Écrire pour voir

Le traître

(contre l'oubli, tout contre)

 

à propos de Une terrasse en Algérie (éd. Verdier, 2018) de Jean-Louis Comolli

Seconde partie

Une terrasse en Algérie est une lettre à deux battants, champ-contrechamp, deux plis comme les volets d'une fenêtre. Le récit d'une jeunesse algérienne abritant la scène originaire d'une non-réconciliation générale est aussi celui d'un présent hanté par la maladie dévorant la mémoire de l'aimée. La muse qui aura inspiré la lettre est ainsi oublieuse mémoire de s’oublier elle-même.

 

 

Une terrasse en Algérie est une déclaration d'amour dédiée à l'Algérie en l'étant contre la communauté qu'il aura fallu trahir. Elle s'offre aussi à celle qui n'a jamais pu la lire – une adresse déchirante de rester à tout jamais lettre morte.

« Le souvenir est le seul enfer auquel nous soyons condamnés en toute innocence » (Arthur Schnitzler cité dans Nouvelle vague de Jean-Luc Godard, 1990)

 

 

 

« (…) lorsqu’on fait une reprise, c’est qu’il y a un trou » (Frédéric Neyrat, Homo labyrinthus, éd. Dehors, 2015, p. 17)

 

 

 

La muse sans le savoir

 

(oublieuse mémoire)

 

 

 

On ne dira pas que Une terrasse en Algérie est le premier récit de Jean-Louis Comolli. Car des récits, il y en a toujours eu avec lui et à profusion, généreusement prodigués depuis plus de cinquante années d'une discipline de pensée dont on se demande encore si elle se serait un seul jour relâchée. La discipline comollienne est un geste dont le cinéma est le plan d’immanence ou de consistance, à envisager tantôt sur le versant théorique des interventions portant sur le cinéma qui induisent toujours a minima des constructions narratives, tantôt sur le versant pratique des réalisations cinématographiques qui en exigent plus expressément d'autres. Surtout de la part de qui sait venir après Christian Metz et, par voie de conséquence, ne saurait ignorer, cinéma « dit » documentaire ou pas, que tout film est toujours déjà un film de fiction. D'ailleurs, Jean-Louis Comolli signe ainsi ses films : comme étant leur metteur en scène. On dira alors que ce récit à dominante autobiographique est sa première aventure tentée dans le champ de l'écriture littéraire. Non pas que le cinéma ne s'y retrouve pas, bien au contraire la pensée du cinéma y trouve sa place en en ponctuant régulièrement la trame. Non pas davantage que le massif des textes précédents ne sacrifiait pas à l'autobiographie (Oscar Wilde). Mais les impératifs catégoriques commandant à la logique de ce texte autorisent pour la première fois son auteur à ne pas en passer par les dispositifs éprouvés de la proposition théorique, de l'intervention critique ou de l'analyse filmique.

 

 

 

En cette exceptionnelle occasion, qui engage aussi l'épreuve d'un saut dans le vide d’un je frontal, Jean-Louis Comolli y déploie une écriture tendue en ses bords par l'agencement de deux séries distinctes et entrecroisées, distinguées typographiquement. D'un côté, le récit en écriture romaine investit la mémoire désordonnée d'instantanés appartenant à la fin des 1950. La formation de l'adolescent qu'il aura été, tachetée de brûlures par les ultimes feux de l'Algérie coloniale, est revue et considérée, reprisée par l'homme qu'il est devenu dans l'après coup d'un écart fort de soixante années désormais. De l'autre, une vingtaine de fragments plus courts et en italique reviennent d'une autre strate de temps vécu, mais celle-là plus proche du présent, dans l’émiettement récemment provoqué par la maladie d'Alzheimer ayant consumé la mémoire et emporté la vie de l'aimée.

 

 

L'espace littéraire ouvert par Une terrasse en Algérie est moins celui de la mémoire en ses errements fertiles et ses réécritures rétrospectives, que des béances qu'y creuse nécessairement l'oubli. Oubli creusant en soi ses galeries, certes, mais oubli aussi et surtout rapporté au visage de l'autre, miroir d'une longue proximité devenue avec la maladie le siège d’un abîme insensé. La muse qui souffla à l'auteur ce récit en ses pas de deux et ses cloche-pieds, comme autant de claudications entraînant à chaque fois le risque du trébuchement, la muse sans le savoir qui inspira cette émouvante boiterie littéraire s'appelle Marianne Comolli. Marianne comme l'héroïne de Pierrot le fou (1965) de Jean-Luc Godard.

