"L'Héroïque lande, la frontière brûle" (2017)

de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval

Nouveau monde !

« Simone Weil dit quelque part que c’est une faute de considérer la guerre comme un fait qui concerne la politique extérieure – il faut la considérer aussi comme un fait de politique interne. Or il me semble que, dans ces guerres-là, on a précisément une absolue indétermination, une absolue indiscernabilité entre politique interne et politique extérieure. Maintenant, ces choses sont devenues triviales. » (Giorgio Agamben, « Une biopolitique. Entretien » in Vacarme, n°10, hiver 1999, pp. 4-10)

De la houle argileuse naît l'asile s'étoilant en silex. Et du silex imprévisible de l'événement giclent des fusées de détresse. Mieux, ce sont des feux de Bengale qui font trouée dans la nouvelle nuit sacrée, la nouvelle nuit bengali. Dudit silex fuse l'étincelle de la beauté du monde qui ne l'est qu'en refuge pour l'en-commun – en exception à l'état d'exception : L'Héroïque lande d'Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz.

 

Les bandes d'archives de l'actuel le sont aussi du futur, tirant des lignes de faille du passé d'autres lignes de force à venir, diagonalisant le trait d'union d'un désastreux présent. L'Héroïque lande ne raconte pas la tragédie d'un monde dont l'achèvement aurait été acté en octobre 2016 avec la destruction de la jungle de Calais, mais conte l'épopée d'un monde fini, aussi fini qu'excédé par son héroïque propension à l'infini.

 

La jungle est un phœnix, un rhizome de feu et ses herbes folles sont des mèches qui, éteintes ici, rejaillissent ailleurs, partout où vivre est une ardente brûlure, une danse.

 

 Pour personne et n'importe qui

 

 

 

 

0) Dedans dehors

 

 

 

 

Il y aurait les films du plus grand dedans, ceux où il faut garder la chambre obstinément, tantôt pour prendre le temps d'y incuber la violence d'État (La Blessure), tantôt pour tomber en amoureux dans l'égalité d'un même sommeil (Low Life). Garder la chambre, c'est tenir à la proximité du dedans comme on tient un point dans une guerre de position. Comme on tient un mur dans un film algérien ou une maison encerclée dans un film d'horreur de John Carpenter. Garder la chambre, obstinément, c'est à distance des opérations de pouvoir et contre tout activisme procédural ou administratif puiser dans des états de somnolence ou de convalescence la matière gazeuse d'où peut émerger une zone de désœuvrement infranchissable, d'essentielle passivité. Chambre noire, camera oscura.

 

 

 

Et puis il y aurait les films du plus grand dehors, ceux qui s'ouvrent à la nuit et ses vents contraires, qui se retirent moins qu'ils s'exposent à l'illimité qui paraît si près venir de si loin, du plus lointain, sans autre abri de mauvaise fortune qu'une camaraderie équivoque où l'ami ressemble comme un frère à l'ennemi (Paria) ou qu'un désir de passer coûte que coûte en un franchissement dont la transe est vécue comme une danse (L'Héroïque lande). Dans la nuit magnétique reliant hier Paris à Calais aujourd'hui, tous les parias du monde se ressemblent, ils se rassemblent dans la nuit illimitée de l'exil universel. Aussi dépenaillés soient-ils, ils s'appareillent dans cet estrangement qui se dit en russe ostranenie, gris penchant sous un ciel de plomb vers le noir marron.

 

 

 

Le marronnage est partout, impossible son blanchiment – les amants qu'ils soient ou non de cinéma ne le sont que de la nuit sauvée, magnétiquement.

 

 

 

Il n'y a cependant pas lieu d'opposer catégoriquement la nuit du dedans (qui invite au retrait) de celle du dehors (qui appelle à s'y exposer), dont l'incommensurabilité n'est pas sans rapport – sinon de ce rapport même. Rapport sans rapport où la mesure loin de contredire la démesure en déplie pour l'affronter le foyer nucléaire : il n'est pas question d'identité structurale ou de comparaison analogique, mais de connivence lointaine ou de résonance caverneuse, de rayonnement fossile, de ressemblances qui hurlent parce qu'elles sont en leurs dissemblances mêmes fatales. Rapport sans rapport – un gouffre où la modernité a failli, plus enfer qu'utopie – entre la rationalité instrumentale du discours managérial conjuguant gestion des ressources humaines avec l'efficiente réduction de leur coût et l'administration industrielle de la mort nazie (La Question humaine).

 

 

 

Cela se dit un jour autrement, dans la langue qui accueillit ce désastreux retournement du monde : Dialektik der Aufklärung. La dialectique des Lumières nomme l'immunité de la raison dont l'intégrité s'est historiquement retournée contre elle-même à l'instar d'une maladie auto-immune. Prendre acte des formes de la raison retournée contre elle-même, c'est frayer dans ces marges si lointaines qu'elles s'accroissent toujours plus proches du centre. Dans des chambres comme dans des camps. Dans ces parages peuplés de parias et de déclassés, de low life et de déshérités qui composent les déchets humains d'un monde acharné à vouloir fonder la synonymie strict du barbare et du civilisé. C'est faire de chaque film – toutes les fois un prototype – le site renouvelé d'une expérience de l'illimité rapportée à l'élection d'une zone intervallaire : pans de rues où la jeunesse s'entretient infiniment dans une communication au-delà toute communication (Zombies) ; agencements où le théâtre excède ses espaces privilégiés en se déterritorialisant pour accéder à de nouveaux espaces de liberté (Le Vent souffle dans la cour d'honneur, Projet Castellucci, Hamlet in Palestine) ; place publique ponctuée des lucioles mutiques d'un deuil sans limite (Vendredi 13) ; forêt tropicale sud-américaine où la déforestation urbaine réfracte le rayonnement obscur de la traité négrière (Mata Atlântica).

