Jean Renoir, un carrousel épatant

(cinquième partie)

Partie de campagne (1936)

 

 

 

La convergence des eaux

 

 

 

 

L'argument est tenu : une famille de citadins, les Dufour, avec à sa tête le patriarche quincaillier et son commis le maladroit Anatole, son épouse rondouillarde Juliette et leur fille maigrelette Henriette, sans oublier la vieille grand-mère à moitié sourde, a décidé d'emprunter la voiture du voisin laitier pour passer un dimanche d'été au bord de la Seine ; ils font alors connaissance de deux canotiers en goguette, Henri et Rodolphe son copain faunesque qui escomptent passer du bon temps avec les parisiennes en s'abandonnant aux jouissances dionysiaques de l'instant qui préparent cependant le lit à un fleuve de tristesse qui coulera toujours.

 

 

 

L'argument est simple, il vient d'une nouvelle écrite par Guy de Maupassant et publiée en 1881. L'habituelle concision de la narration concentre la cruelle description des désillusions sociales sanctionnant la manifestation des émois charnels mais Jean Renoir, au lieu d'en épaissir l'humeur naturaliste de la nouvelle, préfère au contraire délier l'aigreur des déceptions qui trahissent les inconséquentes promesses de la séduction en jouant la carte du tendre. Partie de campagne se serait donc voulu un film sans autre ambition que celle-là, un court-métrage tourné à la campagne, modestement et rapidement, avec peu d'argent et que des copains, afin de continuer à entretenir la belle et grande idée que le cinéma doit être d'abord un plaisir partagé, un jeu à la fois réglé et improvisé. Évidemment, cet hédonisme est absolument renoirien et Pierre Braunberger l'a bien compris, d'autant qu'il produit les films du cinéaste régulièrement depuis Sur un air de charleston en 1927 (d'ailleurs le premier film dont il a assuré la production est, la même année, La P'tite Lili d'Alberto Cavalcanti sur le tournage duquel ont joué Catherine Hessling et Jean Renoir, ce dernier rencontrant en cette même occasion Marguerite Houlé et Dido Freire). Et puis, amoureux de Sylvia Bataille, Pierre Braunberger s'est à raison dit qu'un tel projet pourrait à merveille convenir à la grâce d'une actrice trop vite aperçue dans Le Crime de monsieur Lange (1935).

 

 

 

La partie de campagne aurait donc été toujours déjà celle du film. Mais les choses en sont allées autrement. Pour des raisons pratiques, le Loing s'est substitué à la Seine (la rivière est l'affluent gauche d'un fleuve qui, depuis l'époque de la nouvelle de Maupassant, a vu ses berges s'industrialiser considérablement), le mauvais temps a également compliqué le tournage (il s'est étalé sur plus d'un mois à cheval entre les mois de juillet et août 1936 alors que le plan de travail ne devait pas dépasser une petite dizaine de jours). Le petit théâtre en plein air imprégné des souvenirs des peintures impressionnistes du père de Jean Renoir a progressivement laissé place alors à une sensible détérioration de l'ambiance. Malgré la présence de plusieurs assistants de talent comme Jacques Becker, Luchino Visconti, Henri Cartier-Bresson et Yves Allégret, malgré la présence (costumée en prêtre) des écrivains Louis Lestringuez et Georges Bataille venu saluer son ancienne compagne, malgré les cocasseries d'acteurs qui sont d'abord des amis comme Jacques Brunius du groupe Octobre et Georges Darnoux qui préférait au cinéma les courses automobiles, malgré le côté non seulement amical mais familial de l'affaire (le garçon qui pêche sur le pont est le fils de Catherine Hessling et Jean Renoir, le couple de restaurateurs ajouté au récit original est formé du cinéaste et de Marguerite Houlé-Renoir), le film s'arrêta.

