Nicolas Philibert, le conflit des muets et des parlants

« Je filme avec les oreilles » : si filmer l'autre est la grande affaire du cinéma (documentaire), pour Nicolas Philibert elle se joue décisivement dans le conflit des muets et des parlants.

Entre ceux qui ont la parole et les autres qui ne l'ont pas, ceux qui l'accueillent et la suscitent et les autres qui la prennent en la prenant parfois aux autres, il y a un litige, plus d'un litige qui creuse la différence en faisant les meilleurs films de Nicolas Philibert.

Nicolas Philibert : Hasard et Nécessité de Jean-Louis Comolli y insiste en toute amitié : le regard de l'autre qui nous met en relation avec lui garde en lui une part de silence et d'opacité, une part de réserve inaccessible dont l'oreille est un site privilégié.

Un jardin secret (y prêter l'oreille et garder le silence)

 

– à propos de Nicolas Philibert : Hasard et Nécessité (2019) de Jean-Louis Comolli

 

 

 

De vieilles bobines Pathé sont posées sur la table d'un jardin, Félix le chat, Charlie Chaplin. Des restes rouillées d'enfance mais tout autour est en tapis et rideau verdure, modeste luxuriance. La pellicule défraîchie et chiffonnée des antiquités cinématographiques est une autre racine, chez elle dans la tapisserie végétale, au milieu du rhizome horizontal et vertical. C'est un jardin étrange, à la fois sauvage et cultivé, citadin et tropical, planté au milieu des HLM, une secrète hétérotopie signée de la paysagiste Denise Hérisson. Des troncs secs et éclatés y sont des statues mi-abstraites mi-figuratives. Le site est idéal pour converser en plein air et faire de la parole échangée autour du foyer d'une œuvre une circulation propice à l'apparition de quelques spectres, complice à faire apparaître comme par magie qu'il y a de la fiction dans le documentaire.

 

 

 

Pour qu'un cinéaste puisse en compagnie d'un autre parler de ses films, et que son cinéma résonne un peu des questions que l'on pose à l'endroit de tout le cinéma, il faut faire droit aux exigences de l'amitié et l'art d'aimer nécessaire à la parole du cinéma. D'autres amis contribuent au jardin de la conversation entre Nicolas Philibert et Jean-Louis Comolli, du côté des institutions qui résistent, INA et Ciné+ avec Gérald Collas et Bruno Deloye, du côté de la technique avec les fidèles Ginette Lavigne (au montage) et Louis Sclavis (à la musique). Et puis un nouveau venu (Jacques Besse à la photo) qui n'est pas non plus né de la dernière pluie (il a travaillé avec Djibril Diop Mambéty et Abderrahmane Sissako, François Caillat et Frédéric Goldbronn).

 

 

 

On décrira le dispositif ainsi : une table de jardin aux rémanences renoiriennes, une conversation apollinienne entre deux cinéastes qui s'estiment, l'un qui fait le film dédié à l'autre qui parle des siens sans ordre chronologique, quelques élégants mouvements de caméra reliant de part et d'autre les parleurs en arc de cercle, des citations prélevés des films évoqués (photographies manipulées, extraits choisis ou arrêts sur photogramme). Et puis l'innervation d'un leitmotiv, la scansion d'une lampe-torche appareillée à une subjectivité impersonnelle. Dans la nuit tombée sur le jardin, la lampe cherche un accès particulier au mystère des films racontés, en faisant lever la matière spectrale des surimpressions qui sont plus que des transitions - des passages secrets.

 

 

 

L'enfance, encore. Elle court secrètement entre les films, elle gambade dans les films et les paroles échangées à leur sujet, ce jardin où l'on cultive l'art d'aimer le cinéma, qui est l'art d'en faire et d'en parler.

 

 

 

 

Au commencement est le verbe

 

 

 

 

D'emblée, Nicolas Philibert dit la passion qu'il nourrit pour la question du son. Il insiste sur son goût avéré aussi loin qu'il s'en souvienne des langues et des parlures, des idiomes et des accents, des voix et des tonalités. Si Ordet (1954) de Carl T. Dreyer est resté un souvenir si fort de sa cinéphilie à l'âge de sa naissance, c'est en raison de la voix spectrale de Johannes. Ordet signifie d'ailleurs le verbe et Johannes en est à la folie son prophète, l'infans qui bientôt va parler la parole, la parole de vérité, charnelle et résurrectionnelle. Alors font déjà signe les habitants du Pays des sourds (1992) qui communiquent en langue signée, ceux de la clinique de La Borde dans La Moindre des choses (1997) qui montent une pièce de Witold Gombrowicz, les petits auvergnats de la classe unique de Être et avoir (2002), le singe parlé par ses visiteurs dans Nénette (2010), les techniciens, animateurs et leurs invités de La Maison de la radio (2013). Comme si, au fond, le tout premier film restant non mentionné, La Voix de son maître (1978) coréalisé avec Gérard Mordillat, était celui contre lequel tous les autres films avaient été faits, celui-là reproduisant pour tenter de la critiquer en l'exaspérant la division entre les chaînes du travail ouvrier muet et les voix de la nouvelle idéologie patronale qui ne s'appelait pas encore néolibérale.

 

 

 

Au commencement, donc, est le verbe mais c'est aussi, d'entrée de jeu, celui des dominants. Il sera toujours temps, quarante ans après, de donner à voir en cinéma en quoi la voix des autres est pleine de silences, comme à entendre en quoi leur mutisme peut être aussi parlant.

