"Little President" (2020) de Christophe Clavert

Les silences de la jungle

« (…) le langage, en tant qu'il est scindé en langue et discours, contient structurellement cette relation, n'est rien d'autre que cette relation. (…) La violence du pouvoir des hommes, cette violence sans précédent, plonge ses racines les plus profondes dans cette structure du langage » (Giorgio Agamben, Enfance et histoire. Destruction de l'expérience et origine de l'histoire, éd. Payot & Rivages, 2002 [1978 pour la première édition], p. 14)

 

 

 

« Quand la chèvre est là, il ne faut pas bêler à sa place » (proverbe congolais)

 

 

 

 

 

Deux voix humaines contre le langage de notre inhumanité

 

 

 

 

 

Avant Little President il y a C'était la jungle qui en serait comme l'incipit. L'ouverture ouvre sur une trouée. Ce dont il s'agit de témoigner se manifeste autant frontalement que littéralement : c'est le non-lieu qui se voit (la terre calaisienne a été retournée) et qui se dit à la fois (la littérature grise du droit a autorisé l'invisible fondation du grand retournement de la terre). Le vide est un grand trou qui se montre deux fois : par défaut (il y avait ici des gens qui n'y sont plus) et par excès (le droit surabonde là pour justifier l'injustifiable trouée du monde). Les gravats ne sont dès lorsqu'une manifestation d'une aggravation plus globale qui affecte la raison et que la raison ne pense pas.

 

 

 

Dialektik der Aufklärung : la rengaine ne change pas. Pourquoi aurait-elle donc changé quand la modernité est demeurée schizophrène, captive au moins depuis Westphalie des contradictions brutales de la nationalisation des peuples et de la mondialisation du capital ?

 

 

 

C'était la jungle remue sans sensiblerie la sensibilité autant que la terre aura été remuée. Les panoramiques s'essaient sur un sol instable à témoigner pour les témoins qui manquent à l'image, tous les absents qui ont été ensevelis, tous les enfouis sous la terre des mots faisant force de loi. Avec l'arasement d'un lieu autre dépeuplé de la multitude de ses autres, le réel a fini par rejoindre sa métaphore – un cimetière à ciel ouvert, versant nord du cimetière marin dont la Méditerranée est le versant sud.

 

 

 

C'était la jungle plante le pied d'une petite caméra numérique dans la coupure tectonique de l'image et du son ; la faille esthétique en relève ainsi la faillite politique, dialectiquement. Dans la dissociation d'une terre muette et la grise prolixité du formalisme juridique, le paysage n'est contemplation qu'à valoir comme ville morte qui crève les yeux. Le non-lieu d'un crime effacé de son lieu. Cadastre rime foncièrement ici avec cadavre. La zone grise est celle du non-droit où le droit coïncide avec son contraire jusqu'à l'aporie, à l'endroit où la France des Droits de l'Homme s'abolit dans l'envers d'un excès d'inhumanité. Le paysage est un espace amorphe, une friche dévitalisée, une terre stérile, dévastée. Un territoire perdu de la République par la faute même de la République qui n'est plus qu'un nom de l'état d'exception contemporain.

 

 

 

D'un côté, un ciel mine de plomb interdit la jouissance romantique de qui n'entendrait rien en ne reconnaissant pas les mots de la violence du formalisme juridique. De l'autre, un peuple en devenir manque après avoir été refoulé de la terre par les textes dont le pouvoir performatif est celui de la désertification et du dépeuplement. Dans l'intervalle de la dislocation, roulent les camions du capital tandis que le texte d'un déblayage rationnel et publicitaire promet la « renaturation » en n'écartant jamais le soupçon que le « green-washing » relève bien d'un geste d'épuration – la technique du nettoyage par le vide repeint aux couleurs de l'écologie qui s'apparentent toujours plus au vert-de-gris. Le champ filmique n'a jamais cessé d'être un champ de bataille. Le hors-champ l'est aussi, pas moins divisé que le peuple. Le peuple des parias continue ailleurs qu'aux endroits où se forgent au nom majuscule du Peuple français les dispositifs jupitériens opprimant les multitudes qui viennent d'ailleurs et que rejoignent désormais celles qui sont nées ici. La trouée du monde s’engorge aussi des éborgnés qui dans sa périphérie s’en croyaient protégés.

