mais parlé en français comme Deux jours, une nuit ayant pour enjeux les brûlures individuelles de l'actualité économique et sociale risque donc de déporter cet accent du côté d'un artifice intenable en regard du niveau élevé de réalisme voire de naturalisme ambitionné par les cinéastes. Cette tension esthétique, ces derniers l'auront très probablement désirée parce qu'elle vient immédiatement contrarier le régime habituel des identifications propre au naturalisme dominant les représentations cinématographiques dès lors qu'elles s'attachent à rendre compte de l'existence socialement fragilisée des classes populaires. A rebours en effet de cette logique naturaliste (moins celle de Maurice Pialat d'ailleurs que la logique d'Abdellatif Kechiche) selon laquelle les acteurs devraient interpréter les rôles qui leur ressemblent le plus en jouant les scènes avec le moins d'écart possible entre la fiction et son enregistrement documentaire, la tension produite par l'artifice d'un accent joué marque, à l'instar des quelques notes de musique off ici ou là entendues dans Le Silence de Lorna et Le Gamin au vélo,un écart qui situe d'emblée le film du côté de la fiction plutôt que du documentaire. Mieux, si les Dardenne savent user d'arrière-plans documentaires composés à partir d'un périmètre (cet « ici» ainsi qu'ils le nomment) circonscrit dans et autour de la ville de Seraing située dans la banlieue ouvrière de Liège qu'ils arpentent depuis leur enfance durant les années 1950, leur désir cinématographique consisterait autant (et peut-être même davantage) à ce que leurs fictions produisent des effets documentaires afin de documenter une région autrement que s'ils avaient voulu le faire de manière strictement documentaire. Il faut alors considérer que, dans cette perspective de l'artifice fictionnel comme principe de documentation complétant la réalité documentaire avérant l'inscription et la localisation du récit, le filmage implique aussi un processus de naturalisation dans le courant duquel la star avec son accent joué finit progressivement par ne plus valoir que comme l'actrice momentanément dénudée de son aura et simplement au travail d'une interprétation en laquelle le spectateur doit croire absolument. Au lieu de poser et même d'imposer l'idée de naturel tant valorisée par les défenseurs les plus académiques du naturalisme, l'artifice serait donc ce qui paradoxalement autorise l'enclenchement d'un processus de naturalisation au principe de l'exposition du personnage servi par son interprète, et non pas l'inverse comme le voudrait son statut de star. Il ne s'agit pas ici de s'appuyer sur le crédit accumulé par la star pour nourrir secondairement la croyance dans le personnage, mais au contraire d'opérer la naturalisation de la star sous la condition initiale d'un artifice fictionnel afin de fondre l'actrice dénudée de son aura comme personnage quelconque appartenant au paysage humain de Seraing et dont l'appartenance est ce qui doit impérativement fonder la croyance du spectateur.



2) On pourra toujours préférer légitimement d'autres stratégies cinématographiques qui mobilisent la star mais en surenchérissant sur ce qui la caractérise comme telle tout en misant sur la confrontation de ce statut avec d'autres éléments radicalement différents. C'est ainsi que Bruno Dumont avait récemment travaillé, par l'accentuation du registre esthétique de l'hétérogène quand il filme Juliette Binoche dans Camille Claudel 1915 (2013) en pariant à la fois sur la ressemblance de l'actrice et de son personnage et sur la dissemblance entre celle-ci et les vrais fous avec lesquels elle devait composer. Chez les Dardenne qui affichent moins le souci moderniste de l'hétérogène à la différence de Bruno Dumont, les processus de naturalisation s'entendent précisément aussi comme des processus d'égalisation, par exemple entre l'actrice célébrée et l'acteur inconnu ou non-professionnel (ce qui avait déjà été expérimenté pour Le Gamin au vélo entre Cécile de France et Thomas Doret). Et ces processus de naturalisation équivalents à des processus d'égalisation ne cessent de se vérifier pratiquement à chaque rencontre scandant rythmiquement Deux jours, une nuit dont la répétition, récurrence dardennienne de la métaphore sportive oblige, est systématiquement filmée comme un round. D'abord entre l'actrice et elle-même selon que le dolorisme qui l'identifie au travers de nombre de ses interprétations parmi les plus prestigieuses (encore récemment De rouille et d'os de Michel Audiard en 2012 produit d'ailleurs par les cinéastes ou The Immigrant de James Gray préalablement évoqué) soit ou non repoussé comme les larmes de Sandra émergeant d'une longue dépression en amont narratif du récit sont l'objet précis de régulières répressions. Ensuite entre l'actrice et les autres acteurs bien moins connus qu'elle (comme Fabrizio Rongione, figure familière du cinéma des Dardenne apparu dans Rosetta, vu ensuite dans L'Enfant, Le Silence de Lorna et Le Gamin au vélo,et qui accède enfin au rôle de premier plan en tant que compagnon de Sandra) ou même pas du tout. Et l'on comprend alors comment la question de la naturalisation comme égalisation implique le vérité (politique) d'une esthétique au travail (filmique) de la vérification (pratique) de l'égalité (générique). C'est qu'en effet le personnage de Sandra ne cessera de croiser sur sa route ses doubles féminins filmés et cadrés exactement comme elle l'est quand, ailleurs, ses effondrements momentanés susceptibles de laisser libre cours au dolorisme des personnages habituellement campés par l'actrice sont constamment contrariés par ses proches (copine du boulot ou compagnon ayant à cœur de lui permettre de retrouver l'emploi qui l'engagera définitivement dans la sortie de la dépression) sans qui l'héroïne ne saurait se convaincre d'aller seule au charbon. Il ne s'agira donc pas seulement pour les Dardenne de filmer des figures populaires qui résistent ou luttent avec leurs faibles moyens contre les forces économiques, impersonnelles et anonymes, qui les affectent négativement en déprimant leur puissance d'agir au point de la coïncidence catastrophique du monde avec l'immonde. C'est qu'il s'agira aussi pour ces derniers de filmer des corps physiquement mobilisés et engagés pour faire relativement coïncider l'affection feinte et l'affection réellement ressentie afin que l'enchaînement des affections finisse de manière mimétique par inclure l'identification du spectateur. Égal parmi les égaux depuis le registre de la représentation cinématographique, star comme Marion Cotillard, acteur familier comme Fabrizio Rongione (ou Olivier Gourmet qui n'interprète ici que le petit rôle du contremaitre Jean-Marc dont on parle beaucoup et que l'on ne découvrira qu'à la toute fin du film), acteurs moins connus (telles Catherine Cornil ou Catherine Salée qui jouait déjà la mère de l'héroïne de La Vie d'Adèle, chapitres 1&2 d'Abdellatif Kechiche) et acteurs inconnus ou non-professionnels (tel le formidable Timur Magomedgadzhiev dans le rôle d'un collègue par ailleurs entraîneur de football d'une équipe de poussins). Comme si les cinéastes, plus sûrement que Ken Loach à qui on les rapproche souvent (et d'autant plus peut-être que les premiers ont produit The Angels' Share réalisé par le second en 2012), usaient du classicisme propre au régime représentatif valorisant la fiction vraisemblable structurée en liaisons nécessaires, mais dans une perspective à la fois critique des enchaînements sociaux et soucieuse de la possibilité de l'émancipation populaire. Ce qui viendrait alors rompre tant avec les attendus aristocratiques caractérisant les figures habituellement privilégiées par le modèle aristotélicien au principe historique de l'existence de ce régime représentatif qu'avec le modèle anti-aristotélicien proposé au théâtre par la distanciation brechtienne. Chaque séquence filmée comme un round induira alors l'équation (conceptualisée par la philosophie de Jacques Rancière) selon laquelle l'esthétique et la politique sont des noms équivalents (cf. Le Partage du sensible. Esthétique et politique, éd. La Fabrique, 2000). Et cela via la triple vérification pratique de l'égalité actorale (sous la condition d'un processus de naturalisation préalablement déterminé par la marque fictionnelle de l'artifice de l'accent joué), du mimétisme social (chaque personne rencontrée s'exposant comme un double de l'héroïne face auquel elle doit affronter la prééminence d'une concurrence généralisée au détriment de la conscience collective d'un destin commun et de la solidarité de classe censée l'accompagner) et de l'articulation empathique des identifications (entre l'héroïne et les personnes en chemin rencontrées comme entre ces personnages et le spectateur). Une triple vérification qui en passe nécessairement par l'épreuve dialectique de l'écart entre l'égalité telle qu'elle est implicitement postulée et les multiples formes ou situations qui viennent en contrarier la réalisation, déjà entre la star bénéficiant des profits du capital symbolique accumulé et les autres acteurs moins bien disposés, aussi entre les personnes qui croient ou veulent aider l'héroïne et celles qui considèrent ne pas être responsables de ses difficultés, enfin entre les personnages et les spectateurs, les derniers ayant toute latitude pour s'identifier diversement à aux premiers.



