Entrevues Belfort 2019

L’art d’aimer et le temps de le vivre

Deuxième partie

Joie renouvelée de cailler en longeant la Savoureuse et se réchauffer en discutant de l’un des 117 films, courts ou longs, documentaires ou fictions, œuvre classique, proposition expérimentale ou film en compétition, tous programmés à l’occasion de la 34ème édition de Entrevues, le Festival International du Film Belfort, qui s’est déroulée du 18 au 25 novembre 2019.

 

 

Si Elsa Charbit (venue de Brive) a succédé à Lili Hinstin (partie pour Locarno) en prenant la direction artistique du festival, le choix de la continuité a été privilégié en conservant l’architectonique d’un événement culturel de premier plan construite ces dernières années, dans l’héritage des pionniers Janine Bazin et André S. Labarthe. Ainsi, la compétition internationale se décline toujours en deux sélections, celles des courts-métrages et des longs-métrages, comptant cette année un total de 25 premiers, deuxièmes et troisièmes films, tandis que les autres catégories ont témoigné d’une grande diversité d’approches dans les genres et les filmographies, les cinématographies et les thématiques abordés. Ainsi, « La Fabbrica » a été consacrée au cinéma de Pierre Salvadori et « La Transversale » au motif obsessionnel de la chasse à l’homme. Un panorama dédié à « L’Algérie aujourd’hui » a côtoyé « Cinéma et Histoire » qui s’est penché sur le cinéma de l’ex-RDA et les productions de la DEFA. « Premières épreuves » qui a organisé sous le titre « Cléo, le temps de vivre » une constellation de titres autour du film retenu au baccalauréat pour l’année 2019-2020, Cléo de 5 à 7 (1962) d’Agnès Varda a jouxté un « Entrevues junior » intitulé « À l’aventure ! ».

 

 

Les hasards de la programmation, les disponibilités des salles et les inflexions du goût nous ont portés à investir de manière forcément fragmentaire trois entrées, « Première épreuves », « La Transversale » et le « Panorama ». « Cléo, le temps de vivre » représente un grand moment Varda décliné en un éventail de quatre films (L’Opéra-Mouffe en 1958, Cléo de 5 à 7 en 1962, Documenteur en 1981 et Les Dites Cariatides en 1984), élargi autour des cinémas de la Nouvelle Vague (Vivre sa vie de Jean-Luc Godard en 1962) et de la modernité du début des années 1960 (Le Plafond de Věra Chytilová en 1962). On verra notamment qu’une certaine idée du féminin triomphe dans cette constellation, mais seulement dans une lutte variée et recommencée contre tous les dispositifs de capture et les processus de réification qui en assaillent les figures, à l’est comme à l’ouest.

 

 

Avec « Chasses à l’homme » ont abondé les titres les plus hétéroclites parmi lesquels un Buster Keaton extraordinaire (Seven Chances – Fiancées en folie en 1925), l’ultime chef-d’œuvre de Samuel Fuller (White Dog en 1982), une rareté de Jean-Daniel Pollet en amorce de la grande rétrospective que la Cinémathèque française va bientôt lui consacrer (Une balle dans le cœur en 1965), un puissant polar d’Akira Kurosawa (Entre le ciel et l’enfer en 1963), un immense film pré-Code (I Am a Fugitive From a Chain Gang – Je suis un évadé de Mervyn LeRoy en 1932), un slasher original à l’exception de la fin (When a Stranger Calls – Terreur sur la ligne de Fred Walton en 1979), un des premiers grands films de Paul Vecchiali (L’Étrangleur en 1972), un classique surestimé du nouveau cinéma allemand (Scènes de chasse en Bavière de Peter Fleischmann en 1969) et une comédie US hilarante (Me, Myself & Irene – Fous d’Irène des frères Bobby et Peter Farrelly en 2000). Manquait cependant une problématisation théorique d’ensemble, par exemple sensible dans une installation créée par Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz, Collectif Ceremony (2012) qui aurait pu servir de guide. On aurait pu ainsi mieux comprendre comment, pour reprendre les catégories deleuziennes, l’image-mouvement prescrit avec l’entraînement filmique des photogrammes et l’enchaînement classique des raccords l’homologie structurale et métaphorique des chaînes de poursuite et de persécution. Et, dans la foulée, mieux saisir comment la modernité de l’image-temps avec la montée corrélative du faux-raccord fait sauter, dérailler ou disjoncter cette homologie.

 

 

Enfin, avec « L’Algérie, aujourd’hui », on a trouvé le temps de combiner deux films de ce panorama de dix films couvrant une décennie avec un film sélectionné dans la compétition internationale des longs-métrages, Inland – Gabbla (2008) de Tariq Teguia et Sur les pentes des collines (2018) d’Abdallah Badis d’un côté et de l’autre 143 rue du désert (2019), le second long-métrage documentaire de Hassen Ferhani (et l’on aurait même pu ajouter Abou Leïla d’Amin Sidi-Boumédiène, déjà vu deux fois mais pas revu cette fois). Là encore, et peut-être de façon plus prononcée encore, la sélection a sérieusement manqué de problématisation et la table ronde proposée dans cette programmation, malgré la belle présence de réalisateurs comme Narimane Mari, Djamel Kerkar, Karim Moussaoui, Dania Reymond et Hassen Ferhani, a moins servi à comprendre les enjeux esthétiques et politiques d’une création en ébullition depuis une décennie jusqu’à l’événement du Hirak, qu’à spécifier et distinguer les positions respectives de chacun-e des participant-e-s.

 

 

Les avant-premières et ciné-concerts, masterclass et tables rondes, focus, rencontres et after ont parachevé la belle vitalité d’une édition malheureusement endeuillée par l’annonce le 22 novembre de la disparition de Jean Douchet. Notre panorama belfortais en trois volets est dédié à l’homme qui a pris le temps de vivre la critique comme l’art d’aimer les films et d’en parler avec plaisir partout où on aura fait hospitalité à son épicurienne générosité.

2) Belfort 2019 : Chasses à l'homme



Seven Chances – Fiancées en folie (1925) de Buster Keaton :

  Raz de mariées

 

 

 

Alors que son beau-frère Joseph M. Schenck lui impose d’adapter une pièce de théâtre de David Belasco qui avait fait un carton à Broadway il y a dix ans, ainsi que la présence d’un co-réalisateur, John W. McDermott, Buster Keaton trouve moyen de s’émanciper des contraintes qu’on lui aura imposées avec la même souplesse, vitesse et agilité que son personnage au masque impassible et au nez aquilin. Si la première partie de Seven Chances doit beaucoup à la pièce d’origine (avec l’importance symbolique accordée au chiffre sept), notations racistes comprises (le héros ne peut se marier ni avec une juive ni avec une noire), le film déploie dans sa seconde partie une énergie comique sidérante et strictement cinématographique, en raison de laquelle le burlesque est un moteur consistant en l’art de provoquer des catastrophes indistinctement sociales et sismiques, comiques et cosmiques.

 

 

Jimmy Shannon, ce courtier timide et au bord de la ruine qui reçoit d’un vieil oncle décédé le legs d’une fortune dont le gain élevé repose sur le mariage le plus rapide, doit affronter l’épreuve éthique d’un hiatus quasi-anthropologique entre l’amour comme événement singulier et l’argent comme équivalent général abstrait. Si le mariage est ce rituel social identifiant le caractère sacré de l’union amoureuse, le legs de la fortune familiale indexé sur l’obligation maritale autorise le jeune homme de pouvoir se marier avec n’importe qui. Mais l’aimée Mary Jones à qui le héros compte fleurette au fil des saisons sans oser lui faire sa proposition, à l’occasion d’un prologue bénéficiant alors du nouveau procédé Technicolor bichrome soustractif, n’est pas n’importe qui. Et pas davantage toutes les femmes qui découvrent dans le journal l’annonce d’un mariage en or pour qui saura gagner le cœur du célibataire fortuné.

