« Ne change rien pour que tout soit différent »

Yasujirō Ozu, permanence de l'impermanence

Première partie

Yasujirō Ozu n'est pas le cinéaste de la permanence mais celui de l'impermanence. Pour nous, son credo s'énoncerait dès lors moins à l'aide de la phrase célèbre de l'écrivain Lampedusa, dont Luchino Visconti aura offert une grande chambre d'écho avec l'adaptation de son roman Le Guépard (« Il faut que tout change pour que rien ne change »), qu'avec l'aphorisme bressonien, réécrit par Jean-Luc Godard à l'entame de ses Histoire(s) du cinéma (1988-1998) et ayant inspiré le titre du documentaire Ne change rien (2009) de Pedro Costa : « Ne change rien pour que tout soit différent ». Un terme en ramasserait l'idée : l'impermanence.

 

 

C'est l'impermanence dont la vérité s'expose ultimement sur la pierre tombale de Yasujirō Ozu mort le jour de son soixantième anniversaire le 12 décembre 1963, gravée du seul caractère kanji (mu, qui se prononce « mou »). Cette idée qui provient du bouddhisme zen peut se traduire aussi par le « vide constant » (c'est le vide comme « situation optique et sonore pure » qui a pour corrélat la nature morte, expression directe d'une « image-temps » longuement développée par Gilles Deleuze après l'analyse du « style transcendantal » faite par Paul Schrader). Mais on retiendra cependant ici la notion d'impermanence, d'autant qu'elle a été précisément adopté par Youssef Ishaghpour à l'occasion de son ouvrage intitulé Formes de l'impermanence – Le style de Yasujirō Ozu (éd. Farrago / Léo Scheer, 2002).

 

 

 

La différence la plus pure

 

 

 

L'impermanence, donc, donnerait à penser depuis la règle structurelle de la permanence les infinitésimales exceptions qui sans en chambouler l'apparence en modifient cependant l'essence, aussi imperceptiblement que fondamentalement. L'impermanence dit la permanence divisée entre son apparence et son essence contraire. L'impermanence c'est l'écart parallactique entre la permanence formelle et l'impermanence réelle : d'un côté, c'est la parallaxe qui fait voir l'infime mouvement mais seulement à partir de l'immobilité la plus massive ; de l'autre, c'est aussi celle qui, dialectiquement, fait voir l'éternité de quelques idées que ne noie pas l'ondoyante vague du devenir. C'est alors que, même infra-mince, la différence n'en reste pas moins une différence, peut-être même la plus pure (l'art de Yasujirō Ozu serait à ce titre digne d'être rapproché des gestes de Marcel Duchamp et Kasimir Malevitch, il est celui de la permanence de l'impermanence).

 

 

Rien n'a changé en effet et pourtant tout n'est plus pareil, précisément parce que la différence est imperceptible – l'imperceptible même, dont les manifestations sensibles font la signature de l'impermanence.

 

 

1) Fleurs d'équinoxe (1958) :

L'automne de l'homme de volonté

 

 

L'impermanence consiste par exemple avec Fleurs d'équinoxe (1958) à ce que son auteur réalise pour l'occasion et sous la pression de son studio de toujours la Shōchiku son premier long-métrage en couleurs, le premier des six derniers qu'il lui restait encore à tourner, tout ne cédant cependant pas un pouce sur un art des variations expliquant que le système mis au point pendant plus de trente ans ne tient décisivement qu'à la création renouvelée de ses exceptions différentielles (l'exception est en effet la différence exprimée et le constat vaut également pour des cinéastes appartenant aux générations suivantes, à l'instar d'Eric Rohmer et Hong Sang-soo). Le geste travaille donc à affiner et quintessencier le principe des variations afin que les reprises se comprennent depuis la base d'un fond dévolu au statisme comme des répétitions dynamiques, différentielles et créatrice. Un nuage qui passe au loin en rasant une montagne, la fumée qui sort au bout d'une longue cheminée d'usine, une brise qui permet de sécher le linge dans le jardin, l'eau coulant sous un pont massif sont les diverses expressions signées d'un regard concentré qui, d'un point de vue philosophique occidental, relèverait davantage de Héraclite que de Parménide : l'être n'y est en effet que la surface du devenir, le statique rien tant que l'apparence du dynamique, les formes de l'espace rien moins que les bordures spatialisant le temps. Ce geste esthétique autorisera ainsi à repasser par les mêmes lieux (la façade de l'immeuble de bureau et le bar moderne aux enseignes étasuniennes, le quai de gare de banlieue et la pente herbue soutenant le chemin menant à la maison), à privilégier les mêmes acteurs (Shin Saburi qui joue chez Yasujirō Ozu depuis Les Frères et Sœurs Toda en 1941 tient ici le rôle principal, l'homme ayant par ailleurs mené également une modeste carrière de réalisateur durant les années 1950, sans compter dans un rôle secondaire l'incontournable Chishū Ryū et ses 21 rôles depuis Où sont les rêves de jeunesse en 1932), à privilégier les petits rituels de la vie quotidienne (et les plus grands comme les banquets et les réunions de camarades scandés comme il se doit de ces performances partagées que sont la récitation poétique individuelle ou la chanson entonnée collectivement), à repriser le même récit des litiges familiaux, générationnels et conjugaux dont le mariage représente le point tout à la fois de capiton et de crispation (la reprise n'aura eu de cesse de s'écrire aux côtés du scénariste Kōgo Noda, qui accompagne fidèlement le cinéaste depuis l'inaugural Sabre de pénitence tourné en 1927, unique expérience de jidai-geki).

