Palmes académiques : retours critiques sur Cannes 2014 (deuxième partie)

Taches d'huiles

White God (2014) de Kornel Mundruczo


 

Bâtards de Koulechov et de Pavlov


 

La ville est déserte, les routes vides de toute circulation à l'exception d'une jeune fille à vélo quand, soudain, une meute de chiens comme sortie de nulle part jaillit à l'angle mort d'une rue et déferle après elle telle une vague impossible à contenir. L'ouverture du septième long-métrage du réalisateur hongrois (depuis l'inaugural Pleasant Days en 2002) frappe d'autant plus l'esprit par son caractère apocalyptique qu'elle rappelle deux autres séquences particulièrement puissantes et appartenant à des films particulièrement importants en dépit de leurs différences respectives : ce sont d'une part les chevaux traversant une place vide dans Satantango (1994) de Béla Tàrr et ce sont d'autre part une meute semblable digne d'un film de Hayao Miyazaki et électrisant le tout début du film d'animation Valse avec Bachir (2008) de l'israélien Ari Folman. Le fait même que White God soitun film hongrois et que Janos Derzsi y fasse également une apparition dans le rôle d'un sans-logis récupérant un chien pour le revendre afin de s'offrir un repas auraient pu accentuer la proximité avec les films de Béla Tàrr. Si seulement son auteur ne sacrifiait pas aux réflexes hollywoodiens les plus éhontés, de l'anthropomorphisme au principe de la compréhension des motivations humaines, trop humaines conduisant un chien nommé Hagen et la meute qu'il conduit à ressembler au bout du compte au singe César appelant ses pairs au soulèvement des esclaves contre leurs maîtres dans le reboot de La Planète des singes (Rise of the Planet of the Apes de Rupert Wyatt en 2011) jusqu'au déluge musical pompier signé Asher Goldschmidt et digne des partitions les plus assourdissantes du plombier Hans Zimmer. Il faut rendre compte de la manière avec laquelle Kornel Mundruczo s'applique à démentir et contrarier tout ce qui aurait pu aider à préserver la singularité esthétique d'un projet qui, au final, ne consiste qu'en un divertissement spectaculaire de plus prenant prétexte de la violence des êtres humains à l'égard des chiens pour tenter de rivaliser avec l'actuelle norme hollywoodienne en termes de promotion de blockbusters. Pourtant, White God se place d'emblée sous des auspices prometteuses, avec son titre en forme de clin d'œil à White Dog (1982) de Samuel Fuller (et d'ailleurs, plus tard, un personnage en forme de sosie de Jean Seberg tentera d'approcher Hagen retenu captif dans un chenil), sa dédicace à Miklos Jancso (cet immense cinéaste hongrois ayant émergé à l'époque des Nouveaux