 

 

 

L'abîme se repeuple des zonards. Interzone. Un anthropologue le dirait ainsi, à chaque fois un « lieu insubstantiel offert à une pensée anonyme afin qu’elle s’y déploie ». Une pensée anonyme afin qu'elle s'y déploie, pour tout le monde et pour personne, pour n'importe qui, cela c'est ce que peut le cinéma. Ce rite païen et secret dont les cérémonies s'appellent des films, qui ont gagné en indépendance technique avec l'adoption du numérique (Low Life) et s'expérimentent parfois aussi en déterritorialisant ses puissances cinématographiques propres (Collectif Ceremony et Projet Castellucci). Le cinéma quand il est joué pour de vrai le peut dans les films qui fraient dans la pénombre des grands flux mercuriels du faux jour spectaculaire, dont les agencements composent depuis la décomposition du monde une « pensée du dehors » s'y déployant selon qu'on s'y expose dans la rue et le camp ou bien qu'on s'y retire derrière le mur et dans la chambre. L'expérience procède alors en termes de décentrement et de désidentification, il y aurait dès lors moins des sujets que des processus impersonnels de subjectivation dont des noms, Klotz et Perceval, ne sont que les points de capiton. Le point est de faire lever comme un pain afghan la pâte d'une rumeur anonyme et impersonnelle – le commun au nom duquel les auteurs ne sont rien que des passeurs s'agençant en relais des passants qu'ils filment.

 

 

 

Et le commun n'est jamais mieux passé qu'incarné – la zone est un milieu charnel – depuis l'aura des corps filmés qui comptent pour rien. De ce rien qui s'oppose au néant de toute comptabilité et qui, comme ce nombre rêvé qui empêche de compter, est tout – appelons-le l'en-commun.

 

 

 

 

1) Un paysage d'événements

 

 

 

 

Qu'est-ce qu'un paysage d'événements ? C'est un plan d'immanence où ce qui compte est tout ce qui compte, dans l'égalité insubordonnée de l'être et de l'apparaître. Littéralement, il importe que ce plan le soit pour n'importe qui ou n'importe quoi. C'est par exemple un bidonville comme en produit encore la France des années 2000, à l'instar du bidonville de Calais peuplé de ceux qui l'appellent la jungle. Il faudra déjà y insister : la jungle n'est pas la nomination infamante qui stigmatise des individus si indésirables qu'il vaudrait de les identifier en les bestialisant, elle est un nom partagé par ses habitants, étrangers rassemblés en excès à toute autochtonie (ils sont ici sans être originaire d'ici) comme à toute allochtonie (ils sont d'ailleurs, précisément de plus d'un ailleurs). Distincte de cette appellation officielle qu'est la lande, la jungle est le mot de passe adopté par tous les migrants, les demandeurs d'asile et les réfugiés ayant élu un mot à la fois pashto et persan (jangal) pour apparenter ce lieu de vie à une forêt recoupant en effet les bois situés à proximité du port de Calais. Et l'arpenter se fait au risque viral d'une tropicale maladie : la dépossession de ceux qui n'ont pas la possession des bons papiers d'identité, diabolique comme un sort possède les âmes calomniées en soufflant, mauvaise haleine, la vérité intime du pouvoir – bio-pouvoir, psycho-pouvoir.

 

 

 

Surgie des cendres du Centre de Sangatte en 2002, la jungle est un monstre d'État produit d'une série de dispositions juridiques adoptées entre la France et le Royaume-Uni et c'est un hybride à deux têtes puisque la fabrique de l'opinion en brosse un portrait biaisé, à la fois soustrait de la responsabilité politique des gouvernements successifs et identifié presque substantiellement comme une excroissance anarchique et dangereuse de populations étrangères. Pour le dire sur un mode « péruvien » : cette sidérante identification témoigne d'une sidérale absence de considération, faillite d'un désastreux regard sans égard. Mais la jungle ne se réduit pas à cette duplicité exemplifiant la déraison de la raison républicaine dont le retournement contre elle-même avère que l'état d'exception est ici pas moins qu'ailleurs devenue la règle. C'est que l'agglomération de camps de mauvaise fortune ceint par un dispositif exceptionnel de contrôle et de répression policier est aussi un lieu de vie, où l'on bricole avec presque rien des formes de vie. Le camp de la relégation anomique est comme on l'a dit un milieu charnel, une zone interstitielle, une interzone réelle. Après Mata Atlântica, L'Héroïque lande déploie ainsi sur un autre versant du globe une nouvelle forêt atlantique (la Manche a véritablement ici une puissance océanique, comme ce cimetière marin plus d'une fois évoqué qu'est la Méditerranée). Une forêt d'émeraude et de sortilège où, l'envoûtement induisant la volte-face (l'ancien français vout a donné volt qui signifie les traits du visage), la relégation concentrée des nouveaux damnés de la terre se retourne sur elle-même pour se révéler camouflage adopté par ces invisibles sociaux rêvant d'être imperceptibles pour les mâtins du national. Et le rêve d'imperceptibilité est à l'époque des sociétés de contrôle télé-technologique effectivement héroïque.

 

 

 

Le paysage d'événements ne peut dès lors advenir en images visuelles et sonores circulantes et partageables que depuis la décision esthétique de ceux qui, dans l'égalité amoureuse de la prise de position dans le champ de l'image et le son, n'auront pas cédé sur l'intégrité de leur sensibilité. Sur un désir d'expérimenter qu'à cet endroit-là, aussi tristement banalisée soit la mise au ban qui le caractérise, le monde vécu est celui du plus grand dehors, qui est le plus grand partage, le plus grand commun rassembleur pour la multitude des divisés. Dans la foulée de « l'Appel des 800 » publié par Libération du 20 octobre 2015, trois esquisses intitulées Le Gai savoir 1, 2 et 3 auront déjà préparé le terrain à cultiver pour un nouveau long-métrage tourné entre l'hiver 2016 et le printemps 2017 et d'une durée totale de 220 minutes. Il n'y a pas un seul plan de L'Héroïque lande qui ne témoigne pas comme site communément partagé et comme surface tendue à en faire résonner toute la beauté du monde offensé : papier à cigarette, pâte à pain, peau des visages et des mains tannée comme un tambour de cuir. Chaque plan serait alors comme une membrane pelliculaire sur laquelle déposer les traces de l'en-commun en sa tourbillonnaire granularité.