 

 

 

Marianne aimée depuis des rivages ensemble fréquentés du côté de Stora à l'époque où Skikda s'appelait encore Philippeville. Marianne aimée jusqu'au reflux d'une mémoire qui aura été de moins en moins partagée, mémoire longtemps commune pour finir morcelée, rongée de néant par l’extension de la maladie, mutilée de toute sa moitié. Et cette muse, sans le savoir, l'aura été en raison d'être moins porteuse de mémoire que rappel de la face oublieuse de toute mémoire : « La muse, ce n'est pas la Mémoire, c'est Oublieuse Mémoire. » (Maurice Blanchot, L'Entretien infini, éd. Gallimard/NRF, 1969, p. 460).

 

 

 

Poignant est le sentiment étreignant le lecteur qui songe que la première série narrative aurait été inenvisageable indépendamment de la seconde, dès lors que la pelote de la mémoire qui fout le camp en se dévidant avec les fuites de la maladie exige impérieusement qu'à l'autre pôle elle s'enroule autour de quelques noyaux de souvenirs composant un îlot sauvé des eaux – un archipel essentiel. D'une pelote l'autre, telles les deux bobines de l'appareil de projection, dans l'insistance contre l'oubli numérique de la mémoire en sels d'argent déposés sur les rubans de Möbius enroulés-déroulés par ce vieux rêve de l'humanité : celui que le cinéma aura matérialisé en le projetant au monde entier.

 

 

 

 

Volets clos, fenêtres ouvertes

 

(battements de cœur, battements de paupières)

 

 

 

 

Ce rêve peut s'écrire aussi et il appelle alors les voies littéraires de l'introspection et de la rétrospection mêlées. Ce rêve qui appartient à la singularité quelconque d'une vie vécue et remémorée commence ainsi, la première phrase ayant valeur à elle seule de paragraphe en faisant revenir du plus lointain des souvenirs ceci : « Nous vivions en Algérie, nous fermions les volets. » (p. 11). Et puis, à peine deux pages plus loin, il se prolonge avec le premier fragment offert à la mémoire de celle qui perdit le sienne, dont l’oubli fut aussi d’être oublié comme tel : « Nous vivons fenêtres ouvertes sur un jardin cerné d'immeubles. » (p. 13). Imparfait et présent, Algérie et France, volets fermés et fenêtres ouvertes, pays ouvert mais perdu et pays actuel mais barré (et peut-être même mal barré), celui qui se souvient encore et celle qui se rappelle de moins en moins : le temps passe et repasse dans les battements de la mémoire en alternant petites pannes et grosses coupures. Les montages mémoriels étant toujours constitués de démontages au principe d’autant de remontages, émaillés aussi de coupes elliptiques, toujours troués de plans noirs. D’ailleurs, entre l’Algérie et la France, il y a un autre pays, l’Italie, l’intervalle du pays natal des grands-parents voués au redoublement de l’exil : « le reste de la famille Comolli (…) exilé deux fois. » (p. 11).

 

 

 

La mémoire est un organe indéfiniment plié et infiniment pliable, dont la plasticité fluctue entre montages volontaires et d’autres inconscients. La mémoire est un cœur qui bat en rythmes, tout en systoles et diastoles, les pleins n'étant tels qu'à raison impérieuse des déliés, les uns qui ressemblent parfois à des bosses, les autres semblables à des trous noirs.

 

 

 

Une terrasse en Algérie est une déclaration d'amour offerte à celle qui ne pouvait pas, à celle qui ne pourra jamais la lire – une adresse déchirante de rester à tout jamais lettre morte.

