Entrevues Belfort 2019

L'art d’aimer et le temps de le vivre

Troisième partie

Joie renouvelée de cailler en longeant la Savoureuse et se réchauffer en discutant de l’un des 117 films, courts ou longs, documentaires ou fictions, œuvre classique, proposition expérimentale ou film en compétition, tous programmés à l’occasion de la 34ème édition de Entrevues, le Festival International du Film Belfort, qui s’est déroulée du 18 au 25 novembre 2019.

 

 

Si Elsa Charbit (venue de Brive) a succédé à Lili Hinstin (partie pour Locarno) en prenant la direction artistique du festival, le choix de la continuité a été privilégié en conservant l’architectonique d’un événement culturel de premier plan construite ces dernières années, dans l’héritage des pionniers Janine Bazin et André S. Labarthe. Ainsi, la compétition internationale se décline toujours en deux sélections, celles des courts-métrages et des longs-métrages, comptant cette année un total de 25 premiers, deuxièmes et troisièmes films, tandis que les autres catégories ont témoigné d’une grande diversité d’approches dans les genres et les filmographies, les cinématographies et les thématiques abordés. Ainsi, « La Fabbrica » a été consacrée au cinéma de Pierre Salvadori et « La Transversale » au motif obsessionnel de la chasse à l’homme. Un panorama dédié à « L’Algérie aujourd’hui » a côtoyé « Cinéma et Histoire » qui s’est penché sur le cinéma de l’ex-RDA et les productions de la DEFA. « Premières épreuves » qui a organisé sous le titre « Cléo, le temps de vivre » une constellation de titres autour du film retenu au baccalauréat pour l’année 2019-2020, Cléo de 5 à 7 (1962) d’Agnès Varda a jouxté un « Entrevues junior » intitulé « À l’aventure ! ».

 

 

Les hasards de la programmation, les disponibilités des salles et les inflexions du goût nous ont portés à investir de manière forcément fragmentaire trois entrées, « Première épreuves », « La Transversale » et le « Panorama ». « Cléo, le temps de vivre » représente un grand moment Varda décliné en un éventail de quatre films (L’Opéra-Mouffe en 1958, Cléo de 5 à 7 en 1962, Documenteur en 1981 et Les Dites Cariatides en 1984), élargi autour des cinémas de la Nouvelle Vague (Vivre sa vie de Jean-Luc Godard en 1962) et de la modernité du début des années 1960 (Le Plafond de Věra Chytilová en 1962). On verra notamment qu’une certaine idée du féminin triomphe dans cette constellation, mais seulement dans une lutte variée et recommencée contre tous les dispositifs de capture et les processus de réification qui en assaillent les figures, à l’est comme à l’ouest.

 

 

Avec « Chasses à l’homme » ont abondé les titres les plus hétéroclites parmi lesquels un Buster Keaton extraordinaire (Seven Chances – Fiancées en folie en 1925), l’ultime chef-d’œuvre de Samuel Fuller (White Dog en 1982), une rareté de Jean-Daniel Pollet en amorce de la grande rétrospective que la Cinémathèque française va bientôt lui consacrer (Une balle dans le cœur en 1965), un puissant polar d’Akira Kurosawa (Entre le ciel et l’enfer en 1963), un immense film pré-Code (I Am a Fugitive From a Chain Gang – Je suis un évadé de Mervyn LeRoy en 1932), un slasher original à l’exception de la fin (When a Stranger Calls – Terreur sur la ligne de Fred Walton en 1979), un des premiers grands films de Paul Vecchiali (L’Étrangleur en 1972), un classique surestimé du nouveau cinéma allemand (Scènes de chasse en Bavière de Peter Fleischmann en 1969) et une comédie US hilarante (Me, Myself & Irene – Fous d’Irène des frères Bobby et Peter Farrelly en 2000). Manquait cependant une problématisation théorique d’ensemble, par exemple sensible dans une installation créée par Élisabeth Perceval et Nicolas Klotz, Collectif Ceremony (2012) qui aurait pu servir de guide. On aurait pu ainsi mieux comprendre comment, pour reprendre les catégories deleuziennes, l’image-mouvement prescrit avec l’entraînement filmique des photogrammes et l’enchaînement classique des raccords l’homologie structurale et métaphorique des chaînes de poursuite et de persécution. Et, dans la foulée, mieux saisir comment la modernité de l’image-temps avec la montée corrélative du faux-raccord fait sauter, dérailler ou disjoncter cette homologie.

