Le tact, l'émotion, l'événement

- à propos de neuf films de Peter Nestler

Première partie : Am Siel – Au bord du chenal (1962), Aufsätze – Rédactions (1963), Mülheim / Ruhr (1964), Ödenwaldstetten (1964), Ein Arbeiterclub in Sheffield – Un club ouvrier à Sheffield (1965)

 « L'émotion n'est pas de l'ordre du moi mais de l'événement. »

 (Gilles Deleuze, « La peinture enflamme l'écriture » in Deux régimes de fous et autres textes (1975-1995), éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2003, p. 172)

 

 

« (…) faire de l'histoire, serait-ce donc une question de tact ? »

 (Georges Didi-Huberman, Devant le temps. Histoire de l'art et anachronisme des images,

 éd. Minuit-coll. « Critique », 2000, p. 34)

 

 

 

 

 

Dialectique du tact

 

 

 

 

 

Faire l'expérience du cinéma de Peter Nestler c'est repenser à ce que le tact veut dire, dont nous croyons que ses manifestations nous ont saisis avec une singularité insoupçonnée à l'occasion des neuf films que les éditions Survivance nous proposent aujourd’hui de découvrir ou redécouvrir.

 

 

 

Qu’est-ce que le tact ? Pour le Goethe des Années de voyage de Wilhelm Meister (1795-1796), le tact survient à l’époque historique de la fin de l’absolutisme et de l'avènement corrélatif de l’individu dans sa conception bourgeoise, censément autonome et responsable de lui-même. La nécessité du tact s’imposerait alors à l’humanité happée par la marche à pas forcés du progrès industriel couronnant le triomphe de la bourgeoisie dès lors qu’il s’agit de tenter de préserver un peu de chaleur relationnelle menacée par le cortège brutal et bruyant des aliénations en prix chèrement payé et coût exorbitant de la modernité. Le tact qui assure aux individus supposés librement se rencontrer et faire relation une manière de retenue est une convention dont la civilité apparaît cependant de moins en moins tenable dans le chaos organisé du marché. La convention du tact finit même par devenir sa propre caricature, son simulacre hypocrite renié par tous ceux qui constatent, toujours plus nombreux, que le monde est entièrement régi par la loi de la domination marchande et la brutalisation des rapports qui la caractérise. Le tact est la caresse du bourgeois qui, de l'autre main, humilie l'ouvrier qu'il exploite et méprise le prolétaire inutile à son enrichissement personnel.

 

 

 

Theodor W. Adorno songe à Goethe quand il pense aux difficultés du tact, réfléchissant à cette « dialectique du tact » dont la part négative consiste « à rendre l’existence encore plus insupportable ». Et le philosophe de l’École de Francfort de conclure ainsi : « (…) voilà seulement un signe de plus qui montre combien la vie sociale entre les hommes est devenue impossible dans les conditions qui sont les nôtres maintenant. » (Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, éd. Payot-coll. « Critique de la politique », 2001 [1951 pour l’édition originale], p 35-37).

 

 

 

 

 

Circonstances du tact

 

 

 

 

 

Qu’est-ce que le tact ? Précisément, qu’est-ce que le tact à l’époque de la modernité, qui résisterait à l’épreuve matérielle de sa négation, qui survivrait à l'hypocrisie de la société bourgeoise ? Un chenal dit je, la tradition allégorique le lui permet. Le vieux canal navigable parle à la première personne en récapitulant poétiquement ses grandes œuvres accomplies pour le bénéfice des habitants d’une petite commune de la Frise orientale qui l’auraient oublié (Am Siel – Au bord du chenal, 1962). Pour leur part, les élèves d’une classe d’un village alpestre de l’Oberland bernois racontent avec leurs mots d’enfant et un allemand infléchi par le meule de l’accent un quotidien rural moulé dans la rudesse du bois et les froidures de la neige, malgré tout illuminé par la présence chaleureuse de l’institutrice (Aufsätze – Rédactions, 1963).

