Jean Renoir, un carrousel épatant

(septième partie)

 The Southerner – L'Homme du sud (1945)

 

 

 

Hésiode par Ford

 

 

 

 

Un ami déplie délicatement les photographies de ses amis, le fermier Sam Tucker et sa compagne Nona, leurs enfants Daisy et Jottie, la grand-mère aussi. La voix de l'amitié est off et douce, c'est celle de Tim, le gentil copain de Sam qui a pour sa part préféré partir travailler en usine. C'est un personnage qui n'apparaîtra que tardivement dans le récit, pas plus important qu'un autre mais il s'agit de l'ami de la famille Tucker et la voix off qui exprime la chaleur des liens affectifs partagés ne se fait entendre qu'à la seule occasion de l'ouverture. Voilà les conditions (renoiriennes) pour être un narrateur : être le confident qui n'est pas omniscient, vivre dans les marges du récit dont on n'est pas le héros, avoir le soin d'évoquer modestement l'existence laborieuse et digne des gens simples comme lui, à la fois de loin (l'apparition de l'ami est longtemps différée) et de près (l'évocation tient davantage de l'expression du sentiment que du détail narratif proprement dit).

 

 

 

Sur les six longs-métrages tournés par Jean Renoir durant son exil hollywoodien entre 1941 et 1947, The Southerner – L'Homme du sud co-produit par Robert Hakim est probablement l'un des plus beaux, récompensé par trois nominations aux Oscars et le prix du meilleur film à Venise. C'est une petite production en forme de poème bucolique, postée à ce carrefour idéal où Hésiode rencontre John Ford, tourné modestement dans l'arrière-pays californien à partir de l'adaptation d'un roman de George Sessions Perry sur lequel a notamment travaillé William Faulkner (et un jeune assistant à la réalisation nommé Robert Aldrich). Accordé à l'esprit typiquement pastoral de l'Americana, The Southerner serait sûrement le film le plus « américain » de son auteur, distant à la fois des films de propagande (This Land is Mine – Vivre libre en 1943 et A Salute to France en 1944), des tentatives de film criminel (Swamp Water – L'Étang tragique en 1941 et The Woman on the Beach – La Femme sur la plage en 1947) comme de l'expérimentation si hétérodoxe (Le Journal d'une femme de chambre en 1946 d'après Octave Mirbeau) qu'elle aura désarçonné, y compris les meilleurs défenseurs du cinéaste (André Bazin lui-même n'a pas été convaincu avant de revenir de manière exemplaire sur sa première position critique).

 

 

 

Impossible en effet de ne pas avoir à l'esprit The Grapes of Wrath – Les Raisins de la colère (1939) et, dans une moindre mesure, Tobacco Road – La Route du tabac (1941) de John Ford. La voiture brinquebalante des Tucker qui transporte les maigres biens de toute une vie fait irrésistiblement penser à celle des Joad mais le ton épique laisse cependant place dans le film de Jean Renoir à une peinture moins contrastée de la ruralité, traitant contre tout expressionnisme la diversité à égalité des situations concrètes en les inscrivant dans le cycle des saisons d'une année. C'est ainsi que le cinéaste tempère la propension à la dramatisation noire et blanche de l'épopée tumultueuse fordienne avec les équilibres du poème didactique et bucolique à la manière poétique d'Hésiode, dédié dans toutes ses nuances de gris à la description des activités agricoles. Le sentiment obtenu est alors celui d'une grande plénitude dont les respirations, parce qu'elles n'ignorent rien des violences et des souffrances en les intégrant dans une nature qui les provoque en toute indifférence, rappellent que l'humanisme renoirien ne serait rien sans la cosmogonie qui l'englobe.