cinémas durant les années 1960, en particulier ceux en provenance de l'Europe de l'est), son exergue due à Rainer Maria Rilke (la citation « Tout ce qui est terrible a besoin de notre amour » tirée de Lettres à un jeune poète en 1929 et que l'on connaissait écrite sous la forme suivante : « Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours, qui attendent que nous les secourions ») et une évidente inspiration puisée dans le film paradigmatique du genre, à savoir The Birds (1963) d'Alfred Hitchcock. Mais la révérence envers Miklos Jancso (qui, avant de décéder, avait déjà conseillé au réalisateur de réduire d'une bonne demi-heure son long-métrage) appelle moins l'invention d'amples ballets chorégraphiés en plan-séquence en souci d'excéder allégoriquement certains épisodes historiques captifs de leur lecture idéologique que la sollicitation d'une autorité afin d'en grappiller quelques miettes d'aura. Mais le voisinage promis avec le film de Samuel Fuller ne produit absolument rien (White God dont le titre demeure inexpliqué,ne traitant ni de la bêtise raciste projetée dans l'animalité d'un chien ni des limites d'un antiracisme croyant aux vertus pédagogiques de son contre-dressage), sinon la répétition de la même opération précédente de récupération symbolique d'un nom prestigieux afin qu'un jeune loup puisse en profiter. Quant à la comparaison avec The Birds, elle tourne rapidement court, tant le film de Kornel Mundruczo s'attelle à esquiver les options de cinéma radicalement adoptées par Alfred Hitchcock avec son adaptation du récit de Daphne Du Maurier au profit de solutions de mise en scène autrement plus classiques, voire académiques (la musique ronflante, l'arbitraire et tardive inflexion fantastique au nom de laquelle des chiens normaux se transforment aux deux tiers de la narration en figures intelligentes animées du souci de la vengeance, la psychologisation anthropomorphique du comportement animal, son indexation stricte sur les relations privilégiées entretenues entre un chien et sa jeune maîtresse – tous éléments résolument exclus de la réalisation de The Birds). Toutes choses égales par ailleurs, White God représenterait alors à l'égard du film d'Alfred Hitchcock ce que Interstellar (2014) de Christopher Nolan vaut pour 2001 : A Space Odyssey (1968) de Stanley Kubrick, c'est-à-dire la relecture post-moderne et régressive, consensuelle et bourrée de psychologie, de chefs-d'œuvre ayant historiquement reconfiguré les limites de leur genre respectif et qui, produits par l'industrie hollywoodienne, avaient pourtant eu le courage de pousser dans ses retranchements quasi-abstraits son régime représentatif habituel.