 

 

 

Le paysage d'événements est alors celui où, précisément, « ce ne sont plus les grands événements qui forment la trame du paysage du temps, mais la masse des incidents, des petits faits inaperçus ou volontairement omis. ». Peut-être ici s'autoriser ce seul correctif : moins la masse que l'épars, moins le compact que le disparate, moins le molaire que le moléculaire.

 

 

 

Des silhouettes filmées en contre-jour font corps en impressionnant entre deux rougeoiements le ciel bleu pétrole, au loin crépitent les flashs du bleu républicain. Plus tard, les derniers lueurs du couchant brûlent un campement fabriqué comme un pan de terre monté à l'assaut du ciel, les ors n'étant ici qu'à fondre en feux de joie distingués de brusques flambées incendiaires, tantôt suicidaires, tantôt criminelles. Au milieu, c'est un terrain où le vague devient jeu et s'y jettent des cailloux pour s'amuser, et l'on y joue au cricket, et l'on y tend jusqu'au ciel un cerf-volant. Et l'aimantation y semble si grande que les plans se chargent en électrons, comme métallisés. Comme pailletés d'or le temps d'une porte ouverte puis fermée dans la scansion palpébrale des noirs, dans le battement de paupière de la fiction et du documentaire. Souvent, l'opacité de chaux du ciel donne à l'image l'impression de brassées poudroyantes de pixels virevoltant comme des pluies acides ou des nuées de frelons menaçant de s'abattre sur la tête des habitants, tandis que les ondes parasites de téléphones portables interfèrent comme des stridulations dont les modulations font grésiller par intermittences la bande-son, en exception à la règle présentement destituée de la voix-off, et dans la préférence accordée à la partition des lignes de flux parallèles (ainsi des voix de Christophe et King Krule, de Gil Scott-Heron et Leonard Cohen, ces bons génies qui passent eux aussi la frontière du sensible et dont les ailes font souffler un air désaturé et revivifié).

 

 

 

Au fait, la caméra employée est une Blackmagic : de la magie noire est bien ce dont nous avons besoin, prise au mot comme autant d'exorcismes face aux envoûtements des gourous de l'identité nationale, des praticiens de la magie blanche et des croyants de la France aux Français. Contre toute tautologie, l'en-commun invite pourtant à répéter la vérité qui dit : qui est ici est d'ici.

 

 

 

 

2) Un présent d'îles qui s'accordent

 

(un asile qui s'étoile en silex)

 

 

 

A chaque fois, donc, des petits faits inaperçus ou omis par la fabrique médiatique de l'opinion, et qui constituent en tant que tels des événements ponctuant l'en-commun d'un paysage désespérément humain, qui n'est tel que pour les distraitement désespérés que nous sommes. On le dira encore autrement, dans les mots du poète caribéen : « Voici le recommencement de cette argile au chaud du cœur, qui bouge ; un présent d'îles qui s'accordent, ô vous ! parmi elles rêvant votre visage (belle, si belle.). Nul ne peut dire si c'est la houle des chemins remontant la douleur, ou si, de cette nuit de solitudes et de marées, c'est pur asile qui s'étoile en un silex. ». L'argile est chaud comme la pâte du pain et celle des plans, pour la surrection volcanique d'un présent d'îles (des figures de guerres dont les gueules ne reposent qu'en révolte, des insurgés noirs comme zendj), toutes accordées à composer un pur asile s'étoilant en silex. Après la Babylon surgie dans toute sa puissance de fata morgana des marges du printemps arabe embrasant un poste-frontière entre la Libye et la Tunisie, L'Héroïque lande documente une année – l'ultime – de la vie organique d'une autre cité babylonienne et morganatique, où le camp de réfugiés borné d'un côté par le contrôle étatique et de l'autre bordé par l'aide humanitaire et associative se gonfle de poches éparses où les zonards expérimentent dans le plus grand dénuement des manières de vivre l'en-commun. Et la première d'entre elles, qui se refuse à eux alors qu'ils la proposent aux premiers venus, des cinéastes qui de loin ressembleraient aux journalistes en visite expresse s'ils ne témoignaient pas d'une proximité vérifiée dans le tournage et sa durée propice aux amitiés et aux solidarités : l'asile et l'hospitalité. Ces bien mis sous séquestre par des États modernes qui en organisent la rareté sont a contrario clandestinement prodigués selon des usages et coutumes ancestraux par ceux-là mêmes à qui ils leur sont officiellement refusés.

 

 

 

L'asile et l'hospitalité, c'est le refuge garant de la tenue des plans tournés par les déserteurs de l'identité nationale, fuyards des assignations à résidence, Palestine, Congo, Argentine, y compris cinématographique (L'Héroïque lande est un documentaire pour autant qu'il faille nommer autrement les fictions innervant le réel, quand il ne fraie tout simplement pas dans l'interzone brûlant les démarcations entre le documentaire et la fiction). L'asile et l'hospitalité, c'est aussi une fuite pour faire fuir les poursuites en forme de persécution et une fugue pour trouver une arme à fourbir – des foulards pour désœuvrer toute tentative d'identification, de la ruse pour brûler la frontière en bricolant des manières d'imperceptibilité avec la mètis d'Ulysse, des affects indicibles comme des trésors de contrebande, des plans tendus comme des poignées de mains. Une impuissance qui se comprend aussi comme une résistance plutôt comme une résilience bonne pour les psychologies de marché. Des danses comme des transes (le diable accablant l'esprit de Yared finit littéralement avalé dans la médecine chamanique prodiguée par le corps-silhouette de l'ami congolais DeLaVallet Bidiefono).