 

 

 

L'errance de la lettre n'est pas que dissémination caractéristique d'un geste de déconstruction. Ou bien elle l'est mais en rendant possible la venue de l'autre en sa face indiscernable et, plus distinctement, le lecteur que nous sommes, lui-même pris par les battements du texte activant d'intempestifs retours de mémoire. Il se souviendra notamment du premier extrait montré dans Cinéma documentaire, fragments d'une histoire (2014), celui d'un passage fameux de L'Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov. Le rapprochement métaphorique des clignements d'yeux d'une femme se frottant le visage et des stores d'une fenêtre alternativement ouverts et fermés y induisait le rappel matérialiste de la frappe du discontinu dans la continuité filmique reposant en effet sur l'imperceptible montage des photogrammes, 24 fois par seconde. Cette scansion du discontinu dans le continu caractérisant le montage des intervalles vertovien est toujours déjà celle de la saccade de nos paupières, ce battement palpébral dont aura encore parlé Peter Szendy dans un texte paru à l'occasion de la centième de Trafic (« Le corps clignotant, ou la troisième paupière », hiver 2016, p. 187).

 

 

Volets clos, fenêtres ouvertes : c'est donc bien une affaire de paupières dont les battements se joueront sur plusieurs plans distincts, en pâte feuilletée ou couches archéologiques stratifiées, perceptions et souvenirs, présent passé et passé présent, mémoire et cinéma, Algérie et France, ce que la mémoire retient et ce que la maladie laisse filer, ce qui s'écrit pour l'un et pour l'autre ce qui ne peut plus se dire, la cécité fantasmatique de ceux qui voulaient encore croire en l'Algérie française et l'aveuglante vérité qu'il n'y a face aux rognures de la maladie rien à faire sinon à témoigner aussi pour qui ne peut plus témoigner. Dans les deux cas, qui engagent comme chez Michel Cornu « une pensée de l'entre-deux » (éd. L'Âge d'Homme, 1994), un semblable faux-raccord, et même redoublé en ce qu'il fait boiter le fils de pied-noir qui se souvient avoir été récalcitrant à plonger sans réserve dans le rêve algérien d'une communauté moins réelle que fantasmée. Comme le faux-raccord fait claudiquer l'homme qui détient le trésor d'une mémoire partagée avec sa compagne jusqu'à ce qu'elle perde progressivement carte et boussole. Et l’oubli, alors, de fonder la mémoire qu’elle nie et qui est niée par lui, dans ses battements dialectiques.

 

 

 

Les battements, indistinctement mémoriels et palpébraux, sont encore une affaire de cinéma parce que s'y pose toujours déjà aussi une question, et pas n’importe laquelle, rien moins que celle de l'érotisme. On croisera ainsi les femmes aux yeux cernés de khôl qui, portant le haïk noir ou blanc selon que l'on se trouve à Alger ou Constantine, attirent et empêchent le regard en faisant lever l'attrait des fantômes (p. 47). C'est, là, le dos d’une inconnue invitant à la suivre comme à voir dans le féminin la promesse générique d'une altérité à l’opposé des altérations racistes, autrement plus séduisante et désirable (p. 65). Une promesse qui, pour reprendre le titre de ce grand film de Michel Brault et Pierre Perrault que l'auteur aime tant, rend résolument que désirable que se poursuive le monde – pour la suite du monde.

 

 

 

C'est ailleurs encore le « poème galant » de la jeune fille à la fenêtre rappelant « cette tactique d'éclipses propre au nourrisson : l'apparition-disparition du corps féminin dans l'approche érotique » (p. 49). Plus loin, Jean-Louis Comolli précise le tour de sa pensée : « Le clignement de l'œil qui se ferme et s'ouvre, le clignotement de l'objet du désir dans le regard de l'adolescent, l'image corporelle à la fois et alternativement trop proche, trop brûlante pour être saisie, et trop lointaine pour pouvoir l'être. » (idem). Soit déjà tout un cinéma que l'auteur, dans le fil des fragments de son roman de formation tendue sur son face érotique, oppose au théâtre épais de la convivialité pied-noir qui entretient, entre croyance à pas forcés et dénégation obstinée, la fiction farcie de pittoresque d'une communauté abstraitement homogène et éternelle. Mais, comme le dit Jean Narboni à l’époque de la sortie de Loulou (1980) de Maurice Pialat, le mal est fait. La douleur est déjà à pied d'œuvre, ses pas ne cesseront pas. C'est la violence des maîtres dont la politique fondatrice s'impose au jeune spectateur croyant encore dans les vertus de la dignité enseignée dans la littérature romanesque d'Alexandre Dumas et Robert-Louis Stevenson. Des vertus évanouies à l'occasion de l’horrible spectacle d’une dégradation d'identité d'indigènes faits prisonniers avant leur probable exécution, dans la foulée des massacres de El-Halia d'août 1955.