 

 

Enfin, avec « L’Algérie, aujourd’hui », on a trouvé le temps de combiner deux films de ce panorama de dix films couvrant une décennie avec un film sélectionné dans la compétition internationale des longs-métrages, Inland – Gabbla (2008) de Tariq Teguia et Sur les pentes des collines (2018) d’Abdallah Badis d’un côté et de l’autre 143 rue du désert (2019), le second long-métrage documentaire de Hassen Ferhani (et l’on aurait même pu ajouter Abou Leïla d’Amin Sidi-Boumédiène, déjà vu deux fois mais pas revu cette fois). Là encore, et peut-être de façon plus prononcée encore, la sélection a sérieusement manqué de problématisation et la table ronde proposée dans cette programmation, malgré la belle présence de réalisateurs comme Narimane Mari, Djamel Kerkar, Karim Moussaoui, Dania Reymond et Hassen Ferhani, a moins servi à comprendre les enjeux esthétiques et politiques d’une création en ébullition depuis une décennie jusqu’à l’événement du Hirak, qu’à spécifier et distinguer les positions respectives de chacun-e des participant-e-s.

 

 

Les avant-premières et ciné-concerts, masterclass et tables rondes, focus, rencontres et after ont parachevé la belle vitalité d’une édition malheureusement endeuillée par l’annonce le 22 novembre de la disparition de Jean Douchet. Notre panorama belfortais en trois volets est dédié à l’homme qui a pris le temps de vivre la critique comme l’art d’aimer les films et d’en parler avec plaisir partout où on aura fait hospitalité à son épicurienne générosité.

3) Belfort 2019 : L'Algérie aujourd'hui


Sur les pentes des collines (2018) d’Abdallah Badis 

  Sur la corde de l’épi

 

 

 

Le cinéaste comme figure intermédiaire et go-between, comme ange intercesseur : il est celui par qui arrive, entre le calcul fictionnel et l'imprévisibilité du réel, la possibilité fertilisante de la rencontre. Et qu'advienne décisivement la rencontre pour que s'y expérimente, dans sa libre réitération et ses effets de dérivation ou de pollinisation poétiques, cette fiction constituante consistant en la reconquête partagée d'un désir d'Algérie. Le cinéma se présente ainsi comme un art du déplacement, pour autant que quelques jeunes originaires d'Oran vérifient, à plus de 170 km de chez eux dans les environs de Ghazaouet, qu'ils y sont bien à leur place. L'immeuble sur le toit duquel crépite le feu d'une jeunesse comme en état de siège, diminuée y compris jusque dans ses rêves, laissera ainsi place aux divers paysages cultivés par les mains et les voix qui travaillent à rendre le monde non seulement habitable mais désirable d’être habité. Dans le premier plan, les fanions de la fierté nationale sont à Oran remballés. Dans le dernier plan, des lueurs lointaines ponctuent le paysage à l'orée du soir. Dans l'intervalle, un pays aura été subjectivement retrouvé mais en précisant qu'il ne l'aura été dans le cœur de quelques jeunes désœuvrés qu'à l'écart de toute prescription étatique.

 

 

De Une vie française (2011) au Chemin noir (2012), du Fils étranger (2015) à Sur les pentes des collines : d'un diptyque à l'autre et le décalant, l'ancien ouvrier métallurgiste redécouvre l'héritage paysan dont il aura toujours été le porteur secret ou inavoué. Il travaille modestement son terrain en ne craignant pas de ruminer en revenant à quelques sillons d'élection : des lieux (le sanctuaire d'Abd el-Kader), des figures (l'imam), des mouvements (le panoramique) sont en effet d'un film à l'autre retrouvés. Lieux, corps et mouvements configurent ainsi un site reconnaissable du côté de la wilaya de Tlemcen, un lieu-dit-filmé reconnu pour autant qu'il faille en relayer la culture, encore et encore, dans une adresse déliée de tout effort de reconstruction autobiographique, offerte désormais aux jeunes témoins et passeurs d'hier afin que demain leur appartienne. On verra effectivement nombre de plans cultivés pour qu'y résonne la fraternité symbolique du filmage et du bêchage. Une bêche possède d'ailleurs l'âge de l'indépendance algérienne. Rien n'est moins privilégié ici que les plans larges et les séquences qui s'abandonnent nonchalamment à un peu de durée, les longues focales ainsi que les mouvements panoramiques, au risque d’une certaine monotonie et d’un aplanissement rythmique. Comme s'il fallait tenir à cet air passant au milieu des lieux et des choses vues et dites pour en faire résonner durablement l'impression dans une expression juste et appropriée. Comme s'il fallait ne pas céder dans la captation du vent au principe même d'une dissémination fondatrice, en garantie de la fertilisation réciproque et hasardeuse des corps et des lieux. Autant de rencontres alors comme des branches ramassées et des pommes récoltées, comme des travaux d'irrigation et des graines semées : le doux commerce des êtres parlants, vieux paysans ou pêcheurs et jeunes citadins, se fait ainsi moisson de signes disséminés depuis les corps qui chantent et dansent, à partir des paroles qui clament et tonnent, et des silences qui en disent long.