 

 

Buster Keaton reste le cinéaste optimiste des puissances de soulèvement de la modernité, puissances tout à la fois comiques et cosmiques, chaotiques et « chaosmiques » comme l’auraient dit Félix Guattari et Gilles Deleuze. Et il le reste en ouvrant en grand, en très très grand, les vannes où les foules sont drainées par l’excitation des informations produites par les médias de masse, et où la mise en concurrence généralisée produit une crise mimétique exigeant l’expulsion de sa victime émissaire. C’est véritablement un « raz de mariées » qui s’abat en effet sur Jimmy, et cela depuis une profondeur de champ grosse de milliers de figurantes auxquelles va succéder une non moins spectaculaire déferlante de rochers (on songe aux rapides de Our Hospitaly – Les Lois de l’hospitalité en 1923, aussi au cyclone de Steamboat Bill Jr. – Cadet d’eau douce en 1928). D’un côté, les mariées potentielles ressemblent à des Furies romaines ou des Érinyes grecques ayant à cœur de se venger d’un nouvel Oreste ; de l’autre, elles préfigurent étonnamment les meutes hystériques et infectées des films d’horreur contemporain comme 28 semaines plus tard (2007) de Juan Carlos Fresnadillo et Dernier train pour Busan (2016) de Yeon Sang-ho. Devant la célérité athlétique de Buster Keaton qui avance en faisant fi de tous les obstacles (grue et arbre, falaise et rocher, pentes montantes et descendantes), on pense irrésistiblement aussi au personnage de Sonic, le hérisson bleu et mascotte de la marque japonaise de jeu vidéo Sega et l’on songera encore à la séquence d’éruption volcanique sur l’île aux dinosaures de Jurassic World – Fallen Kingdom (2018) de Juan Antonio Bayona.

 

 

La dimension sexiste d’une pareille situation, qui aura d’ailleurs été reprochée à Buster Keaton (d’autant que les vaches se substituent aux femmes dans le film suivant, Go West – Ma vache et moi tourné la même année), ne doit faire oublier ni la responsabilité structurelle d’une modernité où la viralité des médias de masse et la monétarisation des relations sont des forces liquidatrices des anciennes traditions, ni la responsabilité conjoncturelle et individuelle du héros et son ami dont le mauvais génie consiste à miser sur la confusion entre désir authentique de conjugalité, équivalence des femmes et mariage d’intérêt. Il faut donc renverser la vapeur, Buster Keaton s’y attelle avec une énergie renversante. Il s’y emploie en sautant par-dessus tous les obstacles, en courant plus vite que la caméra traçant pourtant à vive allure de formidables travellings latéraux, en chutant pour toujours se relever de ses culbutes et sauver ce qu’il reste de l’amour comme singularité et du mariage qui en consacre rituellement l’authenticité.

 

 

L’optimisme caractéristique du comique keatonien, s’il fonde la croyance dans le triomphe de la modernité, aura pourtant été exceptionnellement sensible avec Seven Chances à une inquiétude inattendue concernant les forces cataclysmiques qu’elle est capable de provoquer.

 

 

 

White Dog – Dressé pour tuer (1982) de Samuel Fuller :

 La chiennerie de la race

 

 

 

Le dernier grand film de Samuel Fuller est un film viscéral, l’un de ses plus déchirants. Didactique et tonitruant, d’un pessimisme radical comme il est radicalement dénué de tout cynisme, autrement dit qui fait la leçon en croyant sa véhémence nécessaire, tout en montrant les canines face aux consciences malheureuses et autres idéalistes mordus aux fesses par les feed-back carnassiers du réel.

 

 

Adapté du roman autobiographique Chien blanc (1970) de Romain Gary par Curtis Hanson, White Dog qui aurait initialement dû être réalisé par Roman Polanski pour la Paramount arrive entre les mains de Samuel Fuller mais le studio tient toujours au principe suivant : « Jaws with Paws ». Un requin avec des pattes ? Mais c’est oublier aussi tout ce que doit Steven Spielberg à l’auteur du fauché et maudit Shark ! – Caine (1969) dont il a renié le montage final après la mort de l’un des plongeurs à la suite d’une attaque de requins. Deux ans après The Big Red One – Au-delà de la gloire (1980), le film de guerre inspiré de son expérience personnelle qu’il avait longtemps rêvé de mettre en œuvre, au moins depuis 1956, le nouveau long-métrage de Samuel Fuller aurait dû être un franc succès à l’instar du film précédent malgré les coupes exigées par le studio Lorimar, en lui permettant ainsi de s’établir définitivement à Hollywood après une décennie de vaches maigres. Sauf que les executives imposent d’en limiter le message antiraciste afin ne pas froisser la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) qui a eu vent de la production d’un film signé par un auteur mal identifié, tantôt à l’extrême-gauche, tantôt à l’extrême-droite. Mais Samuel Fuller est un anarchiste et il file au Mexique avec les négatifs pour sauver sa propre version d’un film écrit, tourné et monté très rapidement. La sanction ne se fera pas attendre : White Dog n’est pas distribué aux États-Unis, seulement en Europe (et il faudra un quart de siècle avant que le film ne soit visible dans son pays d’origine). Ce camouflet sera le dernier subi par un vétéran qui préfère désormais entreprendre ses films suivants en Europe où il est de toute façon bien mieux accueilli par les cinéphiles, avec les guère fameux Thieves After Dark – Les Voleurs de la nuit (1983) et Streets of No Return – Sans espoir de retour (1988) accompagnés de quelques bricoles télévisuelles et apparitions dans les films des amis au tournant des années 1990, avant de décéder en 1997.

 

 

White Dog est un film qui retourne le ventre, qui griffe et mord là où le racisme fait mal. L’étonnant consiste ici à ce que le racisme, déjà si vivace dans Run of the Arrow – Le Jugement des flèches (1957), The Crimson Kimono (1959) et Shock Corridor (1963), apparaisse ici comme un tort fait à l’ensemble du vivant, un mal si grand qu’il incorpore dans son désastre humain trop humain le chien. Aucun cynisme pour exposer à vif, dans toute sa nudité, la chiennerie de la race, c’est-à-dire la bêtise raciste dont l’humaine bestialité se projette dans une animalité qu’elle manipule et mutile. Pourtant, on pourrait critiquer le fait que l’environnement politisé du récit de Romain Gary et sa compagne l’actrice Jean Seberg à l’époque des luttes contre la ségrégation raciale et la radicalisation du militantisme noir ait été abandonné au profit d’une inscription dans le monde du cinéma (le parc de l’entraîneur Keys est spécialisé dans les productions hollywoodiennes, la présence des fauves fait d’ailleurs penser à Roar de Noël Marshall en 1981). On pourrait autant contester au cinéaste son abus de certains effets soulignés, longues focales autorisant des zooms intempestifs, montage alterné, ralentis depalmiens et suspense hitchcockien, partition d’Ennio Morricone avec son lyrisme appuyé. La main est parfois lourde, oui, mais la poigne est honnête et si vigoureuse qu’elle arrache l’horreur de l’anecdote pour toucher au nerf à vif de la guerre des races. Samuel Fuller rêvait avec ses films de guerre de cacher derrière l’écran une mitrailleuse afin de tirer sur le spectateur et ainsi le réveiller de l’hypnose spectaculaire. Il a très probablement dû rêver avec White Dog de projeter son berger blanc suisse à travers l’écran pour le déchirer comme l’animal traverse les vitres et saccage une scène de tournage en studio (avec Paul Bartel en cameraman). Comme il déchire la peau noire de ses victimes qu’il identifie ainsi parce qu’un gentil grand-père accompagné de ses deux petites-filles l’aura dressé à cet effet.

 

 

Dans White Dog, le racisme est moins affaire d’éthique que d’éthologie, de réflexologie. Il s’agit pourtant moins d’animaliser la construction sociale de la race que d’examiner le fond bestial d’une bêtise qui sait inclure l’animal comme le chien dans ses dispositifs hybrides, ses machines de mort à la sophistication barbare. Si la cage aux fauves est le lieu privilégié du dressage et du contre-dressage, elle est aussi la scène filmée comme un œil du cyclone où la morale du bien incarnée par l’homme dont la peau noire légitime son combat va cependant se retourner comme la peau rouge d’un bœuf écorché. De machine de mort raciste, le chien est devenu une machine de mort aléatoire. Le chien blanc de Keys est toutes choses égales par ailleurs l’homologue de la baleine blanche d’Achab, à savoir le blason animal d’une obsession pulsionnelle, une hubris indissociable de sa Némésis.