 

 

 

« Qu'ai-je ressenti ? Une honte et une révolte. » (p. 23). De la honte à la révolte, une scène hasardeuse constituerait, une parmi d'autres, la scène primitive d'un destin qu'il ne resterait plus alors qu'à construire, dans la fréquentation de la Cinémathèque d'Henri Langlois de la rue d'Ulm, puis dans les allées du Palais de Chaillot, et l'adoption au sein de l'équipe des Cahiers du cinéma en ces années 1962-1963, années de deuil du pays natal perdu, certes, mais années aussi de formation joyeuse à de nouvelles expériences collectives dont leur sujet atteste qu’elles ont aujourd’hui la force de relever le sens des meurtrissures de la vie.

 

 

De la honte à la révolte : dans l'intervalle, le rêve camusien de réconciliation fraternelle n'aura été rien d'autre que ce qu'il aura toujours déjà été, à savoir seulement un rêve et rien d’autre que cela. Une utopie qui aura été constamment giflée par les vents contraires du réel barrant la voie de sa réalisation, depuis la guerre de colonisation jusqu'à la guerre d'indépendance. Cette violence, en marque d'un rapport à l'autre originairement biaisé et blessé, voue en particulier le colonisé à l'irréalité de son folklore vestimentaire, comme elle livre le colon à la cécité de ses propres illusions. C'est d'ailleurs sur le versant d'une violence coloniale, l'ignorance par les dominants de la langue des dominés en étant l'une des expressions les plus manifestes, que Jean-Louis Comolli pose le constat d'une inégalité linguistique au principe du fait colonial. Le constat aura été partagé avec un autre Algérien (né en 1930 à El Biar), Jacques Derrida à l'époque du Monolinguisme de l'autre (éd. Galilée, 1996). « Nous avons perdu la langue arabe et c’est une perte irrémédiable en plus d’être une faute politique lourde. » (p. 181). C'est encore ainsi que, dans les connexions d'une pensée au travail de son oublieuse mémoire, Jacques Lacan, plus d'une fois, cité cède cette fois le pas à Frantz Fanon : « Masques blancs, disait Fanon : cela même que nous ne pouvons pas voir puisque ces masques, c'est nous, et ce sont eux qui nous situent dans le regard de l'autre, le colonisé à une place que nous ne pouvons pas reconnaître, la nôtre, où nous n'y voyons rien, où nous sommes devenus invisibles à nous-mêmes dans le regard de l'autre. » (p. 48).

 

 

 

C'est bien depuis une pensée de l'intervalle et de l'écart, depuis une pensée de l'entre-deux que Jean-Louis Comolli expérimente les effets subjectifs d'une disjonction quand il ne s'agit pas d'une dislocation. Une blessure logée dans un corps dont la trajectoire est pensée dans les termes du transfuge social, apparenté à des héros littéraires adorés (Bartleby, Mychkine), pas si éloigné aussi des considérations tardives concernant le récit autobiographique livrées par Pierre Bourdieu, lui dont le moment algérien aux côtés d'Abdelmalek Sayad fut par ailleurs si déterminant, dans son ultime Esquisse pour une auto-analyse. Le sociologue y a déposé ceci, qui vaudrait pour Jean-Louis Comolli, concernant « l’incompatibilité pratique des mondes sociaux qu’elle relie sans les réconcilier » (éd. Raisons d'agir, 2004, p. 11).

 

 

 

Symptômes et restes, trous et reprises

 

(le transfuge, le spectateur, le tiers, le traître)

 

 

 

 

Le tamis du récit personnel et rétrospectif, loin d'accomplir la pente de cette « illusion biographique » dont la fiction aura été relevée par Pierre Bourdieu, offre au contraire ici la trame d'une relation construite par la pensée entre l'hier et le maintenant, comme autant de ces « images dialectiques » qui inspiraient Walter Benjamin afin de sauver ce qui peut l'être encore, depuis le naufrage de la maladie précipitant chez l’aimée le silence ravageur du temps. Ce geste de relève est présentement celui de l'avenir du passé et c'est bien ainsi que, pour citer Manoel de Oliveira citant Teixeira de Pascoaes, l'avenir peut se comprendre en effet comme l'aurore du passé. Penser au grand-père florentin mobilisé dans l'armée italienne en 1915 avant de revenir en 1918 diriger l'entreprise familiale de bâtiment en petite Kabylie, c'est désormais penser aussi à un film d'Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian intitulé Su tutte le vette è pace – Sur tous les sommets la paix des cimetières (1999). Se souvenir du Teppaz familial, c'est encore entendre « le sourd tremblement des pas enchaînés du blues » (p. 123). C'est après coup comprendre que le goût des musiques afro-américaines, comme le jazz et le bluesn aura pris consistance dans la connaissance alors nébuleuse ou informe du tort fait au colonisé pour qui croit alors « à la collusion des bannis. » (p. 15).