 

 

 

Le portrait à la fois analytique et synthétique d’un ancien site minier dans la vallée de la Ruhr est une petite musique à la guitare dont les cordes pincées distinguent parmi ses habitants deux accords de noir, d’un côté ceux qui travaillent pour tenter de vivre et de l’autre ceux qui vivent bien en se nourrissant du travail d'autrui (Mülheim / Ruhr, 1964). Les travaux et les jours dans un village rural de la Souabe en Bavière entre Tübingen et Ulm se voient quant à eux distribués entre les contraintes accélérées de l’industrialisation de l’agriculture sous couvert de gain de productivité et le maintien malgré tout des traditions communales héritées d’une vieille culture agraire qui, cependant, risque comme le vieux chenal un jour de disparaître (Ödenwaldstetten, 1964).

 

 

 

Enfin, l’existence d’un club ouvrier anglais dans le Yorkshire, riche de ses divertissements du soir comme de ses activités de loisir, est l’objet d’un regard plein d’une empathie dont la lucidité lui permet aussi de reconnaître dans l’expression diverse des joies populaires les digues d’une culture de classe aujourd’hui abolie (Ein Arbeiterclub in Sheffield – Un club ouvrier à Sheffield, 1965).

 

 

 

 

 

Empreintes du temps historique dans le présent

 

 

 

 

 

Qu’est-ce que le tact ? « Le tact est une détermination de la différence. Il réside dans des écarts conscients » (T. W. Adorno, opus cité, p. 36). Dans l’écart visuel et sonore des plans, un regard fait la différence en touchant le nerf de notre sensibilité. Une touche qui fait mouche plutôt que le coup de poing pour faire le point. Les ponctuations, en marque et garde du tact du regard, sont les empreintes conservant les traces d’un présent immédiatement historicisé, non seulement pour les archiver mais également pour en préserver la charge critique d’intempestivité. Le rythme produit par la succession des plans voit dans l'épreuve du présent le fossile archéologique mais n'oublie le tact d'en tirer une preuve politique.

 

 

 

Voilà ce qui se montre dans la série des cinq premiers courts-métrages en noir et blanc de Peter Nestler, tournés dans une indifférence si grande de la part des distributeurs et des dirigeants de la télévision ouest-allemande, quand ce n’était pas de la méfiance pure et simple au moment de Von Griechenland – De la Grèce (1965) qui sent monter le grisou du fascisme qui caractérisera la dictature des colonels. Alors qu'il est l'exact contemporain du Manifeste d'Oberhausen du 28 février 1962 déclarant que le court-métrage sera l'école de la refondation esthétique, économique et politique du cinéma en Allemagne de l'ouest, le plus grand cinéaste allemand de sa génération aux yeux de Jean-Marie Straub et Harun Farocki, Klaus Wildenhahn et Hartmut Bitomsky s’est vu pourtant contraint en 1966 de partir en Suède, le pays de sa mère, afin de pouvoir continuer à travailler. Peter Nestler n’a plus cessé de travailler depuis, artisan modeste et persévérant d’une œuvre immense, forte d’une cinquantaine de titres, reconnue comme l’une des plus importantes du cinéma dit « documentaire » depuis plus d’un demi-siècle.

 

 

 