3) Le récit de Deux jours, une nuit, concentré comme le titre l'indique sur un week-end,est rigoureusement programmatique : Sandra, absente de son poste de travail dans une entreprise de panneaux solaires après avoir été victime d'une dépression, va essayer de convaincre le plus de collègues possibles parmi une équipe de seize personnes de céder sur le versement qui leur a été promis d'une prime annuelle de mille euros afin de lui permettre de retrouver son emploi. D'emblée s'affirme l'identification d'une problématique sociale particulièrement actuelle (concernant la difficile solidarité populaire quand règne l'individualisation consécutive à la mobilisation des salariés impliquant leur mise en concurrence) avec la triple unité requise par le théâtre classique (alors que celui-ci représentait des figures qui, appartenant alors aux franges dominant hiérarchiquement la société, étaient considérés comme étant les plus dignes d'intérêt, nobles plutôt que – littéralement – ignobles). A savoir l'unité de temps (ici un week-end), de lieu (Seraing et ses environs) et d'action (Sandra doit convaincre un maximum de ses collègues de renoncer à leur prime afin qu'elle puisse retrouver son travail). Le nouveau long-métrage des frères Dardenne sera donc celui qui, en investissant le plus des formes ou figures connues ou reconnaissables (de la star au théâtre classique), s'expose comme une fiction exemplaire de la noblesse et de l'héroïsme dont certaines figures populaires, aussi quelconques que singulières, seraient actuellement capables dans l'affrontement de problèmes concrets qui reposent structuralement aujourd'hui sur le même registre thématique du choix cornélien au cœur d'une pièce aussi significative que Le Cid écrit par Pierre Corneille en 1637. Le dilemme formalisé par l'écrivain et dramaturge classique induisait alors l'expérience d'un choix dont l'acception engage nécessairement une perte (selon que Rodrigue accepte l'amour de Chimène en refusant de tuer son père comme le lui commande le sien ou bien selon que le héros respecte le commandement paternel en y sacrifiant l'amour de l'héroïne) est, toutes choses égales par ailleurs, ce que doit précisément affronter Sandra puisque les termes du problème posé (et imposé) par la direction de l'entreprise consistent en ce que les salariés choisissent entre l'attribution d'une prime (impliquant pour elle son départ définitif) et son retour à son poste de travail (entraînant pour eux la perte de la prime). Programmatique, Deux jours, une nuit l'est donc parce qu'il va se tenir fermement à la répétition de ce dilemme toutes les fois où Sandra ira à la rencontre du maximum de collègues qu'elle pourra voir dans l'intervalle tendu d'un week-end séparant un premier vote défavorable (mais dont le patron accepte le refus parce que le contremaître aura pesé sur le comportement des votants) et un second et ultime vote prévu en tout début de semaine suivante. Sous-tendue par deux éléments anté-diégétiques (les raisons de la dépression de Sandra d'une part et le déroulement du premier vote d'autre part), la fiction dardennienne soumet son caractère répétitif à l'entretien d'un double suspense. Car le fait de retrouver son emploi apparaît du point de vue de Sandra comme le meilleur moyen de triompher définitivement de ses tendances dépressives et l'échec de son entreprise induirait alors le risque de retomber en dépression. Un suspense là encore parfaitement classique au nom duquel l'attention rigoureuse aux déterminants concrets d'une situation concrète, la réitération du dilemme qui en structure de manière sérielle le noyau obscur et la diversité des réponses pratiquement obtenues à chaque interaction amplifient la tension protentionnelle du spectateur dans l'attente de savoir enfin comment cette histoire se conclura et si elle se conclura positivement comme il l'espère secrètement. La conjonction du désir de l'héroïne d'obtenir un vote qui lui soit favorable, d'un désir identique de la part de certaines personnes appartenant à son entourage proche ou bien relevant de la sphère professionnelle comme du désir mimétique du spectateur souhaitant que celle-ci obtienne par identification empathique satisfaction vient donc triplement configurer la fiction programmatique des Dardenne, sans pour autant la boucler parfaitement sur elle-même. En même temps en effet que cette fiction manifeste aussi, et bien plus subtilement que Rosetta qui était le film le plus radicalement monolithique dans sa logique également programmatique, une attention sensible aux écarts, différences et variations venant contrarier la solidité du programme de départ. Au point qu'il devienne progressivement possible d'entrevoir un plan de consistance supérieur à celui instruit dès le départ et recoupant, via l'équation posée et imposée aux salariés par la direction de leur entreprise, la question tragique du dilemme cornélien.