 

 

De fait, le film d’Abdallah Badis peut s'apparenter avec sa cinq-places jaune métonymique au genre du road-movie, qui succède à la Peugeot 404 non moins métonymique du Chemin noir. Précisément, Sur les pentes des collines propose une balade algérienne en vertu de laquelle, si le paysage s'y montre fordien, le trajet en serait toutefois davantage rossellinien. Jouant moins d'effets d'intimidation lyrique que Stromboli, le film s'en coltine pourtant le souvenir tenace pour lequel la trajectoire erratique des personnages se doit d'être relevée comme trajet éthique au principe d'une conversion des subjectivités. La décantation en résultante d’une lente imprégnation. Après la transe extatique en conclusion rouchienne du Fils étranger, l'irrigation débouche ici sur une prière et des yeux gros de larmes : un chemin de Damas aura été accompli, dont le cinéma aura en douceur pavé la voie menant à la joie, moins celle de la religion révélée que du pays retrouvé dans sa dimension culturelle et sacrée. Une voie tenue à chaque plan considéré comme le tenant-lieu de la possibilité d'une rencontre, à chaque passage de témoin entre ceux qui cultivent leur place sur terre et ceux qui ont besoin d'un déplacement pour la trouver, à chaque passe filmique où le point visé vaut moins que l'attente désirée. Le plan cultivé par l'ange baladeur et intercesseur l'aura donc été comme une poignée de mains ou une accolade, une déprise ou un accompagnement en vue d'une relève. Pétrir en cinéma la terre soigne ainsi des propriétaires qui en épuisent foncièrement le sol.

 

 

Nos six jeunes Oranais, quatre garçons et deux filles, croiseront le chemin de contrebandiers du mazout plus jeunes qu'eux (comme le héros de Samir dans la poussière de Mohamed Ouzine en 2015). Ils côtoieront aussi des vieux marins en colère qui n'ont pas leur langue dans leur poche, ils partageront souvent avec quelques paysans le travail de la terre nourricière. Ils seront métamorphosés pour autant qu'ils se seront retrouvés. Le site déployé sans forçage par le film y est alors configuré pour accueillir le souffle d'un chant de la terre générique, opérant par-dessus les mythologies nationales et leur assèchement idéologique. Un chant qui dirait : Algérie comme Andromaque, fidèle tu le seras et tu le resteras mais seulement pour les vaincus, en n'accablant point les malheureux qui t'aiment.

 

 

Al-dunyâ : c'est la vie ici-bas, chantée ici « sur la corde de l'épi » pour citer le Mahmoud Darwich de État de siège. C'est la vie qui mérite encore un dernier chant venant dorénavant avec les mots de Paul Eluard : « Nous vivons dans l'oubli de nos métamorphoses ». L'état de siège ne vaut en effet d'être considéré que depuis un dur désir de durer, dont le paysan est l'incarnation retrouvée.

 

 

 

143 rue du désert (2019) de Hassen Ferhani :

 La gardienne du seuil

 

 

 

Face au désert algérien, une femme tient seule un modeste relais routier. On y mange une omelette, on y boit un thé. Les clients de passage en profitent aussi pour y tailler le bout de gras avant de reprendre la route. Le relais routier est une halte, une respiration, une pause entre deux mouvements sur la route de bitume redoublant la ligne d’horizon. La tenancière tient en effet, elle tient bon malgré le désert qui avance en prenant notamment la forme d’une station-service qui vient de s’ouvrir à proximité. La tenancière retient le désert où vivent les loups à quatre pattes et ceux à deux pattes, en assurant depuis si longtemps la garde d’un lieu qui est un site où la retraite personnelle est la condition de l’hospitalité générique. Malika veille, elle est une gardienne du seuil, la gardienne des seuils. La veilleuse ne le dira jamais mais elle le sait, elle connaît son imprenable secret. La gardienne ne le raconte pas mais le montre à qui saura voir que l’apparent trou du cul du monde (anus mundi) révèle en réalité son ombilic (axis mundi).

