Une rose éclose des blessures

A propos de "Cent visages pour un seul jour" (1971) de Christian Ghazi

« La malignité des choses informes est un mal

trop grand pour être dit ;

J'aspire à les refaire à neuf et à m'asseoir

sur une verte butte à l'écart,

Avec la terre, le ciel et l'eau, recréées, comme une cassette d'or

Pour mes rêves de ton image qui épanouit une rose

au plus bas de mon cœur. »

(William Butler Yeats, Le Vent parmi les roseaux,

éd. Fata Morgana, 1984 [1899 pour l'édition originale], p. 11)

Une grille vient comme les doigts d'une main barrer la visibilité pleine et entière du champ – un champ moins de cultures que de ruines strié de plis noirs, un champ moins sillonné que plié, creusé de tranchées d'ombres. Off, la voix d'une femme évoque dans la langue politisée de la militante révolutionnaire l'échec des forces armées arabes depuis 1967, en demandant notamment à réfléchir à la prévalence structurelle des causes internes sur les causes externes dans l'explication d'une impasse politique qui n'aurait jamais depuis cessé de durer. Ce plan ouvre Mi'at wajeh li yawm wahid – A Hundred Faces for a Single Day – Cent visages pour un seul jour de Christian Ghazi, ce film commencé en 1969 et achevé deux ans plus tard. Ce film si singulier d'être l'unique rescapé d'une entreprise de destruction au terme de laquelle au moins 41 films réalisés par l'auteur entre 1961 et 1988 auront été anéantis. La douzaine de films commandés par le Ministère du tourisme libanais et tournés à partir de 1964 auraient été en effet saisis par la Sûreté générale pour les détruire devant leur auteur, par le feu. Les autres, parmi lesquels on compterait un premier film tourné dans le village de sculpteurs de Rachana, Les Fedayins (1967), une adaptation de Bertolt Brecht, The South's Tobacco Farmers, Life in Refugee Camps (1970) et The Other Face of Refugees (1971), et puis Mort au Liban (1976) monté celui-là en Irak sous la supervision de son vice-président d'alors qui était Saddam Hussein, auraient quant à eux été détruits à Beyrouth en 1983 par les membres d'une milice locale de l'organisation chiite Amal ayant débarqué chez Christian Ghazi en son absence afin d'y dérober les bobines de tous ses films, anéantis une nouvelle fois par le feu (à seule fin, aurait-elle prétendu, de « se réchauffer les mains » : cf. Muhammad Hamdar, « Christian Ghazi : Radical Until his Last Breath », Al-Akhbar, 13 décembre 2013 : https://english.al-akhbar.com/node/17899).

 

 

Seule une copie 35 mm. de Cent visages pour un seul jour aura donc été précieusement conservée dans des archives à Damas où, en 1972, le film avait remporté un prix (vivement contesté par les officiels) de la critique dans un festival de cinéma alternatif, précisément la première édition du Festival des jeunes cinémas arabes où Christian Ghazi et d'autres ont fait en effet la promotion militante d'un cinéma alternatif (cf. Guy Hennebelle, « La cause palestinienne dans les films arabes : les films politiques » in La Palestine et le cinéma [sous la direction de Guy Hennebelle et Khemaïs Khayati], éd. E 100, 1977). Ce cinéma alternatif, al-sînimâ-badilâ, inclut des films à l'instar de Kafr Kassem (1974) de Borhane Alaouié, mais aussi des figures transversales comme Kais al-Zubaidi. Né à Bagdad, ayant étudié le montage en RDA, Kais al-Zubaidi est devenu l'initiateur de l'Unité du Cinéma Palestinien au sein de l'OLP et c'est lui qui assura à Christian Ghazi qu'il restait une copie de son film à Damas. Promoteur du cinéma documentaire afin de sortir le public des illusions entretenues par le cinéma de fiction classique valorisé dans le monde arabe, il est l'auteur d'un unique long-métrage tourné en Syrie et intitulé Al-Yazerli (1974), monteur du film de Christian Ghazi ainsi que des Feuilles des pauvres sont d'or (1975) de Kamal Karim, monteur encore de Beyrouth ô Beyrouth (1975) de Maroun Baghdadi. On devrait encore citer They Do Not Exist (1974) de Mustafa Abu Ali qui décrit la vie à Nabatieh, un camp libanais de réfugiés palestiniens bombardé par l'État d'Israël, son auteur qui a été l'assistant de Jean-Luc Godard sur le tournage de Jusqu'à la victoire (1970) étant également l'auteur du premier film palestinien, No to a Peaceful Solution (1968). C'est donc toute une constellation militante et cinématographique qui s'est déployée après la défaite arabe de la Guerre des Six Jours, qui s'est ensuite émiettée en raison de la guerre civile libanaise et du départ de l'OLP de Beyrouth occupée en 1982 par l'armée israélienne. Une constellation dont les traces sont des survivances fantomales qui persistent aujourd'hui en brillant dans un film de montage dédié à la mémoire dispersée des luttes du peuple palestinien comme Off Frame ou la révolution jusqu'à la victoire (2016) de Mohanad Yaqubi.