 

 

 

Le trait est si simple et si grande l'épaisseur de son rendu. Dans les champs de coton, l'oncle Tucker a un coup de chaleur et lâche à son neveu cet ultime avertissement, legs soufflé dans un râle de toute une vie de labeur : « cultive ta propre terre ». Zoomie, le chien de la famille qui circule entre les plants de coton, pose alors sa tête sur la poitrine du macchabée. C'est qu'il tient à jouer son rôle angélique et placentaire de gardien et d'accompagnateur originaire, exactement comme le chien de l'amérindien abattu dans une séquence immense de The Iron Horse – Le Cheval de fer (1924) de John Ford. Un chien semblable, parce qu'il abandonne le vagabond de Boudu sauvé des eaux (1932), le pousse à se foutre à l'eau, un autre initie la fiction de L'Étang tragique (1941). L'enterrement se ramasse dans deux bouts de bois qui font à peine une pierre tombale. La famille Tucker repart alors, avec la petite Daisy qui s'amuse au milieu des herbes à goûter du raisin sauvage en moquant sa grand-mère qui a peur de se faire mordre par une vipère, elle le sait bien après tout puisqu'elle a perdu un orteil à cause de ce genre de serpent. Le mort du patriarche est derrière eux et la vie continue, en reposant dorénavant sur le vœu du mourant qui est un commandement pour un nouveau commencement, l'arkhè d'un principe que Sam tentera coûte que coûte de tenir.

 

 

 

The Southerner est riche de tant d'autres moments. Sa richesse expressive n'en reste pas moins celle d'une économie qui, contre tout expressionnisme, retient constamment les eaux calmes et souveraines du naturalisme de crever dans le marais des eaux lourdes et noires de la pulsion. Tout est important sans faire saillie, regardé à égalité dans le cadre comme dans la profondeur de champ, le chien comme l'acteur professionnel, l'arrière-plan comme l'avant-plan, les décors naturels comme les quelques transparences témoignant que certains plans ont été tournés en studio. C'est la grand-mère plus puérile que Jottie et Daisy mais son sourire malicieux accompagne l'intimité sexuelle de Sam et Nona derrière une couverture (on la croirait revenue de la Partie de campagne). Avec le voisin bourru Denvers, le rival mimétique incarne à la fois la jeunesse de Sam (l'orgueil qu'il n'aime pas chez lui aura été d'abord le sien) et la possibilité du pire avenir pour lui (l'accession à la propriété a coûté la vie à sa compagne et la plupart de ses enfants en suscitant chez lui une amertume infinie), avant que le fantôme d'Abel et Caïn ne finisse par être évacué à l'occasion d'une pêche miraculeuse au poisson-chat. On comprend avec Sam que les vertus traditionnelles de la solidarité communautaire entre voisins relève d'un idéalisme blessé par les duretés nécessaires du labeur et les sacrifices consentis pour accéder au statut convoité de propriétaire.

 

 

 

Le monde a changé, mais il a changé en bien aussi, avec le médecin qui préconise le lait et les légumes pour soigner la pellagre de Jottie et Daisy qui va à l'école en sachant que le médecin apprend à sa famille. Et Denvers rêvait comme un gosse de ce poisson-chat et l'animal, qui est un totem approprié à la poétique de l'eau renoirienne, relève le premier poisson donné en se substituant symboliquement aux cochons à nourrir ou à l'opossum qu'il faut faire sortir de son tronc d'arbre en enfumant sa cachette (l'égard quasi-animiste qu'on lui doit s'oppose au massacre de lapins dans La Règle du jeu). Tim rappelle enfin à l'ami Sam persévérant dans sa condition de fermier qu'un paysan a besoin d'un tracteur et d'un fusil, autrement dit d'outils fabriqués par des ouvriers comme lui.

 

 

 

Jean Renoir est le cinéaste qui a un besoin quasi-organique des oppositions symboliques (l'intérieur et l'extérieur, l'homme et la femme, l'enfance et la vieillesse, la ville et la campagne, l'ami et l'ennemi, la vie et la mort) pour en dialectiser la relève sans forcer le trait (les oppositions s'altèrent réciproquement comme l'eau et la terre se mélangent et le noir et blanc mêlés font du gris, elles deviennent des contradictions dans lesquelles le négatif compose avec le positif). La relève des contradictions qui n'est pas leur dépassement autorise l'initiation didactique de leur compréhension et elle épouse à la fin la persévérance même des Tucker. S'ils vont continuer à cultiver le coton alors qu'une tempête vient de détruire leur première récolte, ils n'ignorent rien des difficultés qui les attendent désormais. Et si la bicoque restaurée au début en est redevenue une à la suite de la tempête, le foyer est resté quant à lui allumé et les légumes qui coûtent cher n'ont pas été souillés.