 

 

Pour qu'à la fin l'identique soit imperceptiblement altéré, pour qu'à la fin le statique soit à peine affecté mais suffisamment en même temps pour qu'en partant du pareil il ne revienne cependant pas tout à fait au même : les personnages de Yasujirō Ozu n'émeuvent en effet qu'à d'abord dénier le caractère processuel de la reproduction (sociale), pour sentir ou comprendre après coup que la différenciation aura bel et bien opérée, imperceptiblement certes mais tout à fait décisivement.

 

 

« Ne change rien pour que tout soit différent » : voilà la loi universelle, celle qui oblige M. Hirayama, homme de maturité respecté comme patriarche et comme patron, à affronter la contradiction entre la belle parole prononcée à l'occasion officielle du banquet de mariage de la fille d'un ami (la nouvelle génération a cette chance de faire que le mariage relève d'une décision libre à la différence de la génération précédente à qui héritait le poids contraint des arrangements familiaux) et son refus sèchement affirmée que sa fille se marie avec l'homme qu'elle aime (la contrainte éprouvée pourrait être compensée en devenant le pouvoir de celui qui la fait désormais éprouver aux autres). Le génie de Yasujirō Ozu consiste avec Fleurs d'équinoxe à rendre à la fin inopérante la figure même de la volonté, qui pourtant s'impose sans forcer à ses subordonnés au bureau comme à sa compagne et ses filles à la maison. L'incohérence de M. Hirayama appartient au sujet du clivage (fétichiste) entre l'énonciation de la parole publique accordée à la modernité d'un monde qui a changé et l'expression domestique d'une parole privée qui s'y refuse en continuant comme si de rien n'était (l'homme de l'incohérence est en effet celui qui vit son clivage comme le moyen de fétichiser la volonté dont il se croit l'inamovible porteur). Mais c'est comme si le mal était fait. Comme si le cinéaste s'amusait patiemment à démontrer l'équation d'un clivage fétichiste initiée avec la prise au mot de la parole publique et résolue par le désœuvrement de l'homme de volonté. Par exemple, tous les plans répétés de vitres et sols en train d'être lavés ont beau faire le rappel d'un monde tout en surfaces entretenues, les positions occupées ne cessent pourtant, en raison de la singularité du découpage filmique caractéristique de la manière du cinéaste, d'imposer aux corps interagissants une légère torsion de la tête par rapport au reste du corps (le visage tend en effet à sortir de l'axe du corps afin de regarder légèrement au-dessus de la caméra jusqu'à y imprimer une torsion perpendiculaire). Ce gage d'une tension qui résulterait du rapport moins évident qu'il n'y paraît entre l'occupant et sa place occupée, entre son désir profond et la répression sociale qui en limite la poussée, disposerait ici de sa métaphore circonstanciée : higenbana, la fleur d'équinoxe, soit l'amaryllis qui symbolise le début de l'automne, cette fleur rouge dont la couleur comme celle de la théière ne cesse de pigmenter le film comme autant de piqûres de rappel pour l'homme de volonté entré dans le déclin de celle-ci avec l'automne de sa maturité.

 

 

L'homme de volonté apparaît ainsi comme celui de la mauvaise volonté parce qu'elle est incohérente, à qui ne reste plus d'autre option que d'adopter l'expression publique de son libéralisme non plus formellement mais réellement (le passage dialectique du formel au réel se soutiendra notamment de l'influence de la fille hardie d'une aubergiste pour des séquences de comédie, d'une autre partie en laissant son vieux père pour des séquences celle-là traitées sur un mode plus dramatique). Dans ce monde de petits rituels quotidiens (c'est la petite danse exquise de la fille cadette quand elle se déchausse en rentrant à la maison), d'automatismes urbains (le train en constitue l'évident paradigme, au début filmé comme un jouet pour à la fin apparaître comme la machine d'un destin assumé) et de réflexes mimétiques conditionnés (le whisky du patron partagé par son subordonné), la volonté patriarcale n'est plus qu'un fantasme entretenu par l'héritage naturalisé des hiérarchies d'entreprise et domestique. Parce que la volonté a changé de camp dans un monde de traditions supposées immuables et d'inscriptions linguistiques colorant le changement radical advenu depuis moins de quinze ans : le mal est fait, la modernité sous coloration étasunienne est là, avec son libéralisme et son individualisme qui délient les vieilles attaches organiques.