 

 

 

La voix de Christophe Clavert dispose dans sa tonalité et son rythme de la puissance du neutre qui n'a rien à voir avec une quelconque neutralité parce qu'elle tient à distance et avec quelle fermeté la violence intrinsèque à l'accumulation de citations juridiques issues d'une enquête documentée de Mediapart. Il y a une autre voix qui vient à la fin du film pour prendre amicalement le relais. Avec elle, un autre vide se présente, radicalement différent des précédents, qui restitue à la blancheur originaire de l'écran des puissances imaginales qu'abîme un certain régime policier et juridique du visible comme un tir de LBD. Contre la trouée du droit, la percée des voix. Inspirée par Les Tuileries de Victor Hugo, Colette Magny pourra rappeler que la terre est habitable mais seulement en se disant autrement : dans la parole poétique offerte sans réserve à l'arrivée de l'autre à laquelle se refusent les seigneurs de l'instrumentalité juridique qui s'y cramponnent avec férocité comme à la dernière bouée avant le naufrage deviné.

 

 

 

Là, il y avait un peuple ; décomposé ici il se recompose ailleurs, avec ses diables qui sont en effet comme des dieux. Deux voix humaines ont encore le pouvoir de s'élever contre le langage technique de notre inhumanité.

 

 

 

 

 

Deux annonces pour une enfance

 

 

 

 

 

Avant Little President, on aura pris connaissance de deux courts fragments qui sont comme les deux volets d'une annonce : Chambre, résidence Galois, Villeneuve d’Ascq et Une courte histoire de Khalid. Les fragments sont en fait trois plans issus de Little President, on ne le comprend que maintenant. Le premier est la description d'une situation (le mur d'une chambre d'étudiant recouvert des feuilles comme autant de fiches mémos de ce qu’il faut savoir pour se débrouiller avec la langue française) ; le second soutient une narration (la désorientation géographique du narrateur entre Ukraine et Hongrie et la prise forcée de ses empreintes digitales). Le couple des annonces se présente ainsi comme un diptyque dédié à un sujet particulier du logos et ses divisions.

 

 

 

Khalid est en effet un homme qui habite sa langue natale et l'étranger qu'il est dans celle de l'autre. D'un côté, le porteur qui vit naturellement son rapport à l'idiome maternel a besoin d'une traductrice maîtrisant aussi bien le français que l'arabe pour se faire comprendre des français venus l'écouter. De l'autre, il est aussi celui qui bute sur le mur des conventions linguistiques de la langue du pays d'accueil qui lui en aura par ailleurs réservé un si mauvais, inhospitalier jusque dans la grammaire. Les césures du logos sont l'expression de ses contradictions et Khalid en fait l’épreuve sur deux plans : dans sa parole vive qui nécessite cependant le tiers d'une traduction pour être comprise ; dans la mortification systématique d'un code syntaxique caractérisant la langue du pays d'accueil si peu accueillant comme en atteste autrement le droit régissant la présence des étrangers sur le sol français.

 

 

 

Ferdinand de Saussure distinguait dans son Cour de linguistique générale l'hétérogénéité du langage (la capacité linguistique reconnue à tout être humain qu'il actualise diversement) et l'homogénéité de la langue (un système de signes qui est le même pour tous ses usagers). Après lui, Émile Benveniste a tracé la barre distinguant deux modes de signifiance : le mode sémiotique bon pour signifier (la langue comme système de signes) et le mode sémantique bon pour communiquer (la pratique située du discours). Que de divisions dans l’animal parlant que donc nous sommes : langue et langage, code et discours, langue familière et langue étrangère, texte et parole, énonciation primaire et traduction secondaire. Entre deux langues l'une à l'autre étrangères, entre un code linguistique et un acte de parole, il y a quand même le langage qui serait aussi la sphère commune que les étrangers habitent ensemble. Le langage se partage moins que son hétérogénéité partage ceux qui ne parlent pas la même langue, mais n'en sont pas moins en puissance de se comprendre en dépit de leurs différences linguistiques (on pense ici au « batouto », la langue étrangère et universelle décrite par Édouard Glissant dans Sartorius).

 

 

 

La langue étrangère devient alors secondaire par rapport à l'étrangeté primordiale de notre condition d'être parlant malgré nos aphasies. C'est d'ailleurs l'étrangeté des enfants dont les adultes oublient souvent qu'ils le sont encore quand ils courent après le langage dont ils redécouvrent à chaque fois qu'ils n'en ont pas la propriété. De l'étranger à l'étrangeté il y a alors un glissement sémantique qui s'apparente en suivant fidèlement la traductrice de Khalid à l'exil raconté comme un « estrangement » qui entre en constellation avec l'ostranenie de Viktor Chklovski, la distanciation freudienne, le « Verfremdungseffekt » de Brecht et... l'estrangement dont Carlo Ginzburg fait remonter l'usage littéraire jusque dans l'antiquité. Mieux que la distanciation, la désaliénation consiste à rompre avec toute familiarisation : on le verra, Little President est un film étrange.