 

 

L’étymologie représente toujours un oasis pour les pisteurs du sens premier et oublié des mots, ces gazelles dont la présence est devenue de plus en plus rare dans le désert algérien fréquenté comme un terrain de chasse par les qataris. On apprend par exemple que le terme de seuil prend sa source dans le mot latin de solea qui signifie tout à la fois sandale, sabot et entrave et que ce mot provient de solum qui veut dire le sol. Avant de désigner la pièce de bois ou la dalle de pierre marquant l’ouverture d’une porte, ensuite l’entrée d’une maison ou d’une pièce d’un appartement, enfin et par extension toutes les entrées symboliques comme l’âge adulte ou celui de la vieillesse, même un petit barrage, le seuil abrite une constellation de sens qui se tient précisément dans l’infra-mince, entre le sol et la voûte des pieds. Le seuil, Malika y tient, s’y tient, sa tenue se voit dans la massivité de son corps autant qu’elle se loge dans l’épais de ses pieds. Tenue, retenue : la tenancière est une veilleuse qui tient à son relais comme au lieu d’une réserve d’hospitalité où elle y aurait caché le secret de son existence ; la veilleuse est une gardienne qui incarne le seuil en faisant de son corps le contenant de son idée. Malika assure concrètement la garde vigilante de tous les seuils à partir desquels le monde se tient dans la réserve des différences qui sont moins des séparations hermétiques que des relations de passage, entre le dedans et le dehors, l’hospitalité et l’hostilité, l’immobilité et l’impermanence, la vie active et la vie contemplative, la vérité et le mensonge, le documentaire et la fiction. Malika fait des images, fait image – elle est une image de l’image.

 

 

Tel un anachorète, Hassen Ferhani cherchait sur l’écran blanc du désert de la partie nord du Sahara les images d’un nouveau projet de film qui prendrait la forme d’un road-movie tournée le long de la Transsaharienne. Une piste en forme de bifurcation aura été donnée par l’écrivain, journaliste et acteur Chawki Amari dans un récit intitulé Nationale 1 (2008) : le road-movie serait immobile, dédié à ce qu’une motarde polonaise, de passage à la fois dans le relais routier et dans le film qui en redouble l’idée, appelle justement le « royaume de Malika ». D’emblée, 143 rue du désert s’impose en parfait double inversé du film précédent, Dans la tête un rond-point (2015). Si les deux films partagent un même goût pour les lieux investis de l’intérieur afin de saisir la variété des forces du dehors qui s’y jouent (et c’est déjà le cas avec Afric Hotel co-réalisé en 2011 avec Nabil Djedouani), ils se distinguent cependant nettement, comme en photographie le positif du négatif. En effet, le jour y succède à la nuit, les tons pastel au rouge profond, le sud désertique à la capitale algérienne. Une femme seule prend désormais la suite d’un groupe d’hommes d’âges différents et d’origines diverses (et pourrait pour certains elle pourrait être comme leur mère), en incarnant de fait tout le féminin dont l’absence n’en rendait le manque que plus présent à l’occasion du film précédent. Le portrait brossé dans un mélange très particulier de distance, d’empathie et de retenue par Hassen Ferhani se tient justement sur le seuil d’une réserve sans limites, déjà en ce qu’il appartient à une femme exilée dans le désert pour incarner l’allégorie du féminin nécessaire dans un espace ravagé depuis la guerre intérieure par les hordes du masculin. Ensuite en ce que cette réserve soit la zone de venue, de comparution et de comparaison des différences tout autant que de leur troublante indistinction. Un peu comme cette chanson de Brian Eno et David Byrne intitulée « Qu’Ran » qui fait tourner en boucle le sample de quelques versets coraniques en surgissant en plein milieu du film alors qu’un travelling circulaire témoigne de la dimension sphérique et orbitale du relais.

 

 

Pleine du désert d’une existence dont elle persévère à taire le secret, Malika se tient en plein désert pour en retenir l’extension en forme de désertification, sur le seuil, entre le sol et la voûte plantaire où le documentaire frontal expose une vie énigmatique et mythique qui allégorise la réserve et le retrait nécessaires à laisser advenir avec la fiction le mystère du film. Hassen Ferhani a bien raison d’y insister, son film est aussi le sien, il s’y tient et s’y contient pour en exposer la puissance de contenant.