 

 

 

On hallucine plus d'une fois, déjà de voir comment l'État français traite en lâchant les chiens dressés pour tuer l'incommensurable dette occidentale contractée à l'égard des peuples anciennement esclavagisés et colonisés. On hallucine encore de voir comment la honte d'être réduit à un rebut humain est ce à partir de quoi il faudra cependant repartir pour retrouver toute dignité en faisant humanité, en faisant de l'humain le site même de l'en-commun et sa pensée. Et un blockhaus de ressembler à l'horrible bouche d'ombre ayant englouti les leçons perdues du passé.

 

 

 

Mieux, il ne faut pas cesser d'halluciner, l'hallucination se déduit sensiblement des impossibilités au principe même de l'intolérable : c'est la massivité aberrante d'un paquebot, croiseur interstellaire de science-fiction pour une post-humanité larguée. Il ne faut pas cesser d'halluciner : de la pratique du cricket, ce sport importé des anciennes colonies britanniques, à ce genre d'insecte qu'est le criquet, un glissement sémantique va jusqu'à faire déborder sa propension métaphorique, avérée avec l'arrivée des CRS dont la chaîne est étonnamment chorégraphiée sur un concerto pour piano de Johannes Brahms au moment de la destruction de la zone sud de la jungle opérée au printemps 2016. Comment aimer Brahms autrement ? Il est vrai que l'accoutrement des CRS les fait ressembler à des orthoptères. Il est non moins vrai que le paradoxe veut qu'ils apparaissent ici comme les figures sérielles d'une chaîne de menace invasive paisiblement affrontée par les porteurs habituels du stigmate de l'invasion, tous singuliers, tous s'exposant les uns à côté des autres et non pas à la queue leu-leu (tiens, leu dit en ancien français le loup devenu l'emblème des pires fictions anthropologiques et des philosophies politiques les plus pessimistes). La série signe la violence concrète du formalisme juridique (la signature est une sanction), s'en distingue la multitude anonyme des êtres figurant la variété impersonnelle de l'en-commun (la variété des différences indique que l'en-commun est celui de l'entre, d'un intervallement). Aux uns le pouvoir de passer à l'acte de détruire, aux autres qui éprouvent pour l'énième fois une impuissance qui s'entend aussi comme une puissance de ne pas répondre au mal en faisant le mal.

 

 

 

On pense soudainement au travelling latéral ouvrant La Question humaine sur la scansion numérotée de plaques de béton armé, on y repense d'autant plus avec cet autre travelling latéral ouvrant L'Héroïque lande sur les grillages et les barbelés le long de l'autoroute qui mène à Calais. On y songe davantage encore avec la première salle de Collectif Ceremony qui, intitulé Je sais courir mais je ne sais pas m'enfuir, rappelait alors les grandes expressions de l'image-mouvement cinématographique à son noyau fondamentalement divisé – entre élans de persécution et lignes de fuite.

 

 

 

Dans tous les cas, ce sont des flux qui magnétisent les images et traversent les corps de ceux qui les créent. Nul besoin alors de requérir la réflexologie immersive caractérisant la doxa critique actuelle, il suffira de poser seulement que le champ filmique est celui de l'immanence autorisant tous les sites qui en actualisent les puissances et les intensités expressives pour y faire l'expérience partagée du dehors et de la nuit, de l'ouvert et de l'en-commun. Un Afghan évoque ainsi face caméra son désir de participer dans son pays à la construction de l'égalité entre les hommes et le femmes, la lumière improvisée d'un portable soudain s'éteint en ne laissant plus voir que la masse sombre d'une capuche se découpant sur un fond entre chien et loup. Un homme se chauffe à une cigarette ou un feu, comme les plans eux-mêmes s'y chauffent en proposant contre le froid d'autres foyers de chaleur partagée. Des hommes font surgir de leurs petits appareils électroniques les images et les musiques du pays natal, ces produits de consommation culturelle de masse sont cependant échangés comme des petits trésors de contrebande ou des boîtes à pharmacie portatives. Un homme montre sur l'écran de son téléphone le reportage portant sur les terrifiantes conditions de rétention dans un camp libyen, il les cherche comme dans un film de Brian De Palma au photogramme près afin de repérer entre deux camarades décédés sa propre silhouette, à tel point que le plan lui-même s'ouvre à la hantise d'une terrible mise en abyme (l'image est autant qu'un voile de Véronique une mise en terre pour les parias sans sépulture comme dans La Prisonnière du désert, c'est pourquoi elle est toujours à la fois portrait et paysage, surrection et enfouissement).

 

 

 

Comment résumer ce qui échappe à toute exhaustion ? Continuons encore un peu une tentative de description. Un homme prépare des galettes de pain, une femme pèle une gousse d'ail, l'air s'emplit de vapeurs, d'odeurs et de fumées, on ne peut pas ne pas avoir faim devant les copains qui incarnent la vérité étymologique de leur amitié. Un enfant déboule de nulle part comme s'il était sur le point de crier « Dodes'ka-den », il entraîne dans son sillage électrique une bourrasque électronique qui revient après voir entre-temps phagocyté un tube mondial de Rihanna pour le recracher en éther euphorisant. Une baraque brûle, on dirait une datcha en feu d'un rêve tarkovskien. Une mouette agonise comme le droit d'asile, l'oiseau ne meurt pas sans inscrire dans l'herbe le souvenir d'une prairie poussée au croisement d'un roman transcendantaliste et d'un film southern gothic. Même la plage et la mer sont des événements surgissant sous une lumière saturée en plaques de platine avec le déplacement brutal des réfugiés dans la zone nord. Même le vert est un événement pour le cerveau couleur en avérant dans le même mouvement qu'une terre remuée pour y déloger ses occupants peut ailleurs reverdir, phœnix renaissant de ses cendres avec la promesse que « le vert de la terre brillera à nouveau pour vous ». Puisqu'il n'y a plus ici ni d'eux ni de nous.