 

 

 

Giorgio Agamben est un aussi grand lecteur de Saussure et d'Émile Benveniste que de Walter Benjamin. Pour lui, l'enfance nomme justement l'impropriété de l'être humain et du langage dont les discontinuités caractérisent son étrangeté. « L'animal qui possède le langage » (zoon logon echon) cher à l'humanisme d'Aristote bute cependant sur le mineur toujours là – l'étranger, l'enfant, l'infans. L'aphasie qui fonde l'être humain en être parlant, autrement dit l'impropriété même qui caractérise l'humanité, le langage et la pensée, l'annonce faite avec les fragments la montre sous deux aspects qui retraduit la barre de toutes les divisions : quand la langue de l'autre est une prison grammaticale, la parole a besoin d'une médiation dont on connaît par ailleurs aussi les difficultés pratiques (la traduction peut équivaloir à une trahison – traduttore, traditore comme les Italiens le disent proverbialement).

 

 

 

Les êtres parlants habitent la même maison du langage dont la promesse universelle glisse, impropre et enfantine, dans l'entrechoc divers des langues étrangères. Si la maison du langage peut s'apparenter à une prison ou une résidence universitaire, une maison de correction pour mineurs ou un centre de rétention pour étrangers, ses habitants sont des enfants qui s’amusent à faire les bêtes en jouant à tirer la langue à l’animal parlant aristotélicien dès lors que le propre de l’homme se renverse en impropriété commune.

 

 

 

Tout cela pour dire qu’il y a dans Little President des étrangetés qui sont des gamineries exprimant autant l’enfance commune de ses acteurs de part et d’autre de la caméra que la terreur différemment partagée qu’il y a dans le fait d’être dans le langage comme de ne pas y être tout à fait.

 

 

 

 

 

La langue n'en revient pas, l'épopée au bout du doigt

 

 

 

 

 

On ne parle qu'une langue et ce n'est jamais la sienne. Impropre, inappropriable. Parler consiste à n'en jamais revenir – à ne jamais faire revenir à sa place la langue qui serait l'unique et sa propriété. Dans Le Monolinguisme de l'autre (ou La prothèse d'origine, éd. Galilée, 1996), Jacques Derrida qui se souvient de l'enfant né en Algérie française de parents juifs séfarades, émancipés par le décret Crémieux puis déchus de leur nationalité par le gouvernement de Vichy, pose que la langue obéit à deux lois antinomiques : on ne parle jamais qu'une seule langue ; on ne parle jamais une seule langue. Pas d'idiome seul ; pas davantage d'appartenance pure. Le monolingue sait qu'il y a plus d'une langue et n'ignore pas moins que la langue est un pouvoir dont la structure est originairement coloniale, avant tout colonialisme historique.

 

 

 

On y pense beaucoup en regardant et en écoutant Little President que des spectateurs inconséquents vont vouloir s'empresser d'identifier à un film de plus sur la Jungle de Calais. La chose est pourtant importante : le film de Christophe Clavert se regarde autant qu'il s'écoute en effet, dédié à une figure (Khalid l'étranger d'origine soudanaise) qui revient du fond (l’étrange Jungle de Calais deux fois démantelée en 2016) dont il peut parler en témoin de sa disparition. Le rapport de la figure présente et du fond disparu est alors celui d'un écart, d'un décollement qui se fait autrement entendre depuis la non coïncidence entre la langue de celui qui parle et la langue de ceux qui écoutent son récit, entre l’étranger faisant acte de parole et son récit de cette étrange expérience qu’aura été la vie dans la Jungle. Cette puissance consistant à parler d'un monde disparu signe ainsi la qualité de revenant de la figure témoignant d'un fond disparu : le témoin ne témoigne qu'en revenant après la disparition de ce qui fonde son témoignage, l'étranger témoignant de l’étrangeté de son expérience.

 

 

 

Après tout, Khalid revient effectivement pour nous qui avions déjà commencé à faire sa connaissance grâce aux courts fragments qui constituent la double annonce de Little President. Khalid, le témoin revenu d'un monde disparu, parle en faisant qu'on n'en revienne pas – que la langue ne revienne pas à sa place : arabe, français, des bouts d’anglais, toutes des langues étrangères. L'étrangeté, autrement dit l'impropriété des êtres parlants quand ils sont en garde de l'infans. Le silence avant et après la parole est ainsi le fait de qui parle, redoublé pour qui témoigne. C’est ce silence étrange et enfantin qu’un film donne à entendre en montrant qu’avec le témoin considéré dans toute sa réalité, la possibilité de son témoignage se frotte radicalement à son impossibilité.