 

 

 

Film plus apollinien que dionysiaque, The Southerner est un récit d'initiation qui retient le meilleur en retenant qu'advienne le pire, n'ignorant rien du pire qui borde le meilleur comme un fleuve peut sortir de son lit quand il s'engorge des eaux d'une pluie diluvienne. Il y a bien des mauvais coups qui arrivent (la pellagre dévorant la joue de Jottie) mais une alimentation saine les apaise, tandis que d'autres sont évités de peu (coup de poignard de Finley le neveu de Denvers, coup de feu du propriétaire du bar ou de fusil de Denvers). Il y a bien encore la pulsion sexuelle qui rôde, avec le regard concupiscent de Finley sur Daisy et sa jupe retroussée dans un contrechamp osé (avec sa flûte il est d'ailleurs un avatar du faune renoirien), mais elle est relevée dans les batifolages au milieu des herbes (la mère de Sam avec l'épicier Hammie avant de se marier, une suggestion osée) ou les régressions puériles (la séquence de destruction du bistrot, carrément burlesque).

 

 

 

L'eau coule donc sans liquider les aspirations des terriens. La vie coule et ses leçons ne cessent pas. La vipère qui amuse la petite fille et son petit frère à la joue mordue par le poison de la maladie sont des motifs qui reviendront avec toute leur dimension tragique dans The River – Le Fleuve (1950).

 

 

24 février 2020

Le Journal d’une femme de chambre (1946)

 

 

 

La servitude passionnelle

 

 

 

 

L’Homme du sud et Le Journal d’une femme de chambre tourné l’année d’après représentent les deux faces opposées de la période hollywoodienne de Jean Renoir. Le premier film a été un succès nominé aux Oscars, exemplaire de la manière dont le réalisateur français a su mouler sa manière dans le paysage rural d’une Americana regardée comme il a regardé l’Algérie dans Le Bled (1929) et le midi dans Toni (1934), comme il regardera bientôt l’Inde dans Le Fleuve (1951). Le second a en revanche été un échec retentissant, incompris même des partisans français du cinéaste qui l’ont découvert en 1948 avant de le réévaluer dix ans après. L’adaptation du roman d’Octave Mirbeau, malgré de grands écarts scénaristiques assumés, sied pourtant aux tendances anarchistes et naturalistes de Jean Renoir, qui a pour le coup bénéficié de la plus grande liberté dont il a jamais joui à Hollywood grâce aux amis. Le producteur Benedict Bogeaus, l’acteur Burgess Meredith (déjà acteur et co-scénariste de A Salute to France) et sa compagne la star Paulette Goddard ont en effet monté la structure de production indépendante nécessaire à la réalisation d’un chef-d'œuvre maudit comme avant lui La Règle du jeu (1939).

 

 

 

André Bazin est, parmi les critiques, celui qui aura le plus révisé sa copie, rejetant d’abord en 1948 un film jugé théâtral et artificiel trop éloigné du réalisme populiste des grands films des années 1930 comme Le Crime de monsieur Lange (1935), avant d’y revenir en 1958 pour comprendre les puissantes dissonances d’un film retors à toute classification catégorique comme aux étiquettes habituellement collées sur la couenne de Jean Renoir. D’ailleurs, et tout à fait symptomatiquement, l’une des grandes plumes des Cahiers du cinéma propose ces quelques oxymores, « tragédie burlesque » ou « fantasque cruel », qui font de fait écho à ceux employés pour désigner La Règle du jeu (comme « fantaisie dramatique » ou « drame gai »). Ce qui est désormais atteint par Jean Renoir qui a su redéfinir un réalisme émancipé des réflexes mimétiques, c’est à juste titre « non plus le théâtre, mais une théâtralité à l’état pur », celle qui ne va pas manquer de s’épanouir la décennie suivante, avec le triptyque du spectacle ouvert avec Carrosse d’or (1952) et poursuivi par French Cancan (1954) et Elena et les hommes (1956).

