David Lynch cinéma schizo (IV)

Foire aux épices, carnaval des épiciers

(théâtre et music-hall, cirque et cinéma, purgatoire et salle d'attente)

 

Au-dessus du magasin, l'ambiance est électrique. Comme le raconte l'agent spécial Phillip Jeffries joué par David Bowie, il s'agit d'une étrange réunion à laquelle participent trois bûcherons et quelques épiciers comme sortis d'un rêve hippie dégénéré ou d'une réserve amérindienne cauchemardesque (BOB), d'un improbable centre pédo-gériatrique (la grand-mère et son petit-fils) ou d'un cirque (un nain qui s'appelle le Bras, derrière lui son double sautillant). Sortis du centre de la terre après fracturation atomique, les démons incarnent les maléfices carnavalesques de l'épice, addictive et mutagène, voluptueuse et toxique, ambroisie et booze – garmonbozia. Puiser des sources d'énergie à partir des profondeurs terrestres comme le pétrole et l'électricité, c'est aussi faire remonter à la surface du monde des génies refoulés et oubliés, qui se rappellent à nous comme des démons vengeurs et libidineux affamés par la combustion du vivant par possession et consomption.

 

 

 

Dans son traité publié à titre posthume et intitulé De Nymphis (1566), Paracelse, ce grand savant de la Renaissance qui avait déjà un pied dans la science moderne et la chimie mais encore un autre aussi dans la magie et l'alchimie, développe une doctrine des génies spirituelles, ces créatures fantastiques distinguées en sept races parmi lesquelles quatre genres ou espèces affiliés aux quatre éléments : la nymphe liée à l'eau (ondine), le sylphe associé à l'air (elfe), le pygmée lié à la terre (gnome) et la salamandre associée au feu. Créées par Dieu et semblables aux êtres humains, ces créatures subtiles et volatiles n'ont cependant pas d'âme et ne relèvent donc pas de la chair terrestre d'Adam. Par ce fait, elles sont condamnées à s'excepter de l'économie chrétienne du salut et de la rédemption. Paracelse les décrit ainsi, vivant au milieu des humains, marchant avec les esprits, mourant avec les bêtes. Plus animales et moins qu'humaines, ces créatures élémentaires sont des intermédiaires, elles peuplent les intervalles du monde comme autant de bigarrures et de zébrures – sol noir zébré de blanc, sol blanc zébré de noir : intermonde. De leurs unions avec les humains naissent des hybrides et Laura Palmer serait peut-être l'une d'entre elle, fille de feu (elle est une salamandre empoisonnée), fille de l'eau (c'est une ondine comme Ophélie), fille de la terre (elle est gnomique comme les nains), fille de l'air (elle est elfique comme la fragrance du plus subtil des parfums). L'alliance avec ces créatures démoniques est dès lors préférable à celle qui se reconnaît comme l'une de ses créatures en y incluant également ses parents, au nom d'une machination schizophrénique qui l'arrache du théâtre familial et du sale petit secret incestueux qui fait le bonheur du fait divers journalistique et digest psychanalytique auxquels carbure la télévision.

 

 

 

L'adolescente nymphomane et schizo, toxicomane et violée est en fait une nymphe. Une salamandre qui pourrait reprendre à son compte, comme une héroïne d'un film d'Alain Tanner, la devise de François 1er : « Nutrisco et extinguo », « Je nourris le bon feu et j'éteins le mauvais ». « Fire Walk With Me » : « Feu marche avec elle ». Les puissances vitales et élémentaires de Laura Palmer s'accordent intimement avec les mélanges intenses et intempestifs, implosifs et explosifs du cinéma de David Lynch. Laura Palmer est un nom propre de l'image lynchienne, sa plus belle signature nymphale (Paracelse, encore).

