Jacques Becker, l'homme pressé

(première partie)

« Je cherche l'or du temps »

 (André Breton)

 

 

 

 

 

Vite

 

 

 

 

 

Les personnages de Jacques Becker vont vite, si souvent pris en flagrant délit de courir après l'instant d'après. L'indolence orientale et proverbiale d'Ali Baba joué par le méditerranéen Fernandel resterait une exception si peu appréciée des amateurs du cinéaste. Pourtant, les quarante voleurs sont une horde sauvage qui s'empresse de punir le voleur du sésame ouvrant la caverne où s'accumulent non seulement les trésors du moment mais également l'or du temps.

 

 

 

La narration de la plupart de films d'un cinéaste amateur de voitures et de jazz file à vive allure en effet parce qu'elle est intimement accordée à la vélocité de personnages qui n'ont pas de temps à perdre, au risque d'y perdre la vie. S'ils sont vifs dans les rapports de travail et pleins d'alacrité dans les relations de séduction, souvent obsessionnels et toujours rusés, c'est parce que pour eux le temps est compté et c'est parce qu'il est compté qu'il est toujours précieux. Comme l'intendance l'intrigue suit en découlant de la caractérisation des personnages beckeriens. Parce qu'ils sont dans l'intrigue les premiers en assurant à la fiction ses principales motivations, leur dessin est un crayonné jeté avec netteté, les figures rapidement découpées et tout de suite campées. Si le trait fait mouche c'est en tirant des effets de vérité à partir de surfaces lamées (l'étoffe du plan est enrichi du fil d'or ou d'argent des personnages) dont le déroulé s'acclimate aisément de certains genres privilégiés (l'intrigue policière, la comédie de mœurs et de caractères) comme de la variété des milieux sociaux considérés (des lois coutumières d'une vieille famille paysanne aux mondanités bourgeoises en passant par les marges sociales ou mondes interlopes, apaches, pègre et prison).

 

 

 

Chez Jacques Becker, les êtres pressés le sont par le temps qui ne se fait pas attendre, au point d'en laisser plus d'un sur le carreau. La surface lamée du plan n'oublie jamais la fine lame qui la traverse en en assurant la signature autant que la pointe qui sort de l'écran en transperçant le cœur.

 

 

 

Les héros de Jacques Becker courent après le temps qui les laisse souvent sur le carreau quand il n'est pas le carreau qui les atteint en plein cœur. Reste alors la carcasse du temps dont les restes sont recueillis dans le site du film, caveau ou hypogée : un faux collier pour lequel meurt une femme nommée Pearl ; une robe de mariée qui ne sera jamais portée et que tient le cadavre de son couturier défenestré ; une tête qui tombe au petit matin dans un panier qu'observe de loin la femme qui en a aimé le porteur ; de l'or fondu dans les flammes et perdu pour les gangsters vieillissants ; des tableaux qui font l'appétit du marchand quand ils n'auront pas permis de faire manger leur auteur ; une prison qui est le trou que l'on ne peut trouer, dans lequel on est tombé et d'où l'on ne sortira jamais.

 

 

 

 

 

Séduction, obsession, trahison

 

 

 

 

 

Contrairement à ce que l'on croit, le temps n'est pas seulement l'équivalent de l'argent. Le temps c'est de l'or – autrement dit c'est un luxe, un supplément hors tout calcul, l'exception dont le vertige est ce qu'il faut attraper au vol sinon c'est trop tard. Il y a la représentation capitaliste du temps dont la conversion monétaire n'est pas sans discordance malgré les sirènes de la rentabilité à court terme. Et il y a une autre représentation du temps, une autre économie qui extrait du temps objectivement compté des intervalles de jouissances qui sont incommensurables, sans mesure et sans prix. Sans l'ivresse de l'instant soustrait du temps compté, la vie pour les personnages beckeriens ne vaut pas la peine d'être vécue. On le comprend ainsi : il y a le temps égal à de l'argent pour l'économie restreinte des comptabilités marchandes et il y a le temps qui est de l'or pour une économie générale qui est celle la vie glorieuse et somptuaire.

 

 

 

L'or et non l'argent : autrement dit ce soleil qui fait s'élever et s'enivrer tous les aspirants, qu'ils soient jeunes (la promotion de Dernier Atout, la génération de Rendez-vous de juillet, les jeunes couples de Antoine et Antoinette, Édouard et Caroline, Rue de l'Estrapade) ou vieillissants (Goupi-Mains Rouges, Touchez pas au grisbi), aspirés par la relève désirée d'Icare (le voleur stylé et volatile comme le gaz des Aventures d'Arsène Lupin) au risque de tomber dans le trou de leur désir (chute mortelle du colonial fou de Goupi-Mains Rouges, du couturier fétichiste de Falbalas, de Manda guillotiné de Casque d'or, du peintre solitaire et affamé de Montparnasse 19, des évadés ratés du Trou). L'or est à l'argent ce que la séduction est à la production : le supplément d'une signature ou d'un style, le plus de la beauté du geste se soustrayant à toutes les comptabilités. Jacques Becker le séducteur le sait bien en rompant avec un père qui voyait tout tracé son destin dans l'administration de la société Fulmen. Mais la séduction dans sa recherche effrénée de la distinction face à la production peut tourner à l'obsession, fonctionner à vide en même temps qu'elle autorise dans la quête quasi-alchimique du moment parfait toutes les trahisons. L'or est alors le pardon accordé, toujours dans un regard, parfois dans un sourire, à ceux qui ne maîtrisent pas l'économie de la séduction en croyant en compenser les fautes par la commission de fautes plus graves encore.