 

 

 

Une broutille entre Pierre Braunberger et Jean Renoir s'est peut-être transformée en brouille définitive puisque le premier n'a plus jamais produit un film du second. En tous les cas, le cinéaste lui abandonna son film pour se lancer dans la préparation de son film suivant, Les Bas-fonds d'après Maxime Gorki. Le producteur a un temps imaginé pouvoir en tirer un long-métrage grâce aux bons soins scénaristiques de Jacques Prévert qui aurait raconté ce que seraient devenus les personnages quelques années plus tard et, à nouveau approché, Jean Renoir a décliné le projet. Puis la guerre a éloigné les protagonistes d'un film laissé en souffrance jusqu'à ce que Pierre Braunberger décide de le sortir tel quel le 8 mai 1946, agrémenté seulement d'un carton d'introduction explicatif et de deux intertitres narratifs. Miracle. André Bazin l'a souligné, Partie de campagne tient parfaitement et ce qui n'a pas été tourné (une scène dans la quincaillerie parisienne des Dufour sise rue des Martyrs) est relativement insignifiant en regard de la nouvelle. Non seulement le film tient, mais il s'agit rien moins que d'un chef-d'œuvre, l'un des plus beaux films de Jean Renoir comme du cinéma français.

 

 

 

La sensation de plénitude est ici zénithale. Les épanchements de la nature comme les palpitations les plus intimes de la vie, les petites scènes de la vie commune, le cinéma au carrefour de la fiction et du documentaire, tout converge au rendez-vous d'un film simple et sublime parce qu'il ne force rien. Porté par la musique de Joseph Kosma, Partie de campagne tient dans la poche toute une cosmogonie, il laisse aller en laissant tomber puis monter des eaux mêlées, celles dont s'engorgent les champs et les êtres, ondées fertilisantes ou larmes précipitant des destins. Hédonisme, sensualisme, vitalisme, ces mots ne sont pas de trop pour qualifier Partie de campagne, ce film qui fait rire et pleurer avec la même intensité, ce chef-d'œuvre absolu de l'école française de l'eau à laquelle Jean Renoir n'a pas cessé de contribuer, depuis La Fille de l'eau (1925), Boudu sauvé des eaux (1932), et Toni (1934), en attendant Swamp Water – L'Étang tragique (1941), The Southerner – L'Homme du sud (1945) et The Woman on the Beach (1947), enfin Le Fleuve (1950) et Le Déjeuner sur l'herbe (1959) qui serait comme un remake tardif de Partie de campagne.

 

 

 

Comment y résister ? La famille Dufour est accueillie par un couple de restaurateurs, les Poulain, joués par Jean Renoir et sa compagne Marguerie Houlé. C'est dire si les personnages comme les spectateurs ont droit à une hospitalité directement incarnée par le réalisateur et sa monteuse. L'hospitalité est celle du film lui-même, d'une immense générosité quand il tire le naturalisme cruel de la nouvelle de Maupassant sur le versant d'une tendresse inouïe, ou bien quand il rend hommage à certaines toiles d'Auguste Renoir (La Promenade en 1869, Les Amoureux et La Yole en 1875, La Balançoire en 1876 et Canotier à Chatou en 1879). C'est ainsi qu'en se hissant à la hauteur du geste pictural de son père, Jean Renoir prouve génialement que l'impressionnisme est une histoire de l'art qui continue si et seulement si elle se prolonge dans l'hospitalité du cinéma, tout en tirant de cette esthétique les moyens mêmes de retenir les coups et le mordant du naturalisme littéraire. Il ne s'agit pas de diluer la cruauté des désirs affligés par les obligations sociales dans l'eau douce de la bienveillance fraternelle, mais de la conserver en la relevant dans une forme de sublimité cosmique, en faisant passer son aigreur dans le goût des larmes mêlées de celui des gouttes de pluie.

 

 

 

Partie de campagne a été écrit pour le beau temps, c'est la pluie qui l'a emporté, eh bien soit, mais faisons alors que les larmes d'Henriette précèdent l'averse qui piaule la peau grise du Loing. Ici, la nature offre une caisse de résonance aux fracas les plus intimes comme un réflexe de pudeur. La chaleur soulève les corps, l'averse les rince, envolées et retombées : l'escarpolette, sûrement la plus belle de toute l'histoire du cinéma (celle de Charulata de Satyajit Ray la suit de près, tandis que tout le cinéma de Terrence Malick en rêve). Accrochée à la balançoire comme au temps de Friedrich W. Murnau ou Abel Gance, la caméra offre à Henriette la vérité du moment décisif qu'elle s'apprête à vivre, l'enthousiasme qui soulève le corps et la gravité qui le rappelle à l'ordre de la pesanteur, avant que la larme au coin de l'œil n'annonce l'averse douchant l'espoir des amants d'un jour qui ne vivront jamais en amoureux pour le reste de leur vie.

