Zombie Zombie Zombie

Vau-l'eau vaudou

Deuxième partie

 L'Emprise des ténèbres – The Serpent and the Rainbow (1987) de Wes Craven

 

 

Vaudou triste

 

 

Ça commence mal pour L'Emprise des ténèbres de Wes Craven : Denis Allan interprété par un Bill Pullman hystérique tente quelque part en Amazonie l'impossible, à savoir concentrer en lui toutes les figures d'aventuriers qui auront donné à l'industrie hollywoodienne des années 1980 un air de serial à l'exotisme alors en phase avec les nouvelles aspirations touristiques et consuméristes de l'époque (le revival ayant été inauguré avec le personnage devenu iconique d'Indiana Jones des Aventuriers de l'arche perdue de Steven Spielberg et George Lucas en 1981 pour se poursuivre avec Michael Douglas du diptyque A la poursuite du diamant vert en 1984 et Le Diamant du Nil en 1985 et même Richard Chamberlain pour les deux aventures de Allan Quaterman en 1985 et 1986, l'ingénieur de La Forêt d'émeraude de John Boorman en 1985 proposant en manière de contrepoint un visage plus sérieux et soucieux en terme de conscience ethnoculturelle et d'écologie). Pourtant, l'entreprise cinématographique de Wes Craven se veut franchement audacieuse. Et cela d'autant plus que son auteur, qui alors ne cherche pas vraiment la facilité, se lance dans une production indépendante et difficile afin de sortir, après l'immense succès des Griffes de la nuit (1984) qui allait générer la série des retours diversement terrifiants de l'immortel Freddy Krueger, de deux expériences consécutives et malheureuses (après la sortie en 1984 d'une suite mal fichue en forme d'arnaque commerciale de La Colline a des yeux, un grand succès de 1977, et de L'Arme mortelle en 1986, variation peu convaincante autour du monstre mythique de Frankenstein).

 

 

L'ambition est grande en effet avec L'Emprise des ténèbres qui propose de s'appuyer sur les travaux de l'anthropologue et ethnobotaniste canadien Wade Davis ayant consisté à expérimenter la scientificité des processus de zombification sur lesquels s'appuie une tradition rituelle bien vivante en Haïti afin de réussir à faire coup double, sur le plan à la fois cinématographique et politique. D'une part, en imaginant de ressusciter l'antique figure du zombi originel, celui qui est au centre de White Zombie – Les Morts-vivants de Victor Halperin en 1932 et même Revolt of the Zombies du même réalisateur en 1936 ou bien encore du génial I Walked with a Zombie – Vaudou (1943) de Jacques Tourneur, avant d'avoir été la victime fatale d'une réappropriation originale inaugurée par George A. Romero avec Night of the Living Dead (1968) en guise de profanation historique s'offrant comme le marqueur universel de toutes les catastrophes contemporaines d'une modernité dès lors en proie à une pulsion auto-immune (et en l'espèce précisément autophage), qu'elles soient tout à la fois sociales et industrielles, politiques et scientifiques, économiques et écologiques. D'autre part, en osant également vérifier sur place les usages non seulement rituels mais politiques de la zombification, c'est-à-dire en Haïti alors soulevé depuis 1985 par une passion populaire et émeutière, à Gonaïves, à Cap-Haïtien, aux Cayes, et dirigée contre l'autoritarisme du despote local, Jean-Claude « Bébé Doc » Duvalier, digne successeur depuis 1971 de son père François « Papy Doc » Duvalier. Et ce dernier aura maintenu jusqu'à son départ en février 1986 suivi par son exil français le pouvoir criminel de miliciens inspirés des chemises brunes fascistes et surnommés les « Tontons Macoutes » qui, se payant sur le tas à coup d'extorsion brutale de la population, utilisent à des fins modernes les vieilles traditions du vaudouisme afin de renforcer culturellement et même psychiquement le contrôle exercé sur l'île.