 

 

 

Il n'empêche : les épiciers sont terribles, vicieux, libidineux, soûls de ressentiment et de vengeance, en étant aussi les mauvais génies ou les démons qui substituent à l'économie du salut celle des énergies tirées des quatre éléments. Agents d'ivresse, d'addiction et de toxicité, ils connaissent le coût élevé de l'épice, énergie fossile, atome, électricité, et font varier les prix en fonction d'une arithmétique obscure des peines et des plaisirs (garmonbozia). Le cinéma est une pharmacologie, une science poétique des remèdes, poisons et contrepoisons. Celui de David Lynch qui carbure à ses trois énergies (sa passion de l'électricité y est si manifeste) ne le sait que trop, ouvrant ses images épicées aux démons épiciers que l'on retrouve sur d'autres scènes qu'ils parasitent, zèbrent, électrisent. Rêve enfantin de décapitation paternelle (The Grandmother) ; couloir à l'étage qui représente déjà une interzone entre les mondes distincts des appartements (Eraserhead) ; amphithéâtre d'une académie de médecine dont l'autorité symbolique refoule sa jumelle monstrueuse et diabolique qu'est la foire aux freaks (Elephant Man) ; scènes de music-hall (Blue Velvet et Wild at Heart) que l'on improvise chez soi aussi (Blue Velvet et Lady Blue Shanghai) ; scènes artistiques contemporaines où l'on expose avec la parodie du play-back la tragédie de la chanteuse expropriée de sa propre voix (Mulholland Drive) ; scènes théâtrales diverses où les machinations hollywoodiennes (Mulholland Drive) conduisent aux mafias de l'ancien monde soviétique (INLAND EMPIRE).

 

 

 

Autant le vieux théâtre de la psychanalyse bourgeoise est devenu un plateau de talk-show télévisuel, autant le cinéma est rappelé à l'ordre de son prédécesseur refoulé dans les limbes de la culture, à savoir l'enfer des baraques foraines qui furent aussi les premiers espaces d'exploitation cinématographique. Le cinéma de David Lynch est une foire aux épices, un carnaval d'épiciers. Et nous qui regardons ses films reconnaissons alors dans les salles de cinéma et à la maison, dans nos chambres et dans nos salons, toutes les salles d'attente du purgatoire ou l'on y purge nos passions.

Ce qui arrive dans le monde arrive au monde

(bigarrures et fêlures, pliures et blessures)

David Lynch est un cinéaste des intensités, sa passion est celle de l'événement. Sans crier gare ou bien avec le plus grand des boucans, quelque chose arrive dans le monde que l'on n'attendait pas. L'imprévisible surprend et ravit, excédant toutes les attentes en saisissant puissamment l'attention, débordant toutes les grilles de programme, les calculs prévisionnels, les projections : le réel dans toute sa puissance fantastique. L'événement est un surgissement qui ajoute au monde (c'est un élément surnuméraire à la situation comme pour la philosophie d'Alain Badiou) ou bien en soustrait une part (le ravissement est alors littéral, c'est un enlèvement comme celui de Laura Palmer, une soustraction comme la disparition de 2% de la population mondiale dans The Leftovers de Tom Perrotta et Damon Lindelof). L'événement consiste toujours en un déséquilibre extrême, une radicale remise en question, une percée des horizons dont la blessure engage d'en tirer un destin. L'événement avère ainsi que le monde est plein de trous et de bosses, aléatoires, mobiles, partout. Troué ou fendu, le monde est une bigarrure renouvelée, une fêlure répétée. C'est un dedans non clos et hermétique dont la sphère est branchée sur les puissances du dehors (un nom pour le hors-champ) qui le traversent du rhizome électrique de ses intensités intempestives, ralentissements et fulgurances, torsions et distorsions, obscurcissements et embrasements.