 

 

Elle qui semblerait sans parents et sans enfants, Malika serait donc comme une machine célibataire, la gardienne du site de l’hospitalité malgré l’hostilité environnante, la Mère générique et allégorique de tous les enfants parce qu’elle n’en a aucun, la Déesse païenne assurant au milieu de l’ouvert du désert les passages du dehors et du dedans. Le seuil dit autrement la paroi membraneuse d’une mère porteuse comme on parlerait d’un mur porteur. Un ventre comme une zone, une autre sphère utérine de substitution et d’adoption, un thé et des œufs plutôt que du jus de viande rouge pressée des abattoirs. Un lieu situé mais atopique contre les assignations à résidence surveillée et territorialisée. C’est bien pourquoi Malika nomme l’accueil fait aux vivants qui ne sont pas toujours humains, sa petite chatte Mimi, les chiens errants et toujours revenants qui se distinguent des loups au loin, ceux-là indistinctement à quatre et deux pattes. C’est bien pourquoi aussi Malika a été l’objet de rumeurs haineuses comme d’une vénération frisant la sainteté. C’est bien pourquoi Houari Boumédiène est en regard de cette géante tout petit dans l’image d’un téléphone portable à l’époque de l’inauguration de la route de « l’unité africaine », quand la motarde polonaise qui reprend la route lui apparaît forcément masculine. Si la route comme la viande est aux hommes, la maison aux omelettes est à la femme qu’elle est et au féminin dont elle assure la garde parce qu’elle fait exception. Parce qu’elle incarne l’exception face aux obligations genrées de la reproduction.

 

 

Hassen Ferhani cultive le sens du cadre et des durées pour faire pousser la plante vivace d’un poème frotté à une anthropologie perspicace. Tel l’arbuste fragile sur le seuil de son relais dont le cinéaste qui est son propre opérateur diffère l’exposition plein cadre afin d’en construire la victoire contre le vent des sables du temps. On le comprend ainsi, Malika nomme la maison nécessaire à la construction symbolique de la différence des sexes, elle est donc à cet endroit ombilical la femme incarnant tout le féminin, toute la différence du point de vue féminin et cette incarnation n’appartient qu’à l’exception sans ascendance ni descendance, machine célibataire. C’est pourquoi Malika fait la différence, elle fait exception en assurant la garde de la « valence différentielle des sexes » pour le dire à la manière anthropologique et structurale de Françoise Héritier. Mais il faudrait également lire ou relire Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de trois essais d’ethnologie kabyle de Pierre Bourdieu (éd. Seuil, 2000 [1972 pour l’édition originale]), tout particulièrement le texte intitulé « La maison ou le monde renversé » (l’un des plus beaux textes jamais écrits par le sociologue selon Michel de Certeau), pour comprendre comment sa théorie de l’action et de la pratique repose sur le préalable scientifique d’une ethnographie de la société kabyle au centre de laquelle rayonne la maison comme champ réservé au féminin et comme site de différenciation structurale entre l’intérieur et l’extérieur, ce dernier voué à la production des travaux masculins.

 

 

Avec 143 rue du désert tourné au cœur de la wilaya de Ghardaïa qui est une région berbérophone, Hassen Ferhani aura ainsi répondu à toutes les critiques qui, adressées à Dans ma tête un rond-point comme à Atlal (2017) de Djamel Kerkar, s’ingénient à ne pas comprendre comment, dans la société algérienne qui expose par ailleurs l’inconscient de toutes les sociétés méditerranéennes, le monde se renverse du point de vue du genre selon que l’on soit dans la maison domestique ou bien à l’extérieur, dans l’espace public.

 

 

« L’homme est la lampe du dehors, la femme la lampe du dedans », Pierre Bourdieu s’est longtemps ressouvenu du proverbe kabyle. Malika veille le jour et la nuit, la gardienne du seuil face au désert qui croît et aux loups à quatre et deux pattes qui guettent, la veilleuse assurant la réserve de tous les seuils afin de faire de l’hôte non plus la figure trahie de l’hostilité mais celle retrouvée de l’hospitalité. Une étoile comme l’indique le nom de Nedjma qui relie un sac de provision à la littérature de Kateb Yacine. Comme Ma Joad dans le roman de John Steinbeck et le film de John Ford, comme la femme qui ne sera jamais mère de Récit d’un propriétaire (1948) de Yasujirô Ozu, comme Lilian Gish dans La Nuit du chasseur (1955) de Charles Laughton, comme Angela Nugara dans Sicilia ! (1998) de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub. Mais sa généreuse disposition allégorique, éprouvée aux limites du test comique face aux coquins comme Chawki Amari et Samel El Hakim qui l’attirent du côté des semblants de la fiction, est si grande qu’elle ne se réduit pas à cette cuisine-là. Même si la cuisine montre que dehors c’est la rétention et la prison et dedans la retenue dédiée à la liberté et l’évasion. Malika rit des plaisantins, joue leurre contre leurre et regarde ailleurs, à l’endroit de son secret qu’elle est la seule à voir, ce dehors qui exprime par inversion que le dedans est celui d’un mausolée, d’un tombeau.