 

 

 

Le conflit entre les muets et les parlants serait en effet une bonne voie pour apprécier autrement le cinéma de Nicolas Philibert. D'ailleurs, quand suit l'évocation de Nénette, c'est par la voix d'un enfant comme un farfadet surgissant des fourrés du jardin nocturne, mais revenant dans les faits de l'un des films les plus singuliers du documentariste, qui demande à l'orang-outan s'il va bien. Originaire de Bornéo, Nénette est une star, 600.000 personnes continuent tous les ans à la voir dans la ménagerie du Jardin des plantes de Paris (elle a eu cinquante ans en juin 2019). Si la vedette est blasée, ses spectateurs sont un spectacle qui la sauverait peut-être aussi de l'ennui.

 

 

 

C'est une constante des films de Nicolas Philibert relevée par Jean-Louis Comolli : le regard de l'autre qui nous met en relation avec lui garde cependant une part de silence et d'opacité, de réserve inaccessible. Nénette est ainsi un film sur la vitre que l'on voit parfois à peine et qui sépare et relie regardeurs et regardés, parlants et muets. Un film sur la membrane qui permet de voir tout en superposant perception et projection, exhibant qu'elle cache cette superposition comme une surimpression. En ce sens, c'est aussi un film sur le racisme et la part d'imaginaire attestant que l'on ne perçoit pas l'autre sans projeter sur lui ses propres délires enfouis.

 

 

 

Comment filmer l'autre est la question du cinéma sur son versant documentaire. Formulée par Jean-Louis Comolli, elle vaut pour tout le cinéma de Nicolas Philibert. Particulièrement à l'endroit de La Moindre des choses pour le tournage duquel les patients imposaient souverainement le tempo. Son auteur ayant été toujours déjà prévenu par le directeur de l'institution, Jean Oury, qui lui a dit ceci : puisqu'il n'y a rien à voir ici, vous êtes le bienvenu pour faire un film sur l'invisible. L'invisible ce sont des silences et des folies inassignables et mobiles. C'est, par exemple, le secret des masques portés pendant la représentation théâtrale estivale afin de protéger l'identité de celui qui voulait être dans le film sans que cela se sache. C'est enfin une distance ambivalente, à la fois franchissable et infranchissable. On retient ici la puissante citation d'une question de Johan Van Der Keuken portant sur ce que le documentariste néerlandais nommait la « mise en scène documentaire » : comment traverser les dix mètres qui le séparent de l'autre ? Autrement dit, comment habiter le même espace d'interrelation, le même milieu charnel pour celui qui filmé avec l'autre qui est filmé ? Filmer à distance c'est alors filmer dans la juste distance ou mesure en vertu de laquelle le documentariste prend aussi le risque d'être touché, y compris physiquement.

 

 

 

 

Le conflit des muets et des parlants

 

 

 

 

Avec Le Pays des sourds, la proposition d'un film institutionnel sur la langue des signes (qui a longtemps été interdite) devient à sa façon une autre leçon sur le cinéma. Non seulement Nicolas Philibert, en apprenant à un cours du soir les rudiments de la langue signée, découvre que c'est une vraie langue, mais il apprécie aussi qu'elle soit finalement plus proche du cinéma que les langues orales. Notamment en ce qu'elle fonctionne par découpage de plans (plan large pour planter le décor, plan moyen pour communiquer en signant, gros plan pour signifier subjectivement les expressions).

 

 

 

Le Pays des sourds n'est pas un film sur le son, à l'inverse de La Maison de la radio, c'est un documentaire sur la circulation de la parole et l'écoute, monté comme une partition musicale mais sourd toutefois à la conflictualité qui traversait alors l'institution culturelle publique. Le risque a été celui de l'embarras du choix, pas tant des contenus que des présences. Les voix, les chants, la fabrication des ambiances sonores, voilà ce qui aura intéressé par dessus-tout Nicolas Philibert, plus que l'institution par elle-même et ses problèmes politiques de restructuration économique. La voix si singulière d'Alain Veinstein est ce qui mérite d'être filmée. La filmer dans le même plan contenant à la fois l'animateur de dos et bord cadre et le regard de l'écrivaine Bénédicte Heim qui, assise en face de lui, l'écoute dans un mélange émerveillé de curiosité et d'admiration assure cependant à la prise sa pleine puissance d'affection et d'émotion.

 

 

 

« Je filme avec les oreilles » précise Nicolas Philibert en marquant dans son cinéma le privilège du son sur l'image. Prêter l'oreille au réel c'est encore moins se faire oublier que savoir se faire discret, par exemple pour être accepté des enfants de la classe unique d'un village montagnard et c'est dans le même mouvement savoir laisser affleurer les secrets du maître d'école. Nicolas Philibert sera d'ailleurs silencieux sur la polémique initiée par l'instituteur à la suite de l'immense succès commercial de son film. Rien ne sera dit sur l'affaire, le réalisateur reste muet. Ne reste que le film, qui seul parle encore. Le conflit des muets et des parlants se voit et s'entend ainsi autrement que dans l'autorité du maître et la concentration des enfants sous sa dictée qui se prolonge dans les lapsus la moquant gentiment (Être et avoir). Une autre exemple encore, celui de La Ville Louvre (1990) : à l'origine c'est une commande des conservateurs du département des peintures concernant le déplacement durant une journée d'œuvres monumentales, mais qui se révèle à la fin non pas un film d'art et de culture mais une œuvre dédiée à l'invisible travail manuel nécessaire à l'entretien des œuvres, leur conservation et leur exposition.