4) Passer du stade sériel envisageant les interactions au niveau seulement interindividuel (ce niveau que Jean-Paul Sartre désignait il y a longtemps maintenant comme « pratico-inerte») à celui de la rencontre intersubjective comme surgissement interrompant imprévisiblement ce qui risquerait presque de devenir routinier dans la répétitivité des interactions commandées par le dilemme patronal imposé aux salariés, voilà ce que le spectateur découvre au fur et à mesure des cent minutes à peine que dure Deux jours, une nuit. Et cette découverte s'accomplit en éprouvant depuis l'affirmation d'un dispositif programmatique l'événement venant autant bouleverser les coordonnées de la situation que les termes de la relation justement impliqués par la situation. C'est par exemple constater le franchissement à quelques reprises des bornes de la logique dominante de la subsomption économique (conditionnant l'option de la prime annuelle de mille euros entraînant la suppression d'un poste de travail concurrente à l'option contraire de conserver un poste de travail induisant la suppression de la prime) dans la considération d'une galère communément partagée de part et d'autre de la ligne séparant une salariée du reste de son équipe. C'est que la domination de choix économiques arrêtés par un employeur qui dit être obligé d'y céder pour cause de concurrence mondiale n'empêche pas de comprendre que l'obligation trahit en réalité une déresponsabilisation déniant l'importante question des profits gagnés sur la destruction des postes de travail et l'intensification du travail de ceux qui y restent enchaînés. L'absence de Sandra à son poste ayant permis à son employeur de vérifier que la même quantité de travail (à trois heures supplémentaires près tout de même) pouvait être effectuée à 16 comme à 17. C'est que la déresponsabilisation sous prétexte de mondialisation du capital se disant euphémiquement ici concurrence asiatique s'affirme dans un secteur économique bénéficiant pourtant d'une bonne appréciation sociale (l'énergie verte avec les panneaux solaires). Comme cette même déresponsabilisation pose et impose la division de salariés dès lors contraints d'éprouver entre eux (et de manière mimétique, les uns et les autres se renvoyant constamment la balle d'une situation que personne ne maîtrise) les mécanismes d'une mise en concurrence à laquelle ils doivent s'adapter alors même qu'ils refuseraient probablement de l'adopter si on les invitait à pouvoir voter pour ou contre. Et cette division salariale sous la condition d'une décision patronale refusant de s'afficher comme telle est une honte intériorisée par les dominés de la situation, honte de celle qui croit mendier en demandant à ses collègues de voter pour elle en sacrifiant leur prime, honte de ceux qui refusent de la voir afin de s'éviter à devoir expliquer et justifier leur choix, honte de ceux qui peuvent difficilement prétexter de la préférence de la prime contre son retour à son poste lorsqu'ils ont directement affaire à elle. Une honte qui consistera en particulier aussi à travestir, parodier et épuiser les outils habituels de la démocratie (le vote ici à l'instar du tirage au sort au début significatif des Neiges du Kilimandjaro de Robert Guédiguian réalisé en 2011) afin de transférer aux salariés le soin d'accepter démocratiquement les termes d'un faux choix imposé par la direction et déguisé en nécessaire obligation pour cause de concurrence mondiale. Comment s'étonner en conséquence de la démobilisation des classes populaires dans le registre des grandes échéances électorales dès lors que les formes traditionnelles de la démocratie sont utilisées pour déguiser la déresponsabilisation néolibérale de choix économiques pariant sur le transfert patronal de risque aux salariés eux-mêmes (longtemps moqués comme « risquophobes » dans une tribune symptomatique rédigée il y a une dizaine d'années par les idéologues du MEDEF Denis Kessler et François Ewald) ? La déresponsabilisation cachée sous l'obligation requise par la mondialisation capitaliste consistant concrètement à faire sur leur dos des économies engageant à un bout de la chaîne capitaliste le chômage de masse, la précarisation salariale et l'intensification du travail et à l'autre bout de faramineux dividendes pour les actionnaires. Voilà ce qui viendrait pratiquement attester d'une tendance à ce que le monde devienne immonde en conditionnant les comportements les plus viles. De l'entrepreneur en bâtiment mentant (et embarquant dans son mensonge son propre fils) sur l'accident de travail mortel de l'un de ses employés (La Promesse) à la petite prolétaire dont le désir de travailler à tout prix lui faisait accepter de prendre le travail de son seul ami (Rosetta). Ou encore du jeune homme s'autorisant à vendre le bébé de sa copine (L'Enfant) à la femme acceptant la mort programmée du toxicomane avec qui elle s'est mariée seulement pour bénéficier de titres de séjour alimentant un trafic mafieux (Le Silence de Lorna).