 

 

Le documentaire zombifié par la fiction

 

 

Wes Craven a fait savoir combien son film aura été placé sous la condition d'une certaine vérité documentaire des lieux et des êtres, la surveillance militaire obligatoire se dédoublant du recours à de vrais prêtres vaudous (qui sont ceux que Wade Davis avait préalablement rencontrés pour son enquête) afin de pouvoir tourner sereinement dans certains territoires haïtiens. À cet égard, la séquence où Denis Allan est obligé de céder sa montre à un flibustier indigène afin de pouvoir récupérer la fameuse poudre jaune qui zombifie ceux qui l'inhalent n'est pas loin de valoir comme transposition fictionnelle de ce qu'a dû réellement accomplir le réalisateur afin de pouvoir mener à bien son projet, acceptant ainsi d'offrir des chaînes en or achetées dans une bijouterie de Beverly Hills afin de satisfaire les exigences du supposé grand prêtre de l'île (toutes précautions qui n'auront cependant pas empêché l'équipe de tournage de recevoir plusieurs menaces de mort les encourageant à finir le tournage du film sur l'île d'à côté, à Saint-Domingue). On sait même que, s'inspirant de l'aventure scientifique de Wade Davis, Richard Maxwell, le scénariste de L'Emprise des ténèbres, aura voulu expérimenter sur lui-même les effets physiologiques des psychotropes fabriqués par ces chefs spirituels de la religion vaudou que sont les hougans (et plus précisément les bokors qui suscitent les zombis). C'est d'abord une sorte d'anesthésiant, la tétrodotoxine qui ralentit les fonctions vitales au point de paraître pour mort au regard de la médecine légale. C'est ensuite le daturo administré à doses régulières afin que la puissante drogue hallucinogène finisse de persuader la victime sortie de son cercueil qu'elle est bel et bien un mort-vivant. Son scénariste devenu presque fou, il aura donc fallu que Wes Craven le fasse rapatrier aux États-Unis afin qu'il retrouve au bout de plusieurs jours ses esprits, momentanément dissipés dans le nuage hallucinatoire d'un vaudouisme si actif qu'il aurait mérité que le film s'en fasse davantage le relais documentaire (encore un exemple de film dont le tournage est plus intéressant que le film lui-même).

 

 

Mais Wes Craven n'est pas Werner Herzog, en dépit d'un désir renouvelé d'ancrage du genre de l'horreur dans le réalisme documentaire offert par l'actualité télévisée de la guerre au Vietnam et le recours scénaristique à certains faits divers (comme ce serait le cas pour La Dernière maison sur la gauche en 1972 même si demeure prégnante la référence cinéphile à La Source d'Ingmar Bergman en 1960, aussi pour La Colline a des yeux dont l'histoire proviendrait du récit de l'existence d'une famille d'Écossais incestueuse et anthropophage du 17ème siècle, voire La Ferme de la terreur en 1981 avec sa communauté sectaire « hittite » inspirée des amish). Et son film substitue presque systématiquement à toute volonté d'inscription documentaire les embardées habituelles de la fiction de série hollywoodienne (on repense alors en guise de remède et contre-exorcisme à quelques beaux films entre documentaire et fiction tournés il y a quinze ans en Haïti par Charles Najman comme Les Illuminations de Madame de Nerval en 1999 et Royal Bonbon en 2002). C'est le cas de ce peuple haïtien pauvrement réduit à l'arrière-plan aux faux mouvements d'une fête perpétuelle en tête duquel triomphent des acteurs étasuniens, Blanc au premier plan et quelques Noirs pas loin, qui font mordre la poussière à quelques méchants Tontons Macoutes de circonstance, équivalents réalistes des croque-mitaine du cinéma d'horreur (comme Freddy Krueger).