 

 

Il faut voir alors comment les larmes discrètes de la mère, secrètement heureuse que sa fille puisse se marier selon les élans de son propre cœur, passent dans la force si simple d'un raccord en enthousiasme éolien soulevant le linge en train de sécher dehors. Et il faut voir le père dans le train qui l'emmène à la toute fin du film vers sa fille reprendre, les yeux brouillés, l'air patriotique précédemment entonné à l'occasion d'une soirée entre anciens camarades : l'impermanence l'emporte au-delà de tout déni pour celui qui sait très bien désormais qu'il appartient au camp des vaincus. Formellement comme ancien soldat d'un empire déchu et réellement comme père de mauvaise volonté qui ne peut pas ne pas s'en remettre à la fin à la volonté de sa fille, qui ne peut pas ne pas faire pour lui ce qu'il a dit devant les autres. La cohérence est le prix revenant aux vaincus du formalisme devenu réalisme.

 

 

2) Printemps précoce (1956) :

La discrète différence des larmes

 

 

« Ne change rien pour que tout soit différent » : voilà donc la loi universelle du monde de Yasujirō Ozu, qui extrait d'un statisme formel ou apparent le réel des exceptions qui font la différence la plus pure, qui voit partout s'accomplir le devenir, dans toutes les stases et jamais mieux que d'une variation l'autre, dans l'infinitésimal ou l'imperceptible. L'impermanence s'exerce dans Printemps précoce mais elle possède cette singulière élégance de s'infiltrer non pas dans l'écart entre le formel et le réel (comme on l'aura vu pour Fleurs d'équinoxe), mais désormais dans l'intervalle distinguant le réel du possible. La patience du cinéaste propose ici de composer en quasiment 2h30 le portrait simple mais ample, et d'une ampleur non épique offerte au genre du shomin-geki, d'un petit groupe de salarymen travaillant à la direction tokyoïte d'une firme de briques ignifugées, parmi lesquels Shoji Sugiyama surnommé Sugi (Ryō Ikebe pour son unique rôle chez Yasujirō Ozu), avatar de l'homo tantum qui pourtant finira par aborder les rives d'une compréhension du secret de l'homme sans qualités qu'il est et qui, comme l'aura montré Robert Musil, est aussi et surtout l'homme du possible.

 

 

Trentenaire marié à Masako (Chikage Awashima, déjà vue dans Été précoce en 1951 et Le Goût du riz au thé vert en 1952), Sugi est un homme qui n'est pas vieux mais qui est déjà si las. Qui l'est tellement qu'il n'a plus vraiment d'yeux pour son compagne, tellement qu'il noue presque par inadvertance une relation adultérine avec une fille de la bande, Kaneko surnommée Poisson Rouge (Keiko Kishi comme l'acteur principal pour son unique rôle chez Yasujirō Ozu) mais pour l'expédier le lendemain comme une passade à vite oublier, tellement même qu'il en va à la fin jusqu'à oublier au grand désarroi de sa compagne la date d'anniversaire de la mort de leur enfant. A cet égard, il faut noter l'incroyable audace esthétique du cinéaste japonais en ce qu'il traite sans exception toutes ses séquences avec un tel sens de l'égalité, d'ailleurs exemplifiée par le recours aux mêmes ritournelles composées par le fidèle Takanobu Saitō d'une séquence à l'autre malgré leurs différences de tonalité, que le nouveau ne peut jamais faire saillie au point de valoir comme événement (Chantal Akerman saura s'en souvenir, particulièrement dans Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1807 Bruxelles, 1975). Aucune alternance de moments supposément faibles et d'autres censément forts ici, parce que l'impermanence exige au contraire une sorte d'atonalité neutralisant les différences formelles pour faire sentir autrement plus puissamment les différences réelles qui ne s'accomplissent que sur le mode de l'écart infra-mince ou de l'imperceptible. C'est d'une certaine manière toutes les nuances d'un scandale enregistré par un film avec une rigueur et une patience au principe d'une très grande concentration : la tromperie d'un homme marié, la mort déjà ancienne d'un enfant et le décès impromptu d'un camarade malade, l'annonce d'une loi portant sur la prostitution (elle est le contexte de l'ultime film de Kenji Mizoguchi, La Rue de la honte en 1956), la mutation professionnelle entraînant pour l'employé de partir travailler à Mitsuishi dans la préfecture d'Okayama sont en effet des séquences traitées à égalité. Et de telle façon qu'elles sont rendues à la règle de l'équivalence propre à la modernité et l'économie capitaliste qui la caractérise avec son privilège quantitatif du travail abstrait.

 

 

