Beyrouth, de l’aube à l’aube

(retour à l’ALBA)

Il y a deux ans, il n’y avait rien d’autre à souhaiter que ceci : que l’ALBA, l’académie libanaise des beaux-arts, tout particulièrement son école de cinéma, poursuive en tenant les belles promesses printanières portées par la première édition des « ciné-rencontres » en 2017 (cf. Saad Chakali, « À l’aube de Beyrouth. Quelques jours à l’ALBA » in Trafic, n°103, automne 2017, p. 30-39). C’est désormais chose faite avec une seconde édition qui a eu lieu entre le 9 et le 12 avril 2019, dont le titre générique est : « 1975-1990 filmer en temps de guerre au Liban ». Encore plus généreuse que la précédente édition, se déployant sur de nouveaux fronts, la nouvelle édition des « ciné-rencontres » aura proposé durant quatre jours à son public majoritairement composé d’étudiants rien moins que la projection-discussion de neuf films parmi lesquels un bon film d’étudiant en Master 1, une masterclass en compagnie d’Edward « Ed » Lachman l’un des meilleurs opérateurs actuels, plusieurs interventions ou études de cas remarquées, une table-ronde en relation avec la thématique adoptée, mais aussi trois installations d’art contemporain, ainsi qu’une performance vidéo et musicale pour conclure en portant haut l’espoir de poursuivre avec une troisième édition.

 

 

L’année avait pourtant très mal commencé avec la disparition à quelques jours d’intervalle de deux grandes figures importantes pour ceux qui travaillent à donner corps au cinéma libanais, Jocelyne Saab (décédée le 7 janvier à l’âge de 70 ans) et, lié à l’ALBA, Georges Nasser (décédé le 23 janvier à l’âge de 91 ans). 2019 s’est cependant poursuivi à l’occasion d’une grande semaine de quatre jours intenses où, en dépit de l’hiver prolongé des ruines de la guerre civile, le printemps aura bel et bien été celui de la pensée, de l’intelligence et de la sensibilité, en rappelant que le cinéma a été grand à l’époque du pire et qu’il le serait encore au moment où le pire n’a pas fini de faire et refaire peau neuve. La guerre civile nomme l’état d’exception où l’incivilité est devenue la règle. Y auront fait exception des films qui ont diversement témoigné de quinze années d’’état d’exception libanais, dans un désir de cinéma contemporain des fracas et composant parmi les décombres et les ruines, comme documents historiques qui restent et comme œuvres poétiques qui vont, viennent et reviennent. L’histoire de ce cinéma, lacunaire, continue encore de s’écrire. Comme l’histoire de la guerre civile libanaise qui reste encore divisée, loin de tout consensus officialisé. Comme la guerre elle-même dont la mémoire conflictuelle continue toujours d’exercer sa lumière fossile et ses effets d’hystérésis dans les meilleurs films libanais contemporains, à l’instar entre autres de ceux de Ghassan Salhab.

 

 

L’histoire dira demain si la seconde édition des « ciné-rencontres » de l’ALBA aura constitué un moment important d’une narration ambitionnant de tricoter ensemble plusieurs histoires complémentaires et spécifiques, histoire du Liban et histoire de son cinéma. Mais il est déjà certain que la communauté de ses participants ne l’oubliera pas, eux qui ont partagé la croyance qu’avec le cinéma, au Liban comme ailleurs, le présent se vit le plus intensément en n’ayant de vérité qu’historicisé, le défi du présent relevé en tant qu'il est brossé à rebrousse-poil de toute linéarité ou univocité.

 

 

Beyrouth, ville ouverte

 

 

L’historien et documentariste Hady Zaccak a dressé une filmographie pour l’occasion actualisée du cinéma libanais pendant la guerre civile (1975-1991), qui comprend désormais 69 longs-métrages de fiction et documentaires. Soit une moyenne de 4 à 5 films par an tournés, ce qui demeure exceptionnel dans un contexte de violents déchirements politiques jusqu’à l’orée des années 1980, puis toujours plus confisqués par l’idéologie confessionnelle – seul objet d’un consensus paradoxalement partagé par tous les antagonistes en présence – jusqu’à la fin de la décennie marquée par le recul de la cause palestinienne et l’éclipse corrélative du panarabisme révolutionnaire qui y était attaché. Pendant cette guerre ayant causé la mort de 150.000 à 250.000 personnes et entraîné quasiment 20.000 disparus, le cinéma libanais aura donc continué, il a même persévéré en se métamorphosant pour accueillir l’apparition remarquable d’un authentique cinéma d’auteur, paradoxalement l’un des plus vivants du Proche-Orient.

 

 

Il est vrai que les trois longs-métrages du pionnier Georges Nasser sont des essais longtemps restés lettres mortes (après le mélodrame Vers l’inconnu en 1957 marqué par le néoréalisme et sélectionné au Festival de Cannes – une première pour un film libanais –, Le Petit étranger en 1962 tourné en français et influencé par François Truffaut ira également à Cannes, avant l’ultime réalisation intitulée Only One Man Wanted tourné en Syrie en 1974). On se reportera ici au beau livre collectif qui lui a été récemment consacré, dirigé par Ghassan Koteit, le directeur du département cinéma de l'ALBA et l'un des cofondateurs des « ciné-rencontres » avec Myriam El Hajj et Danielle Davie (Georges Nasser. Le cinéma intérieur, éd. ALBA, 2017). Il est non moins vrai qu’un grand nombre des 69 films de fiction et documentaires tournés durant la période considérée l’ont été par une nouvelle génération de réalisateurs libanais apparus à partir de 1975, pour certains d’entre eux issus du journalisme et de la télévision, comme Maroun Baghdadi et Jocelyne Saab, mais aussi Borhane Alaouié, Jean Chamoun en collaboration avec sa compagne d’origine palestinienne Mai Masri, sans oublier deux autres réalisatrices, Heiny Srour (la première réalisatrice libanaise sélectionnée à Cannes) et Randa Chahal Sabbag. Tous (et toutes, les femmes comptent pour beaucoup dans cette génération) sont alors partie prenante d’un « nouveau cinéma libanais » désireux de fonder un cinéma d’auteur doublement en rupture, tant avec la tradition du divertissement des années 1960 (c’est le temps de la « qualité libanaise » influencée par l’Égypte et entre autres dominée par les films du libanais Mohamed Selmane et de l’égyptien Henry Barakat) qu’avec la production locale commerciale des années 1980 identifiée à la star des films d’action libanais, Fouad Charafeddine.