 

 

L'ultime sorcier bokor

(la diplomatie étasunienne)

 

 

L'Emprise des ténèbres aura beau promettre beaucoup en effet, entre l'arc-en-ciel métaphorisant dans la mythologie vaudou le ciel et le serpent représentant la basse terre (le titre original du film est en effet The Serpent and the Rainbow). Mais il semble avoir largement opté pour le ciel bas et lourd de la fiction contre la terre fertile du documentaire, impuissant à faire d'une grande idée réellement partagée et mise en pratique hier par Jean Rouch et aujourd'hui par des figures aussi diverses qu'Achille Mbembe et Nicolas Klotz et Elizabeth Perceval plus qu'une idée, seulement intéressante ou valable sur le papier (à savoir que la domination politique est non seulement matérielle et symbolique mais aussi psychique, le pouvoir étant toujours psycho-pouvoir comme le dirait encore Bernard Stiegler). C'est-à-dire un ensemble en mouvement de corps et d'affects, d'incarnations et d'émotions qui saurait renouer avec le puissant baroquisme dont Wes Craven aura été cependant régulièrement capable dans toute son œuvre. Ainsi que le prouvent l'emboîtement des cauchemars et leur porosité des Griffes de la nuit jusqu'à leur mise en abyme avec Freddy sort de la nuit (1994), mais encore la série des dédoublements spatiaux ou architecturaux affectant la résidence pavillonnaire de La Dernière maison sur la gauche, le désert de La Colline a des yeux, la maison gothique du Sous-sol de la peur (1991), mais aussi la circulation électrique et même électronique du tueur spectral passant de corps conducteur en corps conducteur dans Shocker (1989) jusqu'aux effets post(post-post)modernes de répétition et de duplication des quatre volets de la série Scream (1996-1997-2000-2011). De temps en temps, le génie de l'épouvante de Wes Craven est intact et emballant. Par exemple quand Denis Allan tombe de Charybde en Scylla en se voyant projeté du délire initial d'un sorcier amazonien à celui d'un bokor haïtien au point de se mélanger tout du long les pinceaux et y retrouver à la fin ses petits. Quand il voit également sortir de la bouche d'une mariée squelettique un serpent lui attrapant la gorge. Quand il s'enfonce encore dans la terre amazonienne qui annonce virtuellement le noir de la terre haïtienne. Quand il se retrouve enfin enfermé chez lui avec les quatre murs de sa maison réduits à n'être plus que les parties d'un cercueil progressivement rempli de sang. Et puis il y a la grande séquence horrifique de L'Emprise des ténèbres, le héros zombifié voyant impuissant sa propre mise en bière et en terre dans le cimetière du coin, une grosse araignée jetée sur le visage, tout son corps englouti dans le noir d'une nuit où personne ne saurait l'entendre crier.

 

 

Demeurent pourtant ces quelques détails d'autant plus gênants quand on les considère ensemble. Songeons en effet au méchant Peytraud, chef des Tontons Macoutes et terrible bokor qui hurle au visage du héros avant de lui enfoncer un clou dans le testicule sa détestation des États-Unis, un buste probable du héros national François-Dominique Toussaint Louverture sur le bureau de sa chambre de tortures. Et pensons alors tout à la fois à son interprète, Zakes Mokae, acteur sud-africain victime de l'Apartheid, au fait que son odieux personnage semble figurer la conséquence obscène de l'un des plus grands gestes révolutionnaires jamais accomplis au monde (celui pour les Haïtiens d'avoir répété le geste d'émancipation de la Révolution française contre la France du Code noir et de Napoléon), et qu'il double comme une ombre le départ inexpliqué de « Bébé Doc » qui – le film réalisé pourtant un an plus tard omet bêtement de l'expliquer – se comprend aussi par l'influence diplomatique étasunienne, Jean-Claude Duvalier ayant en effet bénéficié du soutien géostratégique de Richard Nixon puis de Ronald Reagan. En ce cas qui n'est jamais le souci de Wes Craven, le vaudouisme était aussi une affaire politique qui nous concerne sans malheureusement jamais concerner son film du zombi haïtien, perpétré par le grand sorcier bokor étasunien.