 


Comment Kornel Mundrucso pourrait-il sérieusement prétendre vouloir se hisser à la hauteur des grandes références cinématographiques dont il se gargarise tant, alors que son film n'hésite pas à dégouliner de sentiment lorsque Hagen considère tristement son rival canin lors d'un combat clandestin, s'évade héroïquement du hangar où de tels combats sont initiés, retrouve son ami – un petit chien blanc digne du Uggie de The Artist (2011) de Michel Hazanavicius qui mourra horriblement sous des balles policières, s'étant préalablement lancé dans une révolte rien moins qu'humaine à laquelle vont se joindre automatiquement tous les autres cabots du chenil sous la houlette de leur leader ? Au moins, Luke et Body jouant le rôle de Hagen auront reçu à l'instar de Uggie la Palme Dog lors du dernier Festival de Cannes, en plus du prix Un certain regard pour White God. Il se trouve aussi que la Palme Dog aura été partagée avec un autre chien, Roxy Miéville, vu dans Adieu au langage (2014) de Jean-Luc Godard et cet étonnant ex-æquo permettra à la limite d'instruire la radicale différence séparant deux films ne partageant pas vraiment la même vision cinématographique d'un représentant de la race des canidés. Quatre grands films auront d'ailleurs su en 2014montrer à l'écran des chiens préservés de toute obligation à devoir servilement adopter les comportements que leurs maîtres humains voudraient qu'ils reproduisent à l'intention des réflexes anthropomorphiques intériorisés par les spectateurs, le film de Jean-Luc Godard ayant été précédé d'une part par Chiens errants (2013) du taïwanais Tsai Ming-liang et plus récemment suivi d'autre part par Et maintenant ? (2014) du portugais Joaquim Pinto (films auxquels on devra désormais ajouter le magnifique Jauja de l'argentin Lisandro Alonso). Si ces films comptent parmi les plus importants de l'année passée, c'est aussi parce qu'ils adossent leur modernité cinématographique sur une éthique anti-autoritaire dans le refus de l'injonction à commander, le chien libre de persévérer dans son être obligeant alors le cinéaste à composer avec lui afin de pouvoir filmer un lieu abandonné (Chiens errants), autorisant un autre cinéaste à retrouver par son biais une manière au ras du réel d'agir, de sentir et de laisser vagabonder la pensée du spectateur (Adieu au langage), manifestant enfin pour le dernier l'exigence d'un vitalisme transgressant les partages classiquement anthropocentriques hiérarchisant les formes de vie (Et maintenant ?). Quant à Jauja, son chien se contente sans plus de traverser souverainement le cadre.Lorsque la jeune fille de White God se complaît en disant à son chien Hagen qu'elle n'a jamais voulu lui infliger la brutalité du dressage, surgit alors une contradiction impensée comme telle entre ce que dit à ce moment-là le scénario et la mise en scène bruyamment investie, caméra sur l'épaule, dans le dressage de centaines de chiens et un filmage anthropomorphique (les séquences sont saturées de l'effet Koulechov) afin qu'ils ressemblent moins à ce qu'ils sont quand la caméra ne tourne pas qu'aux singes numérisés et génétiquement modifiés de Rise of the Planet of the Apes rivalisant avec l'espèce humaine afin de substituer une nouvelle domination à la sienne. Il y d'ailleurs une foncière malhonnêteté à vouloir incurver dans la dernière partie du film une narration placée sous les auspices du réalisme pour ensuite l'embarquer sur les chemins de la vengeance horrifique (tous les méchants ayant fait du mal à Hagen seront systématiquement éliminés par ce dernier et la meute qui se tait lors du premier meurtre le suivra pour tous les autres, programmatiquement), le sous-genre du rape and revenge devenant pour l'occasion celui d'un pathétique growl and revenge (« grogner et se venger »).