Pour Georges Didi-Huberman, une grande image dialectique est dite « commouvante » parce que sa puissance est de commotion. Relisant Gilles Deleuze, l'historien de l'art répète après lui qu'une émotion qui ne dit pas je requiert de sortir de soi. Une émotion ne s'exprime pas à la première personne du singulier mais préférentiellement à la troisième, dit il ou elle plutôt que je. La question de l'émotion ne relève pas d'une petite affaire personnelle, mais se tient tout à la fois entre toi et moi et on et nous et vous et elles ou eux. L'émotion qui vient du dehors pour y retourner, on peut l'appeler alors une « com-motion ». Cette puissance impersonnelle et collective de l'émotion comprise comme com-motion se joue en particulier dans le champ du tact et sa transmission en lignes se divise au cinéma selon deux directions concomitantes, à la fois physique et morale, qui fonde une éthique : « lignes de tact (selon la notion physique) pour savoir jusqu’où s’approcher, jusqu’où maintenir un nécessaire retrait alors qu’on se trouve totalement inclus dans l’espace et le temps des personnes filmées ; lignes de tact (selon la position morale) pour ne jamais ajouter le moindre poids, la moindre oppression supplémentaire que constitueraient un regard trop indiscret ou une caméra qui prendrait trop de place. » (Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire, 6, éd. Minuit-coll. « Paradoxe », 2016, p. 437).

 

 

 

Si faire de l’histoire est une question de tact, faire du cinéma l’est aussi quand il a comme ici le souci « com-mouvant » d’un présent immédiatement historicisé. Les empreintes du temps historique déposées dans le sol du présent sont, avec la polarisation magnétique et dialectique de l’actuel et de l’inactuel, en même temps des preuves fossilisées de la violence historique et des gages intraitables d’une dignité des sujets qui en subissent l'épreuve.

 

 

 

 

 

Lignes de tact, allégorie

 

(un titan a parlé – Am Siel)

 

 

 

 

 

Des lignes de tact sont donc tirées à l’endroit où un homme arrive sur un site et y invente la place susceptible de l'aider à faire des images comme autant de prises de position ad hoc, ici et maintenant, sauves de toute volonté narcissique de magistère et d’instruction. Et découvrir ainsi jusqu’où approcher le regard, en traçant subtilement un trait maintenant la garde d'un retrait. Comme pour ne jamais faire de l’exercice du regard un poids supplémentaire à l’oppression s’il venait à s'affaisser en tombant dans l’indiscrétion et l'exhibition.

 

 

 

Avec Am Siel, le tact prend d’emblée la forme tranquillement, incroyablement audacieuse d’une narration subjective prêtée au chenal d’un village frison, écrite et dite par Robert Wolfgang Schnell. Celui qui parle est le sujet pensif de la métabolisation de la nature par le travail humain dont les rapports fondent sa vocation allégorique. Le chenal confie à l’oreille du spectateur-auditeur le dit de ses propres ruines que documentent des plans autrement muets, tournés dans un village pour ne pas en déranger les habitants, quelquefois aux limites de l'indistinction avec la fixité photographique. C'est que la fossilisation menace un fragment d'histoire qui aurait fait son temps, désormais épuisé. On sent poindre dans l’intervalle des lignes de tact, semblable aux stries marquant le passage de la voie navigable reliant le village à la mer du Nord, une certaine ironie aussi quand le chenal raconte avec distance tout le labeur dédié à une population qui ne s’en rendrait même plus compte, et qui n'est plus depuis longtemps un sujet d'épopée et de poésie.

 

 

 

Pourtant, le tact appartient souverainement au géant qui sait que son heure est passée. Lui, le titan foudroyé par les dieux olympiens d’une modernité dont les sirènes appellent à délaisser les vieux métiers mariniers. On imagine que la voix du chenal a dû parler sa langue étrange à un tout jeune réalisateur âgé alors de 25 ans, qui a été marin durant les années 1950 afin d’échapper au travail en usine et à l’incorporation militaire, avant de faire les beaux-arts à Munich et apprendre la sérigraphie à Stuttgart dans l’atelier fondé par le peintre et typographe Willi Baumeister. Vaincu par les sables du désert qui avance, entre la vase et la tourbe, le titan parle. Comme Atlas il sait qu’il porte encore la voûte d’un monde s’efforçant quant à lui d’ignorer qu’il a vieilli. La voix du chenal en serait alors comme l’inconscient s'exprimant allégoriquement, tandis que les visages rieurs et intempestifs des enfants fusent des paysages mornes où le silence lui-même semble s'être enlisé pour gaiement donner tort au souverain dont le royaume est en ruines.