 

 

Voilà un autre paradoxe, dont le tact nous touche : une femme pour être l’ombilic du monde s’est retirée du monde. Malika aujourd’hui comme hier Gertrud, l’héroïne du dernier film éponyme de Carl T. Dreyer. La gardienne du seuil est seule, astre solitaire comme la voix de Taos Amrouche dont le chant kabyle veille sur elle comme une étoile sur une étoile sœur – multiplicité des Nedjma. La gardienne du seuil est encore comme une autre veilleuse du Graal que le Roi pêcheur de la légende arthurienne et Amfortas dans l’opéra Parsifal (1882) de Richard Wagner. Malika est la reine blessée dont la blessure au ventre s’écoule imperceptiblement dans les terres rondes et gastes de son royaume célibataire. Blessée, elle attend entre deux sommeils d’une attente toute messianique. Pourquoi pas celle du chevalier de la Table ronde qui viendrait enfin, moins pour percer son secret que pour en relever l’énigme. Et Perceval est venu.

 

 

Une version plus développée de ce texte se trouve ici.

 

 

 

Inland (2008) de Tariq Teguia :

 Retrouvé le chemin du dehors

 

 

 

Au début, ça saute aux yeux, ça brûle les yeux. L’écran est incandescent. L’image a des tremblements magmatiques, soulevée par des éruptions solaires, des failles sismiques. L’image est en transe, électrique elle saute et danse entre l’épars des pneus et le fil rompu des poteaux. Elle est possédée par des fureurs chthoniennes et morganatiques qu’adoucissent cependant les boucles rythmiques d’un bruitisme sans fond, indistinctement électrique et électronique. Ce sont des images qui viennent – qui reviennent de loin, des fata morgana surgies d’un monde inconnu, un continent noir chauffé à blanc, un chaudron qui bouillonne, déborde et dont le contenu ébouillante. L’Algérie si peu vue ainsi au cinéma, l’Algérie insulaire et continentale, moins désertique que volcanique. Un mystère pour « initiés à tête d’ange brûlant dans la liaison céleste ancienne avec la dynamo / étoilée dans la mécanique nocturne (…) ».

 

 

L’Algérie vue de dos et au plus lointain de son for intérieur, dans les failles et feux de ses sortilèges – Inland, Gabbla.

 

 

Le deuxième long-métrage de Tariq Teguia tient du cinéma de voyant mais l’hallucination n’est pas, elle n’est jamais une coquetterie de formaliste ou une fantaisie expérimentale. Voir se place en effet ici sous la condition de l’hallucination qui est une question tout ensemble esthétique (elle a pour plaques tectoniques celles du sensible), éthique (elle a pour machine de perception un corps happé par l’expérience assumée de l’ouvert et la déterritorialisation) et politique (elle a pour horizon une situation de la communauté moins saisie comme état que comme devenir, comme blocs épars dans l’intervalle desquels souffle un grand vent de pulvérulence moléculaire). Percevoir est hallucinatoire et c’est ainsi qu’un réalisateur rend justice à ce qu’il a vu et dont ses plans témoignent comme des tamis. Le chemin du dehors n’est pas des plus aisés, il faut en inventer la sente pour retrouver le pays natal comme un pays natif, si vieux et comme en train de naître – un volcan au milieu du désert. Précisons alors que les retrouvailles avec le pays d’origine tiennent de la fiction constituante. L’origine à la différence de la genèse est ce qui tient et vient devant, c’est un désir de fuir pour ouvrir le champ et rouvrir de l’avenir. Et ce désir qui inclut aussi une dimension hallucinatoire de délire est en effet constituant pour autant qu’il permette également de destituer les appareils de capture du pays, dans le désœuvrement de ses effets de sidération pétrifiante.