 

 

 

De la houle argileuse naît l'asile s'étoilant en silex. Et du silex imprévisible de l'événement giclent des fusées de détresse. Mieux, ce sont des feux de Bengale qui font trouée dans la nouvelle nuit sacrée, la nouvelle nuit bengali. Dudit silex fuse l'étincelle de la beauté du monde qui ne l'est qu'en refuge pour l'en-commun – en exception à l'état d'exception.

 

 

 

 

3) L'excès, l'exception

 

(la transe, une danse,

 

une déprise plutôt qu'une prise de conscience)

 

 

 

 

Face à l'état d'exception, la seule tradition qui reste est celle, cachée comme un trésor de guerre, des parias et des opprimés – non des victimes mais des vaincus qui ont l'outrecuidance de survivre à leur défaite et dont le simple fait de vivre, même nu, est insupportable aux vainqueurs. Il faut bien voir d'un côté les petites scènes de comédie domestique comme celle d'Almaz et Dawitt arrachées de la boue et, de l'autre, les gueules renfrognées des officiels entourés de policiers qui dressent à petits pas mesurés la comptabilité de plusieurs milliers de vies infâmes dont l'évincement est en cours de programmation. Pendant ce temps, les idéologues de la nationalisation exclusive de la protection sociale proposée en ultime rempart opposable au chaos de la mondialisation du capital arguent du Peuple, défendent le Peuple. Depuis les hauteurs crénelées d'une forteresse nationale si imprenable de n'être qu'imaginaire, ils disent et répètent : le PEUPLE, le PEUPLE, leurs cris d'orfraie appelant à préserver l'auguste majuscule des souillures minuscules appartenant à tous les rebuts humains – tous les déchets politiques, écologiques et économiques du reste du monde qui est le seul monde qui reste. Qu'est-ce pourtant qu'un peuple, sinon le nom même d'une division ? Le philosophe rappelle en effet qu'il y a « une amphibologie inhérente à la nature et à la fonction du concept de peuple dans la politique occidentale ».

 

 

 

Qu'il y a « une oscillation dialectique entre deux pôles opposés » : d'un côté le grand Peuple compris comme une inclusion sans reste dans un corps politique dont il faudrait défendre l'intégrité nationale et de l'autre le petit peuple composé d'une multitude de déclassés issus de communautés décomposées et voués à grossir les réserves d'exclusion enclavées en marge des régions riches du centre. Le Peuple est fondé dans l'exigence de la règle de l'état d'exception afin de se démarquer des restes inassimilables du peuple dont l'excès constitue cependant l'accès pour en finir avec le jugement des majuscules. Et son tribunal de l'Histoire dont les sanctions sont mises en exécution à l'aide de sa grande hache.

 

 

 

La frontière est une majuscule qui ne brûle qu'en pointillés minuscules. Que le peuple est depuis toujours en soi divisé, qu'il « porte depuis toujours en lui la fracture biopolitique fondamentale », les campements de réfugiés agrégés pour faire un camp de rétention ou une réserve de relégation le montre implacablement. Cette « fracture biopolitique » innerve cependant un ensemble de pratiques de résistance et de création cinématographiques depuis plus de deux décennies et qui s'étoilent en lignes de faille spécifiques plongeant dans l'incommensurabilité des rapports qui ne le sont que d'être rapportés au non-rapport fondamental qui les constitue.

 

 

 

Rapports d'un non-rapport : faux-raccords, coupes irrationnelles, plans noirs. Qu'il s'agisse du rapport (du non-rapport) entre une société riche et ses pauvres (Paria), entre la « patrie des Droits de l'Homme » et l'État qui s'abîme dans la disjonction de la nationalité et de la citoyenneté (La Blessure), entre un modèle actuel de gestion économique et la production industrielle des cadavres (La Question humaine), entre le peuple qui dort et la jeunesse qui rêve à son réveil en prenant ses rêves pour des réalités (Low Life et Zombies), entre le cinéma, le théâtre et les installations vidéo de l'art contemporain (Projet Castellucci et Collectif Ceremony), à l'intérieur même du nom de Palestine (Hamlet Palestine). Mais les lignes de faille sont aussi des lignes de force dès lors que faire entendre décemment qu'il y a du peuple appelle moins un état inclusif qu'il induit un devenir incluant la destitution de toute majuscule. Les bulldozers ont alors beau détruire le camp où s'inventent dans la boue argileuse de nouvelles formes de vie, le Peuple finit pourtant par être destitué et la destitution est un nom du désœuvrement auquel n'échappent pas les entreprises de forçage, de parcage et de déblayage, dont l'indignité est la signature caractérisant ceux qui les commanditent et les affligent.