 

 

Le film de Samuel Fuller est lucide, terriblement : au-delà d’un certain seuil restant impossible à déterminer par avance, l’éducation est impossible, son échec d’autant plus programmé que l’éducation est forcenée. White Dog, c’est à cet égard un peu L’Enfant sauvage de Samuel Fuller. Le chien est foutu, un certain idée programmatique de l’antiracisme aussi. Le cabot fait peur, c’est un monstre hybride (il en aura fallu cinq au tournage) qui anticiperait de peu le chien mutant de The Thing – La Chose (1982) de John Carpenter, on le retrouvera d’ailleurs tel quel dans Blow Out (1984) de Brian De Palma. Mais le monstre finalement abattu révèle aussi avec sa gueule défaite la chiennerie raciste dont la bêtise consiste à faire passer son humaine bestialité pour une stricte naturalité.

 

 

 

Une balle au cœur (1965) de Jean-Daniel Pollet :

 L’atlante derviche tourneur

 

 

 

Gaël Teicher, qui a entrepris avec sa société La Traverse de restaurer l’intégralité de l’œuvre de Jean-Daniel Pollet bientôt consacrée par une rétrospective à la Cinémathèque française prévue au printemps prochain, a une image suggestive pour en évoquer le persistant mystère : l’Atlantide. Il est vrai que c’est un continent englouti par le temps, un royaume océanique dont quelques îles surnagent en formant un archipel mieux connu des cinéphiles, au carrefour des séries convergentes et divergents du documentaire et de la fiction. C’est, du côté fictionnel, la grande série des aventures de Léon incarné par Claude Melki, avec Pourvu qu’on ait l’ivresse (1958), Gala (1961), Rue saint-Denis pour le film à sketchs Paris vu par… (1965), L’Amour c’est gai, l’amour c’est triste (1968), L’Acrobate (1976). Et c’est de l’autre, sur un versant plus documentaire et poétique, la grande série méditerranéenne inaugurée par le génial Méditerranée (1963) suivi par Bassae (1964), Tu imagines Robinson (1967), L’Ordre (1970) et puis encore Trois jours en Grèce (1991).

 

 

Il est vrai que l’œuvre engloutie est signée d’un cinéaste atlante, autrement dit d’un titan vaincu, l’un des auteurs de la Nouvelle Vague parmi les plus méconnus, blessé par la déception d’un premier long-métrage qu’il a voulu rendre invisible (La Ligne de mire en 1960 en contemporain contrarié des expérimentations du Nouveau Roman), l’existence maintes fois mutilée (l’accident de train de 1989 qui le laisse paralysé jusqu’à la fin de ses jours, l’alcool qui a longtemps épaissi sa mélancolie), amateur de ruines jusqu’à y inclure sa propre vie et celle de ses films.

 

 

Il y en a des raretés dans la quarantaine de films tout format réalisés par Jean-Daniel Pollet entre 1958 et l’ultime Jour après jour (2006) finalisé par Jean-Paul Fargier. C’est le cas de Une balle au cœur (1965), film inclassable co-écrit avec Pierre Kast où Sami Frey traîne ses guêtres de jeune premier cabossé, rincé par l’abus d’ouzo, épuisé par l’exil et la nostalgie du pays natal. Film noir filmé sous le soleil de Méditerranée, Une balle au cœur aurait pu, il aurait dû être le Pierrot le fou de son auteur. D’autant que son acteur principal venait tout juste de jouer dans Bande à part (1964) de Jean-Luc Godard, sans compter la présence de l’actrice grecque Jenny Karézi comme une version plus mature d’Anna Karina et celle yé-yé de Françoise Hardy ajoutant à l’ensemble une improbable touche « Salut les copains ». L’histoire de ce marquis sicilien exproprié de son château par un mafieux fantasque et obligé de vivre reclus en Grèce, dans l’attente des tueurs mandatés pour l’abattre, si elle ne manque en effet ni de couleurs (les à-plats verts, blancs et bleus ponctués d’éclats de rouge) ni d’humour (avec le traitement aplati des clichés du genre, décalé des acteurs), est cependant étranglé par des angoisses symptomatiques d’un cinéaste profondément obsessionnel. En atteste le motif du cercle, qui se trouve partout, dans la construction narrative du film, dans certains mouvements de caméra enfermant le héros dans sa chambre d’exil, dans l’usage de quelques objets caractéristiques (un ventilateur, un miroir rond), dans la répétition des séquences (l’exil jouant du piano dans son bastringue, le mafieux qui ne vit pas moins reclus dans le château de son ennemi), dans la fréquence des miroirs et des plans qui s’y raccordent. À la fin, le marquis est un moderne Ulysse qui ne peut revenir chez lui qu’en y mourant (c’est déjà le sujet de La Ligne de mire), pierre parmi les pierres dans son jardin.

 

 

La passion de la ruine est telle chez Jean-Daniel Pollet qu’elle n’est pas le propre de l’antiquité grecque en tant que civilisation disparue. La ruine est toujours déjà au travail au présent et les ruines de la modernité (le cinéma de genre, la montée des clichés, la poupée pop) de s’accumuler aux côtés des vestiges archéologiques. La seule manière de rendre du mouvement à la ruine consiste à tourner autour, obsessionnellement. Mais c’est comme si la Terre se mettait à tourner autour de la lune, son astre mort, et non l’inverse. Le cercle est bel et bien celui d’une malédiction, d’une insularisation exilique doublée d’une satellisation qui équivaut à un ulcère à l’estomac quand ce n’est pas là pure folie (l’adaptation du Horla de Guy de Maupassant va bientôt suivre, en 1967).

 

 

Jean-Daniel Pollet est un cinéaste derviche tourneur. Il ne tourne jamais autour de son spectateur, c’est ce dernier qui doit à ses risques et périls apprendre à tourner autour de lui, non pas comme la Terre autour du soleil (pour reprendre le fameux dialogue de Jacques Rivette avec Jean Renoir) mais comme la Terre autour de la Lune, ce Soleil mort.

 

 

 

Entre le ciel et l’enfer (1963) d’Akira Kurosawa :

 « Tu ne me regardes pas de là où je te vois »

 

 

 

À Yokohama, la luxueuse maison de Kingo Gondo située sur les hauteurs domine la ville portuaire, la deuxième en importance après Tokyo. Depuis la grande baie vitrée et ses portes-fenêtres coulissantes, l’un des hommes forts de la compagnie de chaussures « National » contemple la cité avec le sentiment de l’œuvre accomplie, fier d’avoir su grimper un à un tous les échelons d’une entreprise dont il s’apprête à devenir désormais l’actionnaire majoritaire. Il y a quelque chose du seigneur shakespearien dans le regard de fer de Gondo et l’interprétation nerveuse de Toshirô Mifune pour son quinzième et avant-dernier rôle chez Akira Kurosawa n’y est évidemment pas pour rien. Le format « Scope » viendra esthétiquement ajouter au pouvoir symbolique d’un homme qui pense en effet dans les grandes largeurs, affrontant dans son salon moderne ses rivaux de la compagnie en leur jouant un coup d’avance après avoir hypothéqué tous ses biens afin de garantir une certaine idée de la marque. Il est vrai que Gondo préfère à la lucrativité à court terme indexée sur des marchandises de piètre qualité la rentabilité à long terme au service du meilleur rapport qualité/prix et des meilleurs produits à mettre sur le marché.

 

 

Ce que Gondo ignore pourtant, c’est que s’il voit haut et loin, c’est seulement en plan général, indifférent aux détails de la vie d’en bas, sans être sensible au fait que d’en bas lui aussi est perçu mais autrement, avec plus de netteté et de tranchant. Si le nid d’aigle prédispose aux luttes entre les nouveaux seigneurs de l’entrepreneuriat, le regard d’aile est de taupe quand il est incapable de percevoir la verticalité urbaine des rapports de classes (Parasite du cinéaste sud-coréen Bong Joon-ho représenterait à cet égard une autre variation portant sur la verticalisation des inégalités sociales).