 

 

 

D'un coté, l'enfant de Nénette reviendrait ainsi de Être et avoir, de l'autre l'orang-outan encore vivant relèverait l'inertie des animaux empaillés de Un animal, des animaux (1995). Les animaux qui ne parlent pas, morts ou vivants, les enfants qui apprennent à parler. On pense encore aux ouvriers au travail de La Ville Louvre qui constituent dans la diversité de leurs métiers le fondement ouvrier matériellement nécessaire, mais aussi réellement muet, à la parole autorisée des conservateurs, des curateurs et des experts. Muets et parlants, tous n'ont plus jamais cessé de compliquer l'autorité unilatérale du verbe inaugural, qui a été chez Nicolas Philibert le discours patronal relayé par le mutisme ouvrier au fondement de La Voix de son maître (un fondement discutable tant il est vrai que les ouvriers, aussi exploités soient-ils, pensent et parlent).

 

 

 

 

Le père à la fin comme au commencement (il a parlé)

 

 

 

 

Une dernière inflexion de Nicolas Philibert : Hasard et Nécessité s'accorde enfin à mettre l'accent sur la figure exemplaire de René Allio. Avec Un animal, des animaux, Nicolas Philibert raconte comment René Allio a travaillé comme scénographe réorganisant la Grande Galerie de l'Évolution du muséum d'histoire naturelle. Le film est une insolite rêverie sur les restes organiques et inorganiques du naturalisme, avec ses nomenclatures zoologiques et ses obsessions taxinomiques, avec ses animaux exotiques et empaillés et ses techniciens taxidermistes. Retour en Normandie (2007) revient, lui, sur l'expérience fondatrice de Nicolas Philibert alors premier assistant de René Allio sur le tournage de « Moi Pierre Rivière, ayant tué ma mère, ma sœur et mon frère... » (1976). Les acteurs sont des non-professionnels originaires de la campagne normande et n'ont rien oublié du tournage qui représente pour eux une expérience décisive. On retient cependant ici deux choses : d'abord le recours exceptionnel à une voix-off pour le film qui reste le plus hétérogène de son auteur, le plus monté (à base d'entretiens, d'extraits et d'archives) ; ensuite la présence spectrale du père du réalisateur qui a joué dans une scène le ministre de la justice demandant au roi de gracier l'assassin Pierre Rivière. La scène a été coupée et n'a donc pas été gardée dans le montage final. Retrouvée trente ans après, elle redevient visible mais sans son son d'origine. Scène coupée, père muet. Contrairement à Hamlet, le fils est sourd face au père revenant et il lui faut une voix-off pour dire sans dire le mutisme de l'un et la surdité de l'autre. Voix coupée : aurait-il fallu un père muet pour faire un enfant enfin parlant ?

 

 

 

Le film de Jean-Louis Comolli commence justement avec l'évocation du père de Nicolas Philibert, Michel Philibert, l'animateur d'un ciné-club en 1967-1968 (un « cours public sur l'art cinématographique »), pour finir avec celle de son silence. Et le redoublement de sa figure avec celle du maître René Allio, qui lui aussi s'est tu en décédant en 1995. Le père a parlé puis s'est tu, un maître aura pris ensuite le relais qui ne cesse plus de se dédoubler dans la cohorte des doubles ambivalents, sévères et émancipateurs, autoritaires et libertaires, les patrons et les instituteurs, les médecins et les conservateurs, Michel Clotte au Louvre et à La Borde Jean Oury.

 

 

 

 

Distinguer pour rire les films comme les crimes faits avec ou sans préméditation, réunir les conditions pour faire apparaître les choses qui n'existent pas, ne pas avoir un sujet mais un projet, privilégier l'institution non pour elle-même mais pour l'accès qu'elle permet, ne filmer que ce que les sujets filmés veulent bien donner, affronter chaque film avec ses difficultés propres comme autant de défis formels : « programmer le hasard » pour reprendre un mot de Jean Oury. Voilà quelques traits caractérisant le cinéma de Nicolas Philibert mais l'on n'aura pas moins prêté l'oreille à quelques-uns de ses indicibles secrets. Prêter l'oreille exige aussi de garder le silence. Avant d'écrire les nouveaux mots d'un combat continué contre les détenteurs d'une parole autorisée aussi à trahir les vertus du cinéma dit documentaire en étant celui de l'action parlée.

 

 

 

Peut-être le cinéaste qui dédie un film au cinéaste qu'il tient en estime l'a-t-il réalisé au nom de l'amitié réciproque des maîtres ignorants. Les moments perdus de vue reviennent au cinéma pour s'agencer autrement, dans la suite du monde qui est celle des temps. Cela dit et entendu, Nicolas Philibert s'en émeut en cachant son émotion dans un tendre sourire que prolonge alors le rire complice de Jean-Louis Comolli. L'arc de cercle de l'enfance. L'enfance encore, il en aura été ici question tout le temps. L'arc de cercle s'amorce avec un sourire pour former la boucle d'un rire.

 

 

 

L'enfance est un sourire qui retient la sécrétion des larmes, ces secrets de l'amitié qui se montre sans se dire. C'est un rire qui illumine d'or les frondaisons du jardin concret et utopique, l'hétérotopie où il faut savoir prêter l'oreille tout en gardant le silence. C'est un éclat solaire comme une couronne ou un panama d'une clameur partagée. C'est une verdeur dans la vieillesse qui a le cinéma pour abri d'enfance, et pour chambre d'écho l'art d'en cultiver les secrets.