 

 

8 juillet 2016

 Zombi Child (2019) de Bertrand Bonello

 

 

Dépossession

(au royaume des aveugles)

 

 

« Avoir un passé en commun ne signifie pas nécessairement l'avoir en partage » (Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l'Afrique décolonisée, éd. La Découverte, 2010, p. 12)

 

 

Une petite leçon d'histoire contemporaine

 

 

À Saint-Denis, se trouve l'une des quatre maisons d'éducation de la Légion d'honneur créées par décret napoléonien le 15 décembre 1805. Dans Zombi Child qui y a logé sa fiction de possession haïtienne, le cours d'histoire est assuré par Patrick Boucheron. L'historien est un spécialiste reconnu du Moyen-Âge et de la Renaissance, professeur au Collège de France titulaire de la chaire « Histoire des pouvoirs en Europe occidentale, 13ème - 16ème siècles » élu en 2015, la même année où il est nommé à la présidence du conseil scientifique de cette prestigieuse institution qu'est l'École française de Rome. Son cours donné aux pensionnaires de cette école destinée à l'élite républicaine prend pour base une citation du Peuple (1846) de Jules Michelet, autorisant un développement sur l'héritage contradictoire de la Révolution française. Napoléon y apparaît comme une figure ambivalente, qui aurait achevé 1789 au double sens amphibologique du terme, à la fois comme accomplissement (l'achèvement est une conclusion) et comme arrêt mortifère (l'achèvement est un acte de décès). Le 19ème siècle décrit comme le siècle ayant eu la passion de l'Histoire serait ainsi le legs d'une liberté contrariée. Le libéralisme se présente comme la doctrine idéologique de cette contrariété structurelle, la liberté réelle ne l'étant en effet que sous la condition pratique d'un certain nombre de formalités dont le formalisme abstrait sera radicalement discuté par une doctrine concurrente – le socialisme, étonnamment jamais nommé. On est d'autant plus étonné, en raison même de l'histoire du lieu où se donne justement ce cours, que Napoléon soit figuré comme l'héritier contradictoire de la Révolution alors que la contradiction diviserait plus précisément deux types d'héritiers contemporains : l'héritier légitime qui a trahi l'héritage en faisant de l'appel universel à l'auto-émancipation et détermination des peuples un principe de conquête impérial (Napoléon Bonaparte) et l'héritier illégitime qui a relevé l'héritage en en assurant la portée concrètement universelle (Toussait Louverture).

 

 

De la même façon que le libéralisme est nommé dans l'absence significative du socialisme, Napoléon apparaît dans l'exclusion symptomatique du nom de Toussaint Louverture et cette exclusion, le film de Bertrand Bonello qui en assume la portée ne s'en relèvera pas. La (très foucaldienne) discontinuité tant vantée par Patrick Boucheron est une arme à double tranchant quand elle exclut de la dialectique des processus historiques des termes qui lui sont pourtant essentiels. Et la lame du couteau se retourne contre son manipulateur même quand l'historien jouant son propre rôle dans une séquence à visée para-documentaire d'un film de fiction ne cesse jamais aussi d'être l'historien réel qui a mobilisé son expertise pour voler au secours d'Emmanuel Macron en critiquant la focalisation du mouvement social des Gilets Jaunes sur la figure monarchique du chef de l’État. Malgré le fait que sa présidence présentée comme « jupitérienne » a pourtant eu des foudres autorisant le recours autoritaire à des « lanceurs de balles de défense » reconnues par la réglementation internationale comme des armes de guerre. Cela, l'historien médiéviste ne l'a pas vu malgré le rappel d'un collègue, l'historien des classes populaires Gérard Noiriel. Cela, « l'intellectuel de cour » comme l'a ainsi surnommé Frédéric Lordon y aura été aveugle. Il y a en effet plusieurs moyens d'assumer le fait d'être borgne au royaume des aveugles et c'est ici que se différencient le citoyen Patrick Boucheron du citoyen Jérôme Rodriguez.

