Jean Renoir, un carrousel épatant

(neuvième partie)

 Elena et les hommes (1956)

 

 

 

La fête révolutionnaire et sa marguerite

 

 

 

 

On retient d’abord un plan étonnant dans Elena et les hommes, celui où la représentation d’un champ dans le bois de Saint-Cloud est une image composée à partir du collage de deux bandes horizontales, celle du bas relevant d’une prise de vue réelle en extérieure tandis que celle du haut montre que ses rougeoiements sont une toile peinte en studio. Un plan étonnant en effet puisqu'il s’agit rien moins que d’un split-screen. Une image composite et truquée, toute en duplicité (un autre collage que le cinéaste aurait peut-être moins assumé appartient à la voix du comédien Jacques Charon ajointée au corps de l’acteur hollywoodien Mel Ferrer). Mais, comme en témoignent de premiers essais (La Petite marchande d’allumettes et Sur un air de charleston) jusqu’au dernier (on note l’adaptation d’une autre histoire de Hans Christian Andersen dans La Petit Théâtre de Jean Renoir), Jean Renoir nous a depuis longtemps habitués à fourbir son réalisme à partir des mélanges impurs et hybrides de l’impressionnisme et de l’onirisme, du roman naturaliste et du conte de fée. Le réalisme est un habit d’Arlequin, il outrepasse les limites du mimétisme pour atteindre au noyau d’hallucination du regard. Le réalisme renoirien fait boiter les perceptions et les préjugés, il déboîte les conventions et les clichés, fait voir double ce qui paraissait tenir de l’unique. Ses trouvailles, comme l’acteur vraiment amputé et cet autre réellement affecté d’asymétrie oculaire du Fleuve, sont des merveilles de boiteries résultant d’un sens aigu, profond et fantaisiste, de la diplopie.

 

 

 

Avec Elena et les hommes, il y a de quoi voir double en effet. Tantôt parce que le troisième volet d’un triptyque dédié au spectacle qui vient après Le Carrosse d’or (1952) et French Cancan (1954) propose une série virtuose de variations légères des motifs, situations et figures structurant toute l’œuvre, tantôt parce que le pastiche coloré du boulangisme qu’il propose, déjà en filigrane de French Cancan, nourrit cependant d’étranges résonances politiques avec le contexte historique de sa réalisation. D’un côté, le deuxième film tourné en France par Jean Renoir, après son exil étasunien et ses escales indienne puis romaine, s’affiche d’emblée comme une « fantaisie musicale » pleine de couleurs, de silhouettes et de mouvements assurant à l’aquarium des studios un dynamisme qui frôle la surchauffe. Avant de répandre plus doucement ses ondes chaleureuses dans un plaidoyer pro domo pour les vrais bonheurs de l’art de vivre français contre les illusions de l’aventurisme en politique. Les promoteurs de l’humanisme d’un cinéaste qui serait de tous le plus français s’en trouveraient comblés. De l’autre, Elena et les hommes montre qu’il est un film plus retors qu’il n’y paraît. Déjà parce que le spectacle auquel il est censé rendre hommage en conclusion du triptyque est moins identifiable que précédemment (la commedia dell’arte pour Le Carrosse d’or et le café-concert pour French Cancan). Ensuite parce que les motivations de certains de ses personnages sont relativement obscurs (on pense surtout à l’héroïne interprétée par Ingrid Bergman, autre star féminine internationale intégrant l’univers renoirien après Anna Magnani).

 

 

 

Le spectacle est partout dans Elena et les hommes mais pas moins que dans La Règle du jeu (1939) dont il propose des reprises délibérément mineures (les courses-poursuites effrénées entre la cuisine et le salon entre concubins les uns volages les autres trompés), délivrées du poids dramatique des morts accidentelles recouvrant d’inavouables sacrifices rituels (pas une goutte de sang ne sera versé, exigé comme tribut par l’immortel instinct de mort). Elena Sokorowska, veuve d’un prince polonais vivant son exil dans le Paris de la fin des années 1880, est une autre variation de l’étrangère aimée de trois hommes, comme Camille dans Le Carrosse d’or, comme la marquise Christine de la Cheyniest dans La Règle du jeu (et aussi l’héroïne de la pièce Carola). Qui sont donc ces trois hommes qui tournent autour d’Elena comme la Terre autour du soleil (ou les ailes du Moulin-Rouge tournant d’ailleurs dans le sens inverse des aiguilles d’une montre) ? Le bourgeois et industriel du cuir Martin-Michaud (Pierre Bertin), l’aristocrate oisif Henri de Chevincourt (Mel Ferrer) et le général François Rollan admiré des foules (Jean Marais). Le premier rêve de faire coup double en associant ses fiançailles avec la veuve polonaise avec celles de son fils et de l’héritière de son père, le « roi du caoutchouc », afin de consacrer un nouvel empire industriel de la chaussure (comme M. Follavoine rêvait déjà de dominer le marché des pots de chambre pour l’armée dans On purge bébé). Le deuxième est un comte sans autre ambition que de ne rien faire sinon d’aller là où le conduit son bon plaisir (son relatif désœuvrement lui permet de troquer ses beaux apprêts pour les guenilles des romanichels en suivant ainsi l’exemple du baron désargenté joué par Louis Jouvet dans Les Bas-fonds). Le troisième est un haut-gradé de l’armée célébré par le peuple mais entouré d’une nuée de conseillers qui voudraient se servir de son aura pour le convaincre de la nécessité d’un coup d’état (Rollan figure autant un clone du vrai général Boulanger qu’un avatar du vice-roi du Carrosse d’or). C’est comme une charade mais il y manque cependant un quatrième terme qui viendrait paradoxalement en premier.