 

 

 

18 février 2020

 La Maison de la radio (2012) de Nicolas Philibert

 

 

 

 

 Écouter, voir

 

 

 

 

La Maison de la radio se situerait donc à la confluence idéale de deux grands motifs structurant l’œuvre. Le documentaire de Nicolas Philibert serait pour une part en effet consacré à une institution filmée comme un monde en soi, sorte de sphère alvéolaire composée de bulles peuplées des gens qui, un peu fantasques pour les profanes qui n’y habitent pas, y travaillent dans la rigueur des métiers exigée et avec la passion des professions mobilisées. On pense ici à La Ville Louvre (1990) portant sur le musée du même nom, à Un animal, des animaux (1995) tourné dans la grande galerie zoologique du muséum d'histoire naturelle, encore au Moindre geste (1997) concernant la clinique de La Borde. Mais La Maison de la radio profiterait également de cette occasion, donnée par une balade circonstanciée en forme de coupe transversale d'un monde institutionnel (sous la forme idéal-typique d'une journée de 24 heures), pour revenir à cette question ô combien cinématographique et pas moins obsessionnelle du son et de sa fabrication.

 

 

 

Le son est effectivement une passion de cinéma qui pourrait valoir comme complément au souvenir autobiographique délivrée avec Retour en Normandie (2007) portant sur la fabrique des images du film de René Allio intitulé « Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère... » (1976) sur lequel a travaillé Nicolas Philibert comme premier assistant du réalisateur. Mais comme contrepoint encore au Pays des sourds (1992) dans lequel il s'agissait alors de filmer des corps parlants même sans voix. À l'inverse de La Maison de la radio qui s'intéresse fondamentalement à des voix sans corps – la voix des animateurs et journalistes qui travaillent avec l'aide indispensable de tous leurs techniciens pour les sept chaînes radiophoniques relevant du groupe Radio France (incluant France Info, France Bleu, France Culture, France Musique, le Mouv’, FIP et RFI, mais ce sont encore quatre formations musicales permanentes, plus une régie publicitaire).

 

 

 

 

Une apologie sourde au conflit

 

 

 

 

Il faut dire d'emblée que La Maison de la radio intéresse davantage sur le versant de la question sonore que sur celui de l'interrogation institutionnelle. Le dispositif présentant sous la forme d'une réduction eidétique de 103 minutes 24 heures d'une journée type à Radio France, grâce au montage des rushs filmés pendant six mois de tournage durant la première partie de l'année 2011, est plutôt une bonne idée, frottée dans sa structure narrative à ce bon vieux constructivisme. Cette reconstruction idéalement synthétique finit cependant par délivrer, par-delà la diversité (en gros, culturelle et journalistique) des programmes existants, une image compacte et homogénéisatrice, lisse et consensuelle d'une institution protégée des vicissitudes de l'histoire.

 

 

Loin de proposer une dynamique interactionniste d'épuisement relatif des lieux configurant le monde institutionnel traversé à l'instar d'un des maîtres du cinéma direct, à savoir Frederick Wiseman, Nicolas Philibert manque surtout de cette distance critique permettant, comme on le voit également chez Raymond Depardon, de filmer à partir des intervalles possiblement discordants structurant les jointures de l'institution culturelle. Non pas que La Maison de la radio ne manifeste pas de prise de position, bien au contraire. Il suffit pour cela de rendre seulement grâce aux puissances artistiques d'invention et de création, des machines musicales bricolées à partir de matériaux de récupération de Pierre Bastien à la performance vocale et furieuse d'Antonio Placer, comme de rendre justice aux ferveurs authentiquement pédagogiques saisissant certains animateurs, exemplairement ces passeurs que sont Alain Veinstein pour la littérature contemporaine ou Frédéric Lodéon pour la musique savante.

 

 

 

Et l’on comprendra sans peine alors à quel point le service public de la radio se distingue radicalement des formules divertissantes proposées par les radios privées (musiques distribuées par tranches d'âges segmentées, forums d'opinions et publicités, rengaines programmées des informations commentées). On ne cesse en effet jamais de se dire devant le film de Nicolas Philibert qu'en l'absence d'un service public comme celui de Radio France, le paysage radiophonique national serait infiniment plus appauvri culturellement, doublement clôturé par les exigences (commerciales) des annonceurs qui financent et celles (prescriptives idéologiquement) des propriétaires de médias toujours plus concentrés.

 

 

 

Le problème consiste donc à ce que La Maison de la radio apparaisse comme (et risque de se réduire à) une vision apologétique de Radio France, non pas neutre, donc, mais consensuelle parce qu'expurgée de toute trace réelle de la conflictualité alors en cours. Alors qu'il y a eu et qu'il y a encore, plus intenses d'ailleurs aujourd’hui, des conflits sociaux de toute sorte à Radio France, entre l’État et la direction administrative (de la nomination des présidents ou directeurs de chaînes à la pression gouvernementale qui s'exerce sur ceux-là), entre la direction et le personnel (par exemple la grève illimitée à RFI depuis mai 2009 et le mandat de Christine Ockrent contre un plan massif de départs contraints), entre les animateurs et le public des auditeurs (comme ceux proches de Pierre Carles et des médias minoritaires ou alternatifs qui contestent la distribution sélective de la parole et les pratiques peu déontologiques de certains journalistes habitués à cumuler les fameux « ménages » lucratifs dans le secteur privé).