 

 

Le critique et universitaire Rabih Haddad y a insisté, le cinéma libanais de la guerre civile a ceci de spécifique qu’il est un cinéma de la guerre tourné du temps de la guerre. Cette synchronie pourra certes être attestée ailleurs, en France à l'époque des films patriotiques tournés pendant la Première Guerre mondiale, à Hollywood à l’époque de la Seconde Guerre mondiale avec les films d’auteur antinazis qui travaillent à convaincre l’opinion (Hitler’s Madman de Douglas Sirk et Les Bourreaux meurent aussi de Fritz Lang d’après un scénario de Bertolt Brecht, tous les deux sortis en 1943) comme avec les œuvres de propagande directement commandées par le gouvernement pour financer l’effort de guerre (la série Why We Fight – Pourquoi nous combattons dirigée par Frank Capra entre 1942 et 1945). Au même moment mais en Europe, Roberto Rossellini en finit avec le fascisme en tournant son grand triptyque de la guerre et de la modernité, composé de Rome, ville ouverte (1945), Paisà (1946) et Allemagne année zéro (1947), en inventant une esthétique nouvelle dont la politique consiste notamment à réinventer depuis les débris du monde d’avant les rapports de la fiction et du documentaire. Sauf que les productions françaises et hollywoodiennes ont été entreprises loin du front et que la série des films de propagande relève essentiellement du montage de bandes d’actualités, tandis que les films de Roberto Rossellini ont été entrepris au moment où la guerre finissait.

 

 

La synchronie du temps de la guerre et du temps du cinéma de la guerre possède au Liban cette spécificité qu’elle n’a jamais été aussi prête d’être réalisée, complètement raccord en documentaire, avec un léger différé du côté de la fiction. D’un côté, les films libanais tournés au mitan des années 1970-1980 partagent pour un certain nombre d’entre eux cette tendance à remonter légèrement en arrière en proposant des récits datés du début de la guerre (ce point commun est en effet partagé par Nahla de Farouk Beloufa en 1979, Beyrouth, la rencontre de Borhane Alaouié en 1981 et Petites guerres de Maroun Baghdadi en 1982, y compris par Le Faussaire de Volker Schlöndorff en 1981). De l’autre, les ruines urbaines du « no man’s land » divisant la cité beyrouthine en deux zones séparées par une ligne de démarcation appelée « ligne verte », l’est à majorité chrétienne maronite et l’ouest à majorité musulmane chiite, ont abrité des tournages toujours risqués, qu’ils appartiennent au cinéma d’auteur (c’est encore le cas de productions étrangères aussi différentes que Nahla et Le Faussaire) comme aux productions commerciales (la série des films d’action tournés par Youssef Charafeddine et joués par son frère, le « capitaine » Fouad). On reviendra en particulier sur l’intrigante singularité caractérisant ces derniers films, nanars copiant de piteux modèles étasuniens, certes, mais cependant tournés au milieu des ruines, parmi les décombres encore fumants d’une ville que ces films d’action mal fichus auront malgré tout réellement documentés en offrant aux spectateurs des rares salles fonctionnant encore l’image de quartiers pour eux pratiquement inaccessibles.

 

 

Le cinéma comme écosophie

(les enfants de la guerre)

 

 

Beyrouth est une ville détruite qui n’a pas cessé en effet d’être habitée, au péril de la vie de ses habitants. Y compris par les producteurs et les réalisateurs, par les acteurs, les figurants et les techniciens, par les auteurs qui ont tenté en risquant parfois très gros d’ouvrir la capitale libanaise alors destituée de toute souveraineté à des fictions constituantes. Ravagée par les rivalités mimétiques des milices, la guerre des factions qui se faisaient la guerre entre elles pour établir leur hégémonie idéologique et l’invasion de belligérants extérieurs comme Israël et la Syrie, Beyrouth l’a été encore par la chape de plomb en fusion des images de guerre, reportages photo et télé pour certains surenchérissant d’obscénité comme s’il s’agissait d’ensevelir sous les gravats du spectaculaire des vivants jamais aussi semblables à des morts-vivants. Comme s’il s’agissait d’aggraver la situation réelle des habitants tentant de survivre au désastre total, à cette catastrophe dont les ruines se voient comme elles ne se voient pas, affectant corps et âme, catastrophe politique, anthropologique, ontologique. Faire du cinéma consiste alors en une écologie de l’esprit pour parler comme Gregory Bateson et manquer d’esprit avère l’affolement des boussoles morales, autrement dit l’effondrement éthique dont témoigne encore Le Faussaire de Volker Schlöndorff, en dépit des bonnes intentions humanistes de son auteur. Une écologie de l’esprit ou une « écosophie » pour reprendre le concept du philosophe norvégien et théoricien discuté de l’écologie profonde Arne Næss, dont Félix Guattari aura cependant déplié la puissance heuristique en proposant de penser l’écologie à nouveaux frais, en en haussant l’idée à la puissance trois, selon une triangulation originale adjoignant à l’écologie environnementale une écologie sociale et une écologie mentale (cf. Les Trois écologies, éd. Galilée, 1989).

 

 

Faire des images participe ainsi d’une relève des ruines, physiques et psychiques, matérielles et idéelles, symboliques et diaboliques Une relève à deux bords, des ruines concrètes des habitats détruits et des ruines immatérielles des images redoublant à l’infini la stratification des décombres. Faire du cinéma constitue ainsi un geste de survie, il s’agit d’un acte salutaire de résistance et de relance d’une croyance dans le monde, malgré tout, en dépit du pire. La croyance dans le monde que redonnent les images de cinéma aide ainsi à traverser diagonalement la couche géologique des vestiges pour repeupler l’abîme en redonnant la possibilité d’habiter, de raconter et de figurer dans le paysage, au lieu même où règne l’impossible. C’est en cela que le cinéma est comme une écosophie, en tenant à chaque plan, en reliant à chaque raccord articulant des images sonores et visuelles, l’écart entre tous les modes de l’environnement, environnements naturel, social, mental. Et c’est en cela que le cinéma a valeur écosophique, pour celles et ceux qui le font ou l’ont fait comme pour celles et ceux qui en sont les destinataires d’aujourd’hui et d’hier.