 

 

On pourra toujours évoquer cette impulsion scénaristique (une taxe en faveur des chiens de race oblige les propriétaires de bâtards à s'en débarrasser) censée attester que White God est peut-être obscurément un film d'anticipation (à l'instar de Mommy de Xavier Dolan en 2014 avec sa loi fictive autorisant l'État à prendre en charge les enfants que les parents n'assument plus), mais elle ne servirait au fond qu'à défendre l'idée médiocre d'un film proposant l'allégorie littéralement cynique d'une révolte fiscale menaçant l'Europe(une taxe de ce genre représente sûrement le cauchemar des anti-fiscalistes de tout poil). Mais l'inflexion fantastique vaut surtout pour imposer un autre tour allégorique au film, plus intéressant il est vrai notamment parce qu'il vérifie la citation de Rainer Maria Rilke, selon lequel les choses terrifiantes attendent que nous les aimions en venant à leur secours. De la meute interrompant la représentation de l'opéra de Richard Wagner intitulé Tannhäuser (1845) aux notes que finalement jouera l'héroïne (elle est trompettiste au sein de l'orchestre) afin de la calmer dans une reprise évidente du motif légendaire du Joueur de flûte de Hamelin en passant par le clin d'œil à l'opéra wagnérien dans un vieux Tom et Jerry passant à la télévision (Cat's Concerto en 1947), s'impose un coup de coude en direction d'un autre cycle d'opéras du même compositeur (Hagen est le nom de l'assassin de Siegfried en fidélité aux rois burgondes dans Der Ring des Nibelungen entre 1849 et 1876) En regard du reste d'un récit identifiant l'autorité à la brutalité, s'imposerait l'idée d'une autorité désidentifiée de l'autoritarisme dès lors que la musique comme manifestation particulière de l'art puisse être extraite des circuits socioculturels de l'apprentissage sévère et de la représentation bourgeoise. Et d'autant plus s'agissant de Tannhäuser dont le thème selon Slavoj Zizek porterait sur la « perturbation dans l'ordre de la sublimation » oscillant entre les pôles de la vierge sacrée et idéalisée identifiée à cet avatar de la Dame de l'amour courtois qu'est Elisabeth et le pur excès métaphysique associé au personnage de Vénus (in La Subjectivité à venir. Essais critiques, éd. Flammarion-coll. « Champs », 2006[2004 pour l'édition originale], p. 181). Ce que résumait déjà Charles Baudelaire dans un article publié dans la Revue européenne le 1er avril 1861 et intitulé « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris », cet opéra représentant « la lutte des deux principes qui ont choisi le cœur humain pour principal champ de bataille, c'est-à-dire de la chair avec l'esprit, de l'enfer avec le ciel, de Satan avec Dieu ». L'art comme moyen de sublimation et d'expression d'une autorité symbolique séparée de ses dérives surmoïques et autoritaires en lesquelles identifier les désordres internes à la sublimation, ce serait donc ce que comprennent tous ensemble une meute de chiens victime de la brutalisation humaine (de la voisine délatrice au dresseur), une jeune fille qui n'aura jamais cessé de se frotter aux figures de l'autorité patriarcale (exemplairement le pervers chef d'orchestre) et son propre père qui ayant enfin compris cela se couche à ses côtés, à plat ventre, devant les chiens alors que pointe l'aurore. L'idée est belle, mais comme l'héroïne se vante que son chien n'est pas dressé alors que Luke et Body l'incarnant à tour de rôle le sont bel et bien, la valorisation scénaristique de l'autorité nettoyée de tout autoritarisme est alors largement compromise par la réalité pratique d'un film dont la mise en scène repose sur de multiples injonctions au commandement,. Du dressage réel des chiens à leurs comportements fictionnels programmatiques en passant par un appareillage spectaculaire vouant le spectateur à une pure réflexologie massivement entretenue par la domination économique des blockbusters hollywoodiens. D'ailleurs, la mention pathétique et particulièrement caractéristique du capitalisme sur son versant éthique sur laquelle se sont récemment clos un certain nombre d'entre eux (« plus de 10.000 emplois ont été créés grâce au film » alors que, comme le rappelle le sociologue du salariat Bernard Friot, l'emploi à la différence du statut et du salaire continué est synonyme de précarité contractuelle et de chômage) trouverait à se prolonger dans le film de Kornel Mundruczo avec le fait que tous les chiens y formant sa meute auront été trouvés dans des chenils et ont depuis bienheureusement trouvé leur maître. L'ultime référence de White God, y compris dans son rapport aux canidés, serait peut-être alors à trouver, en complément de Koulechov, du côté de Pavlov.