 

 

 

Il est beau alors que le vieux travailleur de la terre et de la mer en est volontiers accepté les juvéniles augures alors qu'il ressemble toujours plus à un monstre marin échoué.

 

 

 

C’est le premier film de Peter Nestler, celui de la jeunesse et il est pourtant dédié à la vieillesse du monde. D'où que son audace soit si grande, de la narration allégorique subjectivant l’objectif au refus dialectique consistant à tourner le dos à l’époque marquée sur le plan cinématographique par l’avènement technique de la synchronisation de l’image et du son, avec la caméra 16 mm. Éclair-Coutant et le magnétophone portatif Nagra. Le présent immédiatement historicisé, les films de Peter Nestler en portent l’empreinte qu’ils relaient avec tact, mais dont le tact se distingue d'emblée de la manière du « cinéma direct » auquel auront décisivement contribué Robert Drew, Richard Leacock et Donn Alan Pennebaker aux États-Unis, Michel Brault, Gille Groulx et Pierre Perrault au Québec, Jean Rouch, Chris. Marker et Mario Ruspoli en France.

 

 

 

Pour rendre justice au tact des empreintes du temps historique dans le présent, il est donc nécessaire d’en passer par les médiations dialectiques de l’image et du son déterminées dans les écarts conscients de leurs différences respectives qui sont des rythmes, une musique, un art aussi décisif pour Peter Nestler. Voilà le tact dans le drapé de ses lignes, dans l’émotion qui dit je et tout aussi vite tu et on et nous et eux, avec l’émotion qui se fait com-motion depuis le rapport de la voix poétique du chenal comme inconscient allégorique d’un monde fini et des visages d’enfants qui surgissent et opposent sans mot dire un non aux fossiles du temps passé qui est un oui adressé à la vie à venir.

 

 

 

 

 

Lignes de tact, enfance

 

(Aufzätse)

 

 

 

 

 

L’audace est grande avec Am Siel, elle se fait immense dans la considération du raccord reliant ce film avec le film qui le suit, Aufsätze. Le chenal a parlé, c’est au tour des enfants de parler désormais, la jeunesse du monde en suit la vieillesse. Des enfants lisent off les rédactions composées dans l’accord de l’institutrice et du réalisateur venu documenter la vie d’un hameau alpestre du canton de Bern en Suisse. Le complice à la caméra Kurt Ulrich avec qui Peter Nestler a co-réalisé Am Siel enseigne alors à Frutigen et l’école où ils ont tourné leur film se situe à 2.000 mètres d’altitude de ce village. Comme le vieux chenal, les enfants parlent et leurs voix offrent à la rigueur des lieux plongés dans les neiges du lent hiver une tendresse insoupçonnée, dans les plis de laquelle se devinent des peurs ancestrales et des angoisses plus modernes. Tact encore.

 

 

 

Les accents renseignent sur les parlures locales dont la tradition aura pourtant déplu aux distributeurs qui auraient souhaité des enfants mieux vêtus et s’exprimant dans un meilleur allemand. C’est ainsi que, sans forcer, la politique s’invite à l’endroit des réalités qui sembleraient les plus banales ou quelconques mais dont la description, précisément parce qu’elle bouscule les normes du partage du sensible, ébranle la vérité policière des ordres et des hiérarchies esthétiques.