 

 

La copie longtemps unique de Cent visages pour un seul jour (on murmure cependant qu’il y en aurait d’autres) aura donc survécu à l'anéantissement, précieusement grâce à l'opiniâtreté du réalisateur Rami Sabbagh. Celui-ci en a fait tiré une copie au Liban pour la donner ensuite à son auteur dont il a proposé le portrait cinématographique avec Le Son de la mémoire (2001). Avec, pour seule contrepartie, la promesse de lui permettre de tourner un nouveau film, ce qui sera fait la même année avec Coffin of the Memory – Le Cercueil de la mémoire (cf. Pierre Guerrini, « La mort d'un maudit, le réalisateur libanais Christian Ghazi, 15 décembre 2013 : https://blogs.mediapart.fr/pierre-guerrini/blog/151213/la-mort-dun-maudit-le-realisateur-libanais-christian-ghazi). Depuis, il existe une édition DVD libanaise des deux films proposée par l'association culturelle Nadi Lekol el Nas créée à Beyrouth en 1998 (le film est disponible sur YouTube ainsi que sur le site de la revue en ligne derives.tv : http://derives.tv/cent-visages-pour-un-seul-jour/). Il y aurait d'ailleurs toute une histoire à écrire portant sur la visibilité de ce film, montré (au festival de Damas de 1972 mais l'a-t-il été ailleurs ?), puis disparu, enfin redécouvert. Cent visages pour un seul jour a enfin été projeté en France, pour la première fois en 2008 au Festival de cinéma de Douarnenez, puis dix ans plus tard en 2018 dans la sélection « Un autre Mai 68 » programmée par Federico Rossin et proposée par le Cinéma du Réel (entre-temps, un hommage discret et cryptique au cinéaste a été tourné par Félix Albert, la vidéo Rivage projetée au FIDMarseille en 2012, un an avant sa mort).

 

 

Cent visages pour un seul jour est de toute évidence un document audiovisuel portant trace des engagements de la gauche marxiste libanaise en faveur de la cause palestinienne. Il offre également l'archive survivante d'une époque de guerre civile ravagée par une pulsion de mort qui a été aussi « anarchivique » (Jacques Derrida, Mal d'archive. Une impression freudienne, éd. Galilée, 1995, p. 24-25). A ce titre, il représente une survivance, une luciole qui témoigne du passé de la destruction et de l'avenir de ce qui y résiste. Il n'en reste pas moins que Cent visages pour un seul jour est un film de cinéma, un grand film. Le film de Christian Ghazi est un film d'intervention porté par un si grand désir de modernité qu'en lui le cinéaste n'aura pas cédé d'un iota sur les impératives obligations militantes d'alors, les prise de position esthétiques jamais réductibles à leur inféodation aux prises de parti politiques. Pour reprendre les propres paroles de Christian Ghazi prononcées à Damas lors du festival de 1972, il n'est pas possible en effet « d'exprimer une cause complexe dans une forme basique » (cité par Anaïs Farine, Imaginaire cinématographique du « dialogue euro-méditerranée » [1995-2017] : formes festivalières, formes institutionnelles, formes alternatives, thèse de doctorat en études cinématographiques et audiovisuelles, Université Sorbonne Paris Cité, soutenance 31 janvier 2019, p. 205).

 

 

La destruction et y survivre

(persistance d'une survivance)

 

 

A cet égard, il ne faudrait pas pousser beaucoup pour s'autoriser, en raison de circonstances géopolitiques et d'affinités esthétiques partagées, à associer ce film unique avec cet autre film unique, également mais tout autrement porteur d'une modernité accordée au bouillonnement du chaudron libanais de l'époque de la guerre civile, à savoir Nahla (1979) du réalisateur algérien Farouk Beloufa. Un cinéaste moins frontalement militant mais pas moins politisé cependant, et dont les hautes ambitions cinématographiques auront été victimes de cet étouffoir idéologique qu'était alors l'industrie cinématographique algérienne (de Farouk Beloufa, on connaît l'existence d'un film de montage intitulé Insurrectionnelle en 1973 et victime de censure, puis d'un court-métrage tardif, Le Silence du sphinx en 2010). Il y a bien des raisons (internes et externes pour reprendre une distinction caractéristique du registre dialectique appartenant à la voix off féminine inaugurale du film de Christian Ghazi) qui déterminent en effet l'existence de films uniques, astres solitaires ayant survécu au désastre. Et d'autant plus uniques qu'ils sont aussi le fait esthétique d'œuvres singulières ayant fait exception à l'ordinaire cinématographique, ainsi que l'auront respectivement été The Night of the Hunter – La Nuit du chasseur (1955) et The Honeymoon Killers – Les Tueurs de la lune de miel (1969), Wanda (1970) et Tahiya ya Didou ! (1971) réalisés respectivement par Charles Laughton, Leonard Kastle, Barbara Loden et Mohamed Zinet pour nommer seulement quatre exemples connus. Il y a bien des circonstances objectives pour expliquer la destruction historique de pans entiers d’œuvres à l'instar de celles de maîtres comme John Ford et Kenji Mizoguchi (c'est le tiers de la filmographie du premier, ce sont les deux tiers pour le second). Notamment parce qu'il n'y avait pas encore d'institutions comme les cinémathèques officiellement chargées d'une politique de conservation matérielle des films dont la carrière ou la consommation terminée induisait, tantôt l'entrepôt dans de mauvaises conditions d'entretien ruineuses en terme de préservation, tantôt la pure et simple destruction opérée au nom du recyclage économique de la pellicule argentique.