 

 

Vaudou éborgné

(l'œil perdu de l'Histoire)

 

 

Le Peuple de Jules Michelet est un grand récit puissamment écrit, c'est la grande épopée du peuple accouché par la Révolution mais il n'y est cependant jamais question de la révolution haïtienne qui a pourtant réellement achevé 1789 entre 1791 et 1804, l'abolition de l'esclavage par les esclaves eux-mêmes ayant permis l'expérimentation radicalement concrète des promesses d'une libération universelle (et cela malgré le fait que Jules Michelet ait épousé Athénaïs Mialaret, la fille de l'ancien précepteur des enfants de Toussaint Louverture). Il aura alors fallu le travail entre autres de l'historienne et philosophe étasunienne Susan Buck-Morss pour révéler à quel point le soulèvement haïtien constitue le spectre historique au fondement de la dialectique hégélienne de la reconnaissance unissant contradictoirement les maîtres et les esclaves. « Hegel écrivit ainsi son texte à l'encre, invisible, de la réalité historique contemporaine » a-t-elle ainsi pu légitimement écrire (Hegel & Haïti, éd. Léo Scheer-coll. « Lignes », 2006 (2000 pour l'édition originale), p. 50). Et Slavoj Žižek de lui emboîter le pas à juste titre : « Le jour où, en écho à la Révolution française, les esclaves noirs d’Haïti se révoltèrent au nom des mêmes principes de liberté, d’égalité et de fraternité, ce fut "l’épreuve, le baptême du feu pour les idéaux des Lumières françaises" » (Après la tragédie, la farce ! Ou comment l'histoire se répète, éd. Flammarion-coll. « Bibliothèque des savoirs », 2010 (2009 pour l’édition originale), p. 174. Il est à cet égard particulièrement remarquable que Django Unchained (2012) de Quentin Tarantino, qui ne porte pourtant en aucune façon sur la révolution haïtienne, extrait cependant de la dialectique hégélienne du maître et de l'esclave sa vérité philosophique dont le noir noyau appartient en effet à l'esclavage historique des Africains. En 1804, Haïti succède en nation libre à la colonie française de Saint-Domingue. Un an plus tard, Napoléon crée par décret ses maisons d'éducation de la Légion d'honneur. Un peu plus de deux siècles plus tard, Zombi Child le sait bien mais, quand même, préfère l'imagerie du rituel païen à la leçon d'histoire comme l'ont promue Walter Benjamin et Siegfried Kracauer jusqu'à la méthode comparatiste (ou d'anthropologie comparée) valorisée aujourd'hui par Marcel Détienne. Au royaume des aveugles qui n'ont rien des visionnaires comme le mythologique Tirésias et son avatar contemporain imaginé via la figure duelle du trans de Tiresia (2003), un réalisateur borgne a tourné son huitième long-métrage où les discontinuités de l'Histoire, relayées par les échos caverneux du montage parallèle (Haïti entre 1962 et 1980, Saint-Denis à l'époque contemporaine), se voient malheureusement fondues dans le privilège strictement culturel du vaudouisme.

 

 

De l'histoire pas si ancienne, Zombi Child qui aurait pu en prendre soin au fond n'en a cure, expédiant par réduction simplificatrice le spectre de la révolution haïtienne dans les ruines durassiennes d'une vieille bâtisse coloniale et un rapide graffiti sur le mur d'un appartement. Dans la maison dionysienne de la Légion d'honneur qui accueille les filles bien nées (seules y sont admises les filles, petites-filles et arrière-petites-filles de membres de la Légion d'honneur, de titulaires de la médaille militaire, des membres de l'ordre national du Mérite et des membres étrangers de l'ordre de la Légion d'honneur), le revenant n'est pas celui de Toussaint Louverture mais du zombi, figure plus dionysiaque et susceptible de soutenir une rêverie folklorique hantée par l'existence dégradée et avilie en vie nue aliénée et sacrifiée sur l'autel du travail forcé (le Baron Samedi, l'une des incarnations du lwa des morts, l'esprit de la mort et de la résurrection qui hante l'entrée des cimetières, habillé de son traditionnel costume de soirée, avec son chapeau haut de forme blanc et ses lunettes noires dont l'un des verres est cassé, présence fréquente dans les films qui s'appuient sur ce folklore, de Live and Let Die Vivre et laisser mourir, l'aventure de James Bond tournée par Guy Hamilton en 1973, à The Serpent and the Rainbow – L'Emprise des ténèbres de Wes Craven en 1987). D'ailleurs, dans la plantation de cannes à sucre où en 1962 est surexploité Clairvius Narcisse (son cas bien réel a inspiré la partie haïtienne du film), l'exploitation est une affaire strictement haïtienne. Le maître blanc est parti depuis longtemps et les descendants d'esclaves africains n'ont plus besoin de lui pour en répéter les immémoriales leçons. Si Dionysos fait retour, c'est ainsi dégraissé de toute historicité, c'est le mal folklorisé dans un mélange matois de séquences documentaires et de références cinéphiles, où le rituel des uns (la cérémonie vaudou) va contaminer celui des autres en en exacerbant les impensés (la sororité communautaire de quelques pensionnaires désœuvrées de l'école). Vaudou éborgné.