 

 

 

Beaucoup ont rêvé de refaire pour leur compte Partie de campagne, Agnès Varda et Maurice Pialat, André Téchiné, Bertrand Tavernier et Guillaume Brac. Toute la Nouvelle Vague s'y est abreuvé, Jacques Rozier en particulier (et l'on ne s'étonnera pas de retrouver à ses côtés Pierre Braunberger qui a entre autres produit les premiers courts-métrages d'Alain Resnais et Maurice Pialat, mais aussi François Truffaut, Jean-Luc Godard et Jean Rouch). Mais il y a un grand mystère dans ce film, qui sait entre deux éclats de rire solaire extraire des soubresauts de la chair les larmes qui contiennent des vérités éternelles. La sécrétion versée indique un secret dont la révélation est une blessure : pour Henri c'est la nostalgie d'un bonheur vécu hier, pour Henriette la mélancolie d'un bonheur qui fuit à chaque instant. Éduqué à l'école de David W. Griffith, Jean Renoir aimait les gros plans, celui de Sylvia Bataille en larmes est l'un de ses plus beaux, l'un des plus beaux au cinéma qui soit. L'eau coule comme la tristesse et nos yeux d'en relayer l'épanchement à la fois nostalgique et mélancolique. Cette tristesse qui est la nôtre est pour notre plus grand mystère un immense bonheur.

 

 

18 mars 2020

Les Bas-fonds (1936)

 

 

 

La zone et son dehors

 

 

 

 

1936 est une grande année pour Jean Renoir, qui tourne coup sur coup trois films, Partie de campagne, Les Bas-fonds et La Vie est à nous, tous raccords avec l’avènement politique du Front Populaire dont ils proposent à la fois le commentaire affinitaire et l’extrapolation imaginaire. Le premier film de cette belle passe de trois est, après Toni (1934), un court-métrage en forme d’essai réussi de popularisation de la fête galante naguère prisée par l’aristocratie, qui projette un argument tiré de Guy de Maupassant dans les toiles impressionnistes de Renoir père, les frémissements du milieu environnant et de la chair enivrée entrant après l’épuisement des clichés bucoliques dans une forme de connivence intime et tragique, cruelle et désarmante. Le troisième est, coordonné par le cinéaste et produit par le PCF, un montage hétéroclite d’actualités documentaires et de saynètes fictionnelles qui, acquis à la cause du Front Populaire, fait saillir d’une commande de circonstance ignorante des réalités criminelles du stalinisme des hommages au cinéma soviétique et des scènes montrant la nécessité de la discipline ouvrière face au patronat qui, en face, sait avoir en main le joker des ligues fascistes. Entre les deux, Les Bas-fonds consiste en l’adaptation de la pièce de théâtre éponyme de Maxime Gorki, interprétée par une distribution de premier rang (Jean Gabin pour sa première apparition renoirienne mais aussi Louis Jouvet et Robert Le Vigan du côté masculin, Suzy Prim, Jany Holt et Junie Astor pour le versant féminin).

 

 

 

Moins connu que La Grande illusion (1937) et La Bête humaine (1938) dans lesquels Jean Gabin tiendra à nouveau le premier rôle, Les Bas-fonds souffre également des décisions d’une adaptation greffant le monde du prolétariat russe dans un univers cinématographique dont les formes (le bal en plein air) et les figures (Louis Jouvet et ses manières, Jean Gabin et son chapeau vissé de biais) sont imprégnés du populisme caractérisant la période du Front Populaire. Le résultat semble bancal, d’autant qu’une partie de la distribution et de l’équipe technique est d’origine russe (avec les acteurs Vladimir Sokoloff et Nathalie Alexieff, l’un des deux opérateurs Fédote Bourgasoff, le scénariste Eugène Zamiatine, enfin le producteur Alexandre Kamenka). Le choc des cultures a pu désarçonner, mais contribue aussi à montrer que le réalisme renoirien ne se suffit pas des effets de réel ou de naturel de la mimesis. C’est qu’il bricole le sens de sa justesse dans la mesure des artifices qui se donnent comme tels en avérant la théâtralité et les fictions d’une nature humaine rien moins que dénaturalisée. André Bazin l’a bien remarqué, en notant la capacité du cinéaste à avoir pu tirer d’un matériau sombre et dramatique d’intempestifs effets comiques : « Autant nous faire prendre les bords de la Marne pour ceux de la Volga. Mais c'est bien justement ce dont Renoir a le toupet ! ».