 

 

S'agissant de Christian Ghazi, la destruction d'une œuvre cinématographique forte d'une quarantaine de titres aura été la conséquence matérielle d'un rapport de force politique, la résultante historique de l'exercice du droit du plus fort (des doutes concernent l'existence des films détruits, qui demanderaient cependant à être étayés : cf. Dima El-Horr, Mélancolie libanaise. Le cinéma après la guerre civile, éd. L'Harmattan, 2016, p. 55). Et la survivance de son seul et quasi-unique film d'être la preuve quasi-messianique des ressources de relève insoupçonnées caractérisant la « tradition des opprimés » (Walter Benjamin) à laquelle le cinéaste appartient pleinement. Lui qui a dévoué en effet tout son courage militant, redoublé par son évident désir de modernité cinématographique, à la relève poétique et politique des vaincus – les peuples palestiniens et libanais, les peuples arabes et, au-delà, tous les « damnés de la terre » évoqués par Frantz Fanon. Survivance, le mot n'est pas trop fort en effet dès lors que, en suivant Aby Warburg et à sa suite Georges Didi-Huberman, la survivance qualifie toute image perçue dans ses qualités de pathos et de revenance, d'intensité et de hantise, comme fantôme et comme symptôme, comme fossiles en mouvement et montages impurs de mémoire, dans la perspective d'une histoire des formes de l'art qui est un travail de deuil pour des objets à la fois idéels et inactuels, mortels, qui ne survivent à leur perte que fantomatiquement (George Didi-Huberman rappelle à cet effet que Johann Joachim Winckelmann a écrit son Histoire de l'art chez les Anciens à partir de 1755, non seulement parce que les Grecs n'ont pas fait l'histoire de leur art, mais aussi à partir de la disparition quasi-intégrale des œuvres étudiées : L'Image survivante. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2002, pp. 14-15, 17 et suivantes).

 

 

C'est qu'il en fallait du courage pour un homme né en 1934 à Antioche en Turquie d'une mère française et d'un père libanais, ayant passé un bout de son enfance en Syrie avant de revenir au Liban dès 1939 (cet habitué du quartier Hamra est décédé à Beyrouth en 2013) pour y multiplier les activités professionnelles (journaliste au Soir, il enseigne la philosophie avant de travailler pour la chaîne de télévision Lubnan wal Machrek et y réalise plusieurs documentaires), les fronts artistiques (l'écriture poétique, la mise en scène théâtrale, la composition musicale) et politiques (sa participation avec sa compagne à la création en 1969 de Liban Socialiste dont la fusion avec l'Organisation des Socialistes Libanais a donné en 1971 l'OACL, l'Organisation d'action communiste au Liban qui proposait alors de relever le nationalisme exacerbé après la défaite arabe de 1967 par un marxisme rénové, frotté de maoïsme et d'althussérisme, puis son engagement au Front Démocratique de Libération de la Palestine sous la houlette de Nayef Hawatmeh, scission en 1969 du Front Populaire de Libération de la Palestine créé deux ans auparavant par Georges Habache, notamment pour occuper et cultiver le terrain davantage idéologique que militaire). Il en fallait en effet de la conviction pour imposer, au milieu d'un champ cinématographique libanais alors en phase de développement, un geste esthétique radical dont les prises de parti sauraient être appareillés à des prises de position garantes que le cinéma ne soit pas sacrifié sur l'autel du commerce et de la propagande, aussi juste ou justifiée soit-cette dernière. Domine alors un cinéma commercial sous haute influence technique et culturelle égyptienne, notamment identifié aux productions de Mohamed Selmane suivi par celles de Reda Myassar. Mais, avec le passage en 1966 de six à 20 longs-métrages produits et puis le choc de la victoire d'Israël avec la Guerre des Six Jours en 1967, s'ouvre une brèche pour un désir de cinéma alternatif ou al-sînimâ-badilâ avec des auteurs autrement plus ambitieux et militants à l'instar de Christian Ghazi et Gary Garabédian (cf. Tania El Khoury, « Les cinémas libanais et leurs publics » in L'Homme et la société, 2004/04, n°154, éd. L'Harmattan, p. 131-144).

 

 

Didactisme militant versus

modernité cinématographique ?

 

 

En témoignera ainsi, une fois écarté le cas du Cercueil de la mémoire réalisé après la destruction de 41 films tournés entre 1964 et 1988, le seul film de Christian Ghazi de cette série qu'il nous reste, alors produit à la fois par le FDLP et l'Organisme Général du Cinéma Syrien. Tel un « héritage précédé par aucun testament » pour paraphraser René Char, et où l'engagement politique s'y décline durant 70 minutes à peine selon deux versants aussi complémentaires qu'ils sont spécifiques – le versant du didactisme militant et le versant de la modernité cinématographique. La complémentarité serait plus justement idéale tant l'on voit bien, tant on ressent la contradiction travailler réellement ces deux dimensions qui ne composent ou s'agencent dialectiquement qu'à partir du dépassement de leurs ressemblances imaginaires (une politique révolutionnaire doit révolutionner la forme cinématographique en l'émancipant de ses usages bourgeois) et de leurs dissemblances réelles (une politique révolutionnaire ne se réduit pas à l'usage politisé des formes cinématographiques). On sent bien à l'œuvre ici une sensibilité qui, par exemple, s'autoriserait à privilégier davantage le second aspect (la modernité cinématographique) en différant ainsi l'expression censément plus attendue ou prévisible du premier (le didactisme militant). C'est pourquoi il faudra attendre en effet l'arrivée de la 25ème minute, soit le tiers du film, pour voir apparaître un exercice de fiction didactique, d'inspiration nettement brechtienne, en vertu duquel la vie ordinaire des habitants d'un camp de réfugiés palestiniens est mise en scène comme le siège de contradictions seulement assumées et dépassées dans la bascule subjective favorable à la sortie des servilités quotidiennes. Et, avec la politisation collective, le passage critique à la lutte armée. Critique en un sens marxien dont les conséquences pratiques appartiennent à l'histoire internationale des communismes dans la variété de ses rapports avec les guerres d'indépendance nationale, l'anti-impérialisme et le recours à la lutte armée et au terrorisme – autrement dit au sens où, en 1843, Karl Marx dans son introduction à sa Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel pose dans son vocabulaire philosophique que les armes de la critique doivent céder le pas devant la critique des armes, parce qu'une force matérielle ne peut être abattue que par une autre force matérielle, celle qu'est par exemple la théorie quand elle arrive à pénétrer les masses.