 

 

 

Le plan du doigt qui montre la carte sur l'écran d'ordinateur la trajectoire migratoire accomplie montre aussi la pauvreté actuelle de l'image (l'index indique ce qui a été vécu mais ne peut se voir, même entièrement se raconter) ainsi que sa puissance (la confiance est un crédit accordé au narrateur d'une épopée sans autre représentation que les fragments épars de sa narration). Le doigt qui indique se relève ainsi des blessures de la prise forcée des empreintes digitales. La force faible du plan – ce n'est que le deuxième de Little President – se tient toute entière dans un geste essentiel d'imagination transcendantale dont le schématisme renouerait sans forcer avec les ouvertures de tant de films d'aventures hollywoodiens classiques où la carte précédait les aventures réelles qu'alors elle promettait idéalement. L'épopée est devenue aujourd'hui le hors-champ de la carte dont le secret se contracte au bout du doigt, l'index indiquant qu'après Raoul Walsh mais toujours avec Kant l'imagination est transcendantale plutôt qu’illustration. La reconstitution s'en trouve destituée, étant surtout l'affaire des policiers et des procès.

 

 

 

 

 

Un rire, une prière, une tache tricolore

 

 

 

 

 

Au commencement de Little President, il y a la brume confuse du globish que dissipe un grand éclat de rire. Au commencement, il n'y a pas l'action qui marque par tradition le début du plan à enregistrer – il y a le verbe qui balance entre des langues étrangères et l'idiome linguistique de la globalisation, suivi par l'enfance faisant d'un rire singulier résonance de l'universel moins abstrait que concret.

 

 

 

Avant toute introduction, une prière de Khalid Mansour : Bismallah. « Au nom de Dieu » est l'ouverture rituelle islamique coiffant tout acte de parole pour un musulman. Little President se place sous la condition symbolique de ce liminaire et c'est ainsi qu'il prend acte de l'hospitalité de son narrateur comme un pacte d'alliance avec l’autre rompant notamment avec le racisme anti-arabe et anti-musulman qui s'autorise aujourd'hui d'une islamophobie toujours plus décomplexée.

 

 

 

Avec quatre panoramiques au tracés très vifs, Christophe Clavert peut alors poser off les coordonnées concrètes de la situation : la rencontre en mars 2016 de Giorgio Passerone, professeur de littérature italienne à l'université de Lille-III, accompagné d'étudiants, de collègues et d'amis, avec Khalid et quelques autres de la Jungle de Calais, précédé par Anne Gorouben présente sur les lieux depuis décembre 2015 pour y dessiner ses habitants ; l'inscription universitaire de Khalid et 80 de ses pairs logés en urgence le 18 octobre 2016 dans un bâtiment insalubre de la résidence Galois rattachée à la cité scientifique de Villeneuve d’Ascq ; géré administrativement par l'Adoma ex-SONACOTRA, le bâtiment sans cuisine collective se trouve en face la nouvelle résidence universitaire rappelant aux nouveaux inscrits qu'ils restent des étudiants de seconde catégorie.

 

 

 

Après la série des quatre panos, un cinquième plan part de l'entrée de la résidence pour s'élever et filmer la fenêtre de l'appartement où réside Khalid. Un drapeau français déjà aperçu à l'une des fenêtres apparaît plus grand désormais. Le détail comme une écharde accroche l'œil plus fort, non pas pour ce qu'il est censé habituellement désigner (le fétiche tricolore du nation française) mais pour ce qu'il laisserait deviner (peut-être une marque de déférence stratégique afin de protéger les étrangers des violences réactives du nationalisme d'ici). Un drapeau non pas pour faire la guerre mais en signe de paix. Il ne faut pas oublier que nous sommes alors quelques temps après les attentats contre Charlie Hebdo et du Bataclan de janvier et novembre 2015. Le drapeau serait une langue pendante entre la paix et la guerre ; il est surtout l'index d'un cesser-le-feu dans un monde belliqueux où le post-colonial est le colonial continué par d'autres moyens néocoloniaux. Après la prière et le pacte d’alliance, la langue pendante du drapeau français ne cessera plus de battre aux oreilles du témoin, entre la paix des étrangers qui habitent différemment la même maison du langage et la guerre même involontaire de ceux qui ne parlent pas la même langue.

 

 

 

 

 

Masculin féminin

 

 

 

 

 

Marie est une étudiante libanaise qui ressemble à Jocelyne Saab ; elle est la traductrice française des paroles de Khalid qu’il prononce en arabe. La présence de la jeune femme est importante en justifiant particulièrement le non recours aux sous-titres. Non seulement la parole du témoin de la vie dans la Jungle n’est pas indexée sur la lecture des sous-titres destinés au spectateur, mais elle est par surcroît redoublée, voire amplifiée par la présence médiatrice d’une tierce personne qui, avec toutes les difficultés afférentes à sa tâche, tient le point de la traduction qui ne doit pas malgré les approximations équivaloir à une trahison. Le spectateur est ainsi invité à faire au cinéma l’expérience étrange de la langue étrangère qui n'est en rien une affaire de lecture. C’est avec l’étrangeté de l’étranger que l’on peut faire honnêtement aussi l’expérience sensible de l’étrangeté de la Jungle. Car le témoignage de Khalid assure la garde d’une singulière expérience en vertu de laquelle la vie dans la Jungle ne s’est pas seulement apparentée à la survie individuelle dans un contexte de précarité, de violence et de prédation, mais aussi à l’apprentissage de la vie nouvelle dans des frayages et des échanges, des partages et des voisinages excédant les clôtures linguistiques, l’argent brutal et les bornes communautaires.