 

 

Il y a des récurrences qui participent à établir l'homogénéité relative de ce cinéma, de la fréquence obsessionnelle de Beyrouth dans le titre des films à la présence répétée du vieil acteur Youssef Housni. Une importante image récurrente circule peu ou prou dans la plupart des films libanais de l’époque de la guerre intérieure, qu’il s’agisse des productions commerciales kitsch comme des films d’auteur désireux de relever dans le contexte de la guerre le pari de la modernité cinématographique : au milieu des ruines, parmi les décombres, des enfants s’amusent en jouant à la guerre, ils font semblant de guerroyer dans les sites mêmes où l’on se fait réellement la guerre. Et ces enfants-là ressemblent moins à la marmaille de La Guerre des boutons (1962) d’Yves Robert d’après Louis Pergaud qu’aux gamins ensauvagés des films de Roberto Rossellini ou de Sciuscià (1946) de Vittorio de Sica. Du côté des documentaires, ce sont les gosses des Enfants de la guerre (1976) de Jocelyne Saab et ce sont d’autres enfants encore plus dépenaillés dans War Generations Beirut (1989) de Jean Chamoun et Mai Masri. Sur le versant de la fiction, ce sont les rêves égyptiens de l’adolescente issue des villages du sud et déambulant au milieu des ruines de Une vie suspendue (1985) de Jocelyne Saab, c’est la jeunesse d’une amitié masculine, sans père et désorientée dans Petites guerres de Maroun Baghdadi, ce sont même les gamineries des films pétaradants et puérils des frères Charafeddine, c’est encore Philippe Jabbour, l’enfant blond et petit ange récurrent de la télévision et du cinéma commercial durant les années 1980.

 

 

Beyrouth, ville ouverte, capitale éventrée, cité profanée, peuplée de survivants au risque que les lieux de vie dégradée en survie se confondent avec de purs non-lieux. Beyrouth aura donc été un terrain de jeu pour les enfants de la guerre libanaise qui sont devenus les enfants du cinéma libanais. Et le terrain de jeu se sera doublé d’un champ de culture et d’expérimentation pour les réalisateurs du cinéma libanais, aussi éloignés soient-ils les uns par rapport aux autres. Certains qui auront été volontaires pour divertir le public avec le canon hollywoodien dans le rétroviseur apparié avec les moyens du bord, en osant même en toute inconscience faire de la guerre une toile de fond carnavalesque transgressant le sérieux contemplatif des ruines. D’autres qui auront pour leur part été davantage soucieux de relever depuis l’impossible la possibilité même de la fiction et de l’utopie. Autrement dit, partir du réel pour retrouver l’enfance, l’enfance comme écosophie, qui fait de la zone ravagée le site poétique d’indistinction de la puissance et de l’impuissance, au carrefour du réel et de l’irréel – topos atopos cher à Socrate-Platon – où les passages à l’acte ne tiennent qu’à l’absence et l’ambivalence au principe des images, en retenue de tout forçage, en promesse d’un changement de place. À ce titre, l’enfance aura été l’une des gardiennes de l’avenir du cinéma au Liban et de l’avenir du Liban au cinéma. Même si l’avenir reste forcément aussi celui du deuil, interminablement.

 

 

Figurer en faisant fiction

dans le paysage documentaire

 

 

Quatre longs-métrages de fiction et un documentaire produit pour la télévision : Nahla (1979) de Farouk Beloufa, Beyrouth, la rencontre (1981) de Borhane Alaouié, Petites guerres (1982) de Maroun Baghdadi, Une vie suspendue (1985) de Jocelyne Saab, ainsi que War Generations Beirut (1989) de Jean Chamoun et Mai Masri ont représenté durant la semaine de quatre jours de l'ALBA autant d'enthousiasmantes ponctuations attestant l'existence d'un grand désir de cinéma dédié à Beyrouth, arraché depuis comme en dépit de l'épars de ses ruines. Dans tous les cas, mais à chaque fois selon des dispositifs spécifiques et des modalités différenciées, le documentaire s'impose comme la condition immanente de la possibilité d'un regard et d'un récit fondée depuis l'impossibilité réelle trop réelle de la catastrophe. L'immanence est documentaire, c'est le plan de consistance des regards et des récits, des figures et des fictions qui permettent de soutenir la croyance dans la suite du monde comme écosophie, parce que le monde s'est retourné contre lui-même à l'égal d'une maladie auto-immune.

 

 