5) Le motif symptomatique de la toxicomanie, on le retrouvera à nouveau dans Deux jours, une nuit mais de manière moins strictement littérale, depuis les cachets régulièrement pris par Sandra à chaque moment de défaillance jusqu'à l'« intoxication » dont le contremaitre se serait fait l'agent afin de persuader les salariés de voter pour leur prime et, partant, contre leur collègue. L'addiction est effectivement une métaphore circonstanciée pour décrire les tendances pharmacologiques actuellement en cours concourant à des processus de « désymbolisation» et de « désindividuation» des sociétés incapables d'opposer la thérapeutique d'une médecine publique opposée à la néfaste conjugaison des effets corrosifs de la « crise hypersystémique » du modèle économique consumériste, du « marketing politique», ainsi que d'un « populisme industriel» au nom duquel les pharmaciens se convertissent en dealers et les patients deviennent des drogués (cf. Bernard Stiegler, Pharmacologie du Front national suivi du Vocabulaire d'Ars Industrialis par Victor Petit, éd. Flammarion-coll. « Bibliothèque des savoirs », 2013). L'addiction comme conversion du patient en drogué et comme privilège du consommateur sur le citoyen, comme préférence de l'emploi jetable au métier (le pantalon gris à fins carreaux du compagnon de Sandra pourrait ici témoigner sa formation aux métiers de bouche mais celui-ci ne travaille que comme employé dans les cuisines d'une cafétéria) et comme substitution du besoin au désir, autrement dit comme dégradation des vies (ou des existences) en survie (uniquement préoccupée de subsistances), qualifie métaphoriquement les tendances à l'abjection contemporaine dont la honte comme passion triste et diminution de la puissance d'agir (et de pâtir ajoutait Spinoza) représente l'un des affects les plus déterminants. Une honte faussement neutralisée par les uns au nom de l'acception de l'ordre de la domination imposant les termes de la situation. Devrait alors triompher ici la diminution de la puissance de pâtir, c'est-à-dire l'empathie en regard du sort d'autrui, mais le collègue demandant à son fils de rentrer chez lui et cette autre collègue refusant de répondre à l'interphone en poussant sa petite fille à répondre à sa place témoignent symétriquement d'une persistance symptomatique de l'affect de honte impliquant de près ou de loin leurs enfants respectifs. Une honte impossible à comprimer pour les autres qui n'ignorent pas que leur acception de la prime, alors qu'ils souffrent des mêmes difficultés économiques, entraînera le licenciement de leur collègue, mais qui sauront aussi, pour peu par exemple qu'un investissement dans la transmission intergénérationnelle d'un savoir sportif soit sur ce point décisif, ne pas reproduire un égoïsme qu'ils interdisent sur le terrain de football. On pourra encore décrire autrement la problématique proposée par les Dardenne à partir du privilège accordé à la mise en scène des interactions qui consiste en une mise en espace millimétrée (digne de la menuiserie enseignée par le héros du Fils) des échanges entre Sandra et les collègues avec lesquels elle aura pu discuter. La barre de fer d'un montant dans un jardin, une barrière sur un terrain de football, un angle à 90 degrés distinguant sous la forme d'une arête la liaison de deux murs en brique rouge, une porte d'entrée dont le seuil sépare tantôt l'appartement privé des parties communes, tantôt la résidence de l'extérieur donnant sur la rue : autrement dit toutes les formes matérielles de la vie quotidiennes vérifient pendant la durée d'interactions filmées en plan-séquence et à échelle moyenne que la division est ce qui se présente d'emblée en tant qu'elle est constitutive de la mise en relation (précisément, d'une manière inclusive de champ-contrechamp l'autre, le rapport social impersonnel précède la relation intersubjective sans jamais complètement obérer son surgissement). Il faudra alors savoir être attentif à ce à quoi les cinéastes ont voulu pour leur part être attentifs, de la répétitivité des arguments (de la nécessité de retrouver son emploi pour l'une à la nécessité de toucher la prime pour les autres en passant par le même réflexe selon lequel l'autre devrait savoir se mettre à la place de soi pour admettre son choix) à la variation faiblement significative du registre argumentatif lui-même (la prime pour compenser le chômage de la compagne, pour payer les études des enfants, pour régler la facture annuelle de gaz et d'électricité, pour supporter l'endettement nécessaire à l'acquisition de la maison opposée au retour à l'emploi permettant de ne pas aller au chômage, de payer les traites de la maison, etc.), pour assister aux situations quotidiennes d'un mimétisme social partagé et décliné sur le versant de l'opposition concurrentielle des positions respectivement occupées. Mais la découverte de toutes ces situations similaires s'accomplit aussi dans des échanges rompant avec la mise en relation découlant du rapport salarial, les salariés discutant a minima de leur sort en dehors de l'entreprise. C'est alors que le plan-séquence autorise dans le même élan que la star intransitive se mue en grande actrice capable de s'articuler avec ses partenaires comme l'aurait dit Serge Daney et que les uns découvrent la vie des autres en pouvant même dans la foulée se découvrir eux-même : une collègue désirant repartir à zéro pendant qu'une autre se lance dans la construction de sa maison sur les hauteurs pavillonnaires de Seraing, un collègue travaillant au noir parce que son salaire ne lui suffit pas pendant qu'un autre fabrique des tuiles pour compenser la privation d'emploi de sa compagne. D'autres distinctions peuvent apparaître plus clairement dans la série des mises en relation d'autrui engagée par Sandra afin de parvenir à convaincre en un minimum de temps un maximum de collègues à voter en sa faveur, entre les collègues les plus précaires (le jeune Alphonse d'origine subsaharienne qui est le seul à disposer d'un contrat à durée déterminée) et les autres les moins mal lotis (Anne qui travaille à la construction de sa pavillon), entre les femmes souvent cantonnées dans l'espace domestique à s'occuper des enfants et les hommes souvent de sortie (au café, sur le stade, au boulot du « travail à-côté » comme le nommait dans son « étude d'ethnologie ouvrière» de 1990 la sociologue Florence Weber, dans le garage, le jardin ou l'épicerie du quartier). Toute une existence invisible à l'intérieur de l'entreprise et que chacun amène pourtant avec soi au travail se révèle le temps d'un week-end aux yeux de Sandra comme une série de cercles concentriques (du cercle étroit de ses proches à celui plus éloigné des collègues qu'elle aura eu le temps de voir jusqu'à celui des collègues qu'elle n'aura pas pu approcher, et puis plus loin encore ce sont l'encadrement avec la figure triste du contremaitre et l'employeur) plongeant au plus loin d'une déresponsabilisation obligeant ici à la prise de responsabilité dont les manifestations se donnent, quelquefois, comme un devoir.