 

 

 

Alors la Jungle de Calais a pu à s’y méprendre ressembler à une cité autogérée, Babylone moderne, autogestionnaire et internationaliste dont l’arasement aurait aussi été programmé en raison même de cette dimension économique et politique alternative. Comme l’a justement écrit Marie José Mondzain : « On a rasé la Jungle, la formule vaut pour symbole car le colonialisme n’a que haine pour toute forêt. L’Amazonie témoigne de cette haine génocidaire de l’impérialisme colonisateur » (K comme Kolonie. Kafka et la décolonisation de l’imaginaire, éd. La Fabrique, 2020, p. 18). La Jungle serait peut-être alors pour aujourd'hui ce que la Commune a représenté en 1871 quand, dans La Guerre civile en France, Karl Marx la décrivait comme « ce sphinx qui met l'entendement bourgeois à si rude épreuve ».

 

 

 

Tantôt Khalid est filmé dedans, en alternance tremblante de plongées et contre-plongées dues à l'exiguïté de sa chambre universitaire, homme bleu sur fond bleu ; tantôt Khalid est filmé dehors, grande tige rouge au milieu des décombres de la Jungle où fleurissent les coquelicots. Du bleu au rouge il y dans l’intervalle de la lande grise des noirs et des blancs s’intercalant relativement : photographies incrustées et reproductions de dessins ou aquarelles ; paroles tantôt retenues volontairement ou non, tantôt mal ou pas traduites. D’un côté les traces sont considérées à égalité, photographies de Khalid Mansour et Babak Inanloo comme les dessins et peintures d'Anne Gorouben. Ces traces silencieuses et parlantes font alliance dans la relance de la question de la représentation en la déplaçant dans le domaine de l'archive non pas du passé pour le passé mais pour donner au passé de l'avenir. De l’autre les silences du corps marquent la scansion respiratoire d'un témoin qui dit autant qu'il tait, qui donne autant qu'il garde, qui relâche autant qu'il retient. On connaîtra ainsi ses activités de journaliste, de présentateur et même d'acteur, mais on ne saura rien des raisons de son départ du Soudan de son arrivée en Ukraine. Il y a enfin des sourires et des rires comme autant de percées d'enfance qui se distinguent de la trouée de la Jungle disparue. Avec de telles percées qui n'ont rien d'une faiblesse comme on a tenté de le convaincre lors de son passage dans une prison ukrainienne, il y a de la réserve pour la parole à venir et de l’enfance pour rappel d’une impropriété commune du langage dont la Jungle aura tenté d’organiser l’habiter. Cette enfance, Christophe Clavert y tient tant qu'il demande à Khalid d'en parler justement, parce que l'enfance est une réserve de rire, de jeu, de fiction et de silence qui peut protéger des violences injonctives de la langue et du discours.

 

 

 

Sur le mur de la chambre, l’une des fiches mémos résume la déclinaison grammaticale des genres féminin et masculin. La barre du langage scindé entre langue et discours s’entretient aussi en croisant la barre de l’autre sexe : il faut une femme pour faire comprendre ce que dit un homme comme il faut à celui qui fait les prises de vue (Christophe Clavert) une camarade pour les prises d’ouïe (Lucie Taffin). Enfin : il faut, il faut... Pour un stoïcien qui a lu Hegel, les nécessités sont toujours rétroactives, des fictions d'après coup. La chose est d’autant plus remarquable que la preneuse de son est également chanteuse et musicienne. Au croisement de la différence des langues et de celle des sexes, l’hétérogène vibre de se prolonger en érotique. L'hétérogénéité fait ainsi entendre une petite musique sensuelle dont la ritournelle n'a rien à voir avec la rengaine de la raison retournée contre elle-même comme une maladie auto-immune.