Une vie suspendue est le première long-métrage de fiction de Jocelyne Saab, réalisé après une douzaine de documentaires tournés entre 1974 et 1982 par une femme formée au journalisme et au photo-reportage. Certains sont connus (comme Le Liban dans la tourmente en 1975), d'autres moins, tous composent cependant une chronique à la première personne d'une manière de se tenir, dans un mélange singulier de légèreté et de fermeté, à l'endroit même où triomphe le manque de retenue, à l'endroit où de moins en moins de gens se retiennent de commettre le pire. On pense en particulier à cette importante passe de trois, Beyrouth, jamais plus (1976), Lettre de Beyrouth (1978) et Beyrouth, ma ville (1982), dont l'autrice a été saluée à juste titre par la poétesse Etel Adnan (c'est elle qui la fit embaucher au journal As-Safa) pour y avoir « saisi d'instinct, grâce à son courage politique, son intégrité morale, et sa profonde intelligence, l'essence même de ce conflit. » (« Pour Jocelyne Saab », in La Furia Umana n° 7, 2015). Avec Une vie suspendue, Jocelyne Saab revient à Beyrouth après le trauma de la destruction de la maison familiale, avec en tête un désir nouveau de fiction déjà expérimenté sur les tournages aussi différents que celui de Nahla et du Faussaire sur lequel elle a d'ailleurs travaillé comme assistante-réalisatrice. Premier film d'une série de quatre longs-métrages de fiction (ont poursuivi Il était une fois Beyrouth en 1994, Dunia en 2005 et What's Going On ? En 2009), généralement moins bien considérés que ses essais documentaires, Une vie suspendue tient tout entier dans la rencontre improbable de Samar et de Karim, de l'adolescente réfugiée des villages du sud chiite et du chrétien bourgeois et citadin, de la jeune femme qui rêve avec le cinéma égyptien dans les yeux et de l'artiste vieillissant et calligraphe qui continue de travailler malgré tout même si c'est pour personne. Les grandes architectures dévastées, cinéma, théâtre, hippodrome, abritent une étrange communauté dont les membres (on y croise Juliet Berto dans l'un de ses derniers rôles) se racontent des histoires pour oublier qu'ils vivent de sales histoires racontées par d'autres qu'eux, tandis que Samar incarne la poétisation directe de l'existence à laquelle aspire l'artiste exilé dans sa pratique calligraphique au risque du retrait intérieur et de l'autisme. Entre le peintre désœuvré et l'allégorie du désœuvrement directement incarnée, il y a alors place pour tenter d'inscrire quelques traces (une empreinte de pas à la peinture, un nom qui s'écrit à l'envers sur le sable) qui indiquent dans toute leur précarité la possibilité du poème, malgré l'impossible. Une vie suspendue (dont l'autre titre est Adolescente, sucre d'amour) est un film tout en fragilité, qui ne tient face au morcellement du monde qu'à raison d'un haut désir de fiction, soit de fabuler et de figurer dans le paysage où se cachent les snipers qui rappellent le danger de mort pour qui veut encore paraître et s'exposer. Ce que peint en silence l'artiste à la fin tiré à vue, Samar l'énoncera avec toute son insolente blondeur enfantine, elle qui dit préférer le tir d'obus au lancer de cailloux, elle qui parle comme Hegel, qui dit Beyrouth morte et ressuscitée, Beyrouth l'immémoriale et l'ambivalente, Beyrouth la cité des enfants perdus et de l'enfance retrouvée : « J'ai 4000 ans, j'ai 5000 ans. Je suis la ville. Je suis Beyrouth. Une éponge dans la main, et dans l'autre, une craie ; d'une main, j'écris des histoires d'enfants, je construis des avenues, des palais et de l'autre main, j'efface les enfants, les avenues et les palais. ».

 

 

En comparaison, Petites guerres pourrait sembler moins ambitieux, plus pragmatique aussi en filant un récit comme une course de vitesse dont l'embrayage et les embardées appartiennent à une jeunesse aussi tempétueuse que désorientée, énergique mais si déboussolée, qui finit par éclater entre trois pôles vivants et le poids obscur d'un absent. D'un côté, Talal (Roger Hawa apparemment pour son unique rôle au cinéma) est poussé par sa mère, maîtresse shakespearienne d'une riche propriété à la campagne, pour prendre la place laissée vacante par son père kidnappé tout en étant impuissant à incarner la succession filiale désirée. Nabil (Nabil Ismaïl, vrai photo-reporter que l'on a vu dans Nahla) est pour sa part en équilibre instable entre ses activités de photo-reporter et ses liaisons dangereuses avec les milices, jusqu'à perdre avec les jeux pipés de la débrouille et des petits plaisirs (la drogue et son deal) l'équilibre de la raison elle-même. Entre ces deux-là se tient Soraya (Soraya Khoury et son regard bleu tristesse), enceinte du dernier et aimé du second, qui essaie tant bien que mal d'entretenir un lien d'amitié qui ne cesse de se distendre jusqu'à la rupture quand elle participe au kidnapping du milliardaire qu'elle confond avec le père de Talal. À la fin de Petites guerres, Talal disparaît dans le hors-champ où se confondent les rivaux mimétiques, tandis que Nabil s'épuise dans une course qui voudrait épuiser la pulsion de mort quand elle en est l'expression accomplie (la course folle est un topos du cinéma de cette époque, on la retrouvera dans le finale du Faussaire comme dans le baroque Tourbillon de Samir Habchi en 1992 où la caméra est entraînée par un cheval fou digne du Douanier Rousseau). Quant à Soraya, elle demeure seule avec la possibilité incertaine de l'enfant à venir qui, s'il naît, naîtra sans père (s'il naît en effet, l'explosion la menant à l'hôpital accentue toutes les incertitudes). De l'autre côté, de l'ami commun suicidé reste au tout début du film la photographie qui interroge davantage le sens que les clichés manipulateurs des photo-reporters anglo-saxons, précisément parce qu'il le suspend. Les identifications politiques et communautaires se dissipent ainsi dans une bruyante entropie, soulignée par les clusters de la musique de Gabriel Yared, où les pères manquent et les fils s'entre-tuent dans un aveuglement partagé (l'oncle aveugle, le copain de Nabil blessé aux yeux, le milliardaire aux yeux bandés) dont les résonances œdipiennes pourraient bien expliquer pourquoi Soraya ne pourra donner un père à son enfant puisque la fraternité retournée en fratricide s'accompagne forcément de l'inceste. Si les personnages sont constamment en mouvement, agités de tensions contradictoires jusqu'à des saillies puériles qui feraient écho aux films contemporains de Martin Scorsese (l'éclat de rire à l'hôpital qui est celui des acteurs est à ce titre un grand moment), leur mobilité reste toujours affectée d'un faux mouvement qui annule toute idée de direction maîtrisable et profitable. L'énergie avec laquelle carbure Petites guerres rappelle que Maroun Baghdadi, aidé en la circonstance par Ed Lachman, vient du reportage et du documentaire, toujours au bord de la surchauffe et de la rupture, toujours au risque de la précipitation. Comme en témoigne déjà son premier long-métrage, Beyrouth ô Beyrouth (1975), borne du « nouveau cinéma libanais ». Comme en attestent encore ses derniers films produits pour toucher une audience plus internationale, Hors la vie (1991) récompensé d'un Prix du Jury au Festival de Cannes et inspiré du kidnapping du photo-reporter et espion Roger Auque et La Fille de l'air (1992) inspiré de l'évasion de Michel Vaujour de la Prison de la Santé. Comme le montre enfin sa propre mort, Maroun Baghdadi étant décédé en 1993 à l'âge de 43 ans seulement en tombant dans un escalier.