 

 

À Saint-Denis,

Dionysos danse et fait danser

 

 

Moyennant quoi, Bertrand Bonello peut se faire plaisir, il prend à rebrousse-poil le mort-vivant conçu par George A. Romero (et dégénéré depuis en infecté, les héroïnes ont d'ailleurs bien raison d'en moquer la vitesse homogène à l'accélération contemporain), tout en convoquant d'évidence le fantôme de I Walked With a Zombie – Vaudou (1942) de Jacques Tourneur. Il n'oublie pas davantage de rendre hommage au regretté Charles Najman, auteur d'un formidable Royal Bonbon tourné à Haïti en 2002, il cite aussi « Cap'tain Zombi », un poème de René Depestre et plie ses nuits américaines haïtiennes sur l'inspiration photographique des travaux d'Alfred Métraux. Comme il avait songé à Nick Cave pour l'élection du titre Nocturama (2016), il pense désormais aussi à Jimi Hendrix en proposant avec son titre Zombi Child une variation de son fameux single intitulé Voodoo Child (1968-1971). Il ose encore une belle fin homérique offerte à Clairvius Narcisse qui revient après 18 ans d'exil à la maison, sa Pénélope noire l'attendant sur le seuil avec entre les mains, peut-être, Le Nègre du « Narcisse noir » (1924) de Joseph Conrad. Le versant haïtien ainsi doté d'une relative homogénéité formelle est assez réussi plastiquement même s'il baigne dans l'atmosphère brumeuse d'un folklore intemporel, délié de l'historicité qui aurait par exemple pu autoriser le rappel baptismal de la cérémonie vaudou du Bois-Caïman d'août 1791 inaugurant le début de la révolution haïtienne. Le versant français est pour sa part davantage inégal, clivé entre plusieurs aspirations hétérogènes qui finissent mutuellement par se contrarier, avec un volant documentaire concernant le fonctionnement intrinsèque de l'institution, un autre plus ethnographique dédié à la jeunesse contemporaine, et puis une veine plus fictionnelle lorgnant explicitement du côté de The Exorcist (1973) de William Friedkin, Carrie (1976) de Brian de Palma et Suspiria (1977) de Dario Argento. L'empathie initialement nourrie pour le groupe de filles, dans ses manières (le regard vague noyé dans le bleu du portable, le goût des chansons virilistes du rappeur Damso) et ses parlures (la voix inaudible et les tropes générationnels cryptiques), porteuse d'une jeunesse universelle moulée cependant dans les formes particulières de l'élite sociale, se fissure cependant progressivement pour se désagréger dans le marigot de fantasmes mal digérés. Le vaudou ne s'impose à la fin que pour sanctionner en effet la double impasse mimétique d'une adolescence bouffie par les clichés sentimentaux (l'inconsistant Pablo, faune brésilien parfaitement ridicule) et de particularismes hérités qui sont les restes obscènes de cultures archaïques (le Baron Samedi, démon auquel aura ouvert la porte sa gardienne dans un court-circuit de la crédibilité qui dément stupidement le rappel didactique de l'incipit réaliste du Père Goriot d'Honoré de Balzac : « Ah ! Sachez-le : ce drame n'est ni une fiction, ni un roman »).