 

 

 

Il y a effectivement un quatrième prétendant qui les a en fait toujours déjà précédés, il apparaît dans la première séquence du film pour ne plus jamais revenir par la suite, c’est Lionel, un jeune professeur de piano ayant composé l’opéra qui vient d’être accepté par la Scala de Milan. L’occasion pour faire sa demande en mariage auprès de son inspiratrice est pourtant sanctionnée par des adieux impromptus : Elena a fait son devoir, l’homme qu’elle a aidé et qui n’a plus besoin d’elle n’est plus désirable pour elle. Voilà la complexion du désir d’Elena, son ingenium pour le dire de façon spinoziste, qui consiste à aider les hommes ambitionnant d’entrer dans une boîte. Une fois la boîte intégrée, Elena s’en va du côté par où la boîte est fêlée, au service du prochain venu comme le Danglard de French Cancan dans sa quête insatiable de nouvelles vedettes. Son dévolu se jette ainsi sur Rollan et son aventurisme politique, mais dans la médiatisation de l’ami du général, Henri, qui voit à son corps défendant Elena lui glisser comme un poisson entre les doigts puisque, de toute façon, le comte ne nourrit aucune ambition. Les grandes scènes joyeuses et fréquentées, renoiriennes en diable, du bal du 14 juillet, du château de Villiers-sur-Marne et de l’hôtel particulier à Bourbon-Salins où se réfugie le général aux arrêts, ressemblent furieusement à la montgolfière d’observation militaire qui, en tombant du côté prussien, provoque un incident diplomatique qui risque de mettre le feu aux poudres mais en assurant aussi une victoire aux partisans de Rollan. La ronde masculine, passée de trois à quatre, inclut encore un cinquième terme qui vient en premier, même avant Lionel : il s’agit de l’époux décédé, dont sa veuve nous apprend incidemment qu’il aimait bien dans son château fabriquer des explosifs. Comme, à cette époque, les anarchistes.

 

 

 

Au début généreux en détails, gonflé de silhouettes et saturé d’incises et de digressions, le paysage général finit progressivement par s’éclaircir mais au prix d’y voir double : le désir de servir les hommes cache pour Elena une pente secrète et inavouée pour un certain radicalisme politique ; l’aventurisme politique justifiant l’extrémisme du coup d’État, s’il nourrit plus d’un écho (Boulanger et, avant lui, Louis-Napoléon Bonaparte en 1851), semblerait commenter la situation politique de la France d’alors, avec une Quatrième République enlisée dans la Guerre d’Algérie et l’idée toujours plus audible du recours à l’homme providentiel (c’est-à-dire Charles de Gaulle en 1959). Elena ne sait sûrement pas la différence entre radicalité et extrémité, elle ignore autant qu’elle représente aussi une version raffinée de la Nana d’Émile Zola. Sa passion pour la serviabilité afin de sauver son indépendance cache une servitude inconsciente pour le compte de la pulsion de mort. Cette pulsion est une fêlure qui traverse tout le monde, tout le film, jusqu’au split-screen mais survient un miracle, celui d’un désœuvrement généralisé. Sans autre autre manifestation que l’effet non d’une décision souveraine mais d’un affect commun et impersonnel qui est le sens profond du talisman en forme de marguerite qu’Elena offre à Rollan et qui devient un signe de ralliement, un événement affecte un peuple, ses bourgeois qui s’illusionnent et ses romanichels qui en savent un bout sur l’illusion (parmi eux, Léo Marjane et Juliette Gréco, la famille Zavatta aussi), préférant aux forçages des ambitions politiques les bons plaisirs d’un art de vivre partagé.