 

 

Entre Petites guerres et Une vie suspendue, il y a une différence sensible de rythme, le premier tout en embardées et précipitations quand le second flotte dans un fascinant entre-deux presque atonal. Indépendamment de la sensibilité des réalisateurs, le différentiel rythmique aura probablement été déterminé aussi par le contexte respectif de leur tournage, avant (pour le film de Maroun Baghdadi) et après (pour celui de Jocelyne Saab) l'invasion israélienne de Beyrouth en 1982. Le calme très relatif du début des années 1980 était favorable à mettre en récit l'ébullition du début de la guerre, quand le traumatisme de la destruction de Beyrouth programmée afin de pousser au départ du Liban l'OLP qui s'y était repliée depuis les massacres de Septembre noir en Jordanie en 1970, aura en effet laissé la capitale exsangue et la population profondément ébranlée, comme en état de choc, flottant dans l'interzone de la vie et de la mort, les vivants n'ayant dès lors plus de vie que celle des survivants, que celle des morts-vivants. Cet écart caractérise entre autres aussi la différence existant entre Nahla (1979) de Farouk Beloufa et War Generations Beirut (1989) de Jean Chamoun et Mai Masri, le premier film qui tourne autour du mystère d'un silence fondateur en dépliant avec virtuosité les cercles concentriques de la catastrophe qui vient et qui est déjà là, le second film qui retisse au milieu des ruines le fil rompu de la parole exprimant l'amorce d'un ras-le-bol généralisé. Les deux films relèvent à leur façon d'un cinéma rappelé à la fois comme art moderne et comme pratique divinatoire issue de mondes mythiques disparus, tantôt pour sentir le grisou qui vient (les massacres de Palestiniens par les phalangistes chrétiens dans les camps de réfugiés de Sabra et Chatila en 1982 sont ces mines de souffre où se perd le regard du photo-reporter algérien), tantôt pour voir venir enfin monter le début de la fin (les manifestations populaires expriment à la fin de War Generations le désir partagé d'en finir). On l'a déjà dit, on ne le répétera jamais assez, Nahla est un chef-d'œuvre de modernité, qui doit autant aux analyses marxisantes de l'écrivain Rachid Boudjedra qu'à la cinéphile de la critique Mouny Berrah. L'un des plus grands films tournés en langue arabe, grand film algérien excentré et grand film raccord avec le « nouveau cinéma libanais », l'a été par un exilé rejeté par le cinéma officiel et flanqué d'une petite équipe de télévision, et qui alors n'en avait pas fini loin de là avec son exil (Farouk Beloufa n'a plus tourné d'autre long-métrage de cinéma et son Nahla n'aura été montré à Beyrouth que très tardivement, en 2010 seulement, soit trente ans après sa réalisation). Nahla, la star captive d'une société du spectacle qui participe du désastre, accueille dans son corps le point de rupture en son noyau symptomal, d'abord un bouton de fièvre puis un silence étouffant la voix, soit l'interruption qui est une coupure dont palestinien devient le nom, qui rassemble moins qu'il divise déjà en faisant sauter le pont rêvé du panarabisme. D'une lucidité stupéfiante, Nahla est immense en jouant ainsi de la discordance des temps, tenant à l'écart esthétique qui est un décalage à la fois conjonctif et disjonctif entre la fiction et le documentaire (puisque le récit est daté de 1975 mais son inscription date de 1979), pour y loger tout un peuple mélangé dont les figures se croisent et se recroisent dans des rencontres renouvelées (on reconnaît entre autres Roger Assaf, Ziad Rahbani et Jocelyne Saab), alors même que la guerre civile consiste en une forme extrême d'assignation à résidence.

 

 

D'une autre façon, c'est également ce à quoi travaille War Generations Beirut, dont la puissance documentaire n'est en rien étouffée par la commande de la BBC même si elle impose la voice-over de rigueur. D'un côté, le film a cette générosité consistant à prendre particulièrement soin des enfants jouant à la guerre dans le site même de la guerre, jusqu'à réussir même à sauver l'enfance dans le visage encore jeune du milicien phalangiste qui s'entraîne au milieu des ruines en répétant les gestes de Bruce Lee ou Fouad Charafeddine. De l'autre, le cinéma de Jean Chamoun et Mai Masri constitue en lui-même une machine agencée à partir du bricolage de ses subjectivités (lui est un Libanais qui s'occupe du son, elle est une Palestinienne qui s'occupe de l'image), soutenue par une pratique continuée de l'amour, de l'échange et de la civilité qui s'oppose de fait à la guerre civile comme état d'exception dont la règle est l'incivilité (désormais Jean Chamoun et Mai Masri voisinent dans nos constellations cinéphiles avec les grands couples dialecticiens, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, Yervant Gianikian et Angela Ricci Lucchi, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige). Un film comme War Generations Beirut raconte ainsi la rencontre mais seulement en tout sens, la rencontre qui en constitue le fondement pratique et la rencontre qu'il s'agit d'organiser et mettre en forme cinématographiquement, depuis les fumeurs de joints jusqu'aux miliciens qui s'adressent la parole de part et d'autre du mur alors qu'ils se font la guerre, en passant par la population elle-même n'exprimant plus seulement son horreur et sa tristesse avec la destruction d'un immeuble ou le départ forcé de l'OLP, mais désormais sa colère pour une guerre qui n'est définitivement plus la sienne. Il faut bien regarder War Generations Beirut et suivre le fil narratif de la rencontre recommencé pour voir déjà dans les intervalles crénelés du paysage urbain dévasté le visage frémissant d'un peuple moins fatigué qu'épuisé, et dès lors disponible pour le temps d'après.