 

 

 

Au fond du plan, ce n’est pas la Normandie réelle de Madame Bovary (1933) mais une toile peinte dans un studio californien et, pourtant, la femme de chambre Célestine s’en tire paradoxalement mieux que la bourgeoise malade d’une sentimentalité contrariée du roman de Gustave Flaubert, la diagonale d’évasion renoirienne étant opératoire dans le second cas mais pas dans le premier. Pour cela, il aura fallu trahir le fatum exercé par la fidélité au roman d’Octave Mirbeau et Jean Renoir y réussit mieux ici qu’à l’époque de Nana (1926) et La Bête humaine (1938), deux pics naturalistes mais sous condition de la fêlure héréditaire prescrite par la littérature d’Émile Zola. À la différence de ce dernier film, Le Journal d’une femme de chambre respecte pourtant le cadre d’inscription historique du récit mais le tout début du 20ème siècle s’y présente en effet comme la toile peinte d’un monde sous cloche, un dedans confiné dans le cocon des studios hollywoodiens qui arrive malgré tout à entrer dans une résonance inouïe avec le dehors, c’est-à-dire pour l’exilé français aux États-Unis à la libération de son pays de l’occupation nazie. La fête du 14 juillet avec laquelle se clôt le film, pure invention renoirienne en regard du roman original, en faisant écho à La Marseillaise (1937) et en attendant l’autre fête nationale sur laquelle s’ouvrira Elena et les hommes, ramasse avec une force quasi-rageuse les urgences politiques de l’époque, en rappelant notamment que la construction de la nation moderne s’est faite aussi sur des lynchages et des purges collectives dont les ressorts passionnels relèvent autant du seuil limite atteint dans la reproduction des rapports entre maîtres et esclaves que d’une redistribution des richesses rédimant tout désir d’enrichissement personnel qui renforcerait les penchants à la servitude volontaire.

 

 

 

Le Journal d’une femme de chambre est incontestablement l’un des joyaux noirs de toute l’œuvre. Jean Renoir y est d’une virtuosité saisissante, stylisant à grande vitesse les virevoltes de Célestine entre les quatre hommes qui la désirent, la nature humaine en quatre variantes masculines : la faiblesse pulmonaire de Georges Lanlaire l’héritier en rupture d’héritage ; la sénilité priapique de son père ; son rival mimétique le capitaine Mauger en faune simiesque ; et le valet Joseph, âme damnée, sadique et pervers jusqu’à la férocité. Célestine rit et Paulette Goddard qui l’interprète n’oublie pas la gestique chaplinesque apprise durant Les Temps modernes (1936), ayant inspiré celle de Junie Astor dans Les Bas-fonds (1936). Mais, à peine a-t-elle le temps de rigoler et d’ironiser qu’elle se fait rouée et intéressée avec les vieux capitaines en ennemis jurés et rivaux éternels (Célestine survit et ses charmes pourraient l’aider à vivre enfin), puis sentimentale et idéaliste avec le fils de famille (mais lui voit derrière elle ce qu’elle n’aperçoit pas, que dans son dos la maîtresse de maison la manipule pour retenir captif son fils qui n’est revenu à la maison que pour avoir à nouveau envie de partir), enfin terrorisée par la colère intériorisée et la violence froide de Joseph (Francis Lederer qui a joué dans sa jeunesse l’amoureux de la Loulou de Georg Wilhelm Pabst est une pure figure gothique, comme sortie d’un film d’horreur de la Warner ou de la Hammer). Comique avec les facéties de Mauger, d’une puérilité effrayante (Burgess Meredith excelle dans ce registre), le film de Jean Renoir l’est jusqu’à ce que son excitation de singe en rut le pousse à tuer son écureuil. Le Journal d’une femme de chambre est encore comique avec Mauger ivre qui rentre chez lui après avoir enfermé dans la cave sa gouvernante qui se prend pour sa maman mais, sans coup férir, il se tord et vire à l’horreur quand Joseph l’assassine comme il a l’habitude de tuer des oies, en lui enfonçant hors-champ une aiguille dans le cou pour enterrer ensuite tranquillement son cadavre dans le jardin. Une schizophrénie comme dans Le Testament du docteur Cordelier (1959).