 

 

C’est là un grand problème qui innerve tout le cinéma d’Akira Kurosawa, celui des différences de perspective comme autant d’écarts parallactiques. Très tôt, le cinéaste a donné en effet une grande image de sa pensée de la parallaxe en vertu de laquelle un changement de position de l’observateur affecte la qualité de l’objet perçu. Cette « image de pensée » comme l’aurait appelé Walter Benjamin, on la trouve dans son quatrième film intitulé Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre (1945), en son temps doublement censuré, autant par le bureau de censure japonais qui y voyait démocratisme et américanisme que par le bureau de censure étasunien qui y reconnaissait pour sa part nationalisme et nostalgie féodal. La métaphore de la « queue du tigre » en dit long en effet au sujet de ceux qui avancent masqués et dont la guise du leurre n’est saisissable comme telle qu’en raison d’un léger changement d’axe, en conséquence d’un simple glissement de perspective induisant une fatidique renversement de point de vue. Ce perspectivisme, on le retrouvera tellement souvent et toujours dans des problématisations renouvelées, entre autres avec la construction médiatique d’un adultère inexistant (Scandale en 1950), avec un même crime mais raconté de quatre points de vue différents (Rashômon en 1950), avec ces existences quelconques obligeant à en reconsidérer sur le moment ou après coup le sens renversant (L’Idiot en 1951 et Vivre en 1952), avec les paysages dont les plis en redéfinissent les qualités hallucinatoire ou imperceptible (Le Château de l’araignée en 1957 et La Forteresse cachée en 1958). En attendant le médecin qui perçoit l’angle d’attaque au principe de la ligne de guérison des malades qu’il soigne (Barberousse en 1965) et puis encore les gueux qui suivent la ligne d’une folie invisible pour leurs compagnons de galère (Dodes’kaden en 1970).

 

 

Avec Entre le ciel et l’enfer, Akira Kurosawa réalise à partir du roman Rançon sur un thème mineur (1959) d’Ed McBain un puissant polar d’une durée épique, dépassant les 140 minutes. C’est qu’il en faut du temps pour autoriser le film à se présenter d’abord comme une nouvelle variation shakespearienne située dans le monde des affaires après Les Salauds dorment en paix (1960) inspiré de Hamlet. Avant de se poursuivre mais en bifurquant brutalement à partir d’une histoire de kidnapping et d’erreur sur la victime puisque le kidnappeur a cru prendre en otage le fils du riche homme d’affaire en le confondant avec le fils de son chauffeur (il est joué par le gosse de Bonjour de Yasujirô Ozu en 1959). Pour enfin se conclure, après une enquête palpitante et extraordinairement détaillée digne des grands films policiers de Fritz Lang (avec l’usage combiné des films amateurs et des bandes audio pour y déceler les indices permettant la localisation géographique du criminel), dans un nouveau retour aux bas-fonds d’un Japon encore marqué par la guerre et la présence étasunienne, après Chien enragé (1949) et Les Bas-fonds (1957) d’après Maxime Gorki. Entre le ciel et l’enfer intéresse franchement peu dans la scénarisation très conservatrice d’un self-made-man rétabli dans sa dignité bafouée grâce à l’aide conjuguée de la presse et la police. Le film d’Akira Kurosawa passionne en revanche dès lors qu’il montre que les rapports de classes sont des rapports d’espaces reliés et interdépendants malgré la distance qui les sépare, des rapports de perspectives antagoniques recoupant des points de vue asymétriques. C’est ainsi que le cinéaste sait notamment dialectiser son usage du format « Scope », l’écrin initial dédié à l’espace domestique de l’homme d’affaire qui a réussi s’élargissant par la suite selon un mouvement anamorphique qui va inclure avec l’enquête policière toute la complexité sociale de la ville, pour finir par converger dans les espaces les plus réduits et contigus du sous-prolétariat rongé par l’héroïne.

 

 

Du ciel vers l’enfer, autrement dit et de façon plus matérialiste des hauteurs bourgeoises vers le bas prolétaire, la richesse ne voit rien sinon sa propre domination ; au contraire, du bas vers le haut la pauvreté ne voit rien sinon la richesse qui la nargue, forteresse moins cachée que nouveau château de l’araignée.

 

 

L’écart parallactique est un hiatus qui s’actualise d’abord dans l’erreur symptomatique sur l’enfant à kidnapper, avant d’emporter Gondo et l’obliger à reconnaître dans le ravisseur plein de ressentiment aux lunettes d’argent comme un insecte son mauvais génie, le démon aux yeux miroitants qui lui a rappelé le monde dans lequel il vit et où la misère et la richesse s’opposent moins qu’elles représentent leur contradiction réciproque. « Tu ne me regardes pas de là où je te vois » : la formule lacanienne pourrait tout à fait énoncer la vérité du point de vie du ravisseur à Gondo qui se présente à lui pour une ultime discussion de parloir avant son exécution. La largeur du format qui double le standard habituel de l’image cinématographique se retrouve dès lors contrainte par l’espace carcéral où le grillage et la vitre avèrent que le destin respectif des deux hommes est intriqué à un niveau spéculaire méconnu, sous-estimé voire dénié. Ici comme dans The Third Murder (2017) de Hirokazu Kore-eda qui se sera ainsi souvenu de la leçon de son aîné, le reflet expose ultimement l’image dialectique d’un écart parallactique, cette parallaxe qui autorise un homme à se reconnaître différent de celui qu’il croyait être en se reconnaissant dans l’autre qui est aussi celui qui le nie en voulant lui nuire.

 

 

 

I Am a Fugitive from a Chain Gang – Je suis un évadé (1932) de Mervyn LeRoy :

 Sans espoir de retour

 

 

 

I Am a Fugitive from a Chain Gang est un immense film, exemplaire des audaces caractéristiques de l’époque dite du « Pré-Code » qui aura en tout duré cinq années, entre le krach de Wall Street d’octobre 1929 et l’arrivée de l’administrateur antisémite Joseph Breen à la tête de la « Production Code Administration » en juillet 1934, l’homme qui appliqua le code de censure mis au point par le sénateur William Hays et qui resta opératoire jusqu’en 1966. Chef-d’œuvre de la Warner, cette major dont Breen exécrait les films sociaux engagés, qui doit autant au métier de Mervyn LeRoy qu’à celui du producteur Darryl F. Zanuck (ils ont tous les deux à leur actif le succès de Little Caesar – Le Petit César en 1931 qui a révélé Edward G. Robinson), I Am a Fugitive from a Chain Gang est un pamphlet implacable contre le système pénitentiaire, ce monstre anti-démocratique institué au cœur d’une société qui n’a pourtant pas cessé, déjà à cette époque, de se poser en modèle mondialement exportable de démocratie vertueuse.

 

 

Le film de Mervyn LeRoy dispose de puissants atouts dans sa manche. Déjà avec l’interprétation hallucinée de Paul Muni dont le jeu très physique inspirera des générations d’acteurs nourris à la Méthode de Lee Strasberg (on pense en particulier à Marlon Brando et Al Pacino). Mais aussi avec un scénario en or inspiré par l’histoire vraie de Robert E. Burns alors toujours en cavale et prodiguant ses conseils à distance et incognito (Darryl Zanuck organisa même une conférence de presse en présence du cavaleur mais en bandant les yeux des journalistes afin de s’assurer du succès du film). Sans compter enfin sur une écriture ciselée dont la tension repose sur une extrême concision. I Am a Fugitive from a Chain Gang raconte l’histoire de James Allen de retour du front en 1918, un jeune soldat décoré du grade de sergent qui a le plus grand mal à revenir en usine pour préférer travailler désormais sur les grands chantiers de construction de routes. Mais le chômage est déjà là, massif, qui pousse le héros à faire de mauvaises rencontres : un hold-up qui tourne mal et auquel il participe contre son gré l’envoie pour dix ans de bagne. C’est le début de l’enfer et il sera sans fin. Le film va plus loin encore que Gold Diggers of 1933, le musical tourné par Mervyn LeRoy pour la Warner l'année précédente, déjà dédié dans son ultime tableau chorégraphié par Busby Berkeley, The Parade of Forgotten Men, à la description du pauvre gars que ses médailles de guerre ne protègent pas des conséquences sociales de la Grande Dépression.