 

 

 

Il faut déjà rappeler que Les Bas-fonds a été produit par la société des Films de l’Albatros créée en 1922 par Alexandre Kamenka, qui a émigré d’Ukraine après la Révolution de 1917. Jean-Luc Godard rend d’ailleurs hommage à cette société de production dans Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma (1986), rappelant ainsi que le grand cinéma français des années 1930, cinéma d’art et cinéma populaire à la fois, est aussi le fait d’étrangers qui ont participé à produire une certaine image de la France, image de la grandeur de son accueil avant que le fascisme ne lui impose la décadence de la pureté raciale au nom de la lutte contradictoire contre la décadence fantasmée des métissages. Et ces Russes qui ont pour diverses raisons fui la révolution se sont malgré tout inscrits dans la dynamique sociale et politique portée alors par le Front Populaire. L’adaptation est brinquebalante, sûrement, mais le film marque à sa manière aussi une forme d’amitié et de solidarité franco-russe. Il tire en effet de ses réelles claudications des vertus créatrices qui appartiennent à la fin au cinéaste revenu mutilé de la Grande Guerre tout en ayant su faire de sa blessure à la jambe gauche un destin (le cavalier blessé est reparti à la guerre en devenant aviateur, rencontrant dans l’intervalle le dernier modèle de son père au domaine des Collettes, Andrée « Dédée » Heuschling avec qui il se mariera en 1921 en portant ensemble un désir de cinéma dont l’une des manifestations est la transformation d’Andrée Heuschling en Catherine Hessling).

 

 

 

On peut s’accorder à dire que Les Bas-fonds est un film mineur dans la filmographie de Jean Renoir, mais seulement si on lui reconnaît toutes ses qualités, qui sont nombreuses et diversifiées. D’entrée de jeu, le film s’ouvre sur un fabuleux plan en caméra subjective, qui accomplit de lents mouvements de reptation, de gauche à droite et retour, depuis le regard d’un homme invisible, seulement entraperçu dans un miroir, qui juge sévèrement les comportements dépensiers du baron incarné par Louis Jouvet. Comme ses contemporains hollywoodiens, Howard Hawks et Josef von Sternberg, Jean Renoir use à fond des ressources filmiques offertes par un médium qu’il maîtrise de plus en plus, continuant plus loin à écrire une mise en espace avec des travellings latéraux et composés enchaînant une suite de figures ou bien enchâssant une variété de scènes dans la profondeur de champ. On reconnaît avec Les Bas-fonds le même procédé que celui à l’œuvre dans Chotard & Cie (1932) également adapté d’une pièce (de Roger Ferdinand), celui d’une invention filmique permanente permettant de rédimer l’impasse esthétique du théâtre filmé au nom d’une théâtralité dynamique qui n’appartient qu’au cinéma.

 

 

 

Du côté des personnage, le baron est une figure absolument renoirienne par son abandon à suivre une pente qui sublime la déchéance sociale en nonchalance vitale (le Henri de Chevincourt de Elena et les hommes y puiserait l’une de ses sources, on pense aussi au clochard distingué du Dernier réveillon, premier sketch du Petit Théâtre de Jean Renoir). L’amitié qu’il noue avec le voleur Pepel préfigure les alliances spontanées, provisoires mais décisives de La Grande illusion et Le Caporal épinglé (Jean Renoir semblerait croire davantage à l’amitié qu’à l’amour, plus difficile parce que la chair y est autrement plus exigeante). Et puis c’est Maurice Baquet en fou accordéoniste qui est le chœur antique de la zone. Le règlement de compte dans la cour à ciel ouvert représente quant à lui une reprise du coup de feu dans la cour fermée du studio à la fin du Crime de monsieur Lange (1935), tout en haussant la mort du salaud d’un réflexe de solidarité collective plus accusé qui relève la passion du lynchage, déjà manifeste dans La Fille de l’eau (1924), qui rôde dans L’Étang tragique (1941) avant d’exploser dans Le Journal d’une femme de chambre (1946). Quant au finale, il constitue un hommage évident aux Temps modernes (1936) de Charlie Chaplin, d’autant que Jean Renoir a demandé à Junie Astor d’avoir les mêmes mimiques que Paulette Goddard (qu’il fera tourner dix ans plus tard dans son adaptation du roman d’Octave Mirbeau). La comédie finit ainsi par l’emporter sur le drame. De la même façon que les tendances pulsionnelles cultivées par le naturalisme (le fou alcoolique et suicidaire joué par Robert Le Vigan, les envies de meurtre de Pepel harcelé par la femme de l’oppresseur Kostileff qui est sa maîtresse) sont rédimées par le théâtre (les références shakespeariennes accompagnent celui qui se suicide en préférant la mort comme échappée hors-champ à la retombée dans l’alcool) et l’amour (l’optimisme un rien forcé s’oppose au fatalisme qui s’exercera à partir de situations assez proches dans La Bête humaine).