 

 

 

Et puis il y a les scènes de la vie de la classe, parmi les plus belles jamais vues au cinéma. Peut-être même plus fortes que de semblables rencontrées chez Abbas Kiarostami, Nicolas Philibert et Malek Bensmaïl. Pourquoi ? Parce que, dans la médiation assurée des adultes, les enfants évoquent avec leurs propres mots mais jamais sans distance leur rapport vécu vis-à-vis notamment de l’institution scolaire. Leurs rédactions les posent aussi comme auteurs et lecteurs du texte qu’ils ont écrit, dans une production de subjectivité qui épaissit affectivement l’image, y compris pour la critiquer aussi. La langue enfantine s’y donne alors comme une ritournelle avec ses répétitions, ses anaphores et ses archaïsmes, pleine d’un amour pour l’institutrice décrite comme une femme de la ville qui à ce titre fascine. Avec ses talons aiguilles et ses ongles peints, la rousseur de ses cheveux et sa coupe à la garçonne, Marianne Beutler suscite un intérêt presque charnel qui connaît son acmé avec le partage du lait à l’occasion du goûter. L’instruction concrète et incarnée, si elle a des séductions concrètes, porte aussi dans ses creux d'ambivalentes promesses.

 

 

 

Peut-être aussi qu’avec le charme de l’institutrice les enfants acceptent d’autant plus de se laisser mordre par une certaine idée contrastée de la culture, pareille au joueur de flûte qui pourrait les emmener loin, très loin du côté de la grande ville. Là où leur village finirait peut-être par n’être plus qu’un chaleureux souvenir au goût de lait et de miel jamais retrouvé. Le paradis, il était là aussi, non moins que l'arbre de la connaissance de la vie et de la mort. Alors que Am Siel témoigne qu’il y a encore de la jeunesse dans un monde si vieux, Aufzätse raconterait au fond tout juste le contraire. C'est-à-dire la possibilité du dépérissement d’un mode de vie traditionnel, rural et alpestre, par le biais de l'éducation et la culture qui protègent relativement les enfants des corvées du travail paysan, mais dont les sirènes appellent aussi à l’émigration citadine, l’acculturation urbaine et l'oubli de la tradition.

 

 

 

 

 

Lignes de tact, industrie

 

(Mülheim / Ruhr et Ödenwaldstetten)

 

 

 

 

 

Le 16 mm. a remplacé le 35 mm. mais les complicités perdurent, Robert Wolfgang Schnell pour le scénario de Mülheim / Ruhr et l’opérateur Kurl Ulrich pour la co-réalisation de Ödenwaldstetten. Un lien entre les deux films est formellement assuré par les compositions à la guitare classique de Dieter Süverkrüp, dont les tissages et nouages vont jusqu’à se substituer à tout commentaire dans le premier (alors qu’y a participé l’auteur de la voix off du chenal de Am Siel) tandis qu’ils s’intercalent avec les commentaires du second. Avec ces deux films, Peter Nestler étend le domaine d’exercice de son regard et du tact qui le caractérise, attentif à ce qui demeure et ce qui passe, ce qui reste et qui arrive, dans deux sites différents et désormais plus grands : un ancien bassin minier de la vallée de la Ruhr ayant développé de nouvelles activités industrielles et une communauté rurale de la Souabe qui maintient quelques traditions communales alors que presse la modernisation industrielle de l’agriculture.

 

 

 

Dans Ödenwaldstetten, les voix off reviennent pour se multiplier, qui parlent aux quatre coins du film en racontant à la fois les pressions matérielles de la modernisation agricole et les résistances symboliques des institutions communales. D’un côté, le son in s’impose exceptionnellement, non pas des voix mais avec le boucan de la modernité qui s’empare de la brasserie locale ou de l'usine textile, et qui oblige les professeurs à fermer les fenêtres de l’école quand viennent les beaux jours. De l’autre, la guitare de Dieter Süverkrüp accompagne tendrement les volontés féminines de préserver la laverie et la boulangerie communales qui sont encore protégées de l’extension sans limite d’une modernisation qui apporte avec les gains de productivité la diminution quantitative du travail nécessaire. Mais pour encore combien de temps ? La productivité soulage les enfants des corvées nécessaires, mais elle fait baisser aussi les prix en obligeant les paysans à élargir leur offre, les cultivateurs forcés à devenir éleveurs de volailles. Au début du film, un vieil homme qui nourrit des lapins se souvient en dialecte souabe du trou crapoteux où il a survécu aux orages de feu de la Première Guerre mondiale. Ce trou ne cesserait plus de croître depuis mais autrement, notamment dans la mesure infinie des coûts et des profits au nom d’une rentabilité économique qui exige déjà de soumettre la vie des habitants du bourg sur le Moloch de l’endettement paysan. Ce trou aura entre-temps avalé avec le nazisme toutes les vies juives du lieu dont un consensus informe qu'il ne faut plus en parler, les plaques commémoratives suffisent.