 

 

L’ironie de la situation est d’une cruauté blessante : James Allen voulait construire des routes et bien c’est fait, mais dans la peau rayée du forçat. C’est-à-dire dans les pires conditions d’exploitation qui prennent particulièrement la forme concentrationnaire de camp de travail, avec miradors et barbelés, brimades et coups de ceinture, chaînes et chiens de chasse.

 

 

Le film ne cesse jamais de multiplier les idées pour ramasser son propos dans des images comprimées jusqu’à l’explosion, tantôt en racontant une vie de vagabondage via des surimpressions (les cartes se superposent, Boston, Nouvelle-Orléans, Chicago, sur le corps d’un homme devenu l’ombre de lui-même), tantôt en montrant comment la vente forcée d’une décoration de guerre s’inscrit dans la vaste série des humiliations des anciens soldats revenus pour rien du front (un plan y suffit en épargnant ainsi tout dialogue). On relève enfin des notations d’une grande précision concernant la vie au bagne, comme autant de coups d’aiguille portés par un réalisme radical. Avec le copain qui peut enfin sortir debout de l’enfer tout en conservant dans sa démarche tout le poids d’habitude des chaînes longtemps portées, avec l’autre copain qui sort aussi mais à l’horizontal plutôt qu’à la verticale, dans un cercueil. Et c’est la présence marquée des africains-américains dont les gospels rappellent l’origine esclavagiste de l’institution pénitentiaire. Il y a même un sublime travelling latéral, imaginé par Darryl Zanuck, qui déploie à côté des chaînes de fer une autre chaîne, celle empathique des souffrance partagées par des forçats qui, les uns après les autres, entendent un camarade fouetté dans la cellule tout juste à côté. Pourtant, l’évasion, James Allen y croit, il tient à son idée en la préparant longuement tout en bénéficiant du réseau de solidarité des camarades, à l’intérieur du bagne comme à l’extérieur (il y a à ce sujet une franchise sexuelle qui sera effectivement censurée avec l’imposition du Code Hays). Et le héros y arrive en refaisant sa vie, en réussissant même à devenir un constructeur important du côté de Chicago. Mais la délation de la femme qui le faisait chanter en l’ayant forcé à se marier avec lui met un terme au rêve et fait éclater la vérité.

 

 

Autant James Allen a cru en l’évasion, autant il croit dans la justice de son pays et décide contre l’avis de son avocat de retourner en Géorgie pour y purger comme le promet son représentant légal une peine symbolique de 90 jours et en finir avec la dette qu’il a contractée auprès de cet État. Mais la promesse n’est pas tenue et l’incarcération est prolongée jusqu’à une date indéterminée. Il n’y aura guère que Fritz Lang avec ses premiers films hollywoodiens, Fury (1936) et You Only Live Once – J’ai le droit de vivre (1937) pourtant réalisés à l’époque du Code, pour vouloir continuer à sonder les apories d’un système judiciaire injuste qui sanctionne la misère en y ajoutant une misère plus grande.

 

 

James Allen voulait devenir constructeur de routes et s’il les aura construites à la pioche avant sa première évasion, il les fait désormais sauter à la suite de sa seconde évasion avec un rire carnassier. Fugitif, il le restera à jamais tel un hobo de légende chanté par Woody Guthrie, hantant la nuit qui s’est imposée dans le studio le jour de l’enregistrement du dernier plan où les plombs auront sauté. La pénombre underground est cependant appropriée à la clandestinité du marginal qui est comme un lointain mais authentique cousin du Jean Valjean de Victor Hugo. Elle est parfaite pour le spectre « sans espoir de retour » comme le dit le titre de l’ultime long-métrage de cinéma de Samuel Fuller, et qui ne retrouve à la fin son aimée que pour lui souffler avant de disparaître : « Je survis, je vole ».

 

 

 

When a Stranger Calls – Terreur sur la ligne (1979) de Fred Walton :

 L’imperceptible

 

 

 

Une baby-sitter garde deux enfants endormis dans leur chambre à l’étage, la grande maison bourgeoise est plongée dans la nuit pure. Quand soudain tombe un coup de téléphone comme un couperet, puis une autre et encore un autre et c’est toujours la même phrase, obsédante, qui est répétée à l’autre bout du fil : « Êtes-vous allée voir les enfants ? ». Le premier tiers de When a Stranger Calls propose comme une autre épure du slasher, en ce qu’elle vient un an après le travail de quintessenciation frôlant l’abstraction de John Carpenter pour Halloween (1978). L’épure repose précisément ici sur la reconduction du principe du harcèlement téléphonique, tentée pour la première fois par Le Téléphone, le premier sketch du triptyque Les Trois visages de la peur (1963) de Mario Bava qui est après tout l’inventeur du genre avec La Baie sanglante (1971), ensuite par Black Christmas (1974) du canadien Bob Clark et plus tard encore par Scream (1996) de Wes Craven. Mais le premier long-métrage de Fred Walton qui demeure aussi son plus connu, et dont le premier tiers consiste également en la reprise d’un court-métrage intitulé The Sitter (1977), touche au vertige associé à la hantise d’une voix sans corps dont la présence spectrale et obscène suspend la différence symbolique entre l’extérieur et de l’intérieur.

 

 

Alors que la menace est habituellement identifiée au dehors, elle se tient ici au dedans, dans la maison même où le harceleur multiplie ses coups de téléphone. Le plus grand dehors se joue donc au dedans, l’intrus est toujours déjà là, le plus étranger est le plus intime, l’alien est toujours déjà en soi (Alien de Ridley Scott est sorti la même année). Comme si Fred Walton au fond reprenait le motif hérité du giallo de la voix incorporelle mais pour atteindre à sa dimension la plus purement psychotique. Quand, soudain, le film change radicalement de perspective en abandonnant le personnage de la baby-sitter traumatisée par le massacre hors-champ des deux enfants dont elle avait la garde. Il s’agit désormais de suivre en montage alterné et parallèle deux pistes distinctes, d’abord celle d’un flic qui quitte la police pour se mettre à son compte en traquant le tueur échappé de l’asile où il a été interné depuis sept années, ensuite celle d’un pauvre type qui essaie piteusement de draguer une femme dans un bar miteux et qui se révèle être le tueur. En différant la monstration de la figure du tueur, Fred Walton noue ainsi le fil de deux bonnes idées : la première consiste à avérer l’horreur du plan vengeur de l’ancien flic qui désire tuer l’assassin d’enfant déclaré pénalement irresponsable ; la seconde pour sa part témoigne d’une autre horreur appartenant à un homme réellement malade et schizophrène et qui comprend tardivement le double infanticide que ses mains ont commis.

 

 

Entre le Fritz Lang de M. le maudit (1931) et le Claude Chabrol de Que la bête meure (1969), When a Stranger Calls joue au slasher pour en proposer d’abord l’épure formelle avant d’en ouvrir la carcasse et ainsi poser en un vis-à-vis asymétrique le mal radical de John Clifford, l’ancien flic qui veut jouer au vengeur en bénéficiant des relations qu’il a gardées dans l’institution policière, et le mal pathologique affligeant Curt Duncan, un schizophrène d’origine anglaise errant parmi les sans-abris après s’être échappé d’une institution psychiatrique incapable de le soigner. Après l’horreur inaugurale d’une voix incorporelle au fondement d’un traumatisme saisi dans son noyau hallucinatoire et psychotique, l’horreur s’incarne désormais dans deux corps quelconques dont l’un traque l’autre et l’on ne sait pas lequel des deux est le plus cinglé face à la dinguerie de l’autre. La voix incorporelle s’est désormais incarnée et, à l’opposé radical du néant caractérisant la figure sans visage de Michael Myers, l’incarnation remplit le mal abstrait du concret des pathologies sociales et psychiques qui s’entrechoquent dans les grandes cités de la modernité. C’est, digne d’Antonin Artaud, le cri véritablement sublime poussé par Curt Duncan à la fin du deuxième tiers du film, lui qui voudrait ne pas être né et devenir imperceptible afin d’échapper au regard de mort de l’autre, après avoir été la voix incorporelle dont l’imperceptibilité même lui aura permis de causer la plus grande des souffrances.