 

 

 

De ce point de vue-là, la comparaison avec La Ville Louvre fait cruellement ressortir la représentation au final apaisée, sympathique, pour ne pas dire œcuménique délivrée par le film de Nicolas Philibert. Il savait pourtant restituer dans son documentaire précédent la vérité du travail nécessaire des ouvriers du prestigieux musée parisien dont l'invisibilité soutient la luxueuse visibilité offerte aux grandes œuvres statuaires et picturales exposées. Investir les coulisses de la célèbre institution consiste à renverser les rapports habituels du visible et de l'invisible, du champ et du hors-champ, dialectiquement. Restituer aux invisibles d'une classe ouvrière méprisée une visibilité occultée par la sur-visibilité des œuvres d'art classiques qui ont besoin des travailleurs manuels pour jouir de leur valeur d'exposition fonde la beauté esthétique et politique de La Ville Louvre.

 

 

 

C'est pourquoi La Maison de la radio souffre d'autant plus durement d'une absence de dialectisation avec le réel de l'antagonisme. On voit bien passer quelques techniciens ou se démener quelques ouvriers (c'est par exemple le dénommé Jésus distribuant les boissons dans les couloirs, c'est encore un mécano du garage – parce qu'il y en a un à Radio France – s'occupant du moteur d'une des voitures du groupe). Mais ils ne font pas suffisamment masse (autrement dit, rapportés à l'ensemble des plans que compte le film, ils ne pèsent pas lourd) pour permettre au documentaire de documenter objectivement la division du travail, hiérarchique et inégalitaire, telle qu'elle structure l'ensemble des radios du groupe.

 

 

 

Pareillement, le work-in-progress montré dans La Moindre des choses (le montage et la mise en scène de la pièce Opérette de Witold Gombrowicz avec les patients eux-mêmes) induisait de la fiction et de la tension et ils font défaut à La Maison de la radio. Manquerait encore la bizarrerie comique propre au caractère relativement insolite des pratiques professionnelles de Un animal, des animaux. En guise de tension fictionnelle et de bizarrerie comique, Nicolas Philibert se contente d'un plan indécidable (un animateur portant un masque) mais surtout de repérer de bons « acteurs » (telle réalisatrice de fictions sonores ou telle technicienne de l'information) qui, parce qu'ils ont compris la possibilité de jouer avec l'idée du film en train de se tourner, exécutent un peu trop parfaitement leur numéro. Comme s'ils avaient saisi qu'il s'agissait pour eux de produire un effet comique dont bénéficierait le film une fois projeté en salles, dans une manière récursive et auto-réflexive.

 

 

 

On songe alors avec une paradoxale ironie à l'affaire judiciaire ayant sévèrement frappé Être et avoir (2002) dans laquelle l'instituteur du film avait voulu gagner de l'argent pour une prestation dont il estimait être l'auteur, puisque ces deux salariées de Radio France travaillent en effet si bien pour le compte du film (à coup de regards aguicheurs, de rires complices et de blagues irrésistibles) qu'elles devraient peut-être demander à être payées pour le travail réellement effectué. C'est d'ailleurs ce qu'affirma, tout aussi ironiquement mais avec un sens virevoltant de la dialectique, Jean-Luc Godard lors du traitement judiciaire du conflit opposant le documentariste et l'instituteur de Être et avoir. Non pas pour appeler à renforcer les processus de monétarisation et de marchandisation des relations valorisées par le néolibéralisme, mais au contraire pour insister sur le réel travail accompli par des personnes qui, filmées dans des œuvres documentaires, participent aussi comme personnages à les doter gratuitement de réelles puissances fictionnelles.

 

 

 

Tout travail mérite salaire, y compris le travail gratuit, y compris dans le champ économique du cinéma documentaire. Et si l'on parle de surenchère des coûts pour prévenir les risques d'inflation, il faudra alors préférer parler du coût du capital plutôt que du travail, y compris dans le champ du cinéma.

 

 

 

 

À l'oreille du hors-champ

 

 

 

 

La Maison de la radio possède une conscience grande de lui-même et de ses effets potentiellement rassembleurs en termes de reconnaissance (à destination d'un public qui, s'il était intégralement celui de toutes les chaînes de Radio France, assurerait l'extraordinaire réussite commerciale du film). Une conscience si grande que le drolatique fragment consacré au « jeu des mille euros » contient un plan de l'homme invisible qui, tintinnabulant sur son fameux glockenspiel, regarde le public en roulant des yeux afin de lui recommander de ne pas souffler. Ce regard devient de fait un regard-caméra qui suscite en réaction une imparable bordée de rires francs. Et poussés par qui, sinon par ceux qui connaissent l'émission et se reconnaissent peut-être dans cet autre plan montrant le public vieillissant de l'émission. Eux qui sont les habitués d'une ou plusieurs chaînes du groupe Radio France comme ils sont les familiers des documentaires de Nicolas Philibert. Parce qu'ils sont sincèrement habités, comme ce dernier, par la foi laïque dans le service public dont ils n'ignorent pas qu'il est menacé par les intérêts lucratifs s'exerçant sous le vocabulaire de la modernisation de l'action publique au cœur même de l'État. Et parce qu'ils ont été probablement heurtés, à l'instar de son auteur, qu'un film comme Être et avoir, véritable apologie de la vocation républicaine et du sacerdoce éducatif, débouche sur le terrible fait que l'instituteur-héros du film réclame, parfaitement raccord avec l'esprit sonnant et trébuchant de notre triste époque, l'argent qu'il estimait après coup que la production lui devait.