 

 

 

Au trou qui s’agrandit de la guerre économique répondrait au fond le four communal de la communauté rurale en résistant à la trahison de la modernité. Celle-ci avait promis de rompre avec les vieilles dépendances grâce à la promotion de l’individu libre et égal, elle les renouvelle en vérité au nom d’un individualisme contredit par toutes les aliénations qui en supportent le prix, endettement et déculturation. « Un village change de visage » est le sous-titre (imposé par la télévision) de Ödenwaldstetten, qui décrit avec une netteté comment la transformation de la paysannerie traditionnelle en agriculture moderne. Une rigueur documentaire et analytique au service d'une empathie dont le tact fait si souvent défaut aux manières épaisses de l'un des hits du « nouveau cinéma allemand » de l'époque, Scènes de chasse en Bavière (1969) de Peter Fleischmann.

 

 

 

La vélocité du montage de Mülheim / Ruhr fait crépiter les images d’un monde qui a connu bien des épreuves, houille qui colore de gris l’indistinction du ciel et de la terre, tours fumantes qui barrent l’horizon, impacts de balle sur les murs charbonneux et graffiti communiste. Et puis il y a les passants, pour les uns qui vont à l’usine et pour les autres qui vivent de l'exploitation du travail des autres en se promenant dans le parc communal qui ressemble à une dépendance du cimetière ou bien en Mercedes-Benz, fleuron industriel dont la compromission avec le nazisme est déjà oubliée. On se croirait devant les paysages des faubourgs miniers d’Édimbourg de la trilogie de Bill Douglas, mais comme si Alain Resnais les avait filmés avec la même manière, architecturale et syncopée, que pour Muriel ou le Temps d'un retour (1963). Peter Nestler filme alors un temps bien précis de l'histoire, il le sent ou le sait obscurément : le temps juste avant la fossilisation sans retour des ruines archéologiques de la modernité industrielle documentée par le sérialisme photographique de Bernd et Hilla Becher. Les accords de guitare sont homogènes à des raccords de montage qui ont le tact de distinguer dans un paysage uniforme au premier coup d’œil les strates fragmentaires et désaccordées d’une guerre dont les unes disent le nom (l'occupation française de la Ruhr, l'effondrement de l'Allemagne avec le nazisme) tandis que d’autres en taisent le leur (les grands ensembles filmés déjà comme des tours et des barres).

 

 

 

Au loin, dans les ruines d’un paysage de guerre, une petite gamine se lance dans une étrange petite danse frénétique. Peut-être a-t-elle vu la caméra et offre-t-elle alors à son lointain opérateur une transe gratuite qui est un pur jeu, le don d'un pur bonheur. Comme une elfe ou un feu follet, une étincelle de liberté, cette petite gamine se soulève en dansant, son soulèvement dispose dans ses maigres éclats d’innocence d’une puissance de folie radicale comme de rédemption inouïe. C’est pourquoi elle nous rappelle autant le petit Edmund de Allemagne année zéro (1947) de Roberto Rossellini que cette phrase prononcée par Alexandre (Jean-Pierre Léaud) dans La Maman et la putain (1973) de Jean Eustache : « Le monde sera sauvé par les enfants, les soldats et les fous ».