 

 

Cette division de l’imperceptibilité, jouissive pour la voix incorporelle du slasher puis désirée autrement par la bête traquée à mort, s’effondre malheureusement dans le dernier tiers de When a Stranger Calls. C’est en effet le moment où Fred Walton décide bêtement d’assumer de régresser en contraignant le schizophrène à figurer le mal absolu pour la baby-sitter du début qui, devenue mère de famille, affronte la répétition mécanique de son traumatisme, tout en offrant dans la foulée une entière légitimité à l’ancien flic vengeur surgissant pour éliminer le monstre. Il y avait pourtant une belle possibilité dans l’idée rapidement affleurée pour être aussi vite abandonnée de privilégier le basculement strictement psychotique de l’ancienne baby-sitter, autre victime d’une série virale enchaînant les désastres (cette piste hante même davantage la fin du remake pourtant médiocre du film de Fred Walton réalisé par Simon West en 2006). Mais cette ultime torsion aura été zigouillée par un film qui, s’il a commencé par innover, se sera in fine contenté d’être le propre slasher de son originalité.

 

 

 

L’Étrangleur (1972) de Paul Vecchiali :

 Les fleurs du mal 70

 

 

 

Comme tout cela est étrange et pénétrant. C’est un souvenir d’enfance baigné des eaux lacrymales du Léthé, hanté par une femme aveuglée par les larmes quand pour son homme sonne l’heure du départ au front en 1939. Une tête blonde tombe alors sous l’ensorcellement d’un gentleman rencontré à la gare qu’il suit comme l’un des enfants du joueur de flûte de Hamelin. Et la belle écharpe blanche du garçonnet de servir à la strangulation d’une femme qui – la douceur inoubliable de son visage en attesterait à jamais – en aurait accepté l’augure comme un don de la nuit. Un destin est ainsi scellé pour le tout jeune spectateur d’une scène primitive où se fixe à jamais son fantasme originaire, désormais préféré à sa lecture des bandes dessinées qui lui tombent des mains (et il y a une belle ambiguïté à ne pas savoir si cette femme est sa mère ou bien s’il s’agit de deux femmes différentes peut-être interprétées par la même actrice qui est par ailleurs la sœur du cinéaste, Sonia Saviange). Ce que nous voyons n’est pas le fragment d’une réalité vécue mais son double fantasmatique, cette chimère stylisée par l’inconscient après laquelle court l’enfant devenu adulte comme le neveu de Sigmund Freud après la balle fort et da. Émile, s’il est soumis à la compulsion de répétition qui en fait pour les manchettes de journaux un assassin de femmes (on ne parlait pas alors de tueur en série), pour lui l’autorise à se voir comme un ange de la mort (que Jacques Perrin en soit l’interprète est d’autant plus remarquable qu’il était alors en train de jouer le prince charmant dans le Peau d’âne de Jacques Demy dont Paul Vecchiali a été l’ami). L’ange de la nuit donne en effet la mort comme un don, celui d’un enfant aux femmes mûres et désespérées qui ressembleraient peut-être tant à sa maman et auxquelles il leur offre de substituer le réel de ses passages à l’acte à la possibilité des leurs.

 

 

Comme tout cela est effectivement étrange et pénétrant. Le troisième long-métrage de Paul Vecchiali après l’inaugural Les Petits drames (1961) accidentellement détruit dans un incendie puis Les Ruses du diable (1965), tourné en 1970 et distribué en 1972, démarre pourtant sur des sentiers reconnaissables pour le cinéphile. Avec la scène d’enfance traumatique délivrant la scène primitive où se fixe le fantasme originaire d’un futur tueur en série (comme au début de La Vie criminelle d’Archibald de La Cruz de Luis Buňuel en 1955) puis sa traque par un flic usant des moyens modernes comme la télévision pour arriver à ses fins (et là on penserait davantage, outre au motif hitchcockien de la strangulation, à While the City Sleeps – La Cinquième victime de Fritz Lang datant également de 1955). Pourtant, L’Étrangleur est un film retors, qui s’amuse littéralement à tordre le cou à un certain nombre de stéréotypes, notamment du genre du film policier qui se tient dans l’exigence de la forme narrative de l’enquête. D’enquête policière il n’y aura point ici car, à la place, c’est une déambulation urbaine à partir d’un axe privilégié, la rue d’Alésia où a habité Paul Vecchiali durant quelques années. C’est un poème baudelairien assumé comme tel qui cultive autour de sa fleur du mal principale tout un jardinet d’autres fleurs vénéneuses comme autant de cercles concentriques composant l’image complexe et kaléidoscopique d’un enfer moderne, à la fois très formalisé et très documentaire.

 

 

Avec un pareil film, très audacieux pour l’époque, on voit immédiatement comment opère la singularité d’un cinéaste comme Paul Vecchiali. D’un côté il est le contemporain de la Nouvelle Vague avec laquelle il partage bon nombres de principes (les entrechats de la fiction et du documentaire, la modernisation esthète des conventions d’un cinéma de genre plus populaire). De l’autre il est l’amateur d’un cinéma français disparu dont la quête des traces l’emmène à arpenter en somnambule un monde interlope caractéristique d’un Paris populaire alternatif (le café et son ambiance marine, le petit théâtre sexuel des ruelles nocturnes, les prostituées de la zone). Le goût avéré du cinéaste pour des actrices qui ne sont plus des premières fleurs de printemps, forgé dans l’amour de Danielle Darrieux (elle apparaît d’emblée dans ses premiers films) et exemplifié par le duo récurrent formé par Sonia Saviange et Hélène Surgère (on ajoutera ici les noms circonstanciés de Germaine de France et Nicole Courcel), exposerait la connivence profonde et troublante entre la figure du tueur en série et celle du réalisateur (tout cela presque un demi-siècle avec The House That Jack Built de Lars Von Trier). Une connivence poétique et orphique au nom de laquelle le jardinage s’apparenterait à celui d’une faucheuse, la mort au travail relevant alors d’une culture filiale et incestueuse du don, précisément du contre-don à l’égard du don originaire de quelques images florales et maternelles fondatrices.

 

 

Faire un film est un rituel d’ensorcellement, le don d’une mort qui a du charme, celui d’une enfance tourmentée par le sort des fleurs mûres et leurs larmes coulant comme une rosée du soir. D’où l’étrangeté d’un film autant impressionniste qu’expressionniste, qui regarde autant du côté de l’Allemagne des années 1930 que des États-Unis des années 1950, qui double sa captation documentaire du Paris du début des années 1970 de visions issues de strates de temps antérieurs (le Paris populaire de l’entre-deux-guerres, celui séculaire de Charles Baudelaire), et qui se peuple d’hommes et de femmes si peu vus et croisés sur les écrans français d’alors. Alors que ses héritiers proclamés parmi lesquels Yann Gonzalez réduisent la part documentaire de ses films au seul profit d’un pur jeu de fantasmes référentiels cinéphiles, Paul Vecchiali n’a pas d’autre désir que celui de documenter son temps en en stylisant la représentation, formellement c’est-à-dire diagonalement. C’est ainsi qu’il ouvre le champ aux plantes mûres, ces femmes entre deux âges qui incarnent l’agonie du cinéma dépassé quand son temps n’est pas celui de son trépas (bientôt Femmes, femmes en 1974). C’est ainsi qu’il offre ses plans à des hommes dont la vie nocturne est dédiée à une sexualité minoritaire qui n’a pas encore droit de citer (les homos sont des créatures de la nuit, fleurs du mal parmi les fleurs du mal comme les prostituées plus classiquement repérées). Concernant l’homosexualité, Paul Vecchiali fait d’ailleurs à ce sujet montre d’une très grande subtilité dans la diversité des figures proposées, entre celui qui la découvre sur le tard en témoignant à la confidente Muni du rapport entre le racisme anti-arabe et la sexualité trouble des émigrés-immigrés (Franssou Prenant y a consacré un beau court-métrage méconnu, Habibi en 1983), le couple qui se dispute au café mais sans tapage, le petit mec qui cherche une passe entre garçons en accablant les prostituées invitées à aller dignement travailler en usine (on reconnaît tout jeune Jean-Claude Guiguet), l’homme de la forêt qui répond au coup d’un soir manqué par la promesse de la violence et le désaveu homophobe.