6) D'autres distinctions viennent effectivement soutenir l'existence plus souterraine d'une autre économie plus obscure qui, doublant l'économie formelle de la calculabilité et de l'unilatéralité sur ses deux bords (l'incalculable d'un côté et la réciprocité de l'autre), pousse certains à franchir la ligne de division constitutive de ce qui subordonne les interactions sur le registre du clivage interindividuel. L'événement intempestif de la rencontre intersubjective consiste en la suspension parfois électrisante de la logique extérieure d'interactions subsumées sous le rapport salarial : le face à face ne se conclut plus avec des hontes rentrées et des regards baissés, des fins de non-recevoir implicites et des refus médiatisés par un interphone ou un téléphone portable, l'autre requérant de soi une responsabilité à laquelle tout le monde veut ordinairement échapper, en cela de manière connexe avec la logique économique de la déresponsabilisation. Un visage qui fond en larmes en demandant pardon pour avoir préféré la prime (celui, inoubliable, de Timur), un corps (celui de l'héroïne) qui tombe ou s'abandonne à la tentative de suicide, une collègue (Anne) qui prend la décision de quitter son mari encouragée par le courage de Sandra, un autre (Icham) qui serait susceptible de revenir sur sa décision seulement parce qu'un visage identifie une douleur là où elle est inaudible parce qu'invisible via téléphones portables et interphones. Il aura donc fallu que quelques corps, Sandra aidé par sa camarade de travail et par son compagnon (sorte de coachs jouant à fond le jeu de la relance parce que le sort de l'héroïne les concerne autant qu'elle-même),se mettent en mouvement en raison de motivations pratiques (l'emploi conservé préférable au versement de la prime) pour que cette mise en mouvement émeuve littéralement lorsque les motifs plus profonds du courage et de la dignité populaires triomphent, même a minima, à l'endroit où la condition ouvrière se vit « après la classe ouvrière » (Stéphane Beaud et Michel Pialoux in Alternatives Économiques, n° 177, janvier 2000). Une mise en mouvement qui se manifeste de manière élémentaire, hier avec une mobylette (dans La Promesse), un scooter (L'Enfant) ou une bicyclette (dans Le Gamin au vélo), aujourd'hui avec une boîte à chaussures en guise d'urne comme avec une paire de chaussures en guise d'effets personnels à emporter après la mise à la porte. Entre, d'un côté, l'exposition courageuse du visage d'Alphonse (mais d'un courage seulement deviné par l'héroïne sans que le film ne vienne souligner cette subtile compréhension) au moment des adieux pour celle qui a perdu son pari et, de l'autre, la demande du patron que son ex-employée s’assoit exactement en face de lui, autrement dit entre deux visages dont l'un se sera courageusement exposé et l'autre aura persévéré dans la décourageante délégation de ses responsabilités à ses salariés, le visage lumineux de Sandra souriante sous le soleil dans le dernier plan. Comme le conçoit Emmanuel Levinas (par ailleurs le philosophe le plus cité dans l'ouvrage écrit par Luc Dardenne et intitulé Au dos de nos images 1991-2005, éd. Seuil-coll. « essais », 2008 [2005 pour la première édition]), le visage comme épiphanie transperce la seule manifestation phénoménologique d'un face à face interindividuel ou interpersonnel pour s'affirmer, depuis l'étrangeté des visages se regardant l'un l'autre, dans la résistance à toute prise ou appropriation. Une caméra filmant ainsi de part et d'autre de la barrière séparant sur le terrain de football Sandra de Timur (qui donne tant pour se faire pardonner, et cela bien au-delà de ce que demandent Sandra tout autant que son interprète) instruira par exemple de façon circonstancielle d'une résistance éthique à tout pouvoir (présentement patronal) depuis l'infinie responsabilité à l'égard d'autrui (cf. Totalité et infini : essai sur l'intériorité, éd. Livre de poche, 1971, p. 215-236). Précisément : « L'épiphanie du visage comme visage, ouvre l'humanité. Le visage dans sa nudité de visage me présente le dénuement du pauvre et de l'étranger ; mais cette pauvreté et cet exil qui en appellent à mes pouvoirs, me visent, ne se livrent pas à ces pouvoirs comme des donnés, restent expression de visage. Le pauvre, l'étranger, se présente comme égal »(p. 234). Nudité du visage de Timur, pauvreté du visage d'Alphonse, nudité et pauvreté du visage de Sandra jouée par Marion Cotillard dénudée et appauvrie dans son aura, dans l'égalité intersubjective d'une résistance éthique accordant à l'autre les mêmes droits que soi, à l'endroit du règne de la déresponsabilisation patronale qui est irresponsabilité – littéralement absence de réponse. Et cette égalité en référence à ce tiers qui est toujours pour moi comme pour l'autre Autrui est précisément celle qui autorise à se mettre à la place de l'autre comme elle est celle qui prescrit d'avoir honte de préférer seulement que l'autre doive se mettre uniquement à notre propre place. Après avoir refusé la proposition patronale qui traduit l'existence nouvelle d'un dissensus affiché au sein de l'équipe mais qui indexe aussi implicitement l'attribution de la prime annuelle et son retour à son poste sur le non-renouvellement du seul contrat à durée déterminée (autrement dit le licenciement déguisé d'Alphonse), Sandra avoue à son compagnon à l'autre bout du fil que tout cela n'aura pas été inutile, que la lutte aura été belle, que la mise en mouvement ou que la marche aura bel et bien conduit quelque part. Car une victoire aura été remportée non pas sur le front de l'emploi puisque l'on sait que l'emploi préféré au métier induit la capture patronale du travail et son appauvrissement (sous la forme de la jetabilité) capitaliste. Mais sur sur le front de la dignité populaire retrouvée dès lors qu'est retrouvé le pouvoir de décider dans la décision d'un refus d'assumer l'irresponsabilité patronale. S'éloignant dans le fond du plan ouvert au soleil, Sandra ouvre (et, ce faisant, elle nous l'ouvre aussi) un avenir comme le faisait naguère Charlot, celui-là même que les politiques néolibérales, les représentations médiatiques et la faillite du système parlementaire ne cessent aujourd'hui de boucher toujours plus.