 

 

 

 

 

Lignes de tact, culture de classe

 

(Ein Arbeiterclub in Sheffield)

 

 

 

 

 

Le complice de Peter Nestler sur le tournage anglais de Ein Arbeiterclub in Sheffield est Dirk Alvermann, le photographe allemand dont se souvient encore Jean-Luc Godard dans Le Livre d’image (2018) parce que son recueil mythique de photos du peuple algérien durant la guerre d’indépendance a été censuré en RFA pour anticolonialisme, seulement édité en RDA 1960. Le photographe du peuple algérien en guerre est donc le même qui multiplie les prises de vue des anglais du Yorkshire et parmi eux beaucoup se rendent rituellement dans le club dont ils financent les activités pour financer leur propre assurance sociale, contre le chômage par exemple, et se divertir après une semaine de labeur ouvrier. Les photographies de Dirk Alvermann scandent le film de Peter Nestler comme autant d’empathiques ponctuations, des enfants dans la rue, des chanteurs dans les loges, des noirs et des blancs. Autant de visages désarmants d’humanité qui représentent les touches saisissantes de l’actualité d’un tact dont les lignes sont dédiées aux opprimés qui ont décidé de prendre en main leurs loisirs et leur destin dans un rapport à la culture qui recoupe structuralement celui de leur classe d’appartenance.

 

 

 

C’est le cinquième film de Peter Nestler et il s’agit là d’un chef-d’œuvre que les amateurs du cinéma de Ken Loach auraient sûrement tout intérêt à découvrir si cela n’est pas le cas (pas un hasard d’ailleurs si son dernier film à peu près regardable reste en 2014 Jimmy’s Hall consacré à une salle de danse et d’enseignement ouverte dans la campagne irlandaise dans les années 1920-1930 par le militant républicain James Gralton). Aucune narration orientée et fléchée ici, aucune figuration détachant du fond des arrière-plans des héros destinés à dominer l’avant-plan, aucun souci de scénarisation et de dramatisation, sinon la série égale et inépuisable des bonheurs d’un lieu raconté par l’un de ses secrétaires, entre concerts et danses, bière et bingo.

 

 

 

Avec Ein Arbeiterclub in Sheffield, Peter Nestler tourne moins le dos à la synchronisation opérée par le « cinéma direct ». Amorcée avec quelques moments de Ödenwaldstetten, l'ouverture de la bande-son aux rumeurs populaires et autres ambiances musicales est plus accentuée encore, même si certaines d'entre elles sont encore postsynchronisées. La synchronisation ne s'impose pas comme allant de soi mais se gagne dans l'exigence du sujet. Peter Nestler réalise à cette occasion un film redonnant du tonus au mouvement du « Free Cinema » qui se détourne alors du documentaire pour privilégier davantage la fiction. Surtout, son film reste encore aujourd’hui peut-être le grand contemporain en cinéma de l’ouvrage majeur du sociologue anglais Richard Hoggart, The Uses of Literacy (1957) traduit en français sous le titre infidèle de La Culture du pauvre (éd. Minuit-coll. « Sens commun », 1970). C’est dans cet ouvrage-phare, au fondement des « cultural studies », que Richard Hoggart, et en France après lui avec un sociologue comme Michel Verret (auteur avec Joseph Creusen de La Culture ouvrière, ACL éditions, 1988), montre comment la classe ouvrière a fabriqué ses propres institutions collectives afin d’entretenir l'idée de partager un destin commun, inclusif et exclusif, qui se résume par les formules populaires suivantes : « Nous, on est comme ça », « On est tous dans la même barque », « Les petits ne doivent pas se manger entre eux », « L’union fait la force » (op. cit., p. 125). Le destin partagé d’une classe mobilisée dans les lieux et les expressions symboliques de sa culture est une affection, un sentiment qui se forme et s’entretient collectivement, notamment dans la multiplication des clubs indépendants riches de leurs chorales, chansons et interprétations vocales et instrumentales où s’observent « tant l’attachement des classes populaires à la tradition que leur aptitude à disposer de données nouvelles en fonction de normes coutumières » (ibidem, p. 200 et suivantes).