 

 

 

L’hédonisme préférable à l’aventurisme, bon. Sauf que le gaullisme à venir ressemblerait aussi à du boulangisme, tandis que l’anarchisme se divise entre les jouissances du chaos et le droit à la paresse revendiqué par Henri et auquel à la fin se rallie Elena. Après la commedia dell’arte et le café-concert, le dernier spectacle est celui des intrigues politiques, sans oublier que le 14 juillet est une fête révolutionnaire qui boite entre la construction pacificatrice de la nation de La Marseillaise et le reflux dans le lynchage collectif du Journal d’une femme de chambre. Encore et toujours diplopie.

 

 

23 mars 2020


Le Déjeuner sur l’herbe et Le Testament du docteur Cordelier (1959)

 

 

 

Métamorphoses

 

 

 

 

Modernité de Jean Renoir. 1959 en représenterait l’année. D’un côté, elle voit débouler les trois grands films (tous des premiers longs-métrages) qui vont bouleverser le paysage du cinéma français (Hiroshima mon amour d’Alain Resnais, Les 400 coups de François Truffaut, À bout de souffle de Jean-Luc Godard). De l’autre, le « patron » comme eux-mêmes le surnomment tourne coup sur coup deux longs-métrages qui prennent acte des changements esthétiques engagés par l’existence de la télévision en tant qu’elle affecte le champ de la création cinématographique. En janvier 1959, Jean Renoir tourne dans les studios de la Radiodiffusion-télévision française (RTF) de la rue Carducci, plus quelques scènes en extérieur (à Montmartre et avenue Paul-Doumer pour Paris mais aussi dans la banlieue ouest, à Marnes-la-Coquette), Le Testament du docteur Cordelier inspiré de L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde (1886) de Robert Louis Stevenson (le roman n’est cependant pas cité dans le générique). Quelques mois plus tard, il tourne en plein été Le Déjeuner sur l’herbe, avec les intérieurs aux studios Francœur et les extérieurs en Provence, dans trois sites des Alpes-Maritimes (La Gaude, Cagnes-sur-Mer et son domaine des Collettes, la maison d’Auguste Renoir où le peintre vécut les dernières années de sa vie jusqu’à sa mort en 1919 et où son fils Jean passa une partie de son enfance, transformée par la ville en Musée Renoir en 1960).

 

 

 

Le cinéaste le plus classique pour le consensus critique est aussi le plus moderne quand il recourt pour la réalisation quasi-concomitante de ses deux films aux techniques et appareils de l’industrie télévisuelle. On pense à l’emploi simultané de plusieurs caméras (jusqu’à huit parfois) afin de pouvoir tourner des scènes jouées par les acteurs dans le respect de leur continuité (c’est ainsi que Jean Renoir renoue à la télévision à l’utilisation de plusieurs caméras comme à l’époque du début du parlant, les prises longues pour une même piste sonore qui ne bénéficiait alors pas du mixage). On songe également à l’utilisation du médium lui-même comme mode narratif particulier (avec l’ouverture du Déjeuner usant au carré voire au cube du duplex télévisuel, et la présentation du Testament par Jean Renoir lui-même sous la forme d’une « émission de télé-cinéma » depuis les studios de la RTF). On retient encore l’expérimentation inédite d’une diffusion télévisuelle précédant la distribution cinématographique des films. Finalement, rien ne se passe comme prévu. Le Déjeuner sort en salles en novembre 1959 en suscitant un intérêt très limité, la défense assurée par l’équipe des Cahiers du cinéma exceptée.

 

 

 

Le Testament se voit quant à lui bloqué pendant deux années, montré dans quelques salles italiennes et suisses puis en France dans quelques salles de province avant d’être enfin diffusé un soir de novembre 1961 pour être distribué ensuite le lendemain. La critique rejette largement le film qui ne rencontre pas le succès commercial escompté. Jean Renoir croyait pourtant pouvoir créer entre cinéma et télévision un pont original mais le grand écart latéral, à l’instar de celui des danseuses du french cancan, est le ciseau d’une déchirure, provoquant la méfiance voire l’hostilité des corporations (les distributeurs boycottent un film ayant bénéficié de fonds publics, les techniciens de la télévision protestent parce qu’ils travaillent sur le film d’un cinéaste avec des tarifs inférieurs à ceux de leurs homologues du cinéma). Le contemporain ne l’est qu’à être en avance sur son temps et Jean Renoir l’aura été six décennies avant les débats concernant les rapports des exploitants, des festivals et des chaînes de télévision que bousculent les plateformes numériques.