 

 

 

D’ailleurs, le trajet esthétique accompli par Les Bas-fonds commence par détailler le studio dans lequel a été fabriqué l’asile où survivent des sous-prolétaires forcés à voler par le propriétaire et receleur Kostileff, pour ouvrir progressivement les fenêtres et la profondeur de champ allant avec. C’est en multipliant les plans compliqués et les boitements franco-russes du réalisme poétique que Jean Renoir sait briser la convention du fatalisme. C’est ainsi qu’il peut offrir généreusement aux habitants de la zone les bifurcations nécessaires à fuir dans la comédie des apparences, et ainsi se soustraire à l’attraction pulsionnelle des réflexes naturalistes.

 

 

25 mars 2020


La Vie est à nous (1936) et La Marseillaise (1937)

 

 

 

Les hymnes au nous

 

 

 

 

Avec ce diptyque de circonstance, Jean Renoir est pile à l'heure du Front Populaire, La Vie est à nous tourné pour le PCF juste avant le triomphe électoral de mai 1936, le second produit par la CGT entre l'été et l'automne 1937, deux hymnes au nous réalisés avec des techniciens affiliés à ces deux organisations. Des films précédents ont accompagné la construction politique d'une effervescence sociale dédiée à la solidarité ouvrière, comme Le Crime de monsieur Lange (1935) à partir d'un scénario original de Jacques Prévert et Les Bas-fonds (1936) adapté de la pièce éponyme de Maxime Gorki entre autres par l'écrivain russe Eugène Zamiatine. L'influence de la compagne et monteuse de Jean Renoir, Marguerite Houlé, aura bel et bien été décisive dans le rapprochement du réalisateur avec les organisations du communisme français, jusqu'à participer aux manifestations, écrire régulièrement dans L'Humanité et accepter d'être le parrain de la fille de Maurice Thorez.

 

 

 

S'il est légitime de qualifier La Vie est à nous et La Marseillaise d'œuvres de propagande massacrées par la presse réactionnaire de l'époque, il serait parfaitement illégitime d'en relativiser, voire d'en minorer les qualités esthétiques. Produits à partir d'un appel à souscription publique (chaque spectateur pré-achète son billet selon un système de financement participatif qui s'apparenterait à l'actuel crowd-funding), les deux films reposent cependant sur des orientations cinématographiques différentes. Sans visa de censure, La Vie est à nous est un film de montage particulièrement hétérogène dans ses matériaux, mêlant pendant une heure citations d'actualités et saynètes fictionnelles, caricatures de Jean Effel et discours des ténors du parti (Paul Vaillant-Couturier et André Marty, Marcel Cachin et Jacques Duclos sans oublier Maurice Thorez), archives encore chaudes des émeutes des ligues fascistes de février 1934 et sketchs didactiques interprétés par les copains (Jean Dasté et Jacques Brunius, Max Dalban et Charles Blavette, Nadia Sibirskaïa et Gaston Modot, Jacques Becker et Jean-Paul Le Chanois). Plus classique mais plus ambitieux aussi, La Marseillaise qui a connu une petite carrière en URSS est une fresque historique de deux heures, initialement prévue pour en durer dix de plus, une épopée racontant la Révolution française à partir d'un bataillon de citoyens marseillais dont la mémoire court jusqu'aux Gilets jaunes aujourd'hui.