 

 

 

Tantôt la fêlure est une fente qui traduit l'entaille d'une blessure comme une faille (l'événement déchire), tantôt la bigarrure révèle un pli qui appartient déjà à la peau du monde comme une trame textile (l'événement déchire moins alors qu'il déplie). Tantôt le monde a des membranes qui s'ouvrent sur les forces du dehors et peuvent quelquefois en retenir aussi la pression, tantôt les membranes ne suffisent pas et le dehors alors les taillade, les lacère. Tantôt un se divise violemment en deux, tantôt deux est l'expression inattendue des pliures non perçues de l'un. C'est une vision du monde, un geste de cinéma, un souvenir d'enfance aussi (l'évocation personnelle dans le documentaire David Lynch : The Art Life du jardin familial où a surgi un jour une femme perdue, un choc originaire auquel aura rendu hommage Blue Velvet).

 

 

 

Oui, le cinéma de David Lynch est riche d'apparitions et de disparitions, généreux en soustractions et en saturations. Mais, toujours, ce qui arrive dans le monde est aussi ce qui arrive au monde : bigarrures et rayures, fêlures et fissures, pliures et blessures, trous et trouées insistent pour montrer jusqu'à la monstration qu'il n'y pas qu'un monde, mais seulement une pluralité d'entre-mondes qui se frottent et ont des frictions. Une diversité virtuellement infinie d'intermondes dont les fictions se mêlent et s'hybrident, s'immiscent et se chauffent, s'échangent et se mélangent. Une orgie. Dans la rue, sans crier gare, une grand-mère et son petit-fils offrent une photographie à Laura Palmer. Avec l'image se glisse une invitation à visiter en rêve le labyrinthe intérieur que cache la maison familiale dont les plis accueillent les chambres roses de la parfumerie de Ben Horne et du bordel One Eyed Jacks dont ce dernier est propriétaire, situé de l'autre côté de la frontière américano-canadienne. Dans un rêve de Dale Cooper, un agent disparu du nom de Phillip Jeffries revient par l'ascenseur dans les bureaux du FBI à Philadelphie comme un pur revenant, une pure apparition dont les élucubrations sont ésotériques, pour aussitôt disparaître en ne laissant aucune trace. C'est la plus belle apparition cinématographique dédiée à David Bowie justement envisagé comme un grand démon, dont la vie aura ainsi été comprise comme le passage inoubliable d'un génie dans notre monde.

 

 

 

Une femme sur le seuil de son appartement, sa porte légèrement entrouverte, est l'image classique d'un pli invitant à entrer plus avant et s'aventurer dans des fentes plus intimes (Eraserhead, Blue Velvet et Wild at Heart). Les espaces domestiques ont des coins et des angles qui, aveugles ou morts, exposent également les plis secrets de leurs habitants (Lost Highway, The Straight Story et INLAND EMPIRE). Sur les autoroutes étasuniennes, les accidents adviennent quand surviennent des êtres sortis d'on ne sait quel hors-champ, surgis d'on ne sait quel pli (Wild at Heart, The Straight Story et Mulholland Drive). Portes, routes, ascenseurs sont des membranes qui composent la trame feuilletée, palpébrale et dermique des images lynchiennes. Les visages ont aussi des plis qui les trahissent comme des masques, parfois grimaçants quand ils signent des blessures profondes et secrètes à l'instar de celles qui appartiennent à Leland Palmer. Le visage est une autre tenture, un autre rideau, une autre membrane : la persona derrière laquelle il n'y a personne. Personne d'autre que le singe attestant que nos simagrées sont aussi des clowneries, des singeries.

La tuyauterie humaine

est un rhizome branchu,

percé partout de mille trous

Ça a dû être au départ l'intime intuition d'un enfant : le discontinu s'impose ontologiquement, y compris dans les apparences phénoménales de la continuité. La voix est un flux discontinu que coupe l'agencement machinique bouche-gorge-poitrine. La lumière ne l'est pas moins avec la machine du commutateur électrique : on / off. L'électricité est schizo quand sa consommation se divise entre courant alternatif et courant continu : AC / DC. L'intuition est une conviction qui, dans les exercices de la pratique cinématographique, repose depuis sur des faits bien établis : la vingtaine de photogrammes par seconde de cinéma expose en effet que la logique du montage s'exerce en vérité, non seulement entre les images, non seulement encore entre les images et les sons, mais également et toujours déjà à l'intérieur des plis filmiques – dans la microphysique des photogrammes.