7) Avec ce dernier plan, les frères Dardenne exposent une grande idée de ce qu'ils estiment être la liberté à une époque où l'hégémonie néolibérale pose et impose le libre-arbitre au principe philosophique de l'individualisme. Une idée aussi haute de la liberté que celle conceptualisée par Baruch Spinoza : est libre celui ou celle qui se détermine à agir par soi-même et ne l'est pas celle ou celui qui est déterminé à agir par autre chose que lui-même (in Éthique, I, septième définition). La liberté entendue au sens spinoziste comme auto-affection n'induit pas de faire ce que l'on veut en croyant fallacieusement échapper à la nécessité extérieure mais plutôt de s'accorder avec ce que ce dernier appelait la « nécessité de sa propre nature » qui s'identifie pour lui à l'usage (divin) de la raison. Parce que la liberté ne relève en fait pas de la volonté comme faculté mais d'une auto-affection comme cause interne (la raison) préférée aux causes externes (les passions), elle est celle qui se sera affirmée in fine dans le refus raisonnable de Sandra d'accepter un retour à l'emploi conditionné par le non-renouvellement du contrat à durée déterminée d'Alphonse. Comme une prise de position courageuse qui aura répondu à cette autre prise de position courageuse de son collègue (qui aura donc exposé à tous au moment des adieux le visage de celui qui aura préféré que Sandra reste à son poste au risque du sien). C'est bien à ce moment précis, acmé du suspense narratif et ultime épiphanie, que les Dardenne jouent le plus gros en misant tout leur film pour rafler de manière méritée la mise non pas du retour à l'emploi gagné mais du courage dans la responsabilité de refuser d'accepter l'irresponsabilité patronale. Ce non à la décourageante déresponsabilisation est un oui courageusement éthique à la responsabilité dans la décision. Comme le disait Sören Kierkegaard cité par Gilles Deleuze, « il n'y a jamais de solution, il n'y a que des décisions ». Ce « simple courage de la décision » dont une tribune du philosophe slovène Slavoj Zizek professait l'importance politique (lui qui est par ailleurs un admirateur de la pièce didactique La Décision écrit en 1930 par Bertolt Brecht) affirme également le courage dans la décision engageant un encouragement qui s'oppose au découragement découlant d'une absence de responsabilité régissant le rapport salarial dans le sens unilatéral de l'intérêt patronal. Un défaut synonyme d'une déresponsabilisation consécutive à l'absence des visages censés réciproquement supporter la responsabilité de leurs décisions. En d'autres termes, disait Gilles Deleuze, la décision consiste dans le choix du choix comme mode d'existence dont l'affrontement via les paradoxes kierkegaardiens de l'infini et du fini, de l'immanence et de la transcendance, du temporel et de l'éternel (mais aussi de la répétition et de la nouveauté) en saisit la part fondamentalement absurde. Cette absurdité qui affecte négativement Sandra au point de la voir s'étouffer à plusieurs reprises, cauchemarder et tenter de ses suicider en avalant tous ses médicaments avait en son temps fasciné Albert Camus lecteur de Kierkegaard et imaginant heureux le héros mythologique Sisyphe, figure paradigmatique de la répétition, dans la célèbre conclusion du Mythe de Sisyphe (1942). Cette joie dans l'extraction du nouveau depuis la répétition désignerait alors l'auto-affection de quelques-uns comme Sandra et son compagnon, Timur et Alphonse, Anne et Juliette qui, accusant leur propre responsabilité existentielle à l'égard (du visage) de l'autre sous la condition éthique d'Autrui, opte pour le choix autorisant in fine la première d'entre eux à choisir le choix. Le choix du choix qui, contre toute imposition de choix toujours faux (parce que subordonnés à des causes extérieures à soi), suspend toute passivité et tout découragement subjectif consécutif aux formes objectives, honteuses et immondes de la déresponsabilisation patronale. Le choix du choix comme héroïque affirmation d'une dignité populaire qui, quand elle se chante via un air rock de Van Morrison passant à la radio (Gloria du groupe Them en 1964), pourrait se comprendre « glorieusement », la gloire désignant moins ici l'acclamation liturgique constitutive de l'économie ecclésiale (comme l'a montré Giorgio Agamben dans Le Règne et la gloire. Homo sacer, II, 2, éd. Seuil-coll. « l'ordre philosophique », 2008) que la manifestation collective d'une joie exemplaire (au sens d'un exemple à suivre par toutes les personnes appartenant aux classes populaires). Cette joie qui s'exprimait déjà à partir d'une autre chanson, triste pourtant (La nuit n'en finit plus de Petula Clark en 1963), mais dont le paradoxe consiste aussi à tirer de la tristesse d'un constat apparemment désespéré l'énergie d'un combat contre toute pente suicidaire. Le choix du choix comme plan de consistance soutenant enfin un mode d'existence éthique commandé par ce « simple courage de la décision » qui, par enchaînements d'affections et identification empathique, devrait idéalement être celui du spectateur lorsqu'il sera un jour, peut-être, confronté à pareille situation. Alors il se souviendra du film et de la « poignée de main » que ses auteurs lui auront par son biais tendue.