The Tribe (2014) de Miroslav Slaboshpytskiy


What else ?


Après le radical chic dans sa version softcore (Near Death Experience de Gustave Kervern et Benoît Delépine exigeant de l'écrivain réactionnaire Michel Houellebecq qu'il se jette sans filet dans une forêt préservée de la nullité néolibérale afin d'y retrouver une nouvelle innocence du monde), voici le radical chic dans sa version hardcore : The Tribe de l'ukrainien Miroslav Slaboshpytskiy, chouchouté par Charles Tesson lors de sa présentation à la Semaine Internationale de la Critique au point d'y recevoir, entre autres, le Prix de la Révélation France 4 ainsi que le Grand Prix sponsorisé par une marque de café appréciée. « What else ? » : on la connaît, la ritournelle aguicheuse de la fameuse publicité. Et, en effet, quoi d'autre ne cesse-t-on de se demander pendant le calvaire en lequel consistent les 132 minutes d'un premier long-métrage qui affiche sans vergogne et un gros rien de putasserie les signes les plus ostentatoires de la radicalité formelle généralement plébiscitée par le Festival de Cannes. D'abord, intimidant, le titre, « la tribu » en français, en guise métaphorique de désignation épaisse et péjorative d'une bande d'adolescents sourds-muets se livrant depuis les murs d'une institution spécialisée aux activités les plus douteuses, la violence dont ils sont les sujets (parce qu'ils la relaient tout en en étant les victimes) devant censément les identifier aux groupes de sauvages naguère étudiés à la loupe du colonialisme et de l'impérialisme par des ethnologues qui, alors supplétifs de la domination occidentale, en assuraient la caution scientifique. Quoi d'autre ? Des plans-séquences en travellings avant ou latéraux tournés en steadicam afin de conduire des personnages rapidement réduits aux figures grises d'une triste chorégraphie sociale jouée d'avance, la frontalité clinique de l'ensemble consistant à écraser suffisamment l'image pour la nettoyer de tout risque de trouble et d'ambiguïté, de suspension et de mise en question. Quoi d'autre ? Une narration programmatique seulement motivée par la surenchère cumulative d'épisodes afin d'enfoncer le clou d'un désastre à chaque séquence toujours plus irrémédiable, cela au nom du misérabilisme le plus triomphant, du naturalisme le plus aporétique car le plus tautologique (ne se présente que ce qui est sur le mur de l'écran et rien d'autre - on comprend alors la nécessité du réalisateur d'avoir montré La Vie d'Adèle, chapitres 1 & 2 de Abdellatif Kechiche à sa jeune actrice). Quoi d'autre ? Des références à la pelle afin de légitimer la machine vide d'un radicalisme témoignant avant tout chose de la jouissance obscène du metteur en scène, mais qui en révérence à chacune d'entre elles réussit le tour de force de renforcer leurs qualités respectives, notamment en ceci qu'elles savent, certes inégalement, mieux échapper aux impasses nihilistes du radical chic dominant. C'est déjà le magnifique Scum (1979) de Alan Clark qui n'oublie pour sa part jamais de montrer comment la brutalité des jeunes consiste structurellement en la prise en charge et la délégation de la violence institutionnelle sur ses propres sujets, pendant que l'institution de The Tribe se voit littéralement vidée au bout de dix minutes de la plupart de ses représentants, les restants étant seulement relégués au rôle de complices d'une violence qui n'appartient en propre qu'au fond pulsionnel de la tribu et à elle seule. C'est aussi l'adolescence marchant dans les couloirs d'un lycée en direction de l'inévitable catastrophe de Elephant (2003) de Gus Van Sant (lui-même s'inspirant du Elephant de Alan Clark en 1989 comme le fit encore dernièrement le court-métrage Hillbrow de Nicolas Boone en 2014). Mais, en ce cas, les flottements spatio-temporels faisaient disjoncter la somme labyrinthique de raisons déterminant un massacre particulier dès lors perçu comme un événement tragique revenant éternellement, a contrario des travellings du réalisateur qui s'ingénient à neutraliser tout hors-champ en rabattant sur la tête de ses figures toutes les possibilités pour que le pire soit, linéairement et absolument, sans mystère et sûr. C'est également le cinéma tout entier de Michael Haneke, convoqué pour son filmage clinique et la frontalité dans l'exposition parfois crue des maux contemporains. Mais il faut savoir être gré au cinéaste autrichien de mettre en crise les évidences de la représentation de la violence dans une esthétique de la disjonction, de la suspension et de la dissémination du sens préservant une place éminente au hors-champ, quand celle-ci se voit purement et simplement annihilée par le film de Miroslav Slaboshpytskiy. Et, boxant dans la même catégorie, Ulrich Seidl, l'autre Autrichien mi-décapant mi-pénible, est au moins capable lui d'un humour sous-estimé (comme en atteste son récent triptyque Amour entre 2012 et 2013) qui distord quelque peu les perspectives de ses brûlots consacrés à la bêtise contemporaine.


 