 

 

 

La schizophrénie lynchienne se divise ainsi entre une logique du vivant ressaisi dans le réseau de tubulures caractérisant nos tuyauteries les plus intimes, et une autre perspective qui voit le vivant fluer et couler mais dont les écoulements résultent tantôt de coupes qui les interrompent, tantôt de coupes qui les provoquent et les font advenir. Couper pour faire couler les flux ; couper pour en suspendre l'écoulement : le cinéma est une machine de pensée par sensations qui prélève dans les flux torrentiels d'images et de délires qu'il y a dans le monde les motifs, figures ou objets partiels composant des séries convergentes (le montage est associatif, fonctionne par circuits longs ou courts) ou divergentes (le montage est dissociatif, fonctionne par courts-circuits). Laura Palmer ne fait pas autrement, c'est ainsi qu'elle déborde le théâtre bourgeois du sale petit secret familial en l'ouvrant aux parasitages carnavalesques et épicés des créatures subtiles et élémentaires. C'est ainsi qu'elle fait lien et nœud à partir des grandes failles et fêlures du monde : en témoigne son pendentif au cœur brisé auquel le nôtre reste à jamais pendu.

 

 

 

En témoignent encore et autrement la paire de ciseaux découpant les bandelettes emmaillotant le nouveau-né monstrueux et celle qui coupe le cordon policier (Eraserhead et Blue Velvet). La tuyauterie humaine est percée de partout, de mille trous. D'un côté, elle voit s'effondrer les pères dans le jardin de l'éden enfantin remplacés par leurs avatars effrayants et parodiques, un masque à oxygène sur la bouche comme un cordon ombilical (Blue Velvet). De l'autre, elle rend folles les mères qui voudraient faire de la connexion téléphonique un ombilic perdu (Wild at Heart). La tuyauterie est un rhizome qui se prolonge encore dans les agencements nécessaires aux réseaux d'énergie : le bois, le gaz, l'électricité. La tresse de cheveux consolidés par un bout de cerveau fait un nouage de fils électriques (Eraserhead et Mulholland Drive). Les branchages sont des concentrés végétaux d'énergie dont les zébrures contiennent en puissance des orages électriques (Eraserhead). Le réseau de tuyauterie nécessaire à l'éclairage par le gaz appartient à la mère victorienne qui intoxique ses enfants malades et alités, pas moins monstrueuse et obscène que le baron Harkonnen (Elephant Man).

 

 

 

Continu-discontinu : la route est un ruban de rêve, une langue qui coule, que l'on noue et que l'on coupe, claquante et tranchante (Lost Highway). Quand elle est mutique, il faut alors tendre d'une main l'oreille pour de l'autre parler sa langue inaudible. S'y initier avère que le monde est un mystère. La route reste la voie préférée pour David Lynch, elle le traverse de partout, elle sort de sa bouche, de ses yeux et de ses oreilles. Comme la peau selon Paul Valéry, la surface demeurant surface se fait alors la plus profonde, la nymphe Laura Palmer en figure jusqu'au martyr la signature. David Lynch nomme en cinéma une machine schizophrène, machine célibataire, machine désirante, qui accueille dans le corps sans organe de ses visions tous les délires du monde en général et de l'Amérique en particulier. Le monde contemporain demeure un mystère, un jardin méta-mécanique des délices et David Lynch en est le Jérôme Bosch joyeusement accouplé à Jean Tinguely.

 

 

 

« a truly joyous machine,

 by joyous I mean free »

 (Jean Tinguely cité par Gilles Deleuze et Félix Guattari,

 op. cit., p. 481)

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