 

 

 

Un laminage télévisuel ininterrompu depuis plus de trente années pousserait les spectateurs les moins attentifs, qui seraient aussi les plus mutilés, à ricaner des ouvriers qui picolent, jouent au loto ou dansent, tandis que sur scène se suivent des chanteurs aux modes dépassées pour se ressembler et se rassembler dans un oubli pas loin d’être définitif et mérité. C’est pourtant sublime de voir la mixité relative des genres pratiquée ici, qui se manifeste par exemple dans le partage des bières entre femmes et hommes. Le sublime n’est cependant jamais mièvre, sentimental ou idéaliste parce que Peter Nestler et Dirk Alvermann ne ratent rien du racisme qui existe aussi. Par exemple en séparant la petite fille noire de la ronde des filles blanches dans un moment qui rappelle étonnamment M. le maudit (1931) de Fritz Lang. Ce qui est sublime consiste à prendre acte aussi de l’éclectisme des choix musicaux qui accolent un groupe chantant en hébreu avec des rockeurs fous furieux, une reprise de Bob Dylan avec un standard jazz. On croit d'ailleurs avoir reconnu « Ol' Man River » écrite par Oscar Hammerstein II et dédiée aux luttes des travailleurs afro-américains considérées depuis le point de vue d'un docker noir et son chanteur devient dans la grâce du montage le rhapsode de la condition ouvrière des blancs.

 

 

 

Tout cela est beau parce que les plans ont du tact dont les lignes touchent le nerf de notre sensibilité et parce que celui qui les a tirées témoigne d’une émotion qui, comme on l’a dit, ne dit pas je mais toutes les autres personnes du singulier et du pluriel que nous sommes. Des événements, l'inoubliable visage d’une joueuse de batterie toute à ses tics et ses baguettes, l'extraordinaire bonheur du batteur extatique revêtu de sa peau de bête. Tout cela est sublime enfin quand on peut voir à l’occasion d’un montage alterné, moins sériel que dialectique à la différence des photographies de Bernd et Hilla Becher, que les corps épuisés par le travail en usine sont les mêmes qui ont encore le goût de jouer, danser, s’amuser, dans un espace collectif qui ne représente pas moins qu’une digue de classe construite durant des décennies. Avant que la culture de masse ne vienne tout emporter comme un tsunami dans une dévastation sans nom dont nous ne sommes toujours pas sortis.

 

 

 

On pense à la tendresse des bals populaires dans les premiers films tchèques de Miloš Forman, on pense à celui de Pourvu qu’on ait l’ivresse (1958) de Jean-Daniel Pollet mais avec moins de fièvre, plus de retenue aussi. On est heureux, heureux, on a pourtant mal au cœur et au ventre. La culture ouvrière est devenue aujourd’hui le chenal, le monstre marin échoué. Le titan vaincu l’est pour tous ceux qui se lamentent aujourd’hui devant la disparition programmée des œuvres sociales et culturelles, COS et CASC, remplacées dans les collectivités territoriales françaises par des entreprises lucratives qui vendent avec le divertissement calibré des produits financiers participant à la tendance baissière des salaires et l’endettement généralisé des classes populaires.

 

 

 

Une digue a sauté, la société du spectacle nous a appauvris : déculturés, nous avons perdu notre « literacy » de classe.

 

 

 

Voir Ein Arbeitsclub in Sheffield c’est redécouvrir alors avec un déchirement inoubliable – c’est une com-motion en effet – que l’histoire peut faire un pas en avant pour en faire deux en arrière, nous qui avons reculé et sommes très loin derrière ceux qui nous auront précédés, retombés dans la mine d’où ils étaient sortis.

 

 

Pour lire la seconde partie, cliquer ici.

 

 

24 février - 1 avril 2020


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