 

 

La rencontre est enfin au principe de Beyrouth, la rencontre (1981) de Borhane Alaouié. Auteur d'un Kafr Kacem (1975) plus que remarqué aux Journées Cinématographiques de Carthage, Borhane Alaouié l'est également de ce chef-d'œuvre longtemps resté secret et secrètement rêvé dans la lecture répétée des cartes postales de Serge Daney. Les articles respectivement publiés dans Libération daté du 23-24 avril 1983 puis du 18-19 février 1984 ont longtemps suscité en effet le désir qu'un jour on pourrait enfin rencontrer ce film signé d'un « grand topographe, un cinéaste des lieux », des villes comme Beyrouth « devenues des embouteillages » (La Maison cinéma et le monde, 2. Les Années Libé 1981-1985, éd. P.O.L./Trafic, 2002, pp. 179-180 et 539). Pourtant, il faut d'emblée préciser ceci de décisif que la rencontre a lieu comme elle n'a pas lieu. Le récit de la rencontre amoureuse manquée entre Zeyna et Haydar constitue en effet le cœur même du poème cinématographique qui lui est dédié en s'adressant au spectateur dans ce temps du cinéma privilégié qui est celui de l'après-coup et du différé. Ce temps, qui est pleinement celui du futur antérieur, appartient autant d'ailleurs au film qui en son temps manqua d'un distributeur pour pouvoir atteindre les très rares salles de cinéma beyrouthin, qu'il appartient au spectateur qui découvre que la fiction de la rencontre manquée lui aura été malgré tout adressée, par-delà la discordance des temps. Rompant souverainement avec le principe aristotélicien de non-contradiction, Borhane Alaouié est effectivement ce cinéaste moderne pour qui la rencontre a lieu comme elle n'a pas lieu, dans le récit des anciens étudiants amoureux victimes des contraintes matérielles de la ville et dans le film qui extrait de ces contrariétés le vide avérant le poème de l'amour comme absence, « l'absente de tout bouquet » pour le dire comme Stéphane Mallarmé. C'est ici que le montage de Beyrouth, la rencontre trouve tout son sens et sa puissance, en organisant dans le même mouvement contrarié la conjonction des similitudes à distance et la disjonction des parallèles qui ne se rejoignent jamais. Montage alterné entre les actions distantes et simultanées, montage parallèle des échos et des correspondances, montage cependant jamais convergent. D'une autre façon que Petites guerres de Maroun Baghdadi, le film de Borhane Alaouié témoigne en effet de la dynamique du mouvement trahi en faux mouvement dès lors que le rétablissement des lignes téléphoniques autorisant l'espoir des retrouvailles entre Haydar et Zayna bute sur le redoublement des rendez-vous manqués. Beyrouth apparaît ainsi comme une ville qui n'est pas faite pour les amoureux, dont les pleins (les rues embouteillées) et les vides (les avenues désertées) sont comme autant de contre-rythmes brisant l'élan volontaire de la rencontre promise. Le faux mouvement n'est plus alors une contingence accidentelle mais un destin hasardé, une éthique conjuguée à une esthétique : un faux-mouvement. Trop tôt, trop tard. La première fois, Zeyna la bourgeoise résidant dans les quartiers chrétiens de l'est de la capitale est assise dans un café mais échoue à attendre davantage Haydar bloqué dans les embouteillages. Une deuxième fois, c'est Haydar, le musulman qui vient du Liban-sud et a trouvé refuge avec la famille de son frère dans un appartement vide de Beyrouth, qui se sauve de l'entrée de l'aéroport avant que Zayna n'arrive pour lui faire ses adieux avant de prendre l'avion. Et la seconde fois enfonce plus loin encore le coin tragique du récit parce que les cassettes magnétiques contenant le don médiumnique des confidences nocturnes respectives, selon une pratique populaire alors largement partagée, ne s'échangeront pas. Ce don finit même en déchet pour Haydar lorsqu'il détruit les bandes, lui qui s'était déjà levé en regardant depuis la fenêtre de l'appartement un camion ramassant un amoncellement de poubelles. Le film de Borhane Alaouié est boiteux et il l'est délibérément, il l'est frontalement en extrayant des claudications de son montage à deux voix ce qui raccorde et ne raccorde pas (entre les pures vues documentaires pour lui et les souvenirs reconstitués pour elle), ce qui passe et ne passe pas dans le dédale de Beyrouth ravagée. C'est d'ailleurs ainsi que s'expose le corps handicapé de Haydar, dont la blessure à la jambe le fait boiter en l'obligeant à une certaine raideur corporelle qui s'évanouit dans l'écume troublante de ses regards pudiques et de ses sourires essayés. La claudication impose même l'originale polarisation des habituelles positions de genre, avec la femme s'ouvrant à une singulière force de conviction toute masculine face à son jeune frère, tandis que l'homme exprime une douceur féminine inédite, tout entier dans le désœuvrement d'une virilité avérant que l'on peut encore son impuissance à l'endroit de tous les passages à l'acte (c'est, tout à fait symptomatiquement, le jeune milicien qui humilie dans la rue le vieil homme parce qu'il peut le faire).

 

 

La rencontre n'a certes pas eu lieu mais c'est comme ratée qu'elle aura bel et bien eu lieu. L'absence de la rencontre manquée est un spectre au principe du poème qui en témoigne en s'inscrivant ainsi dans une longue tradition médicale, poétique et psychanalytique, dédiée au mélancolique comme celui qui fait de la perte négative un manque fondamental (cf. Giorgio Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, éd. Payot & Rivages, 1981 [1977 pour l'édition originale]). La Stanza dit d'ailleurs étymologiquement la demeure des amoureux qui n'habiteront pas ensemble dans la ville qui rend la vie invivable à ses habitants. L'impuissance (masculine) est donc ce qu'il faudra savoir accueillir dans le désir d'en finir avec la guerre civile comme état d'exception dont le passage à l'acte incivil est la règle. Cette même impuissance passe dans le corps de la chanteuse à la voix coupée de Nahla, dans le renoncement de Talal d'hériter avec Petites guerres, sur la figure grise du calligraphe fatigué de Une vie suspendue, avant de rejaillir comme la vague populaire du refus de continuer la guerre qui monte à la fin de War Generations Beirut. Et elle repasse encore aujourd'hui dans les figures masculines désœuvrées qui peuplent et hantent les films de Ghassan Salhab, et tant d'autres films de « la guerre après la guerre » (pour reprendre le titre de l'ouvrage collectif publié en 2010 par les éditions Nouveau Monde et dirigé par Christian Delporte, Denis Maréchal, Caroline Moine et Isabelle Veyrat-Masson).