 

 

 

Toujours Jean Renoir trace en raffiné dialecticien qu’il est le chemin qui, en un raccord ou un travelling, relie au plus court le tendre et le cruel, le rire et l’horreur, le comique et le sadique, le concret et l’abstrait, le réalisme et l’onirisme. Il ne craint ni le sordide ni le grossier, moments nécessaires au raffinement dialectique des expressions du vrai. Là encore, André Bazin a eu raison de réviser son jugement critique en reconnaissant que l’allure de générale de comédie du film était en fait au service d’un cauchemar peuplé de créatures effrayantes, homme-singe, vieux bouc sénile et loup-garou, débouchant sur la transformation de la fête du 14 juillet en grande purge collective digne d’un film de Fritz Lang. En rappelant cependant, à la différence de l’auteur de Fury (1936), qu’au fondement des nations modernes construites à partir des idées de liberté, d’égalité et de fraternité, il y a eu des massacres déterminés par la violence des maîtres et les écarts intolérables de la richesse. Les Lanlaire représentent le vieux monde des possédants de sang qui refuse la République et le prolétaire Joseph partage leur point de vue réactionnaire, servile jusque dans l’idéologie. Il est pourtant aussi la figure d’un individualisme moderne produit par la Révolution quand il croit pouvoir embarquer Célestine dans son projet de monter à Cherbourg un café. Mais la passion de la servitude est si ancrée qu’il a accumulé une haine qui va se décharger contre Mauger qu’il assassine cruellement et contre Georges qu’il va frapper encore et encore dans la serre des Lanlaire, rappel de celle de La Règle du jeu. La séquence est longue et impressionnante, sa dynamique est animale et organique, la violence retombe puis repart, elle reflue puis explose encore dans des vrilles, des soubresauts et des torsions que l’on retrouvera seulement chez d’autres cinéastes naturalistes comme Maurice Pialat, Shôhei Imamura ou encore Bong Joon-ho.

 

 

 

Quand arrive la fête du 14 juillet. Le seul moyen pour Célestine de s’émanciper de Joseph est de dire à la foule des fêtards que l’argenterie volée aux Lanlaire, signe d’une richesse d’héritage sortie rituellement à cette date pour rappeler à la République la persévérance de l’aristocratie, appartient à tous. Mais Joseph a un réflexe de propriétaire et use du fouet pour éloigner les badauds. Il est alors lynché par la foule, c’est un plan très long exécuté à la grue, d’abord un travelling-avant pour montrer la foule qui se disperse en dévoilant le cadavre de Joseph, puis un travelling-arrière revenant sur Célestine et Georges, le tout en silence. Dans cette séquence aussi impressionnante que le silence de mort qui la conclut, il y a du génie. Car la foule ne lynche pas le fils de famille mais le valet pire que l’héritier, parce que le second cherche une ligne de fuite en rupture avec l’héritage familial quand le premier s’oppose à une redistribution collective des richesses qu’il s’est appropriées pour lui seul.

 

 

 

Le valet pire que le maître : dans la dialectique du maître et de l’esclave, le second joue aussi sa partie dans la reproduction des rapports de domination et si Joseph est le plus grand domestique de tout le cinéma renoirien, c’est qu’il est aussi le pire. Alors que Luis Buňuel déplacera avec son adaptation du même roman le contexte historique pour réfléchir sur les avatars du fascisme entre la fin des années 1920 et le début des années 1960, Jean Renoir adresse à la France de la Libération les encouragements à ne pas oublier la vérité révolutionnaire de la nation.

 

 

26 mars 2020

The Woman on the Beach – La Femme sur la plage (1947)

 

 

 

Les mâles bovarysent aussi

 

 

 

 

Pour Jean Renoir, la période hollywoodienne s'ouvre avec un échec (L'Étang tragique produit pour la 20th Century Fox en 1941) pour se clore avec un autre insuccès (La Femme sur la plage pour la RKO en 1947). Ce ne sont pas de mauvais films, loin de là, mais ils n'ont pas permis l'intégration professionnelle escomptée par un cinéaste bien trop à l'étroit dans un aquarium dont les vitres sont des freins à sa liberté. Daryl F. Zanuck a résumé la situation avec le pragmatisme proverbial du ponte des studios : « Renoir a beaucoup de talent, mais il n'est pas des nôtres ». Le constat est dur et a dû l'attrister mais il ne l'a empêché ni d'adopter la double nationalité ni de réaliser plusieurs films remarquables, pour L'Homme du sud (1945) immédiatement consacré, pour d'autres mal reçus avant d'être réévalués par la suite comme This Land is Mine – Vivre libre (1943) et Le Journal d'une femme de chambre (1946), deux films où la France reconstituée sous la cloche des studios hollywoodiens relève à la fois de l'artifice, de la peinture abstraite et du théâtre de la cruauté.