 

 

 

Il suffit encore que, au sein du même plan, la traductrice apparaisse de face et l’homme dont elle traduit les paroles se trouve sur sa gauche et filmé de profil, la première auréolée de la lumière doucement diffusée par la fenêtre quand le second bénéficie d’un léger contre-jour, pour penser irrésistiblement au cinéma de Jean-Luc Godard, immense cinéaste s'il en est de la traduction, de la mésentente amoureuse et de la trahison. Christophe Clavert est moins romantique cependant que son aîné, plus sensible comme ses maîtres Jean-Marie Straub et Danièle Huillet à l’idée que la mésentente entre le masculin et le féminin débouche non pas sur l’insoluble différend mais sur l’égalité perpétuellement renégociée, remise sur le métier de la discussion, de la critique et de l'autocritique. L’auteur de Notre musique (2004), oui, mais pour être aussitôt critiqué par ceux de Sicilia ! (1998).

 

 

 

 

 

Jungle et jungle

 

 

 

 

 

Une autre étrangeté fait irruption au premier tiers de Little President : la citation d’un film dans lequel une femme revêtue d’une peau de léopard chante un air daté dans une jungle de pacotille. Il s’agit en fait d’un play-back de la chanson Prière à Zumba de Lucienne Delyle qui remonte à 1939. La citation ne provient pas du Dernier métro (1980) de François Truffaut où l'on entend la chanson mais d’un film moins connu, Paradis perdu (1975) de Franssou Prenant. On notera en passant que le titre reprend celui d'un film d'Abel Gance de 1940 qui contient une autre chanson de Lucienne Delyle portant cependant le même titre.

 

 

 

La citation est une greffe dont l’hétérogénéité accentuée, redoublée par le play-back et par la femme qui serait transgenre, accuse une torsion grotesque des rapports déjà croisés de l’autre, qu’il soit de sexe ou d’origine. La tonalité de la scène est à la parodie qui produit cependant des effets de vérité en exaspérant la facticité de l’imagerie coloniale, en même temps qu'elle révèle ses liaisons imaginaires intrinsèques entre race et sexe (la « chair de l'empire » pour parler comme l'historienne et anthropologue Ann Laura Stoler). La tragédie coloniale est une farce en un moment où, à l'heure de l'après-Mai, la décolonisation concerne autant la question des sexes et des races que leur dénaturalisation politique.

 

 

 

La jungle de carton d’un fantasme qui parodie les rapports de race et de sexe en configurant l’imaginaire colonial s’oppose de toute évidence à l’utopie concrète mais compliquée de la Jungle de Calais en cité pionnière d’un nouvel internationalisme autogestionnaire comme une fleur sauvage poussée sur du fumier. L'inévidence de la Jungle pour ses observateurs se retourne en transparence pour celui qui en aura fait l'étrange expérience comme la première annonce (Chambre, résidence Galois, Villeneuve d'Ascq) défile en sens inverse à celui de la prise dans le film. Christophe Clavert sait remonter plusieurs fois son horloge dialectique. Une première fois en montrant que le paradis perdu n'est plus celui des jungles fantasmatiques de l'hier colonial mais le paradis perdu de la Jungle concrète d'un maintenant supposément post-colonial. Une seconde fois quand le play-back avère avec le faux-raccord du corps organique et de la voix inorganique la discordance des temps et la dislocation des êtres parlants. Contre le naturalisme de Rousseau, Jacques Derrida parle dans Le Monolinguisme de l'autre de la langue comme « prothèse d'origine ». La prothèse d'origine autorise autant la traduction amicale que les fiches mémos, le dispositif cinématographique que les surnoms ironiques, le post-colonial que le néocolonial. La colonisation n'est pas seulement derrière nous, elle est aussi devant.

 

 

 

C'est à l'aune de ces éléments que l'on saisirait mieux le titre du film : Little President est le sobriquet donné par Khalid à Bernard Cazeneuve, alors premier ministre se félicitant devant les médias d'avoir participé à l'automne 2016 à l'opération publicitaire du site pilote universitaire accueillant 80 personnes originaires de la Jungle de Calais. Le surnom est une marque d'ironie qui pourrait autant valoir d'ailleurs pour le prédécesseur de François Hollande que pour son actuel successeur. L'emploi du globish viendrait encore renforcer la moquerie visant une figure d'autorité comme celle du premier ministre. Mais il y a d'autres figures d'autorité à qui, à leur corps défendant, échappent encore que la prothèse d'origine peut être aussi un supplément blessant dont le pouvoir de dire ordonne à l'autre de se taire, même involontairement. La jungle redevient silencieuse quand la langue n'en revient pas d'en revenir à sa terreur originaire dont Jacques Derrida a précisément dit que dans son pouvoir de nommer elle est toujours déjà coloniale.