 

 

 

Maintenant, il y a des images qui documentent dans un mixte d'archives et de fictions les mutations du monde qui finit et qui recommence, où les derniers hommes s'échinent en échouant à effacer du champ le visage différencié des nouveaux primitifs du futur, autres mutants requérant qu'aussi le cinéma le soit. Maintenant, il y a des plans qui ouvrent à ce qui reste de la jungle l'avenir d'un temps autre, d'un entre-temps qui diagonalise les sales coups ou les mauvais sorts de l'Histoire en traçant la ligne de traverse d'une relève messianique. Maintenant, il y a le cinéma qui se refuse à esthétiser la misère au nom d'une utopie misérabiliste, mais qui voit dans le réel – le réel comme impossible, comme intolérable – des boules de feux susceptibles de faire disjoncter sa propre Histoire ainsi rappelée à l'ordre de ses propres antagonismes. Maintenant, il y a des armes pour diagonaliser les césures du contemporain : ainsi, l'automne amérindien fordien relève d'autant moins strictement de la discipline du mentor griffithien que les héritiers ne le sont plus qu'en rupture incendiaire d'héritage. Et ces héritiers-là sont d'autant plus hérétiques que le rappel de l'épopée westernienne semble ici contaminée par des réminiscences de science-fiction post-apocalyptique ex-soviétique. C'est que les amants de la nuit n'ont pour maîtres que des fous et c'est bien pourquoi L'Héroïque lande est l'égal d'une Porte du paradis de notre temps, où en passant se fondraient d'ailleurs dans le corps des CRS l'image des nervis des grands propriétaires terriens et celle de la cavalerie arrivant évidemment trop tard. Même John Wayne n'en revient pas, ainsi qu'y indique le générique-fin en revenant libéré des attachements réactionnaires d'un vieux corps disparu, comme spectre jouant du bassin pour tous les épuisés afin de les aider à tenir la station debout coûte que coûte.

 

 

 

Le premier carton « Naissance d'une nation » n'est donc pas l'indication d'une reprise mais l'indice d'une déprise : quand le monde est à ce point possédé par le sortilège de la dépossession, le cinéma n'aurait pas d'autre rituel à proposer que des exorcismes – à ses créateurs comme à ses acteurs comme à ses spectateurs. Puissance constituante du cinéma, pour autant qu'elle est aussi destituante (la nation n'est morte qu'à renaître ainsi : répétons ceci, qui est ici est d'ici). Depuis cette destitution ne restent plus que des multitudes avec lesquelles il va bien falloir composer un peuple à venir, à partir desquelles on devra contribuer depuis la décomposition des communautés constituées à l'invention constituante d'un peuple. Le peuple qui manque, dont la définition s'ébauche déjà du côté de Paul Klee et Franz Kafka avant de trouver sa grande conceptualisation deleuzienne, n'est donc pas le signe d'une renoncement politique du cinéma mais la reconfiguration même de sa base, de son plan de consistance esthétique : « Au moment où le maître, le colonisateur proclament ''il n'y a jamais eu de peuple ici'', le peuple qui manque est un devenir, il s'invente, dans les bidonvilles et les camps, ou bien dans les ghettos, dans de nouvelles conditions de lutte auxquelles un art nécessairement politique doit contribuer. ». Le plus grand cinéma d'agitation politique est bien celui-là, qui substitue à l'obsolète prise de conscience la généralisation virale de la transe, dont l'énergie est au principe de bien des chemins de traverse et ceux qui les empruntent sont des danseurs de solitude qui tordent l'espace en relevant le défi d'extérioriser la douleur intérieure (que l'on repense ici au danseur de flamenco au début de Low Life).

 

 

 

Comme les feux, les cigarettes et les ritournelles du pays d'origine perdu, les danses sont également partagées de part et d'autre de la caméra afin de fuir sur place en faisant fuir les images : « l’agitation ne découle plus d'une prise de conscience, mais consiste à tout mettre en transe, le peuple et ses maîtres, et la caméra même, tout pousser à l'aberration, pour faire communiquer les violences autant que pour faire passer l'affaire privée dans le politique, et l'affaire politique dans le privé ». Ce sont les trois faits modernes, dont L'Héroïque lande bat le rappel comme on frapperait un tambour pour une danse de guerre : le peuple n'est pas ce qu'il y a mais ce qui s'invente dans les marges, le privé et le politique sont devenus des indiscernables, il n'y a plus que des minorités.

 

 

 

Dans la salle, le public n'est pas moins destitué que le Peuple. Plus de majorités. Ne restent alors plus, épars, que quelques spectateurs enfiévrés par les verdeurs enthousiasmantes de l'en-commun.

 

 

 

 

4) Un communisme sans héritage

 

(un désœuvrement commun)

 

 

 

 

Des feux, des feux, des feux : dans la jungle de Calais, aux limites chinoises de la frontière birmane, dans la nuit philippine ou sri-lankaise, en Algérie du côté de Ouled Allal. Tous ces feux si éloignés que le cinéma contemporain n'a pas d'autre raison que de permettre de les exposer en les rapprochant les uns des autres, de quoi sont-ils les embrasements ? Des peuples fragmentés par l'exil, des communautés défaites, ruinées, abandonnées, des minorités dont les restes sont livrés à une passivité qui entre en excès à l'ordinaire des situations, en exception à la règle des activistes de l'état d'exception, lacrymogènes et matraques. L'Héroïque lande ne cesse pour sa part d'être le terrain d'une hantise, autre silhouette qui danse : le communisme, s'il a déjà eu lieu, a-t-il déjà été filmé ? On y pense d'autant plus à l'occasion lyrique d'un passage extrait du Livre des sons du pianiste et compositeur Hans Otte, qui ramène à la mémoire l'enfer vidéo de l'Histoire et des images ouvrant Notre musique. Et c'est bien dans ce film qu'il est question du communisme comme d'un événement qui eut lieu au moins une fois, durant les 90 minutes d'un match de football opposant en 1953 l'équipe hongroise à la sélection anglaise, les joueurs de la seconde jouant solo quand ceux de la première ont joué collectif. Le communisme, oui, mais précisément et seulement en ce sens, indiqué davantage en mai 1968 qu'en octobre 1917 par un tract du comité d'action étudiants-écrivains : « Le communisme : ce qui exclut (et s'exclut de) toute communauté déjà constituée. La classe prolétarienne, communauté sans autre dénominateur que la pénurie, l'insatisfaction, le manque en tout sens. ». Les écrits de Marx eux-mêmes, par exemple dans sa Contribution à la critique de la Philosophie du droit de Hegel (1843), témoignaient déjà d'une valse hésitation entre la classe ouvrière considérée comme l'agent révolutionnaire privilégié et « la classe qui soit la dissolution de toutes les classes », autrement dit entre la classe ouvrière hégémonique ou la prolétarisation généralisée de la société. Le communisme hétérodoxe entendu ici comme ce mouvement destituant toute appartenance identitaire, négativité sans finalité, serait, après tous les désastres communautaires et le désastre obscur de la capture étatique de l'idée communiste, comme un changement d'astre – une révolution. « C'est un communisme inscrit dans son propre désœuvrement » comme d'autres philosophes le poseront plus tard en insistant alors sur « l'exigence philosophique et politique de l'être en commun ». En Mai 1968, ce communisme se disait ainsi : « sans héritage. ».