 

 

Le chemin retrouvé du dehors est celui de l’ouvert, l’Algérie qui soulève et qui ne manque pas d’air, voilà de quoi il retourne avec Inland. Alors que le chemin du dehors était pour Kamel et Zina, les personnages de Rome plutôt que vous (2006), bloqué entre l’horizon borné de la Méditerranée et le chantier dédaléen de la nouvelle banlieue à l’ouest d’Alger (l’ancienne Madrague rebaptisée depuis El Djamila), eux qui alors n’avaient pas d’autre moyen que de fuir sur place en tournant en rond et au ralenti dans la nuit, le déverrouillage est désormais amorcé avec le film suivant et avec quelle ampleur. L’Algérie plutôt que vous tous qui la prenez en orage. En attestent une prise de souffle comme un vent sec ou un hautbois indien qui brouille en sons et images numériques avant tout kinescopage la ligne d’horizon des repères fictionnels et géographiques. Dans l’exigence athlétique d’une endurance qui se tient autant dans la longue durée du long-métrage (138 minutes) que dans un franchissement des distances et des limites comme un album jazz de John Coltrane dont le titre est Giant Steps (et si l’on entend ici « Raga Bhairav » de Bismillah Khan soufflant à pleins poumons dans son shehnai, c’est aussi pour y reconnaître une inspiration indienne profonde pour le saxophoniste africain-américain).

 

 

Des pas de géant, oui en effet, d’abord à partir de l’exil de Malek que rompt la mission topographique lancée depuis le bureau d’études oranais. Les plaines verdoyantes des monts de Daïa en Oranie intérieure et celles plus sèches de l’Ouarsenis berbère pour y désenclaver les hameaux isolés avec l’électricité préparent à la grande ligne de fuite tracée depuis le lac salé du Chott Ech Chergui et Aïn Sefra à quelques kilomètres de la frontière marocaine fermée, jusqu’à oser une pointe du côté de Tanezrouft, ce reg saharien entre l’Algérie et le Mali.

 

 

Des pas de géant jamais tentés auparavant par un film algérien et le géant ne s’arrête pas là. Toutes choses prolongées en élargissant encore davantage les contraintes limitatives de la carte avec Thwara Zanj – Révolution Zendj (2013), qui fait surgir des eaux mercurielles de la Méditerranée la vaste surface constellée reliant en pointillés les émeutes algériennes et grecques, les fantômes du panarabisme et le spectre des révoltes d’esclaves noirs du temps des Abbassides.

 

 

Zendj, noir : il y a une grande question noire dans le cinéma de Tariq Teguia et c’est pourquoi il faut parfois surexposer l’image au risque de la saturer. C’est encore pourquoi il faut faire jouer les contre-jours pour voir à quel point le noir est partout, à quel point les noirs sont partout, leurs foyers disséminés selon plusieurs lignes de failles qui balafrent ou ponctuent la peau du jour comme le pelage d’un léopard préféré à l’habit rayé du forçat. Il y a le noir des émeutes de la jeunesse populaire abonné au chômage qui éclatent quasi-imperceptiblement, loin des radars de la capitale qui attire et focalise tous les regards ici comme ailleurs. Il y a le noir des lieux en vase clos où écume une parole militante et clandestine (on reconnaît entre autres Chawki Amari qui a soufflé à Hassen Ferhani l’idée de son nouveau film) qui essaie de lutter contre son repli centripète en faisant du dedans monter la température, y compris poétiquement, pour arriver à faire surgir de ses plis le dehors comme un dé-pli révolutionnaire. Il y a le noir godardien des cabinets des bureaux d’études des sociétés privées qui vivent économiquement du démantèlement étatique de la puissance publique. Il y a le noir des cadavres dont l’énigme reste irrésolue, entre un pendu qui balance au loin comme l’étrange fruit d’une agriculture minée littéralement par une décennie de terrorisme toxique et la démission volontaire de l’État, et une cabine saharienne tachée des gerbes de sang des géomètres assassinés par les islamistes que dévoile un panoramique à un peu plus de 360 degrés. Il y a le noir des figures qui apparaissent et disparaissent dans la nuit, des silhouettes électriques et fugitives qui traversent le champ comme des fulgurances échappant aux filets de la police comme à ceux du scénario, harragas qui prennent la mer en direction d’un nord indéfini et réfugiés subsahariens qui viennent d’un sud plus au sud que le sud qui représente pour eux déjà le début du nord. Il y a encore d’autres noirs, très distincts les uns des autres, avec le blocage d’une route par des habitants pour lesquels la guerre contre le terrorisme n’est toujours pas finie, avec les assemblées ivres et nocturnes réunies par les cheikhs où les chanteurs itinérants de raï menés par la figure du Berrah racontent ce qui s’écrit et ne s’écrit pas, les espoirs pour ceux qui sont partis au loin, l’espérance pour ceux qui restent.