 

 

 

Si les deux films relèvent d’un même élan créateur, au point de valoir comme un diptyque original, ce sont d’abord leurs dissemblances qui s’imposent au regard. Quoi de commun en effet entre Le Déjeuner et Le Testament, entre un film solaire et bucolique, ivre d’impressionnisme et dont le vitalisme fait sauter les digues dogmatiques du scientisme et son jumeau monstrueux, un film noir et urbain, sombre et cruel, peut-être le plus violemment naturaliste de son auteur, et dont le sadisme révèle la part sombre de l’objectivité scientifique ? Une partie de la réponse est un peu dans la question : après Elena et les hommes (1956) qui est l’un des derniers succès publics du réalisateur, où la politique est brocardée pour ses passions aventuristes auxquelles il faut préférer l’art de vivre et d’aimer, c’est au tour de la science d’être critiquée quand elle prend la forme d’un nouvel eugénisme (le biologiste Étienne Alexis reconnu pour ses travaux sur l’insémination artificielle postule pour devenir le président des États-Unis de l’Europe) ou sert de prétexte à un défouloir des instincts réprimés (le psychiatre Cordelier explicite avec son double Opale la domination masculine que lui réserve implicitement son autorité médicale). Le contemporain ne l’est qu’à être en décalage avec le présent, un pas en arrière (Étienne Alexis est une évocation à peine masquée du biologiste Alexis Carrel, un eugéniste d’extrême-droite ; quant à Cordelier il n’est pas le premier scientifique dont la rationalité l’a mené à des fins de monstruosité, le nazisme en est plein) pour aller au-delà en devançant ainsi son temps (les débats actuels sur la bioéthique et les violences sexistes et sexuelles tues mais massivement pratiquées dans les milieux éduquées de la culture comme de la médecine).

 

 

 

Le diptyque renoirien est d’une radicalité rare pour son époque, esthétiquement et politiquement. La dialectique du cinéma et de la télévision autorise de pousser plus loin encore la question théâtrale de la scène, respectée dans sa continuité pour le jeu des acteurs mais fragmentée par la multiplication des perspectives recoupant l’emploi simultané de plusieurs caméras. À cela il faut ajouter le renouvellement d’un autre jeu renoirien, celui des boîtes et des mises en abyme (le duplex qui est triplex et même quadruplex au début du Déjeuner, la présentation du Testament par le cinéaste lui-même mais qui s’amuse de sa place située au début sur le plan de la chronologie externe et filmique mais à la fin sur celui de la chronologie interne et fictionnelle, la bande contenant les aveux de Cordelier est une incise ouvrant une parenthèse narrative comme le conte d’Harriet dans Le Fleuve). Politiquement, le scientisme apparaît comme le fondement dogmatique d’un nouveau pouvoir technocratique (l’Europe) qui manque de rompre avec les idéologies ayant conduit au pire (l’eugénisme racial), instituant les autorités médicales dont les savoirs sont un pouvoir exigeant son lot d’abus (sexuels). Non seulement le diptyque fait boiter les rapports du cinéma et de la télévision en créant de nouveaux circuits de polarisation (l’échange, la réciprocité et l’inversion sont des motifs renoiriens), mais il fend une certaine idée de la science au nom d’une diplopie qui fait voir ses excès et ses extrémités déniées (l’eugéniste veut s’approprier artificiellement un pouvoir qui appartient naturellement aux femmes, le psychiatre est une bête humaine qu’il est plus facile de reconnaître chez un conducteur de train que chez un médecin). Tantôt la déchirure libère (la veste fendue du biologiste), tantôt elle ouvre au pire (la science excite la bête humaine et la fait sortir). Les métamorphoses d'Ovide se dédoublent alors en déformations physiques monstrueuses qui font de façon troublante penser à celles qui affligeaient Renoir père, victime de polyarthrite rhumatoïde.

 

 

 

La multiplication des caméras aidant, non moins que le ciseau des films, la boiterie est affaire de perspective, elle a des effets parallactiques. Jean Renoir n’a peut-être jamais aussi démon et boiteux qu’ici, jamais aussi double. L’un de ses avatars est ici le faune joué par le vieux copain Blavette, son cabri dionysiaque et sa flûte éolienne qui souffle l'antique vérité de la peau de l'ours (en étaient recouvertes les vierges après lesquelles couraient des hommes en satyres lors de rituels sexuels abrités par le temple de Diane). L’hommage évident aux impressionnistes, Renoir père bien sûr mais largement aussi Édouard Manet déjà très présent dans les deux films précédents, donnerait au Déjeuner l’allure idéal du film synthèse entre les émois charnels de Partie de campagne et l’amor fati du Fleuve. Le Bonheur (1965) d’Agnès Varda lui rendra en ce sens hommage. Si et seulement si la comédie des rigidités sociales (Paul Meurisse joue comme avec un balai dans le cul) et des purgations libératoires (Catherine Rouvel en ondine provençale) ne se transformait pas en farce satirique et régressive où le scientifique fait le débile avant de retrouver le sens de ses intérêts (ériger à la fin Nénette en future présidente de l’Europe, c’est soumettre aussi la femme incarnant l’insémination naturelle au programme de celui qui représente la fécondation artificielle).