 

 

 

Évoquer la « schizophrénie pied-noir » (p. 29), c’est dès lors décrire le pied-noir comme un « être contradictoire » (p. 124), avec ses rituels et ses fêtes, avec son exubérance jusqu'à la surcharge caricaturale qui déjà faisait préférer pour le jeune spectateur des salles de cinéma les subtilités de l'understatement. C'est caractériser dans la force hégélienne offerte par les leçons de « l'après-coup » (p. 72) couturée de l'implicite d'une lecture de Giorgio Agamben un temps à vivre particulier, un temps comme étant le « temps qui reste » (p. 29). Le temps qui reste, restant pour ceux qui, en dépit maladif de tous les dénis, savaient aussi leurs jours comptés, quoi qu'alors ils en disaient. L’Algérie perdue l’aura toujours déjà été pour les partisans de l'odieux slogan : « Al-gé-rie fran-çaise, ta-ta-ta / ta-ta. » (p. 17).

 

 

Contre les faux-semblants communautaires et le théâtre du contrôle toujours déjà parodié par ses saillies carnavalesques, la passion de l'aléatoire indique en filigrane ou pointillés une orientation assumée par le travail de construction et d’improvisation d'une pensée au long court offerte à la part documentaire du cinéma. Part d'ombre, part maudite et mal dite mais trésor de ceux qui savent que la vie ne s'arrête pas sur le seuil de la volonté de maîtrise. Cela est encore précisé dans le rappel des puissances de l'inconscient, que la machine cinématographique accueille, et dont le dispositif machinique accentue la portée esthétique : « Ce qu'on ne sait pas est plus fort que nous. C'est pourquoi le cinéma dit ''documentaire'' est porté par l'ignorance de celles et de ceux qui filment et de celles ou ceux qui sont filmés. » (p. 71). Cette ignorance est ambivalente, elle peut être porteuse de promesses cachées, d’avenir. « Ce que nous n’avons pas vu maintenant nous regarde. (…) On ne voit qu’après avoir vu sans voir » (p. 115). L’après-coup, encore et toujours. Ce qui se dirait autrement, par le recours stratégique au terme décisif de hors-champ, au sens d’une marge pour l’autre, au sens d’une réserve du désirable : «  Ce que je dirais plus tard être la part du hors-champ qui rend toute relation incomplète, inachevée, inaboutie. C’est-à-dire vivable. Le hors-champ reste la réserve d’impossible qui donne sens à tout possible. » (p. 121).

 

 

 

L'inconscient rédimé dans les fusées de sens de l'après-coup est aussi ce qui avère l'impossibilité rétrospective de toute innocence. Cette impossibilité dont Pier Paolo Pasolini cité par Jean-Louis Comolli disait qu'elle valait comme la difficulté généalogique des fils héritant des crimes (y compris d'ignorance) perpétrés par leurs pères (p. 15). La possibilité d'une tierce place, tierce au sens où elle ne peut exister « entre le corps supplicié et son sacrificateur » (p. 177), préfigure la question de la place du spectateur qui méritera des grands efforts réflexifs, en indiquant qu'il y a une possibilité de sortie au « double jeu » colonial (p. 33). Qu’il y a une issue de secours à cette logique tout à la fois spéculaire, asymétrique et mimétique qui s'impose aux commandants et aux commandés, permet aussi de critiquer sévèrement les héritiers grotesques d'une farce d'autant plus horrible qu'elle doublait la tragédie algérienne (des noms ici la redisent en la précisant – scansion de sinistre mémoire –, Sétif et Guelma, Villa Susini et El-Halia). Des militants d'extrême-droite filmés dans la grande série marseillaise de Jean-Louis Comolli au maire actuel de Béziers.