 

 

 

Il y a ainsi, tout le long de Cent visages pour un seul jour, le pli contradictoire des images vivantes, partagées par le devoir impératif des prises de parti et la nécessité des prises de position esthétiques, prises dans le battement de la politique du parti exigeante en lisibilité didactique et de la politique de l'esthétique comme le dirait Jacques Rancière aujourd'hui, qui préfère aux fléchages du lisible les brouillages du sensible.

 

 

D'emblée, Cent visages pour un seul jour affirme l'audace d'un geste qui annonce un programme dont le texte est d'évidence moulé dans le vocabulaire marxiste-léniniste-maoïste du FDLP. L'échec arabe dont il est d'emblée question serait ainsi davantage le produit de contradictions internes que d'antagonismes externes. Et l'on devinera en filigrane la critique de l'impasse du nationalisme arabe représenté du côté palestinien par le Fatah de Yasser Arafat suite à l'échec du soulèvement populaire dans les territoires occupés de Cisjordanie en 1967 et, en 1970, l'expulsion de l'organisation palestinienne hors de Jordanie à la suite de Septembre noir. Mais le programme ne s'énonce que pour être ensuite suspendu, son déroulement annoncé pour être aussitôt différé au profit d'une expression motivée à rendre compte, moins lisiblement que sensiblement, de la vaste complexité d'une situation qui traverse nombre d'acteurs hétérogènes situés à des endroits différents. Pour en revenir au tout premier plan du film, le champ strié des barres verticales d'un store vénitien semblables à des tranchées appartient à l'image ayant valeur inaugurale qui expose sa propre pente métaphorique, pliant la lisibilité du message sur la contrariété du monde visible comme s'il était barré. Comme une main posée sur des yeux. L'échec est aussi cette barre qui retient d'emblée l'évidence du visible, en même temps qu'elle est aussi la métaphore d'un empêchement qui est aussi une manière de mettre en échec l'obligation didactique et propagandiste caractéristique de la rhétorique du cinéma militant pratiqué à l'époque, exemplairement avec Armée rouge / FPLP : Déclaration de guerre mondiale (1971) de Masao Adachi et Koji Wakamatsu.

 

 

Le film de Christian Ghazi s'ouvre ainsi par l'évocation d'un échec dont l'explication est donc elle-même mise en échec dans l'enchaînement discursif qui aurait dû en accompagner l'expression didactique. A la place, c'est une séquence incroyable qui est proposée, consistant en une série de noms dont la litanie est ponctuée à l'image de murs criblés de balles, de blessés de guerre hospitalisés qui regardent la caméra et, au son, de la répétition d'une détonation. D'un côté, le cinéma se fait porteur et télé-transmetteur des nouvelles et des souhaits de rétablissement adressés entre membres éparpillés de familles éclatées par la guerre et l'exil (il est notamment question de Majdal Shams, cette cité syrienne majoritairement peuplée de druzes située sur le plateau du Golan sous occupation israélienne depuis 1967). De l'autre, cet usage circonstancié au service d'un peuple dont l'unité nationale et territoriale est plus que contrariée et empêchée se double d'un étrange envers fantomal dont il est difficile d'y reconnaître lisiblement une intention assumée (c'est ainsi que la survivance dans son usage heuristique jouerait à plein ici, en marque de cet « inconscient visuel » dont a aussi parlé Walter Benjamin, autrement dit en gage des latences et des refoulements que véhiculent les images par-delà la conscience de leurs auteurs).

 

 

Même si cette pratique se trouve dans d'autres films militants, palestiniens ou pro-palestiniens de l'époque, l'impression est forte alors d'entendre la litanie nominative depuis une perspective la conjuguant au futur antérieur. Comme si les noms appartenaient aussi aux futures victimes, comme si les corps blessés étaient appelés à se remettre, peut-être, mais peut-être aussi à ne pas survivre à cette remise sur pied. La survivance comme « Nachleben » (Aby Warburg) appartient bien aux revenants d'entre les morts, qui vivent la vie inorganique des spectres cinématographiques. Si cette interprétation possède un sens, c'est seulement aussi de manière rétrospective, une fois que la chouette de Minerve s'est envolée pour citer la métaphore fameuse de Hegel. Et cette perspective est bien le fait du spectateur d'aujourd'hui, qui considère après coup des images âgées de presque un demi-siècle, qui voit pour parler comme Saint-Augustin depuis le présent du futur des images qui nous informent du présent passé. Et le motif de l'échec de se développer aujourd'hui en cérémonie funéraire pour défunts virtuels, pour des morts encore à venir et que les contractions brutales de l'Histoire de la région pousseront à s'accumuler entre 1975 et 1990 – et même bien après la fin de la guerre officiellement déclarée entre la signature du traité de paix inter-libanais dit accord de Taëf du 22 octobre 1989 et l'exfiltration française du général Aoun 1991 un an plus tard.