 

 

 

Avec La Vie est à nous, un film clandestin et collectif seulement coordonné par Jean Renoir, on s'essaie notamment à des exercices de montage soviétique (eisensteinien quand les discours de Mussolini et Hitler s'apparentent à des mitraillades et des jappements, vertovien avec le finale synthétique qui fait entendre partout une Internationale cosmique, à la ville et la campagne, dans les usines et dans les nuages). L'innervation narrative revient à la liaison dialectique de la politisation de la paysannerie et de la solidarité ouvrière avec l'action antifasciste. La propagande est évidemment à l'œuvre ici mais, pour le spectateur contemporain, elle ne cesse pas d'être constamment divisée. Il y a d'un côté un stalinisme irrecevable aujourd'hui, préparant le théâtre biaisé des Procès de Moscou ou promouvant un antifascisme qui allait connaître sur le terrain espagnol ses limites idéologiques. Mais il y a de l'autre, aussi, un didactisme de l'organisation, avec l'école des réunions ouvrières et la discipline des prises de parole face à la direction des usines, soit toute une éducation pratique qui reste toujours d'une impérieuse actualité.

 

 

 

La Marseillaise est un autre hymne au nous, une fresque digne des westerns fordiens, qui alterne plans larges et gros plans dialectiquement, ne ratant rien de la grande histoire et des petites qui la composent, comprenant que la première doit en vérité tout aux secondes (comme un fleuve). La profondeur de champ s'engrosse ainsi d'un peuple qui grandit comme une lame de fond, en s'éduquant aux nouvelles idées (nation, citoyenneté) que ses membres incarnent avec les accents des terroirs, découvrant contre l'ordre monarchique que les identités sociales ne sont pas des natures immuables mais des rôles que l'on peut changer si la tendance est à l'égalité. Le film de Jean Renoir raconte en effet la révolution comme une idée motrice pour la construction d'une nation, une idée neuve qui signifie d'abord la réunion fraternelle des citoyens. La nation contre le nationalisme, voilà pourquoi Jean-Marie Straub en cite un extrait dans L'Aquarium et la nation (2015). Plus étonnante est la citation d'un extrait sonore de La Marseillaise au début de Trauma (1993) de Dario Argento, qui n'oublie pas que ses obsédantes décapitations ont aussi pour fond historique les ambivalences de la modernité inaugurée par la Révolution française.

 

 

 

 

Le goût d'une tomate dans la bouche du roi (Pierre Renoir tout en bonhomie) ; un peintre de tableaux antiques qui a compris qu'il fallait désormais représenter l'épopée d'aujourd'hui ; des soldats qui se font face tout en se rappelant leur pays commun ; les antagonismes internes à l'aristocratie déjà acculturée à l'idée moderne de nation ; les acteurs de second plan reléguant Louis Jouvet à l'arrière-plan ; une femme qui préfère prendre la parole plutôt que rester à se taire comme lui rappelle un homme encore attaché au respect des vieux ordres naturels ; une fenêtre par où fuir comme el fait le bien-nommé Cabri ; un théâtre d'ombres signé Lotte Reiniger et tant d'autres surprises : La Marseillaise est une chanson de geste dédiée à l'invention du peuple comme une commedia dell'arte, un habit d'Arlequin.

 

 

19 mars 2020

La Grande illusion (1937)

 

 

 

Le raffinement démocratique

 

 

 

 

Le plus grand succès commercial de Jean Renoir, hissé depuis au rang de chef-d'œuvre universel du cinéma mondial, vaut mieux que sa valeur patrimoniale, certes inestimable (le premier film à avoir été nommé à l'Oscar du meilleur film étranger est aussi l'un des rares films inclus dans les collections permanentes du MoMA de New York). Haï dès sa sortie par Joseph Goebbels et Céline, mais célébré aussi par le président Roosevelt pour ses vertus démocratiques, film fétiche pour John Ford et Orson Welles, La Grande illusion aurait été compliqué à financer s'il n'y avait pas eu la présence de Jean Gabin pour aider à monter une production largement inspirée des souvenirs de guerre du cinéaste. Maréchal des logis au 3ème escadron du 1er régiment des dragons sous les ordres du capitaine Louis Bossut, inspiration pour le personnage du capitaine de Boëldieu (Pierre Fresnay), Jean Renoir a également pensé à l'adjudant Armand Pinsard pour celui du lieutenant Maréchal (Jean Gabin), ce pilote qui l'a sauvé d'un chasseur allemand alors qu'il était aviateur d'observation et qu'il a retrouvé par hasard au moment de tourner Toni (1934). Avec l'aide du scénariste Charles Spaak avec qui il a collaboré sur l'adaptation des Bas-fonds (1936) d'après la pièce de Maxime Gorki, et celle d'une script nommée Gourdji qui se fera un autre nom dans le journalisme (Françoise Giroud), Jean Renoir signe une œuvre bouleversante, dont le pacifisme ne souffle qu'avec derrière lui le pessimisme nécessaire à comprendre que les fractures de 1918 annoncent d'imminents abîmes.