 

 

 

À Hollywood, Jean Renoir ne s'est sûrement pas aussi bien adapté que d'autres immigrés aussi talentueux que Fritz Lang et Alfred Hitchcock mais une acclimatation relative a pourtant eu lieu, qui a permis à sa poétique de l'eau de couler sous le soleil californien de la rivière en crue de L'Homme du sud, précédée par l'épaisseur du marais géorgien de L'Étang tragique et le fracas océanique de La Femme sur la plage. L'eau claire est toujours susceptible de s'alourdir des humeurs de la pulsion de mort, avec la folie du faux coupable devenu paria isolé et ensauvagé, la haine digne de Caïn d'un voisin fermier dont l'accession à la propriété lui a coûté sa vie de famille, les hantises coupables saturant une rivalité virile illusoire et sans fondement. En Amérique, Jean Renoir plonge son naturalisme dans le bain des mythologies vétérotestamentaires (on y retrouve les archétypes du patriarche brutal et de l'amitié fraternelle relevant une inimitié originaire), tout en accentuant souterrainement un panthéisme élégiaque dont la cosmogonie élémentaire submerge de sa cruelle indifférence les différentes expressions de la nature humaine, bêtise et bestialité comprises (Le Fleuve en constituera en 1951 une première acmé relayée en 1959 par Le Déjeuner sur l'herbe).

 

 

 

Comme Madame Bovary (1933), comme La Règle du jeu (1939) lors de sa sortie, La Femme sur la plage est un film amputé, victime du système étasunien des projections-testes (previews) avec son lot de scènes à jeter et de nouvelles à tourner (pire, Jean Renoir a dû intégralement le refaire). Comme ses prédécesseurs, c'est un film boiteux, comme son auteur aussi depuis la blessure à la jambe gauche durant la Grande Guerre. Ses boitements s'apparenteraient alors à d'intrigantes boiteries manigancés par un cinéaste qui, lorsqu'il a franchi la rampe pour jouer la comédie, a souvent joué des démons (le souteneur assassin de La P'tite Lili d'Alberto Cavalcanti, le restaurateur Poulain incitant aux plaisirs de Partie de campagne, l'homme des bois et bouc émissaire Cabuche dans La Bête humaine, Octave l'ours sacrificateur innocent de son ami dans La Règle du jeu). À sa façon, Jean Renoir serait une sorte de diable boiteux et il le prouve encore avec La Femme sur la plage, ce film noir imprégné de psychanalyse qui déplace le cadre urbain habituel du côté d'une plage enfiévrée de traumatismes de guerre, de brouillard et de tempête. La musique de Hanns Eisler, la présence de Joan Bennett et la figure du mari aveugle sont une adresse au cinéma de Fritz Lang, qui venait de tourner avec la même actrice La Rue rouge (1945), un remake de La Chienne, en attendant Désirs humains rejouant La Bête humaine. Le film de Jean Renoir n'est pourtant pas la préfiguration mineure du Secret derrière la porte (1948), mais un objet retors, qui s'ouvre avec un cauchemar comme une scène onirique d'un conte d'Andersen, pour se poursuivre avec l'illusion d'une virilité mimétique, tout en suspendant la promesse de résilience du héros joué par Robert Ryan, qui à la fin s'en va sans demander son reste, son trauma sans remède.

 

 

 

Le faux aveugle est aussi aveugle que celui qui veut bêtement le démasquer et tous deux sont des épigones masculins d'Emma Bovary, persuadés jusqu'à s'intoxiquer d'une réciproque cécité que l'héroïne interprétée par Joan Bennett est la femme fatale qu'elle joue chez Fritz Lang. La mer écume de rage, le ventre de l'océan explose. Il faut pourtant couper la pulsion à sa racine, en la détachant des illusions qui la nourrissent. Les hommes qui se battent pour la femme comme les nobles du Tournoi dans la cité (1928) ne sont que des enfants que l’on ramène de leur fugue puérile en bateau exactement comme le sera Harriet dans Le Fleuve (1951). Un peintre blessé finit en effet par convenir que ses tableaux, devenus la toile d’araignée d’une captivité partagée, nourrissent sa blessure plutôt qu’ils ne la guérissent. Jean Renoir quittant Hollywood également, qui doit avoir en tête aussi les travaux et les jours des derniers temps de son père bouffé à mort par ses rhumatismes.

 

 

21 mars 2020

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