 

 

 

Armé d'un conseiller juridique comme le générique-fin du film l'affiche, La Maison de la radio manifeste alors que la leçon aura été parfaitement retenue, sachant protéger son portrait apologétique du service public de la radio (donc, par extension, de l’État républicain) de toute menace individuelle qui, issue de ses rangs, manifesterait des intérêts bassement lucratifs. Fort heureusement, le film de Nicolas Philibert ne se cantonne pas à la seule promotion du service public de la radio, certes un beau programme militant mais certainement peu disposé aux événements cinématographiques. L'emporte ce fait que son documentaire soit également travaillé par la question des caractéristiques d'un médium radiophonique dont les productions spécifiquement sonores sont consommées par le public des auditeurs (alors) en indépendance face à toute obligation de visibilité. Depuis le web a en effet changé radicalement la donne en proposant le podcasting audio et vidéo des émissions (à ce titre La Maison de la radio est l'archive audiovisuelle d'une époque de la radio précédant de peu le tout internet).

 

 

 

Alors, et alors seulement, le cinéaste retrouve un peu de cette dialectique qui lui fait tant défaut par ailleurs. Par exemple en posant que le champ sonore intrinsèque au médium radiophonique possède un hors-champ riche des images visuelles (mais également d'autres images sonores) résultant de la fabrication matérielle des enregistrements. Le hors-champ du domaine de production radiophonique est donc ce monde visible et sonore de la fabrication d'émissions uniquement destinées à l'oreille et non pas à l’œil. Et, parce que le médium radiophonique n'est pas un médium audiovisuel, il y avait donc pour le documentariste un désir de ces images (comme de ces autre sons) qui montrent et rendent compte du soubassement matériel soutenant l'existence objective d'une radio à l'instar des sept radios du groupe Radio France. Et ces images invisibles (ou ces autres sons que les sons finalement diffusés par les canaux d'émissions radiophoniques) ne sont pas seulement réductibles aux bruits divers et autres conversations « off » plus ou moins marrantes des techniciens comme aux visages enfin découverts des animateurs connus ou préférés de telle ou telle chaîne de radio.

 

 

 

On notera ainsi ce petit jeu proposé par Nicolas Philibert selon lequel, à côté des visages révélés en même temps que sont entendues leurs voix (par exemple celles de Patrick Cohen, Thomas Legrand, Rebecca Manzoni ou bien Hervé Pauchon, sorte de gentil géant), d'autres visages restent bord-cadre ou hors-champ (celui de Pascale Clark), révélés au bout d'un certain temps en contrechamp (celui d'Alain Veinstein), montrés dans une posture silencieuse retardant l'identification vocale (celui d'Alain Bedouet), ou bien encore resteront définitivement hors-champ (ne sont ou seraient apparemment présents ni à l'image ni au son des présentateurs ou animateurs connus comme Daniel Mermet, Laure Adler et Laurent Lavige). Ce petit jeu qui produit des écarts ou des distorsions en jouant avec le désir de l'auditeur et sa déception comme spectateur ne fonctionne certes qu'avec des habitués des chaînes de Radio France. Mais il se voit aussi prolongé par des raccords disjonctifs qui expriment l'hétérogénéité des régimes sonores, entre un enregistrement de musique hip-hop et les propos de Frédéric Lodéon concernant l'élévation spirituelle offerte par la musique classique, entre le chant furieux et extatique d'un Antonio Placer en transe et l'effet de stase induit par l'indicatif (des notes calmes et voluptueuses de clarinettes) d'une émission littéraire d'Alain Veinstein dont la douceur vocale frise l'hypnotique. Ailleurs, Nicolas Philibert documente la fabrication de l'enregistrement d'un texte récité qui, loin de l'avoir été d'une seule coulée, est tributaire d'inaudibles opérations de montage restituées dans leur effectivité. Sinon, l'évocation du scénariste Jean-Claude Carrière d'un défi proposé à ses étudiants (celui d'imaginer l'ambiance sonore d'une rue de Paris au 17ème siècle) relance autrement la problématique de la création sonore en termes de fabrication concrète comme d'invitation à l'imaginaire.

 

 

 

On retiendra enfin trois séquences, les plus fabuleuses de La Maison de la radio, qui manifestent des puissances d'étrangeté et d'intensité excédant largement les effets de séduction (les gags, les gaffes) avec lesquels le film joue un peu trop souvent comme on l'a vu. C'est d'abord cette femme annonçant une série d'informations dont on comprend progressivement qu'elle est aveugle, sa cécité (qui est un handicap ne l'empêchant pourtant pas de travailler) étant absolument impossible à identifier par ses auditeurs. Ensuite la performance extatique d'Antonio Placer saisi par la puissance furieuse de son chant comme s'il était possédé (la transe le saisissant rappelle alors vraiment celle des protagonistes des Maîtres fous de Jean Rouch en 1954) est filmée dans une vitalité corporelle (c'est la fontaine de postillons explosant de sa bouche) absolument insaisissable dans la perspective sonore privilégié par le médium radiophonique. C'est enfin l'incroyable magnétisation de l'invitée de l'émission d'Alain Veinstein, Bénédicte Heim, une jeune écrivaine au regard tellement admiratif qu'il semble (comme on aime à l'imaginer ainsi) témoigner du secret amour de celle qui a longtemps écouté l'animateur, caressant le fantasme enfin réalisé de se retrouver face à l'homme dont la voix et l'autorité l'auraient définitivement séduite, pour ne pas dire ravie.

 

 

 

La séquence du ravissement de l'écrivaine dynamise les rapports du champ et du contrechamp puisque l'écrivaine est dans le cadre pendant que l'animateur est bord-cadre, la révélation de son visage se faisant attendre avec d'autant plus de désir. Il s'agit de l'une des plus belles choses vues et offertes par La Maison de la radio. C'est pourquoi l'on nourrit encore quelque regret à ce que le documentaire de Nicolas Philibert ait consacré tant de temps à édifier une vision moins analytique et synthétique que consensuelle et apologétique de la « maison de la radio ». Et de fait si peu à dénicher ces moments impromptus d'étrangeté, ces intempestives intensités grâce auxquelles le médium cinématographique peut enfin dialectiser, avec des images visuelles comme sonores qui lui sont propres, les productions sonores offertes par le médium radiophonique.