 

 

 

Le Testament est plus audacieux encore, anticipant de peu Les Yeux sans visage (1960) de Georges Franju et Le Diabolique docteur Mabuse (1960) de Fritz Lang. On n’oubliera pas ses saillies cruelles (la fillette molestée, le bébé agressé, le passant battu à mort, l’éclopé bousculé, le viol sous anesthésie), le jeu démantibulé de Jean-Louis Barrault (ses roulements d’épaules caractérisent d’autres figures-symptômes, Nicolas Sarkozy et Cyril Hanouna), la déception relevée en déceptivité (il n’y a aucun mystère sur la double identité de Cordelier qui relève davantage de La Lettre volée d’Edgar Allan Poe : l’homme de science est un monstre que personne ne veut voir comme tel, Opale est le double poilu de l’ours Octave). La pulsion de mort est ici filmée en plan large et c’est plus effrayant encore qu’en gros plan. Charlie Chaplin reste la référence ultime, le Monsieur Merde de Léos Carax une tentative de résurrection actuelle (comme son goût des fleurs lui vient probablement du capitaine Mauger dans Le Journal d'une femme de chambre).

 

 

 

La jeunesse du vieux Jean Renoir consiste à toucher à nos essentielles claudications, à nos plus intimes déboîtements, à nos plus profondes fêlures que l’on croyait pourtant rédimées avec la sagesse du consentement charriée par Le Fleuve.

 

 

23 mars 2020

Le Caporal épinglé (1962)

 

 

 

Gaz et fuite à tous les étages

 

 

 

 

Le temps est venu de la maturité et des retours sur soi qui puisent dans la réflexivité de nouvelles puissances de création et de résistance. Avec Elena et les hommes (1956), Jean Renoir rejoue certaines gammes de La Règle du jeu (1939), marivaudages, courses-poursuites et sarabande des sentiments, mais sur le mode assumé du mineur pour qu’à la fin advienne le nouveau : Elena rompt avec ses modèles, Christine la marquise de la Cheyniest qui se complaît dans le refus de choisir l’amour et, avant elle aussi, la courtisane Nana qui fait de ce refus un poison autodestructeur, pour consentir à délier son désir de la fausse indépendance d’une serviabilité entachée d’ambiguïté. Avec Le Déjeuner sur l’herbe (1959), la synthèse évidente entre Partie de campagne (1936) et Le Fleuve (1951) révèle cependant que la relève des palpitations de la chair dans la sagesse panthéiste du consentement au vivant ne suffit pas à apaiser les antagonismes, notamment entre les hommes et les femmes. L’hédonisme couplé au stoïcisme est un acquis philosophique, mais en permettant aussi de problématiser à nouveaux frais le discours des progrès de la science, dont l’idéologie articule un nouvel eugénisme européen à une conception artificielle mais surtout masculine de l’insémination qui veut soumettre son homologue féminin cultivé à partir de prédispositions naturelles.

 

 

 