 

 

La mort est donc à chaque plan ce présent qui passe et ne passe pas, à chaque plan les vivants sont des morts qui s'ignorent ou des cadavres en sursis : à chaque plan le deuil a de l'avenir. L'avenir du deuil est ce qu'il appartient précisément au cinéma de faire durer en s'incluant lui-même dans un mal qui est aussi celui des archives, dans la relève des archives qui manquent et qui restent, que commande un désir itératif de trace et qui recommence à chaque effacement ou disparition des traces.

 

 

Du film et des bobines

(une image de la pensée)

 

 

C'est ensuite que Christian Ghazi propose une séquence digne d'être haussée au niveau d'une « image de pensée » pour parler comme Walter Benjamin, ou d'une « image de la pensée » comme l'aurait plutôt avancé Gilles Deleuze, dont la puissance d'évocation métaphorique vaudrait en effet pour ramasser en un cristal tournoyant aux arêtes tranchantes tout le sens disséminé de son film. La séquence en question est composée d'une série de plans documentaires tournés dans une usine de fabrication filière, dont le point de vue est précisément axé sur des machines qui permettent à des bobines de fils de tourner sur elles-mêmes en enroulant autour de leur centre le fin matériau. Autant il est difficile de ne pas penser à une séquence semblable disponible dans L'Homme à la caméra (1929) de Dziga Vertov, autant l'image des fils enroulés et déroulés en bobines contient en elle-même l'image d'une trame, soit cette idée consistant en la mise en relations de réalités dont l'éloignement garantirait la stricte hétérogénéité – et, partant, l'apparente impossibilité de les rapprocher. Les ouvrières fileuses exemplifient ainsi le projet esthétique d'un cinéaste qui prend le relais du travail ouvrier, dont les plans passent métaphoriquement par la bobine des ouvriers de l'industrie filière afin de relier ce qui semblerait ne pas l'être, de tisser des liens pour mettre en réseau les éléments les plus disparates – autrement dit de penser le rapport depuis ce qui paraît devoir s'impose comme sans rapport. Ce projet relève de fait d'une pensée du cinéma caractérisée par l'essentialité décisive du montage (ou sa centralité stratégique, depuis les soviétiques comme Sergueï Eisenstein et Dziga Vertov justement, en passant par les films alors plus contemporains de Chris. Marker et Jean-Luc Godard alors tournés avec les Groupes Medvedkine ou Dziga-Vertov). Le montage au sens du montage dialectique qui aurait déjà été opératoire avec les films de commande touristique et leur refus jusqu'à la destruction. Le montage dialectique comme pratique conjonctive-disjonctive ou analytique-synthétique, qui traverse le champ hétérogène des ressemblances imaginaires et des antagonismes réels pour composer transversalement une trame ou un tissu de relations différentielles et pour insister en parallèle sur les intervalles comme différences de potentiel.

 

 

Le bar où l'oisive classe de loisirs passe autour de quelques verres de bons moments, la grotte où s'aventurent quelques commandos de fedayins sur le terrain d'entraînement et d'exercice en préparation de futures embuscades, l'atelier de la femme artiste qui sculpte et qui peint, les champs de labour où travaillent laborieusement les paysans comme les camps où s'entassent les réfugiés représentent ainsi les différents espaces, aussi bien séparés socialement qu'ils sont ajointés par un geste esthétique dont la vérité politique consiste justement à faire du disparate l'expression variée d'une même problématique réitérée : pas un lieu où ne hurle pas, à l'endroit de la domination subie comme à l'envers pour ceux qui en profitent, la nécessité émancipatrice de la révolution.

 

 

On verra même une femme jouée par Madonna Ghazi, la compagne du cinéaste qui interprète le personnage féminin principal de son film, coudre avec une aiguille et du fil une robe afin de la détourner de sa fonction d'habillement et en tirer un rideau qui la sépare autant des femmes du camp qui moque son désir de politisation que des bourgeoises qui se regardent dans le miroir narcissique des grands magasins. Ce n'est donc pas parce que « la robe sans couture de la réalité » chère à André Bazin est lacérée par la violence des rapports de classe que le montage n'a pas de rôle à jouer, bien au contraire. Il s'agit avec le montage moins de lier que de relier depuis les écarts qui sont des abîmes les êtres les plus socialement éloignés afin d'avérer un seul monde commun et dont le communisme est entravé par les divisions capitalistes et impérialistes (le montage serait alors moins d'attraction sur le modèle eisensteinien que d'intervalles et, à ce titre, davantage vertovien). De fait, Cent visages pour un seul jour compose le montage à la fois cubiste (son titre indiquerait déjà a minima ce désir de perspectivisme) et unanimiste (c'est la référence vertovienne profondément assumée), qui expérimente non seulement le dépassement du faux clivage quasiment de nature idéologique entre fiction et documentaire, mais vérifient aussi l'actualité d'un dépassement tous azimuts de la frontière. De toutes les frontières – nationale entre Libanais et Palestiniens partageant un intérêt commun dont l'État d'Israël plus que la présence juive fixe le nœud de crispation antagonique ; sexuelle entre les femmes dignes de combattre à l'égal des hommes ; de classe entre les impératifs prolétaires ou bourgeois de la vie quotidienne et les exigences à plus long terme de la révolution. D'un côté, les bidouillages d'une musique concrète semblable aux expérimentations électroacoustiques de Pierre Schaeffer expriment une manière de sensibilité radiophonique (Christian Ghazi anticiperait sur ce point le Chris. Marker du Fond de l'air est rouge en 1977 et de Sans soleil en 1982). Comme s'il s'agissait au fond de passer d'un monde social et localisé à un autre comme on change de fréquence (la saturation des ondes participe en même temps à différer les impératifs du didactisme propagandiste, même si elle laisse une fois passer le maigre filet d'une Internationale chantée en arabe). De l'autre, les scènes de bar dignes des soirées bourgeoises chez le fameux couple Expresso de Pierrot le fou (1965) de Jean-Luc Godard témoignent également d'un sens de la fiction stylisée, autrement travaillée par l'usage du contrepoint (le scandale s'énonce alors comme suit : le nom de Guernica, la ville-martyr du franquisme et le tableau de Picasso qui en témoigne, résonne en un français qui n'atteint en rien les oreilles bourgeoises pourtant francophones). Jusqu'à la caricature mordante des visages bourgeois dont les bouches se remplissent grassement de nourriture, et qui s'exposent également à la même époque dans un autre film imprégné de maoïsme, Il était une fois la révolution (1971) de Sergio Leone.