 

 

Et puis il y a le noir de deux corps en particulier, un noir subtilement différencié à l’instar de l’outre-noir de Pierre Soulages. Le corps de Malek « à moitié là », comme carbonisé par l’exil intérieur et les cendres d’une existence que l’on devine dévouée au militantisme (le taiseux Kader Affak y joue des silences emplis des expériences logées dans les plis inconscients de son corps). Et celui de l'exilée d'origine subsaharienne, Ines Rose Djakou, qui serait également la compositrice de la musique originale du film. Ses cheveux dressés qui répondent aux poteaux électriques sont le fil d’Ariane qui emmène Malek dans des confins où sud et nord ne veulent plus rien dire. Son origine est nébuleuse, probablement pas un pays d’Afrique subsaharienne colonisée par la France puisqu’elle est anglophone, essayons le Nigeria en écoutant passer le fantôme de Fela Anikulapo Kuti. Quand ces deux-là prennent le train, la locomotive prend suggestivement les allures d’un train fantôme, celui de l’« Underground Railroad », le chemin de fer clandestin emprunté par les esclaves et les fugitifs de l’exploitation de la plantation, par tous les fuyards remontant du sud au nord afin de tourner le dos à l’Amérique comme utopie communautaire et hospitalière trahie par l’édification capitaliste des États-Unis. L’utopie est là, solaire et stellaire, volcanique et morganatique, au bout du désert jaune incandescent où elle prend la double forme paradoxale d’une piqûre de scorpion et d’une marche vitaliste, avec la femme électrique qui doit savoir s’émanciper de son passeur carbonisé et avec le militant qui fait du retour au désert un regain natal et joyeux pour l’ouvert. Inland rouvre le champ de l’avenir pour voir ce qui vient, ce qui est à venir, l’à-venir d’un corps (Fethi Ghares émergera d’un semblable désert pour tenir le rôle principal de Révolution Zendj en succédant à Malek déjà croisé comme lui dans Rome plutôt que vous) et celui d’une manière conjoignant l’éthique et la politique (la marche dans sa dimension libératoire, libertaire et révolutionnaire, c’est désormais tout le peuple algérien qui en fait l’expérience partout dans le pays depuis le 22 février dernier).

 

 

Faire la lumière sur les foyers épars d’une question noire qui ne tient qu’à faire jouer un principe de dispersion et de multiplicité, c’est excéder la métaphore réflexe et réflexologique de la « décennie noire ». Comme l’amour et l’Algérie, le noir est à retrouver quand il n’est pas à réinventer, qui relie l’anarchisme de Bakounine au communisme platonicien d’Alain Badiou pour qui le noir est une « non-couleur (symbolisant) indistinctement, et le manque et l’excès » (Le Noir. Éclats d’une non-couleur, éd. Autrement, 2016). C’est irradier et carboniser l’étendard des métaphores-écrans pour recommencer à voir et faire l’histoire en posant d’un côté que si la guerre de la société contre elle-même n’est pas finie, il s’agit de l’autre de poser qu’une politique émancipatrice ne reviendra et ne marchera qu’en marchant aux côtés des réfugiés, ces exilés de l’extérieur avec lesquels les exilés de l’intérieur doivent faire alliance.

 

 

L’Algérie, il faut donc la retrouver dans sa massivité continentale et africaine, il faut la faire fuir aussi dans une insularité free-jazz et zendj où le noise de Sonic Youth, les boucles électro d'Ash Ra (Tempel) ou Terry Riley et l’afro-beat de Fela Kuti ne sont pas moins dignes d’être écoutés que les bêlements des moutons en transhumance et le bourdonnement incessant des mouches. Un archipel comme un plan de consistance pour utopies nomades et concrètes, pour fugitifs d’un monde déboussolé, pour Omar Khayyam et son frère Allen Ginsberg, celui auquel rêvent encore ceux qui comme Ahmed Benaïssa se souviennent du sens originel d’Alger – les îles.

 

 

Le philosophe Frédéric Neyrat a posé la question suivante : « C’est à se demander si la représentation cartographique est bien adaptée à la réalité du monde mondialisé. Ne faudrait-il pas envisagé des modes de représentation de type diagrammatique ? » (Surexposés. Le Monde, le Capital, la Terre, éd. Lignes et Manifestes, 2004, p. 160). C’est ainsi qu’un grand cinéaste algérien contemporain fait feu de tout bois, celui de toutes les graphies (géo-, topo-, carto-), pour préférer les archipels volcaniques et les lignes de fuite au principe d’agencements nouveaux et diagrammatiques. La politique de l’esthétique propre au cinéma de Tariq Teguia est cosmopolitique, elle n’est rien moins que cela, sinon elle n’est pas.

 

 

 

16 novembre 2019

 

 

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