En tournant Le Caporal épinglé d’après le roman éponyme et autobiographique écrit par le résistant Jacques Perret, Jean Renoir qui ne s’en cache pas propose une variation de La Grande illusion (1937) en déplaçant l’action et son inscription historique du camp de prisonniers prussien au stalag nazi. Si le succès public est au rendez-vous, la critique se cantonne dans sa quasi-globalité à tomber outrancièrement dans le jeu des comparaisons défavorables en s’accordant sur les qualités du premier film et, corrélativement, les faiblesses du second qui voudrait laborieusement en rééditer la réussite. On reconnaît seulement le talent des acteurs relativement jeunes (Caporal joué par Jean-Pierre Cassel, Papa par Claude Brasseur, Ballochet par Claude Rich, Guillaume par Jean Carmet, Caruso par Mario David, Penche-à-gauche par le récurrent Jacques Jouanneau, le bègue par Guy Bedos), tous engagés sur un tournage particulièrement difficile (à l’exception du finale sur le pont de Tolbiac, le film a été entièrement tourné dans les environs de Vienne durant l’hiver 1961-1962). Si Le Caporal épinglé a rencontré plus de spectateurs que Le Testament du docteur Cordelier (tourné en 1959, sorti en 1961), l’incompréhension critique se poursuit à l’exception de l’équipe des Cahiers du cinéma, qui célèbre non pas une légende du passé mais un grand contemporain. Il y a de fait de troublantes connivences entre ce grand film tardif et Les Carabiniers (1963) de Jean-Luc Godard. Ne serait-ce que dans la considération dialectique d’une guerre divisée entre les mensonges de l’archive et la merde concrète de son vécu (on imagine aussi que le film de Jean Renoir a pesé sur la présence de Claude Brasseur dans Bande à part l’année suivante). Et le maître sait rendre hommage à l’un de ses disciples quand la tendre relation nouée entre Caporal et l’aide-soignante allemande Erika Schmidt repose sur la lecture d’un poème de Ronsard (la fameuse Ode à Cassandre), l’apprentissage de la langue française pour une étrangère (mais sur ce point c’est l’aîné qui a ouvert le chemin au cadet) et une embrassade se concluant sur un étonnant regard-caméra.

 

 

 

« J’aime un homme qui n’est pas un esclave » : c’est en réponse à cette déclaration-là que Caporal regarde la caméra et, ce faisant, nous regarde. Si Le Caporal épinglé raconte de nombreuses tentatives d’évasion sanctionnées par autant d’épinglages ou presque, c’est en reconnaissant dans l’échec la marque ambivalente, négative mais persévérante d’une liberté désirée. En conséquence de quoi, les esclaves se divisent en deux catégories : ceux qui sont des prisonniers contraints cultivant le projet ou même seulement l’idée d’évasion et ceux qui sont des prisonniers consentants qui se complaisent dans l’état existant en faisant preuve parfois d’un zèle obscène. Être privé de liberté est une réalité objective pour les prisonniers français du stalag, se priver de l’idée de liberté est une bêtise livrant l’humanité en otage de l’instinct de conservation. C’est ainsi que le film de Jean Renoir est d’une provocante actualité, plus optimiste que Le Testament du docteur Cordelier mais pas moins noir, qui tord en passant le cou aux préjuges critiques le concernant. D’un côté, l’humanisme a foutu le camp quand un sous-officier français fait ami-ami avec son homologue nazi en prétexte que les Allemands sont après tout de braves gens. De l’autre, la sagesse triangulant idéalement panthéisme, épicurisme et stoïcisme s’évanouit dans un monde saturé d’ordures, humaines et matérielles, qui forme comme un tas de merde montant jusqu’au ciel. Seule compte désormais l’idée de liberté, dont la tentative d’évasion est l’expression privilégiée.

 

 

 

Le commandant Rauffenstein incarné par Eric von Stroheim nous avait prévenus : les combattants respectant les règles de la guerre ont laissé place aux administrateurs et aux fonctionnaires. Octave aussi : la règle du jeu est au mensonge généralisé. L’archive montrant la signature de l’armistice dans le wagon de la clairière de Rethondes du 22 juin 1940 précède le prisonnier Guillaume rabroué par les gardiens du camp qui lui font bien comprendre que la paix ne signifie en rien le contraire de la guerre. Et la pluie de fondre dans un gris boueux et indifférencié les lignes de partage du ciel et de la terre. La boue, le derrière souillé de Caporal, les latrines à vidanger : Jean Renoir n’a jamais aussi scatologique, même si On purge bébé (1931) a d’emblée indiqué l’importance de cette tendance. La merde faisait hurler Maréchal dans La Grande illusion, on s’y vautre désormais. Il est vrai que la persévérance dans l’être impose à l’animal humain la conservation de soi dont l’instinct se cultive de mille et une façons. Chacun son petit truc : le petit talent (Caruso est surnommé ainsi parce qu’il aime chanter), l’obséquiosité (le sous-officier collabo zélé), les habitudes ancrées dans les corps (la tenue du plateau pour le garçon de café surnommé Penche-à-gauche), les images obsédantes (les petits trous du contrôleur du métro pour le bègue), les objets fétiches (la râpe à fromage de Guillaume), la fausse excuse au service de complaisantes réjouissances (le malin Ballochet perd ses lunettes pour pouvoir tâter plus tard du foie gras et du cigare). Hier c’étaient les tableaux du peintre aveugle croyant avec eux pouvoir tenir captive sa compagne dans La Femme sur la plage (1947), le cobra du petit Bogey dans Le Fleuve, le carrosse d’or du Carrosse d’or.