Ce sont encore les films du réalisateur roumain Cristian Mungiu qui, s'essayant de son côté à combiner des éléments esthétiques caractérisant la manière des deux derniers cinéastes cités, proposait au moins avec 4 mois, 3 semaines, 2 jours (2007) de filmer un avortement comme un combat susceptible de solidarités féminines autant valable pour tous les temps qu'à l'époque des contradictions du régime autoritaire de Nicolae Ceausescu (le dictateur stalinien n'ayant jamais autorisé l'interruption volontaire de grossesse afin de brosser dans le sens du poil la majeure partie d'un peuple ayant foi en l'église catholique). Quand l'avortement de The Tribe ne semble servir qu'à sanctionner l'irresponsabilité sexuelle d'une jeune femme qui saura malgré tout retrouver, comme si de rien n'était, le même sourire dans la séquence suivante que celui qu'elle arbore au moment d'être prise par derrière par un camionneur lors des moments de tapin. Même un film aussi pénible que Au-delà des collines (2012) du même réalisateur paraît l'être rétrospectivement un peu moins que son suiveur, ne serait-ce que parce qu'il se refusait à varier les plaisirs relatifs au désastre en direction duquel se destinaient ses deux héroïnes. Quoi d'autre ? On aura gardé le pire pour la fin, l'élément dont la plupart des critiques positives relaient la publicité (une expérience « littéralement inouïe » dixit L'Express) en vertu duquel le réalisateur assure qu'avec son film il aura rendu hommage au cinéma muet : tous les acteurs de The Tribe sont sourds-muets et aucun sous-titre ne traduira pour le spectateur le langage des signes qu'ils utilisent. C'est sur cet ultime versant, nerf de la guerre livrée par un metteur en scène qui considère l'expérience du spectateur comme devant s'identifier à une purge punitive, que son film atteint les parages les moins fréquentables, sinon les plus sordides. Non pas évidemment que les sourds et muets n'aient aucune légitimité à bénéficier de la représentation cinématographique, bien au contraire tant ils appartiennent à tous ces minoritaires que la doxa marginalise en termes de visibilité. Le problème étant que l'absence de sous-titres, aussi scandaleuse ici que pour n'importe quel film tourné dans une langue étrangère à celle de ses spectateurs, croit trouver sa justification dans un langage corporel censé être universellement compréhensible alors que la privation de toutes les subtilités symboliques et langagières qui y sont attachées ne représente au fond qu'une mutilation symbolique supplémentaire à toutes celles que le réalisateur aura imaginées afin d'estomaquer le public, par tous les moyens. Le malaise atteint le summum du ridicule quand, une fois refoulés de l'avant-plan les très rares personnes ne souffrant pas de ce handicap afin qu'on ne puisse pas les entendre, ne restent que les représentants eux-mêmes sourds-muets de l'institution. Et l'avorteuse elle-même ne saurait échapper à un destin cinématographique qui privilégie le langage uniquement s'il est celui des signes, tout en le mutilant de toute la richesse langagière qui le caractérise en refusant par décret autoritaire tout sous-titre. La dernière arnaque consistant à vanter un film sonore tourné avec des sourds-muets qui, étant ce qu'il est, vaudrait comme hommage au cinéma muet. Doit-on rappeler au réalisateur ainsi qu'à ses thuriféraires que le cinéma dit « muet » (ou même « sourd » comme le qualifie plus justement Michel Chion) n'aura presque jamais montré, à l'instar du cinéma dit « parlant » d'ailleurs, des sourds-muets ? Doit-on également expliquer que, face à un film dit « muet » ou « sourd », l'expérience de la surdité appartient de fait au spectateur qui perçoit au moins que les personnages parlent en usant de leurs lèvres ? Doit-on enfin poser que l'usage de travellings tournés en steadicam et filmés en plan-séquence appartient manifestement à une séquence (toujours ouverte et à peine vieille de trente années) de l'histoire du cinéma particulièrement récente ? Humiliations, sadisme, exactions, extorsions, prostitution, une demi-douzaine de scènes sexuelles (et l'amour ne survenant que parce qu'un garçon sait varier les positions à l'inverse des camionneurs pressés de se vider dans la jeune fille dont il devient amoureux), crachat et pipi, avortement et viol, et pour finir un massacre : la jeunesse sourde et muette d'Ukraine aurait-elle la possibilité d'expérimenter autre chose qu'un catalogue d'atrocités feuilleté par un réalisateur pressé de secouer et d'ébranler le petit monde festivalier en lui assénant un film « coup de poing » comme le dit la publicité qui, muet, n'en est pas moins atrocement parlant, assourdissant, assommant. Un film pauvrement « full frontal », à poil et pas beau, si jeune (son auteur n'a que quarante ans) et déjà bedonnant. Une simple espérance : malgré les encouragements du café sponsor, de sa dizaine de prix, de la vente internationale du film, et de son carton historique au box-office ukrainien, pourvu que « quoi d'autre ? » signifie désormais que le compte du chic et choc y est et qu'il est enfin possible pour le réalisateur de passer à autre chose, de moins tapageur et de plus substantiel.


26 mai 2015

 

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