 

 

Il faut se le dire, les derniers films de Bertrand Bonello suscitent toujours plus de doutes concernant son rapport avec la modernité cinématographique dont il se veut le continuateur avisé, sauf que l'héritier se montre aussi duplice au fond que le Napoléon décrit par Patrick Boucheron. De la guerre (2008) représente peut-être le film d'une certaine bascule, où le désœuvrement existentiel du réalisateur individualiste se branche dans la duplicité consécutive d'un désir de refaire communauté, au risque consensuel du durcissement communautaire et de la dérive sectaire. Avec L'Apollonide : souvenirs de la maison close (2011), la prostitution du temps d'un capitalisme de patronage en dépit de toutes les critiques légitimes vaudrait peut-être mieux que l'esclavage sexuel de rue dans la société de contrôle contemporaine. Avec Saint Laurent (2014), l'éminent styliste exploiteur des petites mains ouvrières est une figure fassbinderienne qui parle avec les mots de Pier Paolo Pasolini (et le titre lui-même avait valeur d'indice d'autoportrait dans la proximité implicite du Saint Genet, comédien et martyr de Jean-Paul Sartre publié en 1952). Et avec Nocturama, la jeunesse qui prend les armes ne le fait que dans la volonté, faussement brouillée par un salmigondis gauchiste à côté de la plaque du réel, d'accéder à la caverne dorée de la consommation de luxe (Jessica Forever de Caroline Poggi et Jonathan Vinel auront encore récemment alimenté l'opinion fallacieusement transgressive, voulant qu'une jeunesse sans idée n'ait d'autre souhait que d'intégrer farouchement, y compris par l'usage des armes, les standards du consumérisme). Ajoutons le court-métrage Sarah Winchester, Opéra Fantôme (2016) où l'héritière de l'empire des armes étasunienne s'évanouit dans une variation onirique et chorégraphique autour du roman fameux de Gaston Leroux. À chaque fois, les figures, formes ou signes de la modernité, de la disjonction à la réflexivité, sont bien mobilisés mais au service d'un rappel à l'ordre autoritaire, celui d'un consensus marchand avec lequel il est impossible de rompre. À l'exception dandy de l'artiste qui sait en goûter les voluptueuses morsures, le regard toujours torve, un œil lorgnant du côté de la mesure marchande, l'autre en direction de la part maudite et sans mesure. Zombi Child ne négocie rien d'une posture dandy assumée, certes ouvert au respect des pratiques rituelles et concrètes de zombification, mais plus profondément passionné par les résurgences intempestives d'un sacré persistant dans les fondements de nos sociétés sécularisées et laïcisées. À Saint-Denis, Dionysos ne peut forcément pas se retenir de danser et faire danser, de valser et faire valdinguer. Au nom d'ancestrales puissances sacrales, les personnages doivent alors morfler : la jeune Fanny (Louise Labeque) qui troque son cliché sentimental pour la danse de mort du Baron Samedi ; la moins jeune Katy (Katiana Milfort), tante de son amie et nouvelle venue dans l'école Mélissa (Wislanda Louimat), qui ouvre les portes au démon dont elle sait pourtant bien qu'il va sur son passage tout embraser et ravager.

 

 

Exorcisme et contre-exorcisme

(la France a peur)

 

 