 

 

Avec L’Étrangleur, le futur producteur de Diagonale peut encore songer sans forcer le trait, tantôt à L’Opéra de quat’sous (1928) de Bertolt Brecht (avec le conseil des prostituées et la menace du tueur en série), tantôt à L’Ange bleu (1930) de Josef von Sternberg (avec la chanson à boire « Je me ferai marin (au risque de la mort) » entonnée par la bretonne Jacqueline Danno dans le cabaret où dansent au milieu des filets de pêche les femmes comme des poissons – les musiques de Roland Vincent font à ce propos lien avec les opéras mineurs et prolétariens de Kurt Weill). Et son film de prouver aujourd’hui qu’il était alors le contemporain strict de Jean Genet et Rainer Werner Fassbinder. Son film étonne encore en perdant de vue délibérément le fil d’Ariane attendu de l’enquête policière au bénéfice d’une traversée orphique des cercles de l’enfer parisien. Avec la chorégraphie des violences identifiées et des violences structurelles et impersonnelles (c’est la série mentale et délirant des flashs urbains hallucinatoires, avec ses violeurs et agresseurs non moins anonymes que leurs victimes), avec ses scénarios pervers qui n’appartiennent pas qu’au tueur et dont les séries s’entrecroisent au carrefour de la ville et de la mort (c’est l’ex-flic qui a noué une relation d’attirance troublante avec sa proie, c’est la femme qui croit sauver et l’un et l’autre, c’est le voleur surnommé le Chacal qui double comme une ombre l’assassin en branchant sa prédation économique sur sa machine à produire du cadavre).

 

 

Paris minuit, Paris fantastique, ses nuits blanches et la « maladie du bonheur » qui sourd ou suinte du crénelé de ses malheurs. Un enfer dédaléen, labyrinthique et souterrain. Les scénarios pervers y poussent dans les marges zonardes du cinéma, comme des fleurs du mal cultivées par un réalisateur qui refuse sciemment de jouer au gendarme et au voleur. Davantage qu’un policier Orphée est un ange de la mort qui la donne aux femmes aimées comme des mères. Comme des stars de cinéma qu’il faut savoir aimer en gardant l’exclusivité de leur donner le coup de grâce.

 

 

 

Scènes de chasse en Bavière (1969) de Peter Fleischmann :

 Le sacrifice d’Abram

(portrait du sacrificateur en garçon boucher)

 

 

 

Le sacrifice d’Abraham est un mythe qui a la dent dure, on peut même s’essayer à en expérimenter l’inversion des termes, en imaginant par exemple le patriarche vétérotestamentaire Abraham moins à la place du sacrificateur qu’à celle du sacrifié. Mais que se passe-t-il alors quand les prêtres de l’ancien rituel cèdent la place aux garçons bouchers ? Abram, c’est le fils prodigue qui revient dans son village natal de la Basse-Bavière et les rumeurs vont bon train concernant des actes homosexuels qui l’auraient conduit en prison. Mais les moqueries vont se déchaîner en vexations et humiliations qui aboutiront à la fin dans la furie d’une tentative avortée de lynchage. La communauté paysanne est une marmite de conservatisme qui bout de mille frustrations en débordant de ressentiment anti-moderne et le supposé pédé servira alors pour elle d’exutoire cathartique à une crise mimétique exigeant comme il se doit l’expulsion de sa victime émissaire. Abram est joué par Martin Sperr, l’auteur bavarois de la pièce de théâtre que Peter Fleischmann adapte avec la complicité des deux cents habitants du village de Unholzing pour un plaidoyer en béton armé et bardé du lard des certitudes contre la présence obscène d’un fascisme ordinaire qui fait moins son lit de l’État moderne, comme à l’époque du nazisme, que d’une vieille ruralité völkisch et moisie, depuis longtemps pétrie de réflexes réactionnaires et de tendances autoritaires (mais il est vrai aussi qu’Adolf Hitler adorait la Bavière).

 

 

Scènes de chasse en Bavière possède encore une bonne côté cinéphile un demi-siècle après son passage retentissant à La Semaine de la Critique à l’édition du Festival de Cannes de 1969 et la remise du Prix Georges Sadoul. C’est ainsi qu’il est identifié depuis comme l’un des films phares du Nouveau cinéma allemand apparu en RFA au début des années 1960 (on reconnaîtra d’ailleurs dans la distribution deux actrices liés à ce mouvement, Angela Winkler pour sa première prestation et Hanna Schygulla pour son deuxième rôle, l’une que l’on a souvent vu chez Volker Schlöndorff, l’autre récurrente chez l’ami Rainer Werner Fassbinder). D’aucuns admettent également que le film de Peter Fleischmann constitue l’un des modèles du Ruban blanc (2009) de Michael Haneke. Il faut dire que Scènes de chasse en Bavière abat de sérieuses cartes en terme de légitimité (avec la présence de l’auteur de la pièce, et puis celle des villageois bavarois) pour s’autoriser à composer ainsi une charge à l’humour noir très noir sur la bêtise en milieu rural. Tremper la plume du naturalisme dans l’encrier documentaire déjà expérimenté avec L’Automne des Gaumiers (1967) portant sur la jeunesse hippie allemande et tourné dans le style du cinéma direct consisterait à mettre le doigt et l’enfoncer bien profond dans une plaie purulente qui n’aurait pas cessé de suinter même après 1945. Mais la plume est grasse, l’encre épaisse et le trait est si caricatural que son acidité se retourne contre un médecin qui soigne son malade avec un traitement de cheval dont il n’est pas illégitime de se demander s’il faut toujours soigner le mal par le mal.

 

 

Humour noir mais balle à blanc, la charge tombe à plat, même avec l’ironie contrapontique des yoddles et autres musiques folkloriques locales. Il faut dire que tout est joué d’avance et tout est répété, seriné, réitéré ad nauseam pour cibler les figures du mal banal. Les paysans sont tous libidineux, les parents tous brutaux, les enfants tous débiles, les jeunes femmes toutes nymphomanes. Évidemment, les animaux ne sont pas en reste, cochons qui pissent avant d’être découpés en morceaux et bovins qui s’accouplent, pour signifier sans nuance la fange d’une nature humaine dont la bêtise n’est que le revers dégoûtant d’une perversité et d’une bestialité sans nom. La machine caricaturale carbure à fond, le rouleau compresseur tourne à plein régime, mais tous ses coups portent dans le vide. Les coups de marteau, le réalisateur ne voit jamais qu’il se les inflige sur les doigts en accumulant les scènes comme on taille dans le lard, les plans tranchés dans la couenne du cochon à débiter. D’un côté, la communauté composée de gens détestables trouve moyen de la cohésion imaginaire dans la haine du porteur de la différence menaçante et le truc consisterait déjà à relever que les candidats ici ne manquent pas, à foison entre les immigrés turcs, la fille du village volage, l’adolescent retardé mentalement, tous cependant coiffés au poteau par le pédé, figure d’une modernité aussi honnie que les avions à réaction qui à répétition déchirent le ciel. De l’autre, ce dernier s’ingénie quand même à draguer lourdement l’adolescent handicapé mental du coin avant de poignarder la jeune femme enceinte de lui et qui veut se venger en hurlant avec les loups. Comme s’il lui fallait impérativement mériter de gagner le titre de victime émissaire. Dans l’intervalle, il faut tenir à l’idée que le salaud ne doit pas être victime d’une justice expéditive de salauds mais le lynchage n’a de toute façon pas lieu et la chasse n’aura guère duré plus de cinq minutes, le temps d’être encadré par la police qui ne met pas aux arrêts un homo mais un assassin. Quand on pense qu’il y a encore des spectateurs pour pousser des cris d’orfraie devant les films de Bruno Dumont alors qu’’ils représenteraient à côté de Scènes de chasse en Bavière des sommets de tendresse et de bienveillance.