 

 

 

Inépuisable malgré les nombreuses revoyures, La Grande illusion est génial dans tous les registres du jeu. Le film respire l'intelligence à pleins poumons, il est d'une lucidité confondante, raffiné en plan général, subtil dans la foultitude de ses détails. D'un côté, la dialectisation des antagonismes nationaux par les rapports de classes propose une puissante diagonalisation des contradictions en temps de guerre. Ainsi, la nation dont la construction épique sera bientôt amplement racontée dans cette chanson de geste qu'est La Marseillaise (1938) est un enjeu de complexification des relations, qui rapproche les individus issus de milieux sociaux distants (le titi parisien Maréchal et l'aristocrate de Boëldieu) et qui éloigne ceux qui partagent un même style de vie (la noblesse militaire partagée par l'officier français de Boëldieu et son homologue allemand Rauffenstein). La diagonale est une autre flèche pour reconduire la nécessité de la ligne d'évasion, du couloir menant à la porte au fond du plan à la fenêtre ouvrant sur le grand air du dehors auquel aspirent les prisonniers français du camp allemand. De l'autre, le détail du bras en écharpe de Maréchal, blessé et capturé avec son supérieur de Boëldieu dès le premier raccord qui est une ellipse foudroyante, l'oblige à partir de la deuxième séquence du film à être en retrait. Jean Gabin se voit ainsi invité à occuper quelques temps l'arrière-plan et la vedette du cinéma français de regarder des acteurs moins connus tenir le devant de la scène, parmi lesquels les indispensables Gaston Modot, Bruno Carette et Marcel Dalio.

 

 

 

En trois temps comme un triptyque ou une série de poupées russes emboîtées, La Grande illusion ne va jamais s'interrompre de trouver le contre-pied pour faire valser les émotions en compliquant les opinions, décalant à chaque fois le regard dès lors qu'il s'agit d'indexer l'expression du particulier sur la toile de fond générale déterminant son inscription. La diagonale est une dynamique de dialectisation continuée qui consiste à passer de boîte en boîte, de sas en sas, de monde en monde. Du premier camp allemand de prisonniers (la caserne de Colmar pour les extérieurs) au second plus restreint (le château-fort alsacien du Haut-Königsbourg), puis de celui-là à la fermette allemande (sur les hauteurs de Fréland dans le Haut-Rhin), à proximité de la frontière suisse derrière laquelle l'évasion continue encore (le dernier plan dans la neige a été tourné à Chamonix sans Jean Gabin). Le froid a d'ailleurs rendu le tournage en extérieur difficile, le neveu du cinéaste, Claude Renoir, a même dû le quitter pour raison de santé. Que le film est chaleureux pourtant, qui se chauffe au feu de la complexité humaine, emboîtant les contraires le temps d'un panoramique, d'un plan jouissant de la profondeur de champ, d'une fenêtre comme un sas reliant le dehors au dedans et inversement. Le gel des réflexes culturels et des préjugés nationaux ne prend jamais vraiment quand le silex des contradictions fait jaillir entre les êtres des étincelles d'une vérité rendant raison à la complexité humaine. Stalag 51 (1953) de Billy Wilder y pensera encore, moins son dérivé télé Papa Schultz

 

 

 