Toutes sont des expressions d'automatismes sociaux, toutes relèvent d'une batterie de probabilités caractérisant cette génération qui a connu la guerre et qui appartient à la frange moyenne des classes moyennes aspirant aux plaisirs du consumérisme d'importation étasunienne. Des automatismes accompagnant les salariés qui sortent en même temps de leurs maisons selon une chorégraphie significative résultant d'une synchronisation remarquable des rythmes individuels par le travail salarié, qui se retrouvent à la même gare pour prendre le même train de banlieue les emmenant pour Tokyo, qui fréquentent les mêmes lieux de convivialité pour y partager les mêmes hot-dogs et les mêmes verres de lait chaud. Des automatismes qui sont des réflexes tellement intériorisés, machinalement, que la voisine bénéficiant des effets de la promiscuité peut aisément deviner que Masako est trompée par son mari, tandis que les copains peuvent tout aussi facilement deviner la relation adultère entre Sugi et Poisson Rouge. Le visage de l'enfant mort est en train de s'effacer comme est promis à disparaître le visage de l'amante dont la frivolité agace celui qui voudrait vite l'oublier. Le scandale s'il est n'existerait alors que de l'autre côté de l'écran, pour le spectateur. Car, à l'image, l'homme trompé ne voudra pas s'excuser, la femme trompée lui répondra par un mensonge en disant partir chez sa mère pour se réfugier chez une amie et les deux sauront à la fin se retrouver dans la localité de la nouvelle affectation professionnelle du premier pour donner une nouvelle chance à leur couple. Parce que, après tout, ces choses-là, décès d'un enfant ou liaison adultère du mari, arrivent, elles arrivent même très souvent parce qu'elles relèvent du champ dénié ou connu des probabilités. Le scandale serait plus fort encore d'être comme ici banalisé – à moins qu'il ne soit la preuve populaire d'une sagesse orientale supérieure, d'une culture de l'indifférence zen ramenant la mobilité des faux événements sur le fond statique de l'être qui ne bougerait pas comme est immobile le paysage.

 

 

Monde sans événement et vissé d'automatismes, monde d'oublis et de fautes (commises par inadvertance par les hommes pour être à la fin sagement admises par leurs femmes) : la scandaleuse banalisation de l'intolérable en guise de neutralisation consensuelle du scandale recouvrirait l'agitation des affaires humaines du couvercle poli de l'équivalence, renvoyant tout ce qui bouge (de la vapeur, une fumée de cheminée, un nuage, un train) comme tout ce qui ne bouge pas (une montagne) à un même fond statique d'être indifférent. Le mérite esthétique de la soustraction d'un geste de cinéma aux dépenses improductives de l'hystérie possède cependant un prix fixé dans la neutralité du regard de Yasujirō Ozu, qui vérifie fermement (mais la fermeté s'y fait sentir aussi comme dureté) que la règle de l'équivalence recoupe également celle de l'indifférence. La permanence triompherait donc, à l'inverse de la loi pourtant dégagée de l'impermanence. Elle triompherait déjà davantage peut-être pour les plus faibles socialement, pour ceux qui possèdent le moins de marge de manœuvre quand les mieux pourvus en ressources acquièrent au moins la dignité d'accueillir l'événement d'un nouvel état des choses qu'il leur faut assumer comme un destin tragique (comme c'est le cas du patriarche de Fleurs d'équinoxe). Chez les moins bien lotis, il n'y aurait pas de tragédie. La mort d'un enfant, la tromperie d'un mari ne sont pas plus des événements qu'une mutation professionnelle. Mais ce constat ne serait à moitié vrai si l'on n'avait pas été par exemple attentif à ce plan particulièrement étrange, amorce d'un travelling-avant aussi vite entamé qu'interrompu dans le couloir d'un immeuble de bureaux et que rien ne justifie. Rien, sinon de fournir la preuve la plus minimale mais la plus intempestive aussi de la loi de l'impermanence réelle qui ne s'accomplit nulle part ailleurs que depuis un fond de permanence seulement formelle.

 

 

L'impermanence s'avère enfin et surtout du côté le plus infra-mince, dans l'écart entre le réel et le possible : Sugi est l'homme quelconque, sans qualités parce qu'il aura été aussi l'homme du possible. Et la garde du possible appartiendra finalement à l'amante qui aura été la grande amoureuse, elle qui pleure avec les compagnons lors d'une modeste cérémonie des adieux mais dont les larmes bénéficient du raccord fulgurant comme celles de la mère dans Fleurs d'équinoxe pour faire exceptionnellement la différence : l'eau coule sous le pont mais pour charrier dans l'intervalle métaphorique la puissance d'un torrent d'amour qui est l'événement du possible, de la possibilité d'un amour coincé dans la maille serrée des réalités automatiques et des probabilités qui ne le sont pas moins. Cet amour possible ou, mieux, cet amour réel de n'avoir pas été réciproque, peut-être survenu trop tôt mais déjà trop tard (le printemps précoce dit cette fugacité des sentiments), impose l'antagonisme empêchant à la fin la réconciliation finale du couple marié, qui ne se retrouve en effet que formellement, au nom ou en vertu de l'institution maritale qu'il représente.

 

 

La différence appartient à ce possible qui aura réellement distingué dans la performance rituelle des larmes publiques l'affection secrète d'un événement amoureux, promis à ne jamais verser dans l'indifférence, à ne jamais être oublié.