 

« Je voudrais que nous arrivions à faire un film qui soit une poignée de main » (Luc Dardenne, Au dos de nos images 1991-2005, éd. Seuil-coll. « essais », 2008 [2005 pour la première édition], p. 10)

 

 

Un film comme une poignée de main : cette poignée aura été refusée par Stéphane Delorme, le rédacteur en chef des Cahiers du cinéma (n°701, juin 2014, pp. 44-45), dans son analyse critique de Deux jours, une nuit. Titré « La pitié dangereuse », l'article en question marque son étonnement devant l'excellente réception du film des frères Dardenne lors de sa projection en sélection officielle du Festival de Cannes, considérant que celui-ci est leur opus « le plus schématique et le plus caricatural », ses auteurs étant « passés maîtres dans l'art de manipuler les foules [en rendant] leur cinéma imparable ». Le constat est d'autant plus abruptement introduit que les cinéastes avaient jusqu'à présent plutôt bénéficié du soutien fidèle de la revue. Il est vrai que la manière esthétique des Dardenne jouit depuis Rosetta, leur premier long-métrage à avoir été programmé en sélection officielle du Festival de cinéma le plus prestigieux au monde, d'une reconnaissance induisant une projection systématique de leurs films et une série quasi-ininterrompue de prix récoltés à ces occasions. Et il est tout autant exact que cette labellisation partagée avec d'autres (Ken Loach et Mike Leigh, les frères Coen et Nuri Bilge Ceylan) induit le risque de renforcer la systématisation des procédures formelles ou stylistiques par le biais desquelles des auteurs consacrés se consacreraient davantage encore à réaliser des films dans le souci d'entretenir aussi et peut-être surtout de tels processus de consécration (et le cas de Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan, récipiendaire de la dernière Palme d'or, administre exemplairement la preuve d'un pareil péril qui n'est autre que celui de l'académisme). Deux éléments posés d'emblée par Stéphane Delorme informeraient d'un désir de balisage instruisant la simplification « schématique » et « caricaturale » du geste cinématographique dardennien : la complicité du spectateur nourrie à l'égard de l'héroïne et le fait qu'elle ait été victime d'une dépression dont elle se remet à peine avec le démarrage de la fiction. Si l'on ne voit pas en quoi cette dépression ne ferait que « polluer la situation centrale et complexe du conflit à l'œuvre dans le film », ne serait-ce déjà que parce qu'elle avère justement une complexité fictionnelle (paradoxalement reconnue par le critique) articulant atomisation relationnelle induite par la division sociale du travail et intériorisation psychologique des processus de fragilisation des collectifs de travail, l'empathie est très précisément le mode à partir duquel un cas individuel se révèle progressivement comme symptôme d'une responsabilité collective dont l'esprit du spectateur devra lui-même supporter l'épreuve. Certes, d'autres films des Dardenne (comme Rosetta ou L'Enfant) contrarient le schéma classiquement identificatoire en proposant comme héros des personnages pas facilement aimables mais le propos concerne désormais la prise en compte d'une responsabilité collective opposable à la dynamique économique d'effacement des causes réelles et de déresponsabilisation quant à leurs conséquences. Et il faudra donc bien que le spectateur en fasse lui-même affectivement l'épreuve symbolique s'il veut reconnaître que ce qui se passe sur l'écran recoupe très précisément ce qu'il subit peut-être lui-même, directement ou indirectement, ou bien en tous les cas ce que subit depuis des années le monde du travail soumis aux pressions néolibérales de la rentabilité actionnariale. Si le critique a raison de catégoriser comme « conflit moral » le nœud fictionnel du film, il se trompe pourtant en considérant que les cinéastes travaillent à en étouffer l'intensité dès lors qu'ils s'attachent à « sauver tout le monde ». Bien au contraire, le collectif de travail est particulièrement divisé (de moitié !) sur la question de savoir si Sandra doit ou non rester en son sein. Heureusement alors que le conflit moral se dédouble en conflit social contrairement à ce que regrette Stéphane Delorme, seulement les Dardenne vont plus loin en montrant comment un conflit social est toujours déjà vécu comme un conflit moral, des raisons économiques comme prétexte de réduction de personnel, en plus de camoufler des intérêts particuliers, se retraduisant toujours en clivage subjectif selon que certains y gagnent (ou croient y gagner) pendant que d'autres y perdent de toute évidence. C'est d'ailleurs la division subjective d'un conflit social en conflit moral qui autorise les cinéastes à envisager de manière moins marxienne que spinozienne (l'autre vraie référence philosophique des Dardenne avec Emmanuel Levinas) la question des inégalités sociales ou des rapports de production depuis une perspective éthique et même anthropologique où l'économie se comprend toujours déjà sur le plan élémentaire des affects (une bonne partie des travaux de l'économiste Frédéric Lordon porte d'ailleurs actuellement sur ce domaine de redoublement de Marx par Spinoza et il est heureux que des cinéastes travaillent de leur côté à penser ce registre d'articulation entre rapports sociaux de production et affects au principe de relations intersubjectives). Et c'est concrètement la déclinaison à chaque fois particulière du même motif (convaincre les collègues de voter pour l'héroïne afin qu'elle ne soit pas licenciée) qui rend manifeste, outre la répétition d'une même violence symbolique (que les salariés prennent seuls en charge et entre eux une responsabilité incombant à leur employeur), l'assurance relative gagnée par celle qui, en s'engageant pour sa cause, découvre la possibilité de ne plus avoir honte de ce qu'elle est. Chaque séquence étant comprise donc comme principe de différenciation d'une même problématique, celui-ci entraîne de nouvelles relations intersubjectives en exception ou contrariété en regard de l'habituel des rapports de production qui en rendaient difficiles le surgissement. C'est même un désir agonistique qui se lève et se peaufine et il est particulièrement antithétique avec la passivité de la dépressive dans laquelle la cantonne moins les cinéastes que le critique pressé de cataloguer leur film.