 

 

 

« Le temps des aigres revanchards est venu ! » (p. 51). Il est effectivement revenu, ce temps, et il ne passe pas, comme la grosseur nodulaire sur la thyroïde. On ne dira pas mieux de ce qui revient en appartenant au poids colonial et algérien dans les replis identitaires et nationalistes excédant la seule sphère de l'extrême-droite française. On ne le dira pas mieux ici que le transfuge ayant trahi la tribu pour ne pas trahir l’Algérie. « Oui, l’Algérie, la mienne, c’est l’enfance, la mienne. » (p. 162) peut clamer celui qui est d’autant plus riche d’humanité depuis la découverte aux côtés de l’ethnologue Alban Bensa de la culture kanake lors du tournage des Esprits du Koniambo (2004) et Lettre à une jeune fille Kanak (2008).

 

 

Il y a des symptômes qui représentent d'autres restes et ces restes ont de l'avenir. Ce sont d'autres points de capiton pour l'histoire d'une vie reprisée dans l’après-coup et qui s'écrit dans l'ombre de l'aimée. Une histoire dont le fil, par intermittence, passe dans le chas des trous de mémoire affectant celle qui oublie tout. « C’est comme une mise en abyme : l’inquiétant de cette maladie de l’oubli c’est que le malade oublie qu’il est malade. » (p. 133). Et puis plus loin : « Marianne a donc perdu la mémoire, à commencer par la mémoire de cette perte. » (p. 143). Muse, oublieuse mémoire de s’oublier elle-même.

 

 

 

Il y a cependant des images auxquelles tenir, des bouts de mémoire visibles auxquels s’accrocher comme si toute une vie en dépendait. Que l’on pense à la photographie de la femme et du fils aimés sauvée du néant par le père médecin mobilisé sur le front de la bataille de Monte Cassino en 1944, dont l'anecdote mille fois racontée réitère la passion simple et générique des images survivantes (p. 54-55). Cette passion, devenue avec Marianne vie d'amour vécue « sous l’empire de la photo », aura pourtant été suspendue, interrompue avec la venue de l’impossible, « dans l’approche de la mort » (p. 160). C'est le père Comolli dont la propension pour les jeux d'argent a engagé, avec la dilapidation du patrimoine familial, le savoir inconscient d'un temps qui fuit et bientôt ne sera plus que souvenirs sauvés de la noyade, images arrachées aux exactions meurtrières de l'OAS qui, autoproclamés sauveurs de la cause pied-noir, en auront de fait précipité la ruine. L'évocation des talents culinaires de la mère de Jean-Louis Comolli préparant une mouna, une brioche typique de la culture pied-noir, trouvera encore à la relance avec le souvenir implicite de l'un de ses films et pas le plus connu, De mère en filles (1996) où des gestes semblables relient au fond ce que l'histoire du colonialisme français aura séparé (l'auteur insiste en particulier sur le racisme de sa mère). Son auteur ne peut pas ne pas dire aussi l'horrible sort consistant dans la volatilisation de toute une mémoire culinaire du corps de Marianne, autrice jusqu'en 2014 encore d'une trentaine d'ouvrages dédiés à la gastronomie.

 

 

 

Le corps, pourtant, se souvient par réflexes inconscients. Le sien cherchant le soir à ôter des lentilles de contact alors qu’elle a été opérée de la cataracte il y a de cela cinq ans déjà : « Il y a donc une mémoire des gestes, du corps, des mains, plus forte que la maladie. » (p. 76).

 

 

 

 

Au poteau du destin

 

(la non-réconciliation, une vie)

 

 

 

 