 

 

Chuck Norris chez Roberto Rossellini

 

 

Il était attendu qu'en raison de sa thématique, la seconde édition des « ciné-rencontres » de l'ALBA organise la projection de tels films suivie par des discussions qui ont eu à cœur de rendre justice à des beautés qui irradient encore, après le désastre obscur de la guerre civile, dans les faits moins civile qu'incivile. Et les échanges auront d'ailleurs pris comme contre-exemple symptomatique Le Faussaire (1981) de Volker Schlöndorff, analysé avec une rigueur implacable par Ghassan Koteit et Gregory Buchakjian en montrant comment les petits arrangements fictionnels avec la vérité historique des faits et la non moins vérité documentaire des lieux sont autant de trahisons mises au service d'une entreprise idéologiquement douteuse, fascinée par les ruines de la guerre au point de désamorcer sa propre critique des obscénités spectaculaires dont est capable un certain photojournalisme en temps de guerre. Jusqu'à se compromettre et même s'avilir dans l'adhésion romantique au stéréotype orientaliste de l'Arabe dont l'ivresse de sang ouvre à l'Européen désœuvré l'infernale damnation de la pulsion. On repense forcément à Beyrouth, la rencontre de Borhane Alaouié parce que le réalisateur allemand, malgré la présence de Jocelyne Saab à ses côtés, n'a pas pu son impuissance en cédant dramatiquement à l'ivresse du pouvoir de la guerre. On attendait moins cependant qu'une telle considération soit offerte à la reconsidération du corpus des films d'action tournés au Liban au tournant des années 1970-1980. Il y a pourtant d'excellentes raisons pour incorporer les productions commerciales de Samir al-Ghossaini, Rida Myassar et Youssef Charafeddine, identifiées à leur vedette commune Fouad Charafeddine, dans une cinématographie libanaise qui serait sinon incomplète, amputée de films qui constituent malgré leur patente nullité artistique des documents essentiels concernant la société libanaise du temps de la guerre. L'historien Hady Zaccak s'y colle en premier avec une passe cohérente de deux documentaires réalisés pour la télévision en 2003, Le Liban à travers le cinéma et Cinéma de guerre au Liban. Alors que le second opus rassemble des témoignages d'acteurs importants du cinéma libanais, le premier est un pur film de montage d'extraits significatifs de films de la période considérée, à proximité de Il était une fois Beyrouth (1994) de Jocelyne Saab. On croirait d'abord reconnaître de l'ironie dans l'identification de quelques stéréotypes partagés par le cinéma commercial et le cinéma d'auteur (avec la scène proverbiale de l'aéroport quand on arrive à Beyrouth avant 1975 et quand on en part après 1975). Mais c'est surtout l'humour qui emporte définitivement le morceau, accordé à traiter à égalité (et cette égalité est absolument godardienne) les films reconnus et les films illégitimes, tous partie prenante d'un cinéma pas moins hétérogène que ses spectateurs, y compris pendant la guerre. On découvre ainsi, à côté des grands films d'auteur consacrés, l'existence de nanars nombreux qui, s'ils n'oublient pas de copier et recopier leur modèle hollywoodien du bis au Z, en adaptent les conventions et les clichés dans le contexte social, historique et culturel qui est celui de la guerre alors en cours.

 

 

C'est encore tout l'intérêt du travail du chercheur et universitaire Wissam Mouawad qui participe à constituer la légitimité scientifique d'un objet de recherche longtemps considéré comme illégitime. Le corpus manque encore d'être exhaustif, largement incomplet tant les copies des films en questions sont introuvables, pour certaines détruites ou bien jamais conservées quand d'autres survivent dans l'éther numérique du web. Ce corpus fragmentaire est pourtant riche en documents historiques qui portent traces documentaires de Beyrouth dévastée offertes alors au regard de spectateurs empêchés dans leur mobilité de pouvoir librement circuler dans une capitale fragmentée, tout en leur proposant des récits partageant le même imaginaire d'une unité nationale assurée par une autorité souveraine s'opposant à sa réelle absence participant du désordre existant. Si l'on admet sans peine avec Charles Baudelaire que le faux est plus intéressant que le vrai, on admettra alors tout autant ici que le faux Chuck Norris est meilleur que le vrai. Non pas parce que son corps privilégié (Fouad Charafeddine) romprait avec les raideurs viriles et patriotiques de son modèle étasunien, mais parce que son champ d'action habituel n'est pas un terrain vague des studios hollywoodiens mais rien moins que les vestiges urbains mêmes d'une société dévastée. Voir le « capitaine Fouad » en personne après l'avoir découvert dans l'unique film de science-fiction tourné à cette époque, La Vision (1985) de son frère Youssef Charafeddine et ses références comme une kalachnikov en bandoulière (La série des Justiciers dans la ville avec Charles Bronson, Les Guerriers de la nuit de Walter Hill et New York 1997 de John Carpenter), c'est comprendre aussi comment le kitsch appartient aux adultes qui, au nom d'une régression convenue, se sont amusés en jouant comme des gamins au milieu des décombres. Ces improbables profanateurs du sérieux contemplatif ou poétique des ruines auront offert sans l'avoir voulu une parodie carnavalesque qui vaut bien mieux que les fantasmes orientalistes et le nihilisme pontifiant d'un Volker Schlöndorff. Ils auront même constitué un troublant arsenal de guerre, guerre indistinctement pour de faux et pour de vrai, dont l'un des artificiers a d'ailleurs été portraituré par l'un des étudiants en Master 1 de l'ALBA, Roger Helou, auteur du réjouissant Rajol al moutafajirat (2018). C'est comprendre encore qu'il y a avec de tels films, aussi mauvais soient-ils, moyen de reconstituer toute une géographie de Beyrouth filmée que recoupe en même temps une histoire trouble du cinéma faisant alors alliance avec les milices et la mafia, aidée en cela des installations de Gregory Buchakjian, Vartan Avakian et Salah Saouli. C'est enfin ne pas cesser de s'étonner qu'un avatar beyrouthin de Chuck Norris ait eu pour terrain de jeu privilégié des paysages urbains dévastés semblables à ceux du triptyque de la guerre de Roberto Rossellini.