 

 

 

D’un point de vue conatif, toutes les raisons sont bonnes de préférer rester dans le trou et s’il s’emplit d’un gaz fétide, tant pis. Malgré le risque de l’explosion. Après tout, Ballochet le rappelle aussi puisqu’il est employé du gaz, « Gaz à tous les étages » est la devise de ceux qui, finalement, n’ont pas céder sur le désir de fuir, passer la première fenêtre, suivre la diagonale d’évasion qui fend la reproduction des cycles de l’instinct de conservation qui anime une vie sans idée. La contrepèterie est le vent de l’esprit disait Hugo et les jeux de mot de Ballochet comme de son prédécesseur joué par Carette dans La Grande illusion. Le matérialisme renoirien est d’une radicalité telle qu’elle ne méconnaît ainsi jamais le fait suivant que là où il y a du gaz, il y a un trou puant autant qu’une fuite réelle et, partant, tentante à reproduire. C’est aussi la morale de Polichinelle dans la commedia dell’arte : là où il y a une catastrophe il y a un échappatoire. Pour ne pas céder sur le désir de fuir au lieu de se complaire à s’emmerder il faut un copain, son regard, son empathie. Le désir de fuir est toujours pris dans le désir de l’autre, qui vous considère comme Caporal nous regarde, à savoir un être libre et non un esclave. Certes, les tentatives sont collectives quand les captures sont individuelles. Parfois, les rencontres de hasard aident les uns mais pas les autres (l’arrestation de Ballochet permet à l’homme déguisé en femme de s’en tirer). Mais une morale implicite est partagée : le fuyard arrêté ne dénonce pas les copains qui ne l’ont pas été.

 

 

 

Beauté du sourire complice offert par celui qui retourne en prison à ceux qui s’en sont sortis, beauté du copain qui aide et encourage. Beauté du camarade qui observe attentivement pendant qu’on se relâche en ressassant les souvenirs, attrapant au vol le kaïros d’une idée simple et géniale. Beauté de Ballochet qui, précédé par l’instituteur de Vivre libre (1943), fait toute une scène de théâtre d’une fuite sanctionnée par la mort, dont l’exécution hors-champ est un drame collectif ramassé par une empathie maximale et mimétique. Persévérer dans son être n’est plus synonyme d’instinct de conservation mais de fidélité à l’égard des affects partagés donnant consistance à l’idée de liberté.

 

 

 

Le matérialisme renoirien est un spinozisme, aussi attentif aux réflexes de l’habitus (moment langien de la trahison linguistique de Papa, dont peut-être se serait souvenu Quentin Tarantino). La liberté est une idée qui se soutient concrètement du hasard et des affects communs, là se joue la vraie vie. Vivre libre dans la terre cultivée non par héritage mais par amour. Vivre libre dans la beauté du geste et le regard reconnaissant du copain.

 

 

24 mars 2020

Le Petit Théâtre de Jean Renoir (1970)

 

 

 

Un raffinement épatant

 

 

 

 

Après Le Caporal épinglé (1962), Jean Renoir travaille sur de nombreux projets mais aucun n’aboutit. Par exemple C'est la révolution ! durant l'année 1966, un an avant la reprise de La Marseillaise qui, elle-même, précède Mai 68. Le milieu professionnel est frileux à soutenir un cinéaste de 70 ans dont beaucoup considèrent malheureusement que sa carrière est derrière lui. Ce qui ne l’empêche en rien d’aller voir et créer ailleurs, dans diverses écritures (les pièces Orvet en 1955 et Carola en 1957, une biographie consacrée à son père Auguste en 1962, des romans comme Les Cahiers du capitaine Georges en 1966, Le Cœur à l’aise en 1978, Le Crime de l’anglais en 1979) et la mise en scène théâtrale (Jules César de William Shakespeare dans les Arènes d’Arles en 1955, Orvet au Théâtre de la Renaissance en 1955, l’adaptation du Grand couteau de Clifford Odets au Théâtre des Bouffes-Parisiens en 1957). Sans compter l’adaptation de sa pièce Carola à l’occasion d’un téléfilm étasunien de 1973 (la pièce constitue l’inspiration majeure du Dernier métro de François Truffaut).

 

 

 

Si Le Petit Théâtre de Jean Renoir est l’œuvre testamentaire de son auteur, ce n’est seulement qu’à son corps défendant, revenant après Le Testament du docteur Cordelier (1959-1961) à la télévision pour une coproduction franco-italienne en forme de modeste récapitulation de tout un art, diffusée sur l’ORTF en 1970 avant une discrète sortie en salles en octobre 1975, quatre ans avant son décès.