 

 

La diagonale concrète

du travail abstrait

 

 

Christian Ghazi multiplie ainsi les inventions qui, dans une optique soucieuse de faire du cinéma militant une dépendance du cinéma moderne (et non pas le contraire), lui permettent de relancer les bobines de sens. Tantôt en indexant la mobilité de la caméra sur le sens des mouvements caractérisant le travail paysan (avec le soc de la charrue tiré par deux bœufs et tirant le plan en travelling-avant selon une dynamique agraire que l'on retrouvera dans le segment consacré au dialogue entre Tirésias et Œdipe dans la première partie de De la nuée à la résistance de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub en 1979 d'après Dialogues avec Leuco de Cesare Pavese en 1947) et ouvrier (avec les plaques tournantes d'une bétonnière de chantier). Tantôt en insistant décisivement sur la dimension matérielle du médium (la musique électroacoustique puise dans le bain des ondes radiophoniques de quoi composer une musique concrète dont les distorsions parfois agressives recomposent les existences qui socialement se vivent en se tournant le dos – vie quotidienne des classes populaires d'un côté et de l'autre vie quotidienne de la bourgeoisie et c'est par exemple un médecin qui vient pour le caniche des beaux quartiers en ne venant pas pour l'enfant du camp). Cela, A Feeling Greater than Love (2017) de Mary Jirmanus Saba s'en souviendra en citant les sons du film de Christian Ghazi à partir de la septième minute (cf. Anaïs Farine, opus cité, p. 194). Tout est donc scansion et segmentation et le travail consiste justement à en diagonaliser concrètement les particularités pour en extraire transversalement l'universel travail abstrait – travail du médecin ou de l'ouvrier et travail du paysan comme du militant, travail de la compagne qui sert le café au lit à son compagnon indifférent au sort des fedayins et travail des hauts fonctionnaires qui parlent à la radio de transformer le monde paysan en monde agricole (avec le risque d'accentuer un processus de prolétarisation expliquant entre autres l'engorgement des camps et la saturation des banlieues dont la banlieue de Beyrouth). Même si tout cela fait au passage hennir d'ironie les chevaux à l'occasion d'un beau gag sonore intempestif.

 

 

Il suffit de la scansion écrite des dates à même les images (1936, 1948, 1956, 1967, 1970) comme ces trous par lesquels passe le fil rouge de l'intolérable. Il suffit d'un plan noir et du bruit d'une bombe pour que le supermarché, le piano-bar et le restaurant chic soient rappelés à l'ordre d'une guerre que ces lieux mêmes continuent de mener par d'autres moyens, moins visibles que ceux de la résistance populaire. Même l'atelier de la femme artiste, narcissiquement repliée sur la caverne de ses trésors, est cette coquille qui ne peut pas ne pas être intégrée à la cartographie d'une guerre qui se joue aussi, dès le générique-début, dans une grotte à flanc de montagne qui en préfigurerait la cavité rocheuse.

 

 

C'est alors qu'arrivent, en contrepoint des séquences mises en scène (la question du paiement des frais de scolarité des enfants d'un camp qui revient comme une litanie), les voix qui documentent les raisons de se révolter (l'arrêt de travail en marque de solidarité ouvrière contre l'exploitation patronale, la grève en réponse à l'inflation et au chômage). Le didactisme s'impose enfin, mais sans que Christian Ghazi, certes rattrapé au col par les obligations militantes du didactisme, ne cède en rien sur les formes qui en soutiennent expressément la nécessité discursive. C'est alors qu'apparaissent des personnages de fiction (avec le trio des copains formés par Talal, Souad et Saleh) qui donnent plus de consistance encore à l'existence quotidienne dans les camps, selon que l'on décide de suivre le fil de la politisation radicale (c'est la manifestation documentaire des fedayins) ou que l'on s'y refuse au nom des impératifs de la vie courante (c'est la figure de la mégère, et pas si caricaturale que cela d'ailleurs puisqu'elle renvoie brutalement dans les cordes les résistants qui, s'ils ont beau pouffer de rire, savent cependant qu'ils accumulent en 1972 les échecs successifs de 1948, 1967 et 1970 – et, tous l'ignorent encore, celui de 1973 et tant d'autres encore qui suivront, 1982, etc.). Et se voit ainsi parfaitement soulignée toute la tension dialectique entre la proximité exigeante du présent et l'avenir rédempteur d'une émancipation exigible de la longue durée. Il est également beau de voir que l'héritage des pères constitue ce legs intrinsèquement contrarié, tragiquement divisé entre la nostalgie du pays natal et la misère de l'existant. Il est tout aussi beau de voir l'artiste entourée de ses œuvres peintes et sculptées tandis que la bande-son retourne son atelier en brassant les réflexions collectives de ceux qui pensent que la pratique de l'art ne peut être comme l'amour séparée ou déliée de la pratique politique révolutionnaire (on songe alors soudainement aux grandes inspirations poétiques des militants de Inland de Tariq Teguia en 2008).