 

 

3) Crépuscule à Tokyo (1957) :

Akiko, morte deux fois

 

 

La réalisation de Crépuscule à Tokyo prend place entre celles de Printemps précoce (1956) et de Fleurs d'équinoxe (1958) : autrement dit, il s'agit du dernier film en noir et blanc de Yasujirō Ozu et, assurément, on a affaire aussi à l'un de ses films les plus sombres, en tous les cas probablement le plus noir qu'il ait jamais réalisé durant cette décennie. Qu'on en juge : Crépuscule à Tokoy raconte principalement l'histoire de deux sœurs, l'aînée Takako (Setsuko Hara) qui revient vivre chez son père (Chishū Ryū) avec sa petite fille dans les bras après s'être momentanément séparée de son conjoint, un traducteur miné par l'abus de l'alcool, et sa cadette prénommée Akiko qui vit toujours sous le toit paternel et souffre du peu d'amour de la part du jeune homme inconséquent dont elle est enceinte, traînant son désespoir de bar en bar avec en tête l'idée d'interrompre la grossesse qu'elle cache à son entourage. La rencontre de pur hasard avec la tenancière d'une salle de mah-jong qui se révèle être en fait leur mère, qui a fui le foyer familial pendant la guerre pour revenir vivre dans la banlieue de Tokyo, va précipiter le destin de la sœur la plus fragile. Qui d'une certaine manière mourra deux fois, d'abord en acceptant à regret l'avortement puis en décédant à la suite d'un accident ferroviaire provoquée par une dispute avec son pauvre amant. De toute évidence, ce long-métrage est travaillé par une humeur pessimiste accordée à la peinture des malheurs de destins sociaux qui témoignent, en particulier pour les individus les moins protégés et les plus exposés, de l'envers d'une modernité qui est un enfer auquel n'échappe pas le modèle de la famille traditionnelle. Cette humeur n'est vraiment pas loin alors de rappeler le naturalisme tel qu'il peut se manifester dans le cinéma de Mikio Naruse que Yasujirō Ozu a bien connu à l'époque où le premier travaillait encore à la Shōchiku avant qu'il ne la quitte en mauvais termes en 1934 pour intégrer les studios de la P.C.L. qui deviendront en 1937 la Tōhō.

 

 

La cohérence esthétique de Yasujirō Ozu faite de variations affinées et de reprises dynamiques se manifeste à divers endroits de Crépuscule à Tokyo. Si l'on retrouve ses acteurs préférés (Setsuko Hara et Chishū Ryū) promettant de reconstituer le duo père-fille du sublime Printemps tardif (1949), c'est pour aussitôt en décliner la figure sur le mode même de la désublimation (la joie de se retrouver entre un père et sa fille se voit en effet triplement contrariée, par le mariage malheureux de la seconde, par le retour impromptu d'une mère détestée pour avoir fui ses obligations maternelles et par la trajectoire erratique de la sœur cadette finissant dans l'impasse tragique de la mort – celle-ci est d'ailleurs jouée par Ineko Arima qui interprète, dans un rôle en forme de relève, la fille réussissant à se marier contre la volonté paternelle dans Fleurs d'équinoxe). Si l'on retrouve d'autres éléments autorisant d'aisés rapprochements (le père s'appelle Sugiyama à l'instar du héros du film précédent et l'on croise par ailleurs bon nombre de figures secondaires interprétées par des acteurs vus dans d'autres films et que l'on reverra encore après, tels Nobuo Nakamura jouant ici le nouveau compagnon de la mère ou Haruko Sugimura jouant la sœur du père), c'est pour soumettre aussi les effets de reconnaissance au jeu décisif des différences, même les plus infra-minces (les lieux de sociabilité urbaine clinquants et sous influence étasunienne laissent ainsi place ici aux espaces plus triviaux du bar à saké et du restaurant de nouilles ramens, de la salle de mah-jong et de celle de pachinko). Si l'on retrouve encore d'un film à l'autre très exactement les mêmes ritournelles de Takanobu Saitō dont les boucles à l'instar des espaces vides et des natures mortes ponctuent l'intervalle de la narration, c'est pour entretenir le sentiment de l'indifférence du temps qui passe et repasse cycliquement en regard d'existences quotidiennes dont la capacité à absorber l'événement du malheur demeure toujours aussi troublante (la sourdine des musiquettes, posées sur le bord indécidable de la musique de fosse, off, et de la musique d'orchestre, in, produit effectivement une grande sensation de surplace et d'immobilité, qui passe et repasse en repassant comme au fer les vies semblables alors au linge bon à ranger après avoir été lavé puis séché).

 

 

Cette cohérence esthétique non seulement est remarquable en soi, mais elle est si grande qu'elle produit de terribles effets, signant un pessimisme dont la dimension critique demeure cependant déliée de toute promotion nostalgique et, partant, idéologique en faveur du monde d'avant la guerre. Qui chez le cinéaste n'est jamais supposé meilleur que l'actuel mais seulement nouveau, gage historique de la loi ontologique de l'impermanence. La probabilité du malheur pour les individus des classes moyennes les plus faibles en ressources est si accentuée qu'un avortement n'est pas un événement, mais une intervention chirurgicale rapidement exécutée dans un dispensaire de banlieue par une infirmière expérimentée qui épargne à sa patiente de devoir s'expliquer. D'un côté, la situation est caractérisée par un haut degré de modernité concernant le pouvoir des femmes à disposer librement de leur corps. Mais le simple raccord montrant la petite fille de la sœur aînée vaut pour Akiko comme le coup d'épingle lui imposant vivement la conscience d'une sexualité mutilée et d'une maternité blessée. Les blessures de la féminité et de la maternité ne cessent d'ailleurs de se répéter durant tout le film, de l'abandon du foyer familial par la mère des deux femmes à l'avortement caché de la cadette en passant par la séparation provisoire de l'aînée d'avec le père de leur jeune enfant. L'avortement n'est donc pas un événement, d'autant moins que son silence n'empêche nullement de le deviner, comme c'est le cas des joueurs de mah-jong qui profite de l'occasion pour faire preuve de cynisme en se moquant cruellement d'une jeune femme dont le destin devient le sujet d'une récitation moins poétique que parodique (comme on est loin ici de la scène des adieux de Printemps précoce ou de celle de la réunion des anciens camarades d'école de Fleurs d'équinoxe).