 

 

La guerre avant la guerre, pendant la guerre, après la guerre

 

 

Si autant de prodigalités et de générosités ont servi à montrer aux présents, étudiants de l'ALBA mais pas seulement, que l'histoire du cinéma libanais ne commence pas avec West Beyrouth (1998) de Ziad Doueiri, comme il y a d'autres films plus fiables et plus rigoureusement documentés historiquement pour aider à comprendre les causes complexes de la guerre libanaise, cela serait sûrement déjà pas mal. Mais l'ambition aura été autrement plus grande, qui aura consisté à interroger dans ses spécificités l'intrication libanaise du cinéma dans la guerre et de la guerre au cinéma, pendant la guerre et après la guerre, dans le prolongement des efforts quasi-héroïques de narration et historisation de Mohamed Soueid, Hady Zaccak, Sabine Salhab, Dima El-Horr, Ghada Sayegh, Lina Khatib, Tanya El Khoury et d'autres encore. Les films projetés pour être ensuite discutés, les études de cas proposées à la réflexion, ainsi que les installations offertes au regard auront permis notamment d'alimenter les accus des participants de la table ronde, brillamment modérée par May El-Koussa puis Toufic El-Khoury. On doit souligner ici la passionnante réflexion entreprise par la chercheuse Alia Hamdan, qui travaille avec Gilles Deleuze et Alain Badiou afin de penser l'articulation du cinéma et de la chorégraphie en débouchant sur la division éthique et esthétique de la danse elle-même, selon que ses inflexions mènent tantôt sur des mouvements d'émancipation poétique des causes et des fonctions (chez Gene Kelly, Michael Jackson, les toons et Elia Suleimain), tantôt au contraire sur l'ivresse inclusive et fascisante de la guerre (avec Apocalypse Now de Francis Ford Coppola et Valse avec Bachir d'Ari Folman, même si ce dernier film mériterait aussi qu’on y analyse en détail la remontée anamorphique et psychanalytique des images, cauchemars et autres souvenirs-écrans du service militaire, pour accéder à la dimension hallucinatoire de hantise et de forclusion de la responsabilité israélienne dans les massacres de Sabra et Chatila).

 

 

La fiction cinématographique en prothèse problématique d'une mémoire défaillante examinée par Rabih Haddad, la vaillance de Jocelyne Saab durant le tournage mouvementé de Une vie suspendue à laquelle a rendu grâce Mathilde Rouxel en montrant des extraits d'un reportage exceptionnel de Jérôme Ricardou, la question du déplacement urbain dans les films d'action poussée jusqu'à la conceptualisation d'un rapport à Beyrouth fait de dis-location avec Wissam Mouawad, la mélancolie du cinéma libanais qui relie les générations de réalisateurs depuis la guerre jusqu'à aujourd'hui dans la perspective de Dima El-Horr, la coïncidence ontologique de l'être et de l'habiter dans le cinéma de la rupture moderne cher à Ghada Sayegh, la circulation des régimes d'images dans le frottement des esthétiques du reportage de guerre pour Olivier Hadouchi, le trésor peu goûté des captations des pièces de théâtre de Ziad Rahbani décrit dans leur dimension hétérotopique par May El-Koussa, la présence discrète de l'immense photographe Fouad El-Khoury, tout cela a contribué à finir cette seconde édition des « ciné-rencontres » en beauté. D'autant que l'alliance circonstanciée des musiciens Waël Kodeih et Yann Pittard ont permis de clore en disant « Goodbye Schlöndorff », dans le montage dialectique des images de fiction qui mentent en disant la vérité obscène de leur auteur, des photographies de famille retrouvées et des sons conservés sur bandes magnétiques et sauvegardés (à la différence de la cassette de Haydar dans Beyrouth, la rencontre) afin de garder la mémoire à la fois morte et immortelle des réfugiés de l'intérieur et des habitants de Beyrouth sous les bombes.

 

 

Enfin, il restait encore une petite place dans un geste de pensée égale à une écologie mentale pour faire revenir le spectre d'un film d'avant la guerre qui voit la guerre qui vient, en 1975, en 1991, Cent visages pour un seul jour (1972) de Christian Ghazi. Ce film immense et unique, sauvé du désastre de l'œuvre détruite deux fois par le feu, de la censure dans les années 1960 et de la milice dans les années 1980. Ce film déchiré par les contradictions du temps qu'il recompose cependant en vertu des constellations et des courts-circuits d'un montage dialectique. Ce film non réconcilié qui organise en son sein la dispute de l'auteur avec lui-même, du cinéaste militant qui doit coller à la vision du FDLP soumettant le réel à sa grille de lisibilité et du cinéaste moderne qui sait bien qu'il n'y a pas équivalence dans les rapports sans évidence du sensible et du lisible. Cette survivance du passé qui traverse la discordance des temps en déposant sur le seuil critique du maintenant l'inactuel secret, perdu et retrouvé, oublié et ressouvenu, du cinéma politique qui demande à repenser politiquement le cinéma. Cette rose ouverte, éclose des blessures des causes révolutionnaires portées disparues et dont l'éclosion porte dans son cœur la promesse de déclore à nouveau la révolution. Ce film toujours déjà là mais qui n'était pas encore connu avant qu'un passeur ne fasse son travail consistant à passer et faire penser ce qui se joue du Liban en nous – un merci immense à la passeuse d'entre les passeurs, Anaïs Farine.

 

 

17 avril 2019

Post-scriptum : une version de ce texte est disponible dans le numéro de mai 2019 de la revue de l'ALBA, L'Albatros.


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