 

 

Un cran supplémentaire et l'orientation partisane accède à un plus grand niveau de reconnaissance encore. Qu'il s'agisse de l'évocation plus détaillée qu'à l'ouverture du film de la responsabilité de l'extrême-gauche dont une certaine radicalité militante aura mené à l'extrémité d'impasses dramatiques (l'implicite concernerait probablement ici l'épisode jordanien encore chaud de Septembre noir). Ou bien que l'on ait affaire à un plan exposant la couverture d'un livre de citations de Mao (dont on imagine que son lecteur apprend alors à différencier les facteurs extérieures des raisons internes qui peuvent constituer un antagonisme plus déterminant). Il faut même attendre la 45ème minute de Cent visages pour un seul jour, soit un peu plus des deux tiers du film de Christian Ghazi, pour entendre enfin le nom d'Israël dont l'État est alors désigné comme le « corps étranger », décrit comme l'intrus dont l'hostilité témoigne de la nouvelle contradiction de l'impérialisme occidental logée dans la chair du monde arabe après le temps de la décolonisation. Pourtant, Israël n'apparaît pas comme l'ennemi principal mais seulement comme l'un des fronts principaux d'une lutte qui engage autant la question de la critique des armes que celle des armes de la critique puisqu'à chaque flash osé, et assez godardien dans l'esprit, d'une couverture de magazine érotique avec une femme aux seins dénudés fulgure le rappel digne du freudo-marxisme alors professé par Herbert Marcuse de la dimension libidinale de la domination. Du lit où la compagne servait le café à son compagnon indifférent à la situation des fedayins qui se battent pour lui, à la série des reproductions intermittentes d'illustrations pornographiques, en passant par l'idéal du mariage repoussé par les amoureux ayant préféré sacrifier leur vie privée à la vie commune de la pratique révolutionnaire et armée, le désir brûle et, ne brûlant pas à sa place, exploserait en diverses déflagrations qui s'intercalent aussi dans les rapports de genre. Ces déflagrations sont encore celles qui font vaciller le cœur d'une femme qui ne supporte plus l'aliénation ouvrière ou emportent la vie de Talal, ce fedayin tout récemment intégré dans son unité de combat.

 

 

Le thrène et le flambeau, l'archive et le tombeau

(un jardin de roses)

 

 

Jusqu'à l'arrivée fracassante de Beethoven. Vient alors le temps des derniers moments de Cent visages pour un seul jour qui, après l'évocation des « shrapnels » de l'histoire palestinienne (et le premier d'entre eux, le foyer sioniste de Bab El Amal en 1878), propose rien moins que le montage audacieux d'une réunion nocturne de fedayins prêts à passer à l'action d'une embuscade avec le fameux allegro con brio, premier mouvement de la non moins fameuse symphonie n°5 en ut mineur op. 67 de Ludwig van Beethoven. Là encore, les images se divisent entre l'intentionnalité lyrique (le destin mondial remis dialectiquement sur ses pieds ne serait donc plus napoléonien mais palestinien, non plus impérialiste mais révolutionnaire et communiste) et ses retournements successifs, alors imprévisibles (l'auteur de Cent visages pour un seul jour ne pouvait savoir qu'une décennie plus tard, ainsi qu'il l'a lui-même raconté à Romain Sublon de la revue en ligne CUT, il entonnerait le même morceau en découvrant la destruction de l'œuvre de toute une vie parce que cette composition était pour lui adéquate à l'esprit craignant alors de perdre la raison : CUT, R-Diffusion, n°3, saison 2013-2014, p. 67 : https://cutleblog.files.wordpress.com/2014/01/ghazi-ok-e1391076085252.jpg). Là encore, le didactisme se voit contrarié par l'ambivalence de signes paradoxaux (la surdité du compositeur allemand ferait paradoxalement entendre en effet la surdité du discours militant qui ne peut être sensible aux cris qui viendront, aux cris déjà là – à cet égard, le film de Christian Ghazi se tiendrait idéalement dans l'intervalle critique du film inachevé du groupe Dziga-Vertov, film commandité en 1970 par le Fatah avant Septembre noir et intitulé Jusqu'à la victoire, et de la relève post-mortem de ses restes avec ce sommet inégalé de l'autocritique militante qu'est Ici et ailleurs co-réalisé par Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville quatre ans plus tard, en 1974).