 

 

 

6 avril 2013

De chaque instant (2018) de Nicolas Philibert

 

 

 

 

Le soin et l'éthique allant avec

 

 

 

 

Nicolas Philibert croit dur comme fer aux vertus de l'institution. En témoignent ses films documentaires, qui en représentent à chaque fois des plaidoyers pro domo, tous circonstanciés. Le documentariste croit en ses vertus au sens où, pour parler comme Gilles Deleuze, l'institution nomme un ensemble de moyens diversement organisés pour soutenir des processus de subjectivation distincts de tout assujettissement, qui ne relèvent dès lors ni du champ négatif et répressif caractérisant la loi ni du champ individuel et inégalitaire recouvert par le libéralisme du contrat et ses fictions synallagmatiques. On ne s'étonnera donc pas que le cinéaste se soit intéressé, par exemple avec La Moindre des choses (1997), à la clinique de La Borde où s'est inventée et pratiquée sur l'initiative de Jean Oury suivi par Félix Guattari une « psychothérapie institutionnelle » conjuguant depuis la psychanalyse (lacanienne) critique de l'aliénation mentale et critique (marxienne) de l'aliénation sociale.

 

 

 

Le musée (La Ville Louvre en 1990), l'enseignement de la langue des signes (Le Pays des sourds en 1992), la galerie de zoologie du Muséum d'histoire naturelle (Portraits de famille et Un animal, des animaux en 1995), une école de théâtre (Qui sait ? en 1998), une école primaire en zone rurale (Être et avoir en 2002), la ménagerie du Jardin des plantes (Nénette et La Nuit tombe sur la ménagerie en 2010-2011), Radio France (La Maison de la radio en 2012) constituent autant d'étapes qui, au risque de la promotion voire de la défense apologétique, investissent l'institution comme champ de force, de culture et de soin des subjectivités. Et l'enseignement constitue pour le réalisateur un volet essentiel du travail de l'institution.

 

 

 

 

La croyance en l’institution,

 

malgré tout

 

 

 

 

C'est bien pourquoi l'action judiciaire entreprise par l'enseignant de Être et avoir aurait pu représenter un désastre pour une croyance en l'institution comme culture soignant par l'enseignement les subjectivités. Une croyance ébranlée sur ses bases par l'amplification de l'idéologie néolibérale dont l'hégémonie affaiblit toujours plus les défenses institutionnelles du social. Il est certainement catastrophique, la catastrophe s'accentuant jusqu'à l'ironie, que la figure modeste et héroïque du moine enseignant, républicain et laïc qui a été au principe du grand succès public du film soit devenu, en raison même de son carton commercial, l'homme ayant trahi la publicité de sa vertueuse vocation en exigeant de toucher une rémunération à hauteur de son travail supposé d'acteur, indexée sur les bénéfices de l'exploitation du film.

 

 

 

Il est non moins vrai aussi que la pente tendanciellement apologétique du cinéma de Nicolas Philibert peut quelquefois déboucher sur des portraits relativement consensuels, riches en jaillissements subjectifs mais cependant pauvres ou privés de toute aspérité critique. C'est le cas de La Maison de la radio qui voit (et entend) en Radio France une grande caverne aux trésors pour l'oreille, mais tout en restant étrangement sourd à la forte conflictualité interne qui en électrisait à l'époque de son tournage les rapports entre salariés et direction. Le même reproche pourrait sûrement être renouvelé avec De chaque instant tourné auprès des élèves et de leurs formateurs d'un institut de formations paramédicales et sociales (la Fondation Œuvre de la Croix Saint-Simon située à Montreuil). Le choix d'un établissement privé « reconnu d'utilité publique » pourrait en effet alimenter la critique, ainsi que son éloignement relatif des réalités d'une politique nationale de santé publique sous le coup des coupes budgétaires prescrites par les contre-réformes néolibérales successives. On songe en particulier tant à la création des Agences Régionales de Santé en 2010 qu'aux alertes multiples et grèves des personnels des EHPAD, ces structures médicalisées pour personnes âgées dépendantes mises en difficulté par la logique néolibérale de réduction des coûts et la politique du chiffre.

 

 

 

Le reproche trouverait cependant à être relativisé en plusieurs occasions. Parce qu'un cours prévient de la pression exercée par les visiteurs médicaux appointés par l'industrie pharmaceutique. Parce que le rappel est fait d'une offre de soin respectueuse de la laïcité. Parce que les élèves stagiaires racontent en entretiens individuels donnés après coup les brimades dont ils peuvent être l'objet et qui sont l'expression d'une forme brutale de subordination à leur égard. Le reproche se dissiperait définitivement quand De chaque instant ne cesse de rendre grâce à une jeunesse majoritairement issue des classes populaires, souvent d'ascendance migratoire et post-coloniale et toujours travailleuse, qui a le souci de l'autre comme du bon soin à lui prodiguer. C'est alors que le film, qui propose de nombreuses occasions de se réjouir d'un optimisme empathique à l'épreuve constante de la réalité, attriste paradoxalement. Par exemple en témoignant indirectement de la peau dure des clichés relayés par le cerveau reptilien des médias, loin de tomber par desquamation malgré la ferveur civique et la rigueur documentaire de Nicolas Philibert.