 

 

L'avortement est donc à ce point profané, si banalisé qu'il ne peut être un événement faisant la différence. Et, aussi scandaleux que cela puisse paraître, la mort même d'Akiko ne l'est pas davantage, glissée pudiquement dans une ellipse après une déchirante séquence d'hôpital où la jeune femme blessée murmure entre deux gémissements son désir de ne pas mourir. Lorsque Takako en informera à la fin du film sa mère, ce n'est pas pour une scène de réconciliation qui, de fait, n'arrivera jamais comme ne se verseront pas les larmes attendues pour vérifier que le moment est celui de la rédemption enfin accordée. L'ultime interaction de Takako et sa mère n'a pas d'autre visée que d'enfoncer le dernier clou d'un cercueil offert au cadavre morcelé d'une famille percutée par la guerre (la mobilisation militaire du père en Corée a ouvert un espace de plaisir et de liberté pour sa compagne alors partie du domicile conjugal avec un amant qui trouva la mort sur le front, avant de rencontrer son compagnon actuel dans le chaos de l'époque l'ayant jetée sur les routes de Chine et de Russie). Des larmes, il y en a eu pourtant pendant les 140 minutes noires d'encre que dure Crépuscule à Tokyo. Des larmes de regret le plus souvent, pour Akiko qui ne sera pas mère et pour sa propre mère qui sait ne jamais devoir retrouver ses filles. Des larmes qui n'abondent cependant jamais la possibilité du happy end. Ce seraient plutôt des larmes de liquidation, tantôt qui font monter le niveau de la noyade pour la plus jeune et la plus fragile des sœurs, tantôt qui font au contraire passer la pilule amère de ratages qu'il faut pourtant savoir surmonter pour persévérer et continuer à vivre. Parce qu'il le faut comme il faut être à l'image de ce pont qui surplombe des eaux que la tombée du jour noircit en en dissipant l'encre dans l'atmosphère d'un hiver arrivé trop tôt.

 

 

C'est ainsi que se manifeste la plus grande tristesse dans laquelle s'enfonce Akiko, qui incarne jusqu'à l'intérieur même de son corps la pulsion de mort de la modernité, pour laquelle les avortements forcés et les accidents de la circulation parachèvent la noyade de toute maîtrise d'un destin comme de volonté individuelle. Mais c'est qu'il y a en parallèle, si discrète soit-elle, de la joie aussi – joie intérieure du père à ne pas nourrir du ressentiment à l'égard de son ancienne compagne, joie plus extériorisée de son nouveau compagnon qui ne peut pas ne pas aimer la femme qui décide après tout cela de le rejoindre dans la ville du nouveau travail parce que c'est mieux de dormir à deux quand il fait froid (ce froid qu'ils ont ensemble connu durant la guerre). Le malheur est une passion mortifère dont les probabilités sont connues, trop bien connues. Le ressentiment est une peine empoisonnée qui emporte Akiko quand Takako estime qu'il y a encore du possible avec le père de son enfant. Akiko morte deux fois ne le serait alors pas une troisième fois si sa mort, qui s'ajoute à celle d'un frère il y a longtemps, donne cependant à désirer la vie.

 

 

L'impermanence n'est loi qu'à être imperceptible, dont l'imperceptibilité même trouble l'eau coulant sous le pont de l'être qui est celle du devenir : entre la permanence des choses et l'impermanence qui les altère infinitésimalement depuis leurs intervalles, existe cet écart infra-mince qui soutient le désir de vivre une vie menée dans la soustraction des pires probabilités. C'est bien alors une image de paix offerte en conclusion de Crépuscule à Tokyo au personnage de Chishū Ryū marchant dans la profondeur de champ pour aller au travail. Certes comme tous les autres jours, certes avec le cœur alourdi de la peine de la perte d'un autre enfant, mais avec l'esprit peut-être comme jamais porté par les espoirs attachés à l'enfant et le petit-enfant qu'il lui reste, et qui sont tous les deux bel et bien vivants.