 

 

Quand meurt le fidèle compagnon Talal dans la montagne à la suite d'une embuscade des fedayins, il a beau avoir droit à une mort de première classe, dans un lyrisme nourri à la fois de western (comme y insistent de manière particulièrement référencée les accords d'une guitare classique) et de sa source culturelle qui appartient à l'antique épopée (on pensera évidemment ici à l'enterrement mythique de Hector dans l'Iliade de Homère). Mais le thrène, soit la lamentation funèbre chantée lors des funérailles du héros depuis son invention homérique, ne peut s'arrêter à ce seul épisode – c'est qu'il aurait été toujours déjà enclenché avec la télétransmission inaugurale des noms, des dédicaces et des nouvelles familiales. « Je refuse les roses définies dans le dictionnaire ou citées dans un recueil de poésie – les roses poussent dans le bras d'un paysan et le poing d'un travailleur, elles éclosent dans la blessure d'un combattant et sur un front rocheux » : anticipé par le montage de deux mains osseuses et d'une rose floue, ce poème récité off n'offre pas seulement un lit de roses au héros récemment disparu, il déploie après coup la gerbe de fleurs pour toute une génération fauchée par les extrêmes incivilités de la guerre civile. Une génération dont le film aura tenu le flambeau autant qu'elle aura rétrospectivement composé, après le thrène circonstancié, son archive en guise de tombeau fleuri.

 

 

Un autre poème – l'ultime pièce du film – sentirait autrement le grisou qui s'annonce en inscrivant ses vers à même la surface irrégulière de la roche : « Je me fiche de savoir comment je vais mourir : tant qu'il y aura des hommes armés / qui poursuivront la marche, faisant trembler la terre de leur vacarme / pour empêcher le monde de s'assoupir / sur les corps des travailleurs, des misérables et des opprimés. ». Le champ strié de plis se déplie certes en série noire de tranchées remplies de cadavres, mais elles seraient tout autant parsemées d’imperceptibles fleurs du désert, ces roses des sables que sont les promesses relayées dans la traîne finale d'un ballet de lampes-torches semblables à des lucioles dans la nuit. Des promesses tenues dans la relève messianique des cinéastes libanais qui sauront ne pas oublier Christian Ghazi, ce « chaînon manquant » plus approprié que Maroun Baghdadi pour des cinéastes comme Mohamed Soueid et Ghassan Salhab notamment, eux dont les films respectifs portent politiquement le deuil des engagements politiques et militants. Dans un entretien intitulé « The Missing Link », Ghassan Salhab rappelant notamment que Christian Ghazi est un contemporains de Cobra et des situationnistes y déclare ceci : « Lorsqu'on parle du cinéma libanais tout le monde mentionne Maroun Baghdadi et Borhane Alaouié. Mais, à mon avis, dans le pauvre chaîne du cinéma libanais, Ghazi est un lien important, un lien manquant. Mais c'est normal : il était à la marge. Mais pour des gens comme Akram Zaatari, comme Mohamed Soueid et pour moi, nous n'étions pas ses fils car nous ne le connaissions pas vraiment, mais en un sens nous sommes la continuité de ses idées mais sans le côté militant. » (« The Missing Link », Cecilia Andersson et Marwa Arsanios in Ibraaz, juin 2011, traduction par Anaïs Farine : https://www.ibraaz.org/projects/13).

 

 

Pour déclore la révolution

 

 

De tels engagements auront en particulier blessé un cœur qui bat encore et dont témoignent exemplairement les roses qui scandent les plans de Ghassan Salhab en métaphorisant leur appétence à l'efflorescence et la surimpression : ses films, ceux de Mohamed Soueid et déjà celui de Christian Ghazi seraient alors comme des retraductions actualisées du Gôlistan du poète persan Saadi du 13ème siècle, des manifestations d'un « jardin de roses » offert à ceux qui manquent pour ceux qui restent. Et ce nouveau jardin de roses qu'est la toute récente Rose ouverte offerte à la présence fantomale de Rosa Luxemburg serait aussi dédiée aux roses qui éclosent des blessures militantes évoquées dans le film de Christian Ghazi. Pour déclore la révolution, encore et encore, comme y invite aujourd'hui Le Livre d'image de Jean-Luc Godard. Et l'on a précédemment mentionné les films de plus jeunes cinéastes désireux de reprendre le fil rompu de cette histoire fourbue, à l'instar de Off Frame ou la révolution jusqu'à la victoire de Mohanad Yaqubi et A Feeling Greater than Love (2017) de Mary Jirmanus Saba.

 

 

« S'il devait n'en rester qu'un » : c'est là en fait la belle formule de Romain Sublon dans son portrait posthume de Christian Ghazi – formule terrible parce qu'il ne resterait en effet qu'un seul et unique film de celui qui n'est plus. Mais le reste survivant est une trace vivante, le film qui reste l'archive d'un événement de cinéma qui donne encore à voir, parler et écrire. Un événement qui donne encore à construire des conséquences subjectives dont la singularité oblige à croiser des questions qui sont tout à la fois esthétiques et politiques dès lors qu'elles invitent en effet à ne pas se satisfaire du monde tel qu'il est, fait, à refaire et défait. Des questions malheureusement délaissées par les héritiers contemporains du cinéma militant qui auraient pourtant tout intérêt à prendre en compte un film comme celui-là – ou cette phrase définitive de son auteur qui, elle aussi, est promise à un grand et bel avenir : « Le cinéma est un acte violent qui demande beaucoup de finesse et de douceur ».

 

 

 

5 mars 2019


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