 

 

 

 

A l'école du réel

 

 

 

 

Cependant l'on raterait le plus important qui relève à proprement parler du beau geste documentaire soigné et cultive par Nicolas Philibert à l'occasion de son onzième long-métrage. Découpé en trois parties précédées par la citation d'un vers d'Yves Bonnefoy extrait de son recueil intitulé Du mouvement et de l’immobilité de Douve (éd. Mercure de France, 1953), De chaque instant se soutient d'une construction classique en forme de triade hégélienne. Avec un premier temps dévolu à l'enseignement théorique et les premiers exercices en simulé, suivi par un deuxième moment vécu directement en situation hospitalière, ainsi qu'un troisième et dernier temps dédié aux retours sur expérience et sur soi des apprentis aide-soignants devant leurs formateurs. La triade semblerait en effet aller de soi, idéale pour exemplifier une démarche didactique recoupant les processus d'enseignement et d'apprentissage et leurs effets de boucle récursive, de la théorie à la pratique en passant par le retour réflexif sur l'expérience accumulée, à la fois analytique et synthétique.

 

 

 

La construction triadique est pourtant plus engageante, décisive même en ce qu'elle est rigoureusement attentive aux trajectoires d'une incorporation subjective des savoirs médicaux et des affections qui en trament les inflexions. La question de l'affect constituerait même la secrète passion d'un documentaire qui en consigne les expressions comme des événements, dont les intensités avèrent le travail de métamorphose des subjectivités accomplie par la membrane institutionnelle, et seulement visible dans la durée.

 

 

 

« Que saisir sinon qui s'échappe » : le premier temps est celui des savoirs et des gestes techniques que l'on apprend ensemble, dans les rires joyeusement mêlés des exercices simulés. Un très beau plan est ici celui de la jeune femme écarquillant les yeux quand elle entend enfin un cœur battre au bout de son stéthoscope. Prêter l’oreille caractérise en effet le geste documentaire de Nicolas Philibert. « Que voir sinon qui s'obscurcit » : le deuxième moment est celui des gestes techniques mais que l'on effectue désormais dans la tension pratique des situations réelles, le rire collectif dès lors dissipé dans le sérieux des actes de soin réellement engagés. Le trouble alors peut s'installer, d'un côté entre un patient et son infirmière qui se sourient, de l'autre entre une patiente dont la dureté du regard accuse en silence l'infirmière qui, par maladresse, rate un peu sa piqûre. « Que désirer sinon qui meurt, / Sinon qui parle et se déchire ? » : le troisième et dernier temps laisse enfin surgir depuis le retour sur soi, analytique et synthétique, des pics affectifs insoupçonnés. C’est le jeune homme impressionné d'avoir aidé un patient en phase terminale d'un cancer, réglant alors ses ultimes affaires avec le monde vivant. C'est une jeune femme submergée d'émotion à l'évocation d'une patiente voulant savoir si elle est séropositive après avoir été contrainte à la prostitution afin de survivre à la dureté de son parcours migratoire.

 

 

 

Ce qui s'échappe et s'obscurcit, ce qui parle et se déchire, c’est le réel que marque la césure exceptionnelle des deux vers d'Yves Bonnefoy. Le réel en tant qu'il nomme l'impondérable qu'il faut apprendre à parer, dans des urgences qui engagent des pronostics vitaux et des responsabilités professionnelles et éthiques. L'institution est une école du réel, portant précisément avec la formation d'un personnel soignant l'enseignement des rapports entre le réel et la réalité.

 

 

 

 

Un traité des affects,

 

une éthique des situations

 

 

 

 

Situé en milieu d'apprentissage médical, De chaque instant est un petit traité des affects doublé d'une éthique des situations. Des affects d'abord convenus dans leur extériorisation nerveuse et rieuse lors d'une pratique en simulation. Des affects retenus ensuite dans une tension caractérisant le réel décisif des actes de soin comme autant d'expressions du kaïros des sophistes. Des affects exprimés enfin jusqu'au débordement quand s'impose le temps privilégié de l'après-coup ouvert à des surgissements intempestifs qui témoignent de la temporalité différée des états affectifs.

 

 

 

Premier coup de génie de l'observateur : alors que la catastrophe plane comme virtualité comique avec la simulation, elle se contracte en un point de tension admirable lorsque le réel succède à la simulation. Avec le réel, la fiction succède d'ailleurs à la simulation, s'en distinguant comme la performance réellement engagée dans la relation avec le patient. Ce premier coup se redoublera par surcroît d'un autre : le redéploiement singulier de l'affect, dans le passage dialectique de l'enseignement collectif aux retours sur soi individuels, témoigne exemplairement d'une subjectivation portée par une institution dont le programme concerne autant l'incorporation des gestes techniques que la culture du respect des sensibilités. Le soin a pour plan d'immanence un « milieu charnel » (Roland Barthes), riche en affects à cultiver. Et le réel du soin relève en pratique d'une modalité décisive (« kairotique » comme le dirait Toni Negri).

 

 

 

L'institution de l'enseignement du soin inclut ainsi le soin des subjectivités. La nécessité esthétique de rendre compte avec justesse du soin, de l’institution qui la prodigue à ses patients comme à ses agents, engage la responsabilité politique du cinéma documentaire et l'éthique des situations qui le caractérise. Nicolas Philibert est un cinéaste important parce que son souci de l'institution, à laquelle on réduit trop souvent son travail, le pousse aussi à ne pas se soustraire à des responsabilités qui, sur le versant documentaire du cinéma, sont non moins citoyennes que cinématographiques.

 

 

 

26 septembre 2018


Commentaires: 0