 

 

 

L'en-commun n'est jamais la preuve en actes d'un pouvoir de faire et faire faire, mais l'expérience d'une puissance inséparable de son impuissance, d'une « négativité sans emploi », d'un désœuvrement dont la suractivité administrative et policière représente d'ailleurs dialectiquement l'évident déni. Dans la jungle de Calais comme dans la ZAD de Notre-Dame-des-Landes comme dans n'importe quelle zone d'autonomie provisoire. La beauté des figures peuplant la communauté désœuvrée de L'Héroïque lande appartient à l'intelligence de leurs pratiques et l'héroïsme de leurs conduites, de résistance contre le désespoir et de lutte contre l'indignité, dans le frayage de passages jusqu'à l'imperceptible. Elle se déduit cependant aussi de cette ouverture dépassant toute imposition contraignante, ouverture à une impuissance libérant dans la destitution des habituelles captures de nouveaux usages, exemplairement ludiques. C'est que le jeu délie le rapport des moyens et des fins en neutralisant par voie de conséquence toute utilité et la fiction constitue justement l'un de ces jeux qui offre au documentaire la possibilité de saisir au bond les balles relancées de l'irréel dans l'intervalle contracté des grises réalités. Une grosse pierre est un poids lancé comme à l'occasion d'une olympiade, le terrain vague un terrain de jeu, la bâche un cerf-volant, le brasero un four, le téléphone portable un trésor caché d'affects partagés. Et la baraque comme scène de ménage jouée et la plage comme scène de danse. Et le « broken english » généreusement bricolé depuis les ruines du « globish », horrible idiome du commerce mondial. L'acosmisme est un premier moment du constat pour tous ceux qui sont voués à survivre dans un monde pauvre en monde, la forme-de-vie l'emporte cependant qui arrache dans les intervalles parfois bestiales de la survie folie et poésie, contemplation et retrait, fatigue et rêverie, sagesse et comédie (« Fuck England » comme le dit Zeid à l'autre bout du fil, qui a réussi à passer et ne pense qu'à repasser). Alors, aussi intolérables soient la précarité et la brutalité policière infligées notamment à ceux qui ont fui des guerres moins civiles qu'inciviles, la politique de l'inimitié bute par pans entiers sur une politique cosmopolite – une « cosmopolitique » de l'amitié : l'amitié est en effet ici un nom pour la destitution de l'inimitié instituée.

 

 

 

Le communisme, une puissance destituante : les langues comme les origines ethniques ne sont dès lors plus des opérateurs de séparation et d'identification et les identités particulières ou communautaires ne sont pas moins importantes que les rencontres essayées et les solidarités expérimentées, toujours à l'épreuve des idiomes non partagés, au risque toujours recommencé de l'incompréhension et de l'échec. Les damnés de la terre composent depuis la décomposition des peuples, des communautés et des classes la classe universelle des parias et des déclassés, qui ne possède quasiment rien et dont ce rien constitue tout, le noyau générique et cosmopolite de l'en-commun. D'ailleurs, les figures les moins universelles qui soient parce qu'elles sont les plus particularisées appartiennent de fait à la chaîne de substituabilité des CRS dont les séries sont télécommandées par la volonté de néant caractérisant l'état d'exception. Il y eut, on s'en souvient comme d'un symptôme idéologique de notre temps, des spectateurs pour s'offusquer de cette séquence de Low Life où la jeunesse militante et organisée crie face à un barrage policier : « Pétain, reviens, t'as oublié tes chiens. ». Les mêmes sembleraient avoir dans le même mouvement oublié qu'un policier victime de brûlures accidentelles est soigné par ceux-là mêmes dont il était alors censé vérifier l'identité afin de participer au triage du bon grain des travailleurs étrangers régularisés de l'ivraie des migrants irréguliers.

 

 

 

Mais aussi, une femme danse au milieu des danseurs, il faudra lire le générique-fin pour découvrir qu'il s'agit d'une chanteuse et actrice relativement connue. Mais encore, un danseur professionnel congolais improvise quelques pas sur la plage hivernale de Calais, il est visible seulement de loin comme une silhouette qui succède à d'autres. Mais aussi ce sont les sous-titres qui, quelquefois, font décoller les voix des corps pour rendre des paroles à un silence fondamental, comme en écho à la communication au-delà toute communication de la jeunesse télépathe de Zombies. Et les voix de Christophe et King Krule, Gil Scott-Heron et Leonard Cohen, mais les mots de Dénètem Touam Bona sont comme des chants de sirènes qui paraissent venir comme on l'a dit de dimensions parallèles. Et puis ce sont tous les cartons noirs qui ponctuent l'intervalle des plans en une dynamique palpébrale qui intercale dans l'actuel du virtuel, qui double le réel par l'irréel, qui fait de l'impensable le principe même de la pensée. L'Héroïque lande est bien ce « lieu insubstantiel offert à une pensée anonyme afin qu’elle s’y déploie », le site ouvert à la rumeur impersonnelle des zonards qu'au dehors tous nous sommes, le bateau ivre des formes de l'en-commun qui est le propre de tous sans n'être jamais la propriété de quiconque, n'appartenant à personne (si L'Héroïque Lande était un disque, ce serait un album au long cours de groupes de post-rock canadiens tels Godspeed You ! Black Emperor ou A Silver Mt. Zion).