 

 

4) Bonjour (1959) :

Flatulences de la communication,

vents de la consommation

 

 

Le monde de l'impermanence, qui est celui où la permanence n'est qu'apparente ou formelle, et la différence aussi réelle qu'elle est essentiellement imperceptible, est un monde subtil où les répétitions statiques se révèlent être des reprises dynamiques. Ce sont des acteurs et des techniciens, des figures et des types, des lieux et des motifs, qui toujours reviennent mais jamais du pareil au même (l'obsession est ici celle de la différence, et la plus infra-mince qualifierait la différence la plus pure, la plus essentielle). C'est encore, exemplairement, la série des auto-remakes de Yasujirō Ozu (comme en réalisèrent aussi Cecil B. DeMille et William Wyler, Ernst Lubitsch et Alfred Hitchcock, Tod Browning et Howard Hawks, John Ford et Frank Capra, Raoul Walsh et Leo McCarey, Abel Gance et Julien Duvivier, Marcel Pagnol et Paul Grimault), pour ce dernier effective lors du passage à la couleur sous la pression de la Shōchiku pendant la réalisation de Fleurs d'équinoxe (1958) afin d'expérimenter le procédé technique de l'Agfa-Color. Ainsi, Gosses de Tokyo (1932), Herbes flottantes (1935) et Printemps tardif (1949) auront été refaits, en donnant respectivement Bonjour, Herbes flottantes (1959) et Le Goût du saké (1962), mais le fait est que les copies s'émancipent aussi des originaux. Même le caractère cyclique du temps n'est plus qu'apparence car le revenir est une modalité réversible du devenir. L'identité spéculaire du devenir et du revenir, c'est-à-dire encore de l'éternel retour comme étant celui de la différence (pour reprendre Friedrich Nietzsche relu par Gilles Deleuze), avère avec le passage du film modèle à son remake une propension plus grande dans la sensibilité au changement d'époque. Mais à la seule condition, mainte et mainte éprouvée, que le changement s'émancipe également des volontés individuelles pour apparaître à la fin comme un mouvement de fond, impersonnel et tectonique, affectant tout le paysage humain et au-delà (le paysage exprime d'ailleurs la vérité de l'environnement résultant de la métabolisation humaine du milieu naturel).

 

 

« Ne change rien pour que tout soit différent » : le changement n'est pas le produit conscient d'une volonté personnelle, mais relève plutôt d'une assomption au principe d'un destin compris (la décision n'est pas celle du changement mais de le convertir en amor fati). Ce monde de la permanence formelle et de l'essentielle impermanence est aussi celui des enfants, qui hier faisaient la grève de la faim pour marquer leur vive opposition à une figure paternelle méprisée par son patron, et qui aujourd'hui font la grève de la parole pour obtenir de leur père l'acquisition d'un moniteur de télévision. L'écart entre ces deux enfances n'est pas seulement celui distinguant le drame de la comédie, il est également la résultante d'un changement d'époque où la révolte de la jeunesse contre la discipline d'entreprise et la hiérarchie salariale a laissé place désormais à l'obligation parentale de suivre l'avant-garde des enfants dans l'intégration à la société de consommation. On y perd comme on y gagne : les couleurs pastel ont remplacé le noir et blanc qui s'est dorénavant réfugié dans la télévision diffusant des matchs de sumo ; le son s'accorde avec l'image tout en profitant de la situation de la grève de la parole pour rappeler les silences du cinéma dit muet (ou sourd), qui de toute façon s'attestent depuis le premier long-métrage parlant qu'est Le Fils unique (1936) avec le minimalisme de la bande-son, volontairement épurée en sons d'ambiance pour n'insister que sur les échanges dialogués. La présence d'un film l'autre de l'acteur fétiche de Yasujirō Ozu, Chishū Ryū, dans le rôle du père dont l'autorité est contestée par ses enfants assurerait pourtant une cohérence facilement identifiable à une preuve de permanence. Mais tout est différent et la cohérence, en plus d'être une marque de fidélité, est aussi la fidélité spirituelle ou philosophique au revenir comme devenir, rappelant l'être à un processus de différenciation différemment perceptible, jusqu'à l'imperceptible.

 

 

La comédie enfantine, pavillonnaire et bariolée de la modernisation, si elle est l'exacte contemporaine de Mon oncle (1958) de Jacques Tati, consiste alors aussi en la subtile tragédie du puérilisme caractérisant les sociétés où l'enfant n'est roi qu'à convertir ses parents récalcitrants en sujets rangés à l'ordre de la consommation. La révolte dans les familles de la jeunesse n'est plus accordée aux mouvements d'un anarchisme qui n'était pas rien à l'époque du militarisme impérial nippon, elle témoigne dorénavant de la pénétration avancée de l'américanisme et du consumérisme auxquels les parents devront à la fin se plier s'ils veulent garder la main sur leurs enfants. Qui, inversement mais imperceptiblement, la garderaient davantage sur eux et ils y insistent d'ailleurs : le maître-mot anglais à retenir pour eux est forward, soit de l'avant.