« Il y a toujours des machines et des corps » a écrit ailleurs Jean-Louis Comolli (Cinéma, mode d'emploi. De l'argentique au numérique, avec Vincent Sorrel, éd. Verdier, 2015, p. 13). Autrement dit, il y a de l’inconscient dans les corps et les prothèses dont ils s’accommodent en les machinant, s’y machinant – il y a ce que Pierre Bourdieu nommait l’habitus. Le père de Jean-Louis Comolli voulait d’un fils sportif, le judo aura été préféré au tennis, offrant la découverte d’un « point technique essentiel : les mouvements de l’adversaire, ses attaques et ses parades, sont en même temps sa force et sa faiblesse. (…) A l’être du retrait d’en tirer parti. (…) Filmer l’autre revient, me dis-je, à faire un pas de côté ou en arrière, à laisser le partenaire s’avancer, qu’elle ou il vienne au film. » (p. 60). Le corps, le corps, Jean-Louis Comolli y tient. En attestent les gestes du comique italien Totò analysés par Dario Fo dans Totò, une anthologie (1978), mais aussi la main en visière de Voudia Slimani ainsi que la montée des marches de Notre-Dame-de-la-Garde de Zohra Maaskri dans Marseille de père en fils (1989). C’est également le privilège non oublié du pied, « (...) le visage mis à part, la plus belle partie du corps humain. » (p. 103). C’est encore la certitude folle qui s’est imposée à l’occasion d’un voyage en Allemagne, à rebours de toute l’histoire familiale, arrachée aux restes cachés d’un hitlérisme corrompant la bienveillance de ses hôtes, logée comme une part secrète dans son corps – celle d’être juif.

 

 

 

La judéité comollienne est ce que Marie José Mondzain appellerait une « fiction constituante ». La leçon juive ne cessera plus jamais d’être méditée, telle qu’elle se manifeste dans la ponctuation stylistique des « à suivre » caractérisant bon nombre de ses écrits : « L’ouverture juive ne cessera plus de me couper la route, mais pour mieux l’orienter. » (p. 75). D’où leur goût, à la philosophe et lui, pour Le Retable des Merveilles, la petite pièce écrite par Miguel de Cervantès aux alentours de 1615 qui inscrit au cœur de l’antisémitisme chrétien la puissance des ambivalences du semblant, qui donne à ne rien voir si l’on est Juif, à voir le rien comme le tout si l’on ne l’est pas. Quant à Shoah (1985), le « film-monument » de Claude Lanzmann « me renforce dans ma conviction qu’il y a en moi du Juif, ne serait-ce que mentalement. » (p. 106).

 

 

 

C’est encore, digne d’une scène pasolinienne, la rencontre hasardeuse avec Les 120 journées de Sodome du marquis de Sade grâce à l’action indécidable d’un jeune Mercure algérien, peut-être une figure inaugurale du « passeur » dont Serge Daney fit grand usage en la reprenant de Jean-Louis Comolli. Adolescent, ce dernier gonflait alors de foutre – ce mot qui le réjouit tant – les pages du Paris Hollywood en découvrant que l’éros est davantage dans la langue littéraire, minoritaire, plutôt que dans la reproduction commerciale des clichés (p. 109-110). On évoquera encore d’autres rencontres décisives, avec les figures respectives de Louise Michel et de l’émir Abd-el-Kader : la première (« mon égérie ») qui passa à Alger après avoir croisé dans le bagne de Nouméa le cheikh El-Mokrani, chef de la rébellion kabyle contre le colonisateur français (p. 149) ; le second chef de guerre contre le même ennemi et poète adepte de la mystique soufie, auteur d’un Rappel à l’intelligent, avis à l’indifférent : Considérations philosophiques, religieuses, historiques, etc. qui ne le quittera plus (p. 173). Algérie et Nouvelle-Calédonie, Bartleby et Mychkine, Sade et Cervantès, Louise Michel et Abd-el-Kader, mais encore Spinoza le juif et Augustin l’Algérien : « l’ouverture juive » de Jean-Louis Comolli dit la disposition à cette « tradition des opprimés » chère au messianisme de Walter Benjamin.

 

 

 

L'inclination attestée est une attention donnée sans réserve au sort du plus faible, accomplissant ainsi l’identité dissensuelle du transfuge et du traître – « c’est ce qui me cloue au poteau du destin. » (p. 149). « Comprendre, c’est comprendre d’abord le champ avec lequel et contre lequel on s’est fait. » précise Pierre Bourdieu dans son Esquisse pour une auto-analyse (opus cité, p. 15). Si le transfuge est une figure contrariante et contrariée, c’est qu’il est un traître comme il y en a tant chez Joseph Conrad et Jean-Luc Godard, Samuel Fuller et Maurice Sachs, Herman Melville et Jean-Pierre Melville. Le transfuge a trahi après l’avoir été. Le traître l'est deux fois, le sujet d’abord trahi par son monde d’appartenance, qui accepte ensuite d’être le sujet qui trahira ce même monde en lui rappelant la promesse trahie qui en aura fondé le principe. Le traître n’aura seulement trahi que pour la suite du monde.