La « dimension tautologique » du cinéma des Dardenne est donc pratiquement contredite par Deux jours, une nuit qui propose le nuancier relationnel au principe d'un changement de perspective en regard de la situation initiale en vertu duquel la question ne porte plus sur le cas de Sandra mais sur celui du précaire qui risque de payer chèrement le courage d'avoir publiquement soutenu une décision favorable à cette dernière. La beauté morale relevant finalement d'une décision courageuse deux fois répétée (c'est le précaire ayant voté pour l'héroïne, puis celle-ci refusant de rester malgré la proposition de l'employeur consécutive au vote négatif après avoir compris que rester induira la non-reconduction du contrat à durée déterminée du précaire), cette double répétition avère alors un devoir individuel de responsabilité à l'endroit même où triomphe l'irresponsabilité patronale. C'est l'inégale puissance des intensités relationnelles qui aura du coup travaillé à redonner courage et estime de soi à un individu jusqu-là pressé comme un citron par une configuration sociale qui fait pourtant de la promotion de l'individualisme le moyen idéologique de liquidation des protections ouvrières et sociales notamment assurées par les institutions salariales. Et le personnage de contremaître résolument quelconque interprété par Olivier Gourmet incarne à ce titre moins la part mauvaise du « système » qu'il occupe une position particulière dans les rapports de production l'ayant empêché de connaître l'épreuve morale du choix individuel et l'épreuve éthique de l'intersubjectivité. L'argument suivant du recul naturaliste du film vient rapidement buter sur ses propres contradictions internes, étant difficile d'un côté de le caractériser négativement comme « artificiel »alors que, de l'autre, il est reconnu que ce « cinéma apparemment naturel mais artificiel est abstrait dans ses meilleurs jours ». Le personnage même de Sandra, interprété par une des rares vedettes française dont la carrière est internationale, représentant le plus gros artifice, son accent wallon frôlant la rupture conventionnelle en termes de crédibilité. Il est alors tout à l'honneur des frères Dardenne de compliquer un réalisme par le moyen duquel les fictions témoignent d'un caractère d'exemplarité les rapprochant plus du théâtre brechtien que du tout-venant naturaliste (comme si, plus précisément, les cinéastes avaient su trouver les moyens cinématographiques de réconcilier la mimesis aristotélicienne avec le didactisme défendu par le dramaturge communiste allemand). La question de la prime est autrement plus symptomatique, à la fois de la réussite du film en termes de réalisme comme de l'incompréhension critique de Stéphane Delorme à son égard. Déjà, distinguer la prime du salaire en considérant que vouloir conserver la première est uniquement signe d'un égoïsme que le film ne saurait même relever est doublement faux. D'une part parce que l'égoïsme est ce qui détermine un certain nombre de décisions allant à l'encontre du souhait de Sandra. D'autre part parce que la réalité économique poussant toujours plus à la baisse les salaires comme à soustraire toujours plus du revenu du principe de la cotisation sociale pousserait assez facilement de nombreux salariés à considérer ces mille euros comme une relance réelle de leur pouvoir d'achat (et même de s'endetter comme l'expliquent certains des employés du film). Cette réalité sociale semble étrangement inconnue pour le rédacteur en chef des Cahiers du cinéma qui ignorerait alors que le gel des salaires conjugué à la hausse du coût de la vie détermine en valeur relative la baisse des revenus du travail, ce dernier ne semblant pas remarquer que les employés de Deux jours, une nuit appartiennent aux franges de l'exécution, pas bien rémunérées, et non de l'encadrement, mieux payées. La ponction sur salaire comme meilleure option scénaristique opposable au choix de la prime n'étant possible qu'avec un accord signé avec les représentants (syndiqués ou non) du personnel, cette proposition irréaliste aurait pour le coup creusé le hiatus entre le réalisme de la fiction et ses référents issus du monde réel, alors même que leur respect garantit le crédit et, partant, la croyance au principe de l'identification du spectateur. De plus, s'appuyer sur un article non référencé du Huffington Post apparaît bien maigre pour étayer un argumentaire permettant de comprendre les mécanismes du capitalisme contemporain, un patron pouvant décider (ce qui est quand même la base dans une société réglée par la propriété privée et lucrative) en tant que propriétaire des moyens de production d'allouer ou non une prime aux salariés les plus méritants (une prime donc mais pas du salaire qui relève du régime des accords d'entreprises et des conventions collectives). Quand on sait par ailleurs que les films des Dardenne sont la conséquence de projets solidement documentés et mûrement ruminés pendant des années au cours desquelles ils auront eu tout le loisir de s'informer pratiquement sur la véracité des situations qu'ils désirent mettre en scène, l'interrogation perd en légitimité. Il faut même avouer qu'elle finit par se dissiper totalement lorsque le critique se pose la question du ratio, puisque la proposition patronale de conserver finalement Sandra avec la prime (annuelle) de mille euros pour le reste des employés ne se comprend qu'en relation avec la découverte que l'absence de l'héroïne souffrant de sa dépression aura été palliée par un surcroît de productivité du reste de l'équipe. Ce qui signifie que l'équipe en incluant cette dernière pourra bénéficier du versement conservé de la prime mais en conséquence la réduction d'une partie de ses effectifs en représentera le complément (et l'on a compris ainsi que Sandra l'aura saisi que le salarié précaire qui a voté pour elle ne sera pas reconduit). Comment peut-on alors conclure en marquant une préférence pour Bird People de Pascale Ferran, « l'envolée » promise par ce dernier film échouant à ne pas s'identifier littéralement à de la niaiserie (le niais étant « tombé du nid » ainsi que nous l'apprend l'étymologie), quand la marche défendue par le premier avère pratiquement que les prises de conscience sont inséparables des affects au principe du mouvement des corps et des responsabilités qu'impose le visage d'autrui ?

 

Le 1er décembre 2014


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