 

 

Si lynchage il y a ce serait davantage celui symbolique d’une communauté rurale imaginaire perpétré au nom d’un cynisme viandard et vachard dont les cochoncetés trahiraient peut-être un racisme de classe inavoué. Il y aurait alors un certain plaisir à se dire qu’une communauté réelle aura quand même accepté de jouer le jeu biaisé d’une représentation caricaturale dont elle aura au fond compris le caractère excessif et, partant, bêtement inoffensif. On le sait au moins depuis Flaubert, la bêtise exige, pour que sa fascinante saisie ne s’effondre pas sur sa bête reproduction mimétique, l’engagement d’une certaine forme de tenue et de stylisation, la grâce oblique d’une distanciation en guise d’estrangement, en respect d’une inquiétante familiarité (que l’on se souvienne ainsi du Café des Jules en 1988 de Paul Vecchiali d’après une histoire de Jacques Nolot). La même année où Peter Fleischmann croyait être devenu le Fritz Lang de son temps, Claude Chabrol tournait Que la bête meure et l’on se dit alors qu’il y a bien un moyen pour empêcher la bêtise en contrariant son potentiel fascisant, celui qui consiste à ne pas y céder en cinéma.

 

 

 

Me, Myself and Irene – Fous d’Irène (2000) de Peter et Bobby Farrelly :

 La Loi et les grimaces de son double

 

 

 

D’un côté, le quatrième long-métrage des frères Farrelly est un road-movie comique où l’intrigue policière (un motard de la police de l’État de Rhode Island doit escorter une jeune femme témoin d’une affaire de corruption mêlant la police) est la pure locomotive d’un train de gags souvent réussis, notamment quand les wagons sont peuplés des figures supposément intouchables (handicapés, minorités raciales, animaux) par ce consensus qui se nomme là-bas le politiquement correct. De l’autre, Me, Myself and Irene est une variation autour du mythe littéraire du Docteur Jekyll et Mister Hyde, qui repose décisivement sur la puissante performance de son acteur principal, Jim Carrey dans le double rôle du gentil Charly et du méchant Hank. Non pas que les doubles rôles manqueraient dans la carrière d’un acteur dont la schizophrénie aura atteint un sommet à l’époque de Man on the Moon (1999) de Miloš Forman. Bien au contraire comme le prouvent ses prestations dans The Mask (1994) de Chuck Russell, Batman Forever (1995) de Joel Schumacher, The Cable Guy – Disjoncté (1996) de Ben Stiller et puis, après Me, Myself and Irene, celles de The Majestic (2001) de Frank Darabont, A Christmas Carol – Le Drôle de Noël de Scrooge (2009) de Robert Zemeckis et Kick-Ass 2 (2013) de Jeff Wadlow.

 

 

Il faut dire ici que la schizophrénie de Jim Carrey va comme un gant à son personnage de policier trop sympathique pour répondre aux quolibets dont il est victime depuis que sa femme l’a quitté en lui laissant trois enfants noirs, suscitant en lui l’irrépressible montée d’un trouble dissociatif identitaire. Comme elle résonne aussi du côté des réalisateurs dont le duo fraternel se plaît à tourner des comédies insistant sur l’amitié (Dumb and Dumber en 1994 et sa suite en 2014, Hall Pass – Bon à tirer en 2011), sur les dédoublements de la représentation (l’étonnant Osmosis Jones en 2001 alternant prises de vue réelles et animation, Shallow Hal – L’Amour extra-large en 2001 avec l’hypnose hallucinatoire de son héros, leur première chef-d’œuvre), et surtout la fraternité dans sa variante radicale siamoise (Stuck on You – Deux en un en 2003, leur second chef-d’œuvre). Comme elle prolonge encore les grands schizos comiques du cinéma hollywoodien, Charlie Chaplin et Jerry Lewis.

 

 

Dans les grandes lignes de son road-movie en forme de traque policière, Me, Myself and Irene n’a pas grand-chose à raconter. Sinon, quand même, que la loi comme idéal du moi ne suffit pas pour être appliquée puisqu’elle recourt en effet à l’aide contradictoire du surmoi qui en révèle de fait le fond hypocrite et obscène. La loi est la règle qui exige son exception transgressive, la transgression confirme la règle de la loi qui rappelle pour le droit que sa vérité se trouve du côté aporétique de l’état d’exception. C’est une grande affaire étasunienne, culturelle et hollywoodienne, de Liberty Valance à Dirty Harry en passant par le couple du Batman et du Joker (et si Jim Carrey portant le masque de The Mask se tient du côté du second, son personnage de Hank caractérisé par une voix gutturale le pousserait davantage à être rapproché du premier). La loi est divisée et sa division se trouve ici redoublée, entre les flics corrompus et les policier schizophrènes, les uns qui usent de la loi comme un semblant au service masqué de leurs intérêts particuliers, les autres qui tiennent à la loi comme au grand écart incluant le supplément de son double surmoïque. Le comique surgit aussi dans les écarts de la loi avec elle-même, quand les amis de Charlie piétinent son autorité ou bien quand les exactions de son double Hank sont perpétrées contre des enfants. Et il faudra au héros un pouce perdu (inattendue, l’image est bien gore) pour faire de cette mutilation sanglante le principe d’une castration symbolique autorisant le retour à l’intégrité de la loi dans l’exclusion corrélative du surmoi.

 

 

Dans son détail, c’est autre chose, le film des frères Farrelly fait souvent mouche, tantôt avec des gags qui relèvent de la construction scénaristique (l’ouverture est géniale, avec l’idée d’un homme blanc à la fois étonné et finalement content que ses trois fils noirs soient en même temps de purs produits de la culture urbaine africaine-américaine et des super-cerveaux promis aux meilleurs écoles), tantôt avec la plasticité faciale et corporelle de Jim Carrey (la dispute interne entre Charlie et Hank constitue à cet égard un grand moment de mime schizo). Quand les deux génies comiques, celui respectivement de l’acteur et des frères réalisateurs, se croisent et coagulent, la rencontre fait alors de réelles étincelles et il suffit par exemple d’un seul plan pour montrer depuis la surface du visage de l’acteur le surgissement monstrueux d’une nouvelle entité prénommée Hank. D’autres scènes sont hilarantes de grossièreté, sur le versant animalier (avec cette vache que Charlie n’arrive pas à abattre et puis cette poule qui se retrouve dans l’anus d’un policier), sur celui des minorités (le noir atteint de nanisme et hyper-susceptible vole tranquille à Charlie sa compagne avec laquelle il venait tout juste de se marier ; le jeune homme albinos qu’il rencontre plus tard a une dinguerie qui l’aidera à se sortir d’un mauvais pas), comme sur le versant de la sexualité (avec un godemiché avec lequel joue Hank littéralement dans le dos de Charlie). Y aide également un juke-box carburant comme souvent chez les Farrelly au power-pop hyper-vitaminé, XTC et Cake, Wilco et Foo Fighters. Quant à la compagne de jeu de Jim Carrey, Renée Zellweger excelle notamment dans son caractère teigneux. Son personnage de témoin qui malgré elle en sait trop est en effet suffisamment renfrogné pour arriver à donner du répondant à ce dernier dont on sait pourtant qu’est si grande la tendance à avaler tout cru l’écran.

 

 

Ce qui s’expose autrement plein écran, c’est enfin la bienveillance des Farrelly offerte à leurs personnages et leur désir de normalité qui se paie toujours en monstruosité (la monnaie de singe se comprend ici comme celle des freaks). À tel point d’ailleurs qu’ils consacrent la totalité du générique-fin à l’ensemble des figurants apparus dans leur film, avec leurs noms et prénoms et la flèche les identifiant dans les photogrammes retenus. Le comique farrellyen a toujours pour fond celui d’une hospitalité inconditionnelle offerte à tous ceux qui souffrent d’incarner les anomalies d’une norme qu’elle a produites et, par elle-même, toujours déjà pathologique.

 

 

 

26 novembre 2019

 

 

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