 

 

 

L'en-commun l'induit, y conduit : le communisme, toujours, sera sans héritage.

 

 

 

 

5) Pop épopée et odyssée d'ici

 

 (des héros dignes d'Éros)

 

 

 

 

On connaît la ruse d'Ulysse qui lui a permis de tromper le cyclope Polyphème. Quand le géant à l'œil crevé lui demandait son nom, le héros de l'Odyssée lui répondait « personne », tant et si bien que les autres cyclopes croyaient alors que leur congénère était devenu fou. « Mon nom est personne » dit ainsi Ulysse qui savait qu'en regard du géant anthropophage il fallait faire preuve de cette intelligence rusée qu'en grec l'on nomme mètis. Le nom du dehors et de la pensée anonyme, de la rumeur impersonnelle et créole qui s'y joue ne peut être autre que celui de personne. Personne nomme aussi, nom moins propre qu'impropre, le seul héritier légitime parce qu'impossible du communisme sans héritage. Les bricolages rusés autorisant les migrants à être imperceptibles pour les dispositifs d'un pouvoir cyclopéen, la voix des sirènes qui chantent depuis les bandes parallèles du son, les héros dont il faut raconter les vies précaires et épiques et qui sont à ce titre dignes d'Héra (le film est cette membrane protégeant ceux qui protègent comme des trésors d'humanité l'hospitalité, la solidarité et l'amitié) comme d'Éros (leur beauté est indiscutable), jusqu'aux réminiscences science-fictionnelles et westerniennes : L'Héroïque lande raconte bel et bien l'épopée de personne – et n'importe qui pourra s'y reconnaître en effet.

 

 

 

Les bandes d'archives de l'actuel le sont aussi du futur, tirant des lignes de faille du passé d'autres lignes de force à venir, diagonalisant le trait d'union d'un désastreux présent. L'Héroïque lande ne raconte pas la tragédie d'un monde dont l'achèvement aurait été acté en octobre 2016 avec la destruction de la jungle de Calais, mais conte l'épopée d'un monde fini, aussi fini qu'excédé par son héroïque propension à l'infini. La jungle est un phœnix, c'est un rhizome de feu et ses herbes folles sont des mèches qui, éteintes ici, rejaillissent ailleurs, partout où vivre est une ardent brûlure, une danse. Pendant que les représentants du Peuple débattaient de la loi « asile et immigration », la jungle s'était déjà reconstruite, ailleurs, dans la forêt. Son plan d'immanence s'étend, l'en-commun n'attend pas : minoritaires de tous les pays, de toutes les communautés désagrégées, de toutes les nations décomposées, nous y sommes – ici, d'ici, c'est idem. Comment l'Histoire serait-elle alors finie, quand le tranchant de sa hache majuscule ne cesse pas d'être retenue ou détournée par d'imperceptibles diagonales de temps, sa lame infiniment émoussée par le frottement de minuscules limailles d'entre-temps ?

 

 

 

La dernière version, celle de 1939, de « L’œuvre d'art à l'art de sa reproductibilité technique » concluait ainsi : « Au temps d'Homère, l'humanité s'offrait en spectacle aux dieux de l'Olympe ; c'est à elle-même, aujourd'hui, qu'elle s'offre en spectacle. Elle s'est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de tout premier ordre. ». La société du spectacle n'est que celle de sa débâcle. La publicité prévient en effet qu'au printemps 2020, Calais, premier port de voyageurs d'Europe continentale, accueillera un grand parc à thèmes fort de 32 attractions. Son nom : Héroïc-Land. Son slogan : « Plus qu'un parc d'attractions, un nouveau monde ». Ce nouveau monde s'échine pourtant tellement à ressasser laborieusement l'ancien, si vieux celui qui court à sa perte en tirant un spectacle de sa très réelle destruction, comme un sacrifice offert aux idoles du marché. Échanger un parc flambant neuf contre un bidonville rasé n'est pas effacer le camp, c'est en hausser le concept à ce niveau spectaculaire où la désintégration se ferait intégralement. La « rose de personne » du poète mutilé par les ravages auto-immunes de la modernité avait prévenu : « Personne ne nous repétrira de terre / et de limon, / personne ne bénira notre poussière. / Personne. ».

 

 

 

Mais personne est l'un des noms de la ruse d'Ulysse, personne sont aussi tous les invisibles dont l'imperceptibilité en diagonale de tous les effacements criminels est digne d'épopée. En hommage à personne, à l'adresse de personne qui est moins tout le monde que n'importe qui, L'Héroïque lande est un acquiescement, « non pas un sourire impersonnel et peut-être même pas un sourire, la présence de l’impersonnel, l’acquiescement à sa présence. ».

 

 

 

Une condamnation : la France a été condamnée en vertu de l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme pour le démantèlement du bidonville de Calais. C’est depuis 1959 la 283ème condamnation de la France pour ce seul article.

 

 

 

Mieux qu'une condamnation sanctionnant le crime notoire d'un État, cette déclaration : « Nouveau monde ! ». Une petite princesse amérindienne le dit dans Noir péché et l'enthousiasme de sa profération est ce à quoi L'Héroïque lande épiquement acquiesce. Entre fureur et mystère.

 

 

 

« L'acquiescement éclaire le visage. Le refus lui donne la beauté. »

 

 

 

 

Paris-Pantin-Saint-Denis

20 avril 2018


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