 

 

 

Le Petit Théâtre appartient à cette grande constellation des ultimes films des grands cinéastes venus du muet, Le Diabolique docteur Mabuse (1960) de Fritz Lang, Gertrud (1964) de Carl T. Dreyer, Seven Women – Frontière chinoise (1966) de John Ford, Rio Lobo (1970) de Howard Hawks, Complot de famille (1976) d’Alfred Hitchcock, auxquels on aimerait ajouter Parade (1974) de Jacques Tati, Filming Othello (1978) d’Orson Welles, The Dead – Gens de Dublin (1987) de John Huston en tirant jusqu’à Sarabande (2003) d’Ingmar Bergman. Ce que ces films ont en commun, c’est une simplicité d’appareil, pour les plus anciens identifiée à l’épuisement du génie avec la vieillesse, pour les plus récents comprise comme l’expression raréfiée d’un style quintessencié. Faire de nécessité vertu est depuis longtemps une morale renoirienne et elle permet de comprendre comment le mineur, loin de s’opposer négativement au majeur, en propose au contraire la subtile reconfiguration. En conséquence, la dimension récapitulative, si elle est manifeste, ne suffit pas. Bien sûr, la présentation des quatre sketchs par le cinéaste lui-même rappelle Le Testament, Le Dernier réveillon en repasse par un conte de Hans Christian Andersen comme La Petite Marchande d’allumettes (1928), La Cireuse électrique joue avec l’utilitarisme hystérique de la famille petite-bourgeoise comme le cinéaste l’a souvent fait entre autres avec On purge bébé (1931) et Boudu sauvé des eaux (1932), Quand l’amour meurt est un numéro chanté par Jeanne Moreau dans un style Belle Époque commun à French Cancan (1954) et Elena et les hommes (1956) et Le Roi d’Yvetot respire à pleins poumons le grand air provençal de Toni (1934) et Le Déjeuner sur l’herbe (1959). Mais le fait récapitulatif ne doit pas offusquer le raffinement d’un geste toujours créateur.

 

 

 

Ainsi Le Dernier réveillon sauve des griffes cyniques d’une bourgeoisie cruelle un clochard chaplinesque qui s’accroche avec son aimée à un rêve retournant le linceul de neige et de mort de Noël en écran blanc permettant de passer de l’autre côté. La fuite est suicidaire et romantique, unique chez Jean Renoir qui consent aux illusions nécessaires à cette forme ultime d’évasion, racontant la même année une histoire semblable à l’une de celle qui s’entrecroise dans les bas-fonds colorés de Dodes’Kaden (1970) d’Akira Kurosawa. Avec La Cireuse électrique, sketch rescapé du projet sur la révolution échouée sur le récif de l’avance sur recettes en 1966, la modernité de Jean Renoir est encore avérée. La farce sur les derniers avatars du consumérisme associant la stylisation comique de Pierre Etaix et Jacques Tati avec le chœur féroce d’un opéra digne d’Arnold Schönberg étonnamment composé par le complice Joseph Kosma (on entend déjà le Moïse et Aaron de Straub-Huillet). Quand l’amour meurt vérifie que d’une scène de théâtre surgit au bout du travelling-avant le gros plan qui a donné envie de faire du cinéma. Enfin, inspiré par la chanson éponyme de Pierre Jean de Béranger datant de 1813, Le Roi d’Yvetot a la grâce d’élire un chien (la chienne Linda) en passeur de hasard, comme Trouble et Zoomie dans L’Étang tragique (1941) et L’Homme du sud (1945), autorisant un vieil homme à accepter que sa plus jeune femme soit l’amante d’un autre (un vétérinaire joué par Jean Carmet). Sagesse à la fois hédoniste et stoïcienne, morale lubitschienne. Peut-être une scène de théâtre idéale, mais l’éclat de rire du village incluant ses réels habitants est d’une générosité sans faille.

 

 

 

Le raffinement aura consisté à passer d’un sourire d’amour figé par l’hiver à un éclat de rire collectif, provençal et estival. Le raffinement concentre la nécessité vitale d’ouvrir les fenêtres et prendre l’air. Pour reprendre un adjectif fétiche du lexique des dialogues renoiriens, Le Petit Théâtre est un film vraiment épatant.

 

 

24 mars 2020

Pour lire la première partie, cliquer ici.

Pour lire la deuxième partie, cliquer ici.

Pour lire la troisième partie, cliquer ici.

Pour lire la quatrième partie, cliquer ici.

Pour lire la cinquième partie, cliquer ici.

Pour lire la sixième partie, cliquer ici.

Pour lire la septième partie, cliquer ici.

Pour lire la huitième partie, cliquer ici.


Commentaires: 0