 

 

 

André Gorz écrit justement en conclusion du Traître, dont l’écriture est exactement contemporaine des dernières années algériennes de l’adolescence de Jean-Louis Comolli : « Nous avons tous commencé par être "trahis" ; ce n’est que très exceptionnellement que nous nous sommes sciemment et délibérément engagés comme nous nous trouvons l’être. » (éd. Gallimard-coll. « folio essais », 2004, p. 371). Une terrasse en Algérie expose aussi le récit d’une semblable exception subjective, mais c’est une exception blessée, requise de s’écrire ainsi dans les battements palpébraux de la mémoire mutilée de sa moitié, ponctuée comme des brûlures de cigarettes de la nuit insensée où a disparu l’autre aimée. « Le patchwork de l'Algérie coloniale était cousu d'une non-réconciliation générale. » (p. 89).

 

 

 

Cette non-réconciliation, Jean-Louis Comolli en a fait un destin dont le cinéma est le plan d'inscription et l'écriture ses effets de surface en boucles récursives, de part et d'autre de la théorie et de la pratique, pages et plans. L’auteur en aura fait une nouvelle rhapsodie et elle n’est pas moins politique que ses autres textes ou films, dès lors qu’avec Philippe Dujardin l’on y reconnaîtra l’humain assembleur qu’il est, non oublieux des coutures longtemps pratiquées par sa mère : « Les humains assembleurs cousent le temps des uns et le temps des autres. / Ils cousent le grand âge des uns, la toute jeunesse des autres. / Ils cousent le temps de ceux qui se souviennent et le temps de ceux qui oublient. / (…) Ils cousent du "présent" avec ce qu’ils appellent du "futur". / Cette "harmonie" là, de pièces et de morceaux, de pièces et de morceaux de vie, de pièces et de morceaux d’espaces, de pièces et de morceaux de temps, ils l’ont appelée "politique". / Les humains composent des rhapsodies politiques. » (La « Chose publique » ou l’invention de la politique, éd. Chronique sociale, Lyon, 2014 [édition bilingue franco-arabe, traduction Majd Mastoura, 2017], p. 81).

 

 

 

27 février 2018

 

 

 

Post-scriptum (I) :

 

Jean-Louis Comolli a réalisé Face aux fantômes (2009), offert au travail de l'historienne Sylvie Lindeperg à propos de Nuit et brouillard (1955) d'Alain Resnais. Il n'aurait de fait jamais été aussi proche de l'auteur de Muriel ou Le temps d'un retour (1963) qu'à l'occasion d'un récit témoignant d'un rapport clivé à l'Algérie, pays natal et aimé oui, mais terre brûlée et haïe aussi. Une terre ravagée par la guerre déniée (la paix tant promise ne pouvait advenir qu’à l'endroit où les forts obligeaient les faibles aux discours et pratiques brutales de la « pacification »). Une terre creusée des fosses remplies des cadavres s’entassant dans le balancier dialectique de l'oppression des maîtres et de la révolte de leurs esclaves. On y pense aussi parce que le dédicataire du livre, Claude Grenié, est un spécialiste de la pensée de Henri Laborit, pensée du cerveau en ses méandres labyrinthiques et ses courts-circuits synaptiques au cœur d'un autre grand film d'Alain Resnais, Mon oncle d'Amérique (1980).

 

 

 

 

Post-scriptum (II) :

 

On l'a dit : Une terrasse en Algérie est une déclaration d'amour offerte à celle qui ne pourra jamais la lire, déchirante de rester à tout jamais lettre morte. Mais l’errance de la lettre l’autorise également à d’étranges destinations, pouvant ainsi sauver le lecteur que nous sommes quand il se double du spectateur attristé de films comme Amour (2013) de Michael Haneke. Ce film s’ingénie par forçage à faire de la vieillesse et de la maladie les opérateurs combinés d'un obscurcissement rédhibitoire de l'amour, aboli comme fidélité à l’événement de la rencontre avec l’autre. Rien qu’à ce titre, le récit de Jean-Louis Comolli trouvera légitimement place aux côtés de textes aimés, Lettre à D. Histoire d'un amour d'André Gorz (éd. Galilée, 2006) et Les Autres étoiles (éd. Artdigiland.com, 2015) de Marc Scialom.

Pour lire la première partie, cliquer ici.


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