 

 

 

 

 

Le silence avant la parole n'est pas le même après elle

 

 

 

 

 

Un autre personnage important de Little President est Giorgio Passerone, qui l'est pour de multiples raisons. Entre autres parce qu'il a été l'un des passeurs entre les auteurs du film et Khalid ; parce qu'il a participé à son intégration universitaire dans la résidence Galois à Villeneuve d'Ascq ; parce que le professeur d'italien à l'université de Lille-III est en dépit de sa position d'intellectuel qui enseigne Dante et Pasolini un étranger dans la langue française ; parce qu'il est aussi un ami du réalisateur et tous les deux le sont de Jean-Marie Straub en ayant participé ensemble à de grands films contemporains comme O somma luce (2011) et Gens du lac ! (2018) ; parce qu'il est un homme de culture mais aussi d'idées et de convictions auxquelles il est resté fidèle et dont la fidélité se désigne dans la couleur rouge de son écharpe. Si le cinéma sait faire preuve d'hospitalité en sachant faire accueil aux intempestives irruptions du réel, l'amitié s'impose aussi pour faire de la puissance de critique du réel une force impersonnelle soustraite de sa possibilité de heurter personnellement. L'amitié peut offrir aux amis la morsure non mortelle de la critique qui est toujours autocritique. De cela Little President donne une preuve concrète comme on en voit rarement au cinéma.

 

 

 

Little President touche à sa fin à la suite d'une intervention de Giorgio Passerone dont la réponse est le silence mi-amusé mi-gêné de Khalid précédant sa demande que le film s'arrête. Que s'est-il donc passé pour que le témoin, l'étranger revenant qui sait avoir besoin du silence pour parler de l'étrangeté de son expérience vécue dans la Jungle disparue, se taise soudain d'un silence qui va s'assumer en se prolongeant jusque dans l'interruption finale de la bande-son ?

 

 

 

Quand Giorgio Passerone essaie prudemment de nommer de façon plus théorique l'expérience de Khalid, il s'autorise à avancer le terme de nomade qui n'est pas le moins approprié. Surtout quand on se souvient que Gilles Deleuze employait dans un outillage conceptuel solidifié par la présence de Félix Guattari le verbe nomadiser pour qualifier tous ceux qui sont disposés non pas à voyager mais à se déterritorialiser sur place, toux ceux dont la puissance consiste à rester sur place et immobile même quand la terre habitée devient un désert. Pour notre part, on aurait dit la même chose que lui : les habitants de la Jungle, migrants et exilés, étrangers et réfugiés, émigrés et immigrés, sont devenus des nomades en restant sur place pour transformer un non-lieu typique en zone atopique.

 

 

 

Pourtant, dire cela c'est faire aussi que le discours soit un ordre : l'injonction du maître à parler non plus avec l'autre, non pas pour lui mais à sa place. L'avancée théorique bute sur un silence réel qui en révèle après coup la violence symbolique. Après la tache du drapeau tricolore comme une langue pendante entre guerre et paix, la parole du maître montre qu'elle n'est pas épargnée des conséquences impensées de l'imprégnation profonde du mal colonial. Ce mal qui blesse autant les descendants par exemple soudanais du colonialisme et de l'esclavagisme que les héritiers malgré eux du colonialisme européen, par exemple les colonisateurs italiens qui, à l'époque de Mussolini, rêvaient d'un grand empire est-africain de la Tunisie au Kenya en incluant le Soudan.

 

 

 

La parole du maître, inconsciente, est problématique en invitant au silence au risque du court-circuit confondant invitation, injonction et réduction. Pourtant Khalid avait déjà bien prévenu son ami quand il avait tenté de l'amener sur le terrain de quelques souvenirs alcoolisés. Chut ! L'invitation au silence du secret peut se renverser négativement en silence injonctif du discours. La parole du maître est une parole autorisée qui s'autorise aussi du petit président qu'elle occulte et qui s'apparente à un autre colonisateur. Little President assume ainsi une blessure dont le film écope à en devenir sourd-muet : avec le son coupé, la dernière image est dédiée aux coquelicots remués par le vent dont le chant inaudible est ce qu'il nous faudra bien trouver ou savoir retrouver au milieu des gravats de la Jungle arasée. La réduction au silence inclut tout le monde, le maître et l'élève, le témoin et la traductrice, le preneur de son et la preneuse d'ouïe. Nomadiser c'est aussi décoloniser et la décolonisation, l'intellectuel progressiste ne peut y échapper, à l'enseigne des anciens colonisés qui ouvrent aujourd'hui les chemins de traverse de la mondialité opposable à toute mondialisation.