 

 

L'aîné Minoru et son cadet Isamu sont bien ces garçons formant une fratrie inoubliable, qui emportent si aisément l'adhésion du spectateur à coup de gestes idiosyncrasiques (le casque de cheveux de Minoru remis en place d'un mouvement de tête) et de signes codés (le geste de la main formant un rond avec le pouce et l'index d'Isamu pour signifier le retour à la parole, son poing traçant un arc de cercle pour exprimer sa révolte), de formules dites en anglais (l'impayable « I Love You » d'Isamu) et surtout de pets stylisés (ces petites notes de trompette signant le caractère ludique d'une pratique enfantine). Il n'empêche qu'ils sont les porteurs, aussi mignons soient-ils, de la vérité d'un monde traversé par les vents d'une communication identifiée à sa dimension de flatulence. A cet égard, si Bonjour apparaît formellement plus consensuel que Gosses de Tokyo, ses allures de comédie ne doivent pas empêcher de percevoir une construction réellement plus riche et concentrée. Et si subtile dans ses expressions que la critique revient mais imperceptiblement, sur un mode gazeux qui n'est pas illogique après tout. Une première tension consisterait déjà dans le paradoxe d'un tout petit monde, composé de maisonnées identiques dont les toitures biseautent le ciel, tandis que leur proximité aux limites de la promiscuité est barrée au fond du champ par le mur vert d'une pente herbue. Sauf que ce petit monde apparemment replié sur ses réflexes mimétiques, avec ses maisons à taille réduite comme des maquettes, n'en est pas moins réellement grand ouvert. Ainsi qu'en témoignent l'appartement plus proche du centre-ville du jeune professeur d'anglais où s'affichent les signes de la mondialisation de la modernité (si sont généralement nombreuses les affiches de cinéma dans le cinéma de Yasujirō Ozu, on en repère ici une du film Les Amants de Louis Malle en 1958 !), et dont l'enseignement est par ailleurs le signe d'une domination du globish, ainsi que les appareils domestiques parmi lesquels une télévision dont les images, si pauvres soient-elles, se consomment dans une conquête de l'ubiquité naguère anticipée par Paul Valéry.

 

 

Le petit monde de Bonjour se présente ainsi comme une case, comme une monade coincée dans le monde entier dont la grille, plus encore depuis l'après-guerre, est celle de l'occidentalisation identifiée à l'américanisation. Et c'est pourquoi la communication y est si intensément pratiquée. Ici en effet, tout communique, d'une maison l'autre dans l'emboîtement des portes, d'une famille l'autre dans la circulation des corps et des échanges symboliques qui les accompagnent, dans la vérification pratique que la communication est une économie symbolique qui conjoint la question des cotisations accumulées par les femmes du quartier à celle de la rumeur se propageant sur leur disparition supposée, hypothétiquement indexée sur la rivalité mimétique dans l'accès aux biens de consommation. Jusqu'au gag répétitif : un homme pète et sa compagne croit à chaque fois qu'il la demande. C'est qu'elle a malgré tout raison : le vent n'est pas que l'affaire des amusements de jeunesse soutenant des rivalités enfantines, il marque aussi la communication domestique des couples qui n'ont même plus besoin de se parler. La grève de la parole, loin d'empêcher les images de travailler pour citer Jun Fujita, établit par défaut que tout communique, et dont le versant excessif appartient au concours de flatulences (cf. « Pourquoi les images refusent de travailler ? » in Gilles Deleuze et les images. [sous la direction de François Dosse et Jean-Michel Frodon], éd. Cahiers du Cinéma, 2008, p. 75-84). Gages paradoxaux d'une communication réussie (exactement comme chez Jacques Tati), ses conventions coutumières (ohayo) comme ses échecs attestent jusque dans la grève de la parole des deux frères la domination d'une transitivité généralisée, ou encore d'une « médialité » (Giorgio Agamben) reliant en-deçà et au-delà de la parole les plaisirs de la flatulence avec ceux de la consommation. L'économie des cotisations n'est qu'une économie restreinte, qui ne l'est pas moins que celle de la rumeur grosse des rivalités mimétiques des adultes parallèles aux compétitions ludiques des enfants. Et la rumeur enfle comme les ventres qui ont besoin d'ingérer de la poudre de pierre ponce pour aider aux flatulences, à l'instar des praticiens de sumo qui ont besoin de sel comme matière privilégiée de purification rituelle.

 

 

La série aisée des métaphores acte ainsi d'une convertibilité étendue dans un film pareil à une machine si performante que la comédie consensuelle elle-même se convertit en précis organique sur l'intégration dans la consommation et le rôle décisif que les enfants y jouent face à la résistance de leurs parents. Le vent apparaît enfin comme le convertisseur privilégié d'une économie générale qui est celle d'une communication généralisée et identifiée à la consommation, qui peut incorporer sans forcer la grève de la parole, forme de constipation dont le forçage suscite des frictions comme pour le garçon qui, mauvais joueur dans la maîtrise de la flatulence, se fait dessus. Pour ses meilleurs praticiens comme Minoru et Isamu, ça gaze si bien en effet que le réflexe de la pichenette sur la tête fonctionne bien au-delà du cercle strict de la compétition enfantine, comme on le perçoit chez le professeur d'anglais.

 

 

Dans Bonjour, la flatulence est la monnaie gazeuse d'un consumérisme dont les promesses de bonheur sont effectivement du vent qui pue. C'est pourquoi ses meilleurs joueurs incarnent la dimension à la fois volatile et excrémentielle, obscène mais si innocente, enfantine jusqu'au puérilisme, d'une économie de la jouissance matérielle. Celle qui, au Japon et au-delà, aura produit depuis l'extension du champ du mignon dénommé kawaii et un gadget aussi vide que l'animal de compagnie virtuel nommé tamagotchi.

 

 

Pour lire la seconde partie, cliquer ici.


Commentaires: 0