Combien de séquences inoubliables dans La Grande illusion ? Officiers allemands et français sont attablés, les premiers ont fait prisonniers les seconds mais les usages doivent être respectés, la politesse nivelle doucement, presque imperceptiblement les antagonismes. On se surprend à parler la même langue, à partager les mêmes souvenirs. Le raccord est vif comme l'air alsacien, une couronne mortuaire rappelle à tous qu'il y a une fosse à cadavres séparant ceux qui sont du côté de la victoire et les autres du côté de la défaite, toujours réversibles, toujours temporaires. Prisonniers français et britanniques s'amusent à monter une revue de music-hall. La réception d'un colis plein de vêtements féminins suscite bien des rires, un garçon essaie alors une robe, tombe soudain un silence général de l'assemblée, son trouble sexuel révélé dans la douceur d'un panoramique. La revue est finalement jouée, Carette en est le meneur qui chante « Si tu veux Marguerite », ce lutin azimuté qui carbure au witz et aux variétés populaires en ayant la bouille du lapin carrollien et les manières de Charlie Chaplin. Quand on annonce la reprise du Fort Douaumont par l'armée française, les soldats anglais habillés en femmes et montant la jambe comme l'exige le french cancan entonnent alors la Marseillaise, jamais si belle quand l'hymne national devient chant internationaliste. C'est encore l'émeute des soldats russes qui font un autodafé des livres envoyés par l'impératrice plutôt que des vivres, comme un foyer de la révolution de 1917 qui fait pourtant le malheur de l'amoureux des livres retraduisant Pindare à nouveaux frais (Sylvain Itkine, assassiné par la Gestapo en 1944).

 

 

 

« De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace ! » disait Danton et la citation était ironique dans la bouche de ce diable de Batala du Crime de monsieur Lange (1935). C'est pourtant l'audace qui est, sans forcer mais avec une irrésistible souveraineté, aux commandes de La Grande illusion. Et ce n'est pas fini. Avec le personnage de Rosenthal, Jean Renoir fait un sort à l'antisémitisme, celui que partage Maréchal mais qu'il finit cependant par abandonner quand il s'agit de faire marcher une solidarité capable de s'arracher au froid et à la boue, comme deux clochards d'une pièce pas encore écrite de Samuel Beckett. Rosenthal est le juif qui fait manger les meilleurs mets aux prisonniers français, l'héritier qui fait fructifier un patrimoine national en déshérence, pas moins français alors que le copain sénégalais (l'algérien Habib Benglia, magicien de Daïnah la métisse de Jean Grémillon). S'agissant de Rauffenstein, le choix d'Erich von Stroheim est juste magnifique, l'hommage à l'un des cinéastes qui a donné à Jean Renoir l'amour du cinéma fonde son plus grand rôle, mi-homme mi-machine comme sorti d'une toile d'Otto Dix qui énonce la terrible vérité prophétique : les combattants dans les règles ont laissé place désormais aux fonctionnaires. L'aristocratie qui survit dans le monde militaire est dépassée à l'heure des administrateurs de la mort que seront bientôt les nazis. Rauffenstein se sait obsolète quand son homologue français sauve l'honneur par l'invention révolutionnaire d'une notion incompréhensible pour lui, la nation.

 

 

 

Tout peut alors converger avec le sacrifice du capitaine de Boëldieu. S'y joue un puissant et riche conflit de sentiments : la comédie à laquelle consent l'officier qui ressemble soudainement au faune renoirien typique (sa flûte) ; la tragédie de l'agonisant excusant l'homme qui l'a tué, son double, son ami, son frère parce qu'il faut tenir jusqu'au bout aux formes raffinées d'une civilité promise, comme le pire aussi (ces maladies de riches que sont alors le cancer et la goutte), à se démocratiser. Son sacrifice peut alors imposer l'incompressible vérité aux spectateurs de l'entre-deux-guerres, ceux de demain, d'aujourd'hui et d'hier : la nation française marche sur ses deux jambes, le titi parisien qui se redécouvre des origines paysannes et le juif polyglotte et cultivé. La politesse est un raffinement en cours de démocratisation, c'est le pari que fait Jean Renoir à l'époque de La Grande illusion qui est celui de l'intelligence et de la lucidité, de l'internationalisme en dépit du pessimisme (les juifs sont des nationaux, les allemands ne sont pas des ennemis).

 

 

 

Si la ligne d'évasion est une diagonale tirée depuis des lieux confinés comme des latrines saturées, elle peut enfin mener de l'autre côté de la fenêtre comme de la frontière. Juste avant, un prolo parisien laisse tomber ses réflexes antisémites, trouve l'amour dans les bras de la veuve Dita Parlo, renoue avec la culture paysanne de ses aïeux, se fait internationaliste sans le savoir. La diagonale est la ligne d'une danse, entre la claudication et le cancan et c'est ainsi que Jean Renoir fait le cinéma le plus démocratique et raffiné en sachant rédimer une blessure de guerre.

 

 

20 mars 2020

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