 

 

 

C'est une longue histoire pour l'intellectuel marxiste que résume l'image finale qui tombe comme le couperet d'une guillotine ; à droite, les lignes qui rappellent la minoration de la question coloniale par Marx et Engels ; à gauche, une photographie de quatre blancs dont l'un tient une pique au bout de laquelle est plantée la tête d'un noir. La citation est tirée de l'article de Jean Bruhat intitulé « Colonialisme et anticolonialisme » pour le Dictionnaire des idées publié par Encyclopaedia Universalis. La photographie que l'on avait déjà vu en couverture d'un livre de François-Xavier Verschave, De la Françafrique à la Mafiafrique (éd. Tribord, 2004) a pour référence suivante : « Répression d'une révolte en Côte d'Ivoire au début du XXe siècle (cla. Roger-Viollet) ».

 

 

 

De l'interruption d'une parole à la décapitation il y a un abîme qui n'en reste pas moins comme un os en travers de la gorge de ceux qui savent ou découvrent que la faille de l'Histoire avec sa grande hache ou ses barbelés passe aussi par eux.

 

 

 

Les contradictions de l'histoire du marxisme ont été abondamment commentées, entre autres par Edward Saïd (L'Orientalisme. L'Orient créé par l'Occident, éd. Seuil-coll. « Points histoire », 2005 [1978 pour l'édition originale]), Olivier Le Cour Grandmaison (Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l'État colonial, éd. Fayard, 2005) et, plus récemment encore, par Domenico Losurdo (Il marxismo occidentale. Come nacque, come morì, come può risorgere, éd. Laterza, 2017, inédit). La critique en forme d'autocritique est déjà manifeste avec l'article de l'historien communiste Jean Bruhat. En bons hégéliens qui font confiance à la « raison dans l'histoire », Marx et Engels ont en effet promu théoriquement l'impérialisme et la colonisation, aux Indes comme en Algérie, sans jamais faire cependant l'économie des horreurs réelles accompagnant les politiques de prédation européennes, parce qu'avec l'imposition mondiale du capitalisme devait dialectiquement s'imposer sa relève communiste. Il faut cependant faire mention de La Brochure de Junius rédigée en prison par Rosa Luxemburg en 1915 dont la lucidité politique lui permet alors de voir que la violence des rivalités impérialistes à l'œuvre avec la Première Guerre mondiale a en fait été déjà expérimentée à l'occasion de l'extermination prussienne des Héréros et des Namas dans l'actuelle Namibie en 1904. Après la Seconde Guerre mondiale, le marxisme a été aussi l'une des principales boîtes à outil des acteurs de la décolonisation, des indépendances nationales et du tiers-mondisme durant les années 1950-1960.

 

 

 

Être marxiste aujourd'hui c'est hériter d'une contradiction intrinsèque au marxisme qui témoigne de l'adhérence d'une pensée, aussi critique soit-elle, à l'ordre d'un discours plus global (une épistémè aurait dit Michel Foucault) interne à la domination occidentale et sa vocation évangélique et coloniale. Être marxiste c'est savoir aussi critiquer le petit président ou le colon que l'on a en soi.

 

 

 

 

 

Le bêlement de la chèvre

 

 

 

 

 

L'os de la contradiction passe à l'intérieur du logos dont le marxisme n'est au fond qu'une province, une région à « provincialiser » (comme l'Europe d'après Dipesh Chakrabarty). Même en play-back, le marxisme est une variante du discours des maîtres dont beaucoup ont été des majoritaires, et dont la plupart sont aujourd'hui ultra-minoritaires. Décoloniser le marxisme est un préalable non seulement pour repenser Marx aujourd'hui, mais également pour apprendre à tenir à distance et en respect la possible terreur coloniale qu'il y a dans la culture et dans la langue et que le colonialisme fait voir historiquement.

 

 

 

La critique est autocritique : se décoloniser soi-même c'est apprendre à ne pas bêler quand la chèvre est là. La décolonisation de soi-même est un premier apprentissage nécessaire, en attendant l'apprentissage commun du bêlement de l'émancipation qui vient et dont la Jungle a montré qu'il était étrangement déjà là. Comme ce dernier panoramique qui, de gauche à droite, passe des barbelés balafrant le paysage aux monticules d'un déblaiement mortifère qui échoue cependant à monter jusqu'au ciel.

 

 

 

Des spectateurs diront peut-être que Little President est un film de plus sur la Jungle de Calais. D'autres se diront qu'il y a de quoi se réjouir d'un documentaire qui a retenu certaines leçons de Peter Nestler (la citation de peintures comme des témoignages de Zigeuner Sein, les traces faisant récit d'une fuite toujours au présent de Flucht, la généalogie de la part maudite héritée du colonialisme comme dans Tod und Teufel). D'autres auront vu que le film de Christophe Clavert ouvre le champ extrêmement rare d'une parole filmée dont l'étrangeté est que son échange se fasse entre étrangers habitant différemment mais à égalité la maison du langage. Cette maison est celle où les enfants rient d'avoir la garde de l'impropriété de la parole comme un silence dans la jungle.

 

 

 

9-10 juin 2020


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