C'est un point nodal de Zombi Child : Fanny se présente devant Katy et lui demande une séance de rituel vaudou afin de l'exorciser du fantôme de son amoureux. Face au refus de la seconde, la première prétexte qu'il n'y a pas de hiérarchie dans les souffrances et que, même si elle est blanche de peau, elle mérite malgré tout une entière considération de la part de son interlocutrice qui, elle, a la peau noire. Moyennant le soupçon qu'il faudrait à tout prix désamorcer d'un racisme anti-blanc censément nourri par les descendants d'anciens colonisés, la tante de Mélissa accepte résignée ce rituel où elles vont mutuellement se perdre. Alors même que cette femme originaire d'Haïti connaît parfaitement l'histoire de son pays, alors même qu'elle sait les puissances terribles du vaudouisme, alors même qu'elle hérite d'une histoire où la révolution a été sanctionnée par le poids terrible d'une dette dont les ponctions expliquent encore aujourd'hui la pauvreté d'un pays ayant également subi plusieurs dictatures soutenues par la CIA et quelques tremblements de terre dévastateurs. La prévenance de l'incipit du Père Goriot en marque d'un réalisme assumé au-delà tout effet de réel, tout travail de documentation et toute inscription documentaire, se révèle à la fin un postiche. Une fois le masque tombé, ne reste plus à la fin qu'un folklore déshistoricisé dont les simulacres sont des pantalonnades appareillées à la toute petite batterie d'effets spéciaux (par exemple le blanc des yeux noirci) dont use et abusent les franchises déclinées par la pauvre industrie du cinéma d'horreur contemporain. Si Bertrand Bonello joue avec une habileté certaine aux passeurs et intercesseurs entre les rituels païens de part et d'autre de l'Atlantique, cérémonies respectivement vaudous ou adolescentes, c'est pour exorciser les maux dont souffrirait la France contemporaine : mal d'une jeunesse nihiliste qui veut se soigner en confondant pharmacie et boîte de Pandore ; mal des anciens colonisés dont les particularismes régionaux et revanchards doivent être neutralisés par la République française dont l'école de la Légion d'honneur est le boiteux parangon (la méritocratie contradictoirement s'y hérite, Bertrand Bonello n'y est pas insensible mais le dandy est borgne, l'œil qui lui reste étant sensiblement plus inspiré par l'héritage vaudou que par le legs napoléonien). Terrible alors qu'une histoire de possession vaudou s'ouvrant sous les auspices documentaires du rituel ethnographique pour finir dans le folklore des clichés ressassés par le cinéma de genre. La déshistoricisation est une manière de dépolitisation, une entreprise de dépossession.

 

 

Zombi Child enfonce le clou de Nocturama et la planche de bois est aussi pourrie que le clou est rouillé : la jeunesse a donc des fantasmes qui font d'autant plus peur quand leurs démons s'acoquinent avec les restes en décomposition d'antiques cultures revanchardes et archaïques. Bertrand Bonello donne alors la trop vive impression d'avoir un peu peur du contemporain, possédé par quelques hantises fantasmatiques pas loin d'être partagées par une revue d'opinions réactionnaires comme Valeurs actuelles. Au royaume des aveugles, la France a peur et les borgnes risquent en effet d'être sacrés rois comme l'espèrent les filles et petites-filles héritant du nom de leur père et de leur grand-père qui a perdu un œil durant la Guerre d'Algérie. Bertrand Bonello croit pourtant aux forces visionnaires des minoritaires faisant de la cécité qu'on leur a violemment infligée un destin d'exception, Tiresia l'a montré, mais le prophète dandy s'aveugle aussi en éborgnant ainsi la dialectique de l'Histoire et de la culture. On ne saurait trop lui conseiller en guise de remède le contre-exorcisme de cinéma imaginé il y a quelques années par ses contemporains, Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz. Les cinéastes sont en effet les auteur-e-s d'un beau diptyque à l'époque raté par la critique, composé de Zombies (2010) et de Low Life (2012), où l'alliance de la jeunesse (bressonienne) et de la sorcellerie vaudou (tourneurienne) offrait aux amoureuses de retrouver contre la politique de l'inimitié républicaine la loi d'exception d'Antigone (cf. Achille Mbembe, Politiques de l'inimitié, éd. La Découverte-coll. « Sciences humaines », 2016). Comme le même compagnonnage de résistance et d'exception à l'état d'exception donnait aux étrangers réfugiés, voués à la nuit de la clandestinité, le contre-pouvoir démonique de retourner à leurs envoyeurs les sortilèges cauchemardesques d'une magie grise, dont les actes administratifs (exemplairement les OQTF, les obligations de quitter le territoire français) sont des mauvais sorts, présages de mort.

 

 

22 juin 2019

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