 

 

 

L'or du temps, précieux au-delà de toute cherté, est un sable qui fait tourner les destins qui se grippent quand il glisse entre les doigts de l'obsessionnel régressant de la sublimation à la pulsion, du séducteur dont l'appétence à la trahison est victime de celle de trop. La trahison dont Jacques Becker s'est senti lui-même la victime quand son projet de film Sur la cour lui a été dessaisi par son producteur pour le confier à l'homme qui l'a fait entrer en cinéma, son maître, à savoir Jean Renoir (la rupture consommée avec Le Crime de monsieur Lange en 1935 a cependant été rédimée l'année suivante avec La Vie est à nous).

 

 

 

Jean-Louis Vey à raison distingue deux versants – rose et noir – dans l'œuvre d'un cinéaste trop longtemps victime de nombreux présupposés critiques (le styliste brillant qui entretient seulement le goût du détail, l'élève doué de Jean Renoir, le génie pressenti mais jamais réalisé, etc.) pour être appréciée à sa juste mesure, notamment dans la reprise renouvelée des rapports entre séduction, création et trahison (cf. Jacques Becker. La fausse évidence, éd. Aléas, 1995). Chez Jacques Becker, en effet, la vie est une comédie quand l'horloge interne est un sablier qui se retourne constamment sur lui-même (les sourires d'Antoinette, Caroline et Françoise, de Riton aussi sont des relances autrement plus décisives qu'un billet gagnant de loterie ou huit lingots d'or de douze kilos chacun) ; c'est autrement une tragédie quand le sablier est cassé en laissant fuir l'or du temps (le trou du réel frôlé par la possibilité du viol conjugal dans Édouard et Caroline, le trou par où fuient la richesse de Touchez pas au grisbi, la liberté des prisonniers du Trou, la vie même des héros tragiques de Falbalas, Casque d'or et Montparnasse 19).

 

 

 

 

 

Le trésor de l'ange médiateur

 

 

 

 

 

On l'a dit, le temps de l'or n'est pas celui de l'argent. Certes il y a des trésors facilement identifiables et mesurables dans les films de Jacques Becker : centaines de milliers de dollars converties en collier de perles ; pendule en or d'une vieille horloge familiale ; robes de collection ; billet de loterie gagnant ; grisbi ; caverne fabuleuse ; bijoux et documents confidentiels ; tableaux de maître. Mais il y en a d'autres qui échappent à toute mesure en frappant le cœur d'un or qui est celui du temps ayant valu la peine d'être vécu : l'or caché dans l'horloge familial ; la robe unique qu'aucun modèle ne portera ; le sourire signant en amour le pardon de la trahison ; une chevelure d'or à se damner ; une escapade amoureuse qui sera sans lendemain mais promise à l'éternité ; une tromperie masculine retournée en occasion d'émancipation féminine ; la signature stylée des vols du gentleman cambrioleur ; le travail du pianiste ou du peintre ; la liberté à peine entrevue des prisonniers voulant s'évader. Et, déjà, le cargo plein d'or d'une histoire de piraterie moderne tiré d'une histoire d'Albert t'Serstevens, L'Or du Cristobal démarré en 1939 par Jacques Becker mais achevé en 1940 par Jean Stelli.

 

 

 

Disons-le encore autrement. Le temps est une compétition tiraillée entre émulation et trahison (Dernier Atout) ; c'est un trésor que l'on se passe comme un secret entre génération (Goupi-Mains Rouges) ; l'amour autrement gagnant qu'un billet de loterie qui fait courir et haleter (Antoine et Antoinette) ; une soirée anodine mais qui peut déraper et être fatale à un jeune couple (Édouard et Caroline) ; une chevelure qui attrape au vol le désir coupé au petit matin par le couperet de la guillotine (Casque d'or) ; une affaire de vitesse entre hommes et femmes plus enivrante qu'une course automobile (Rue de l'Estrapade) ; des vols de haute voltige pour la beauté du geste (Les Aventures d'Arsène Lupin) ; les toiles invendues d'un peintre maudit (Montparnasse 19) ; un sésame qui ouvre la caverne (Ali Baba et les quarante voleurs) ou bien la trahison qui échoue à en ouvrir une autre (la prison du Trou). C'est pourquoi, passionné par la question du travail et la dépense d'énergie mentale et physique, musculaire et intellectuelle nécessaire à l'activité, Jacques Becker n'en reste pas moins un cinéaste de la séduction qu'il distinguerait de la production parce que l'investissement calculé vaut moins que la métis du désir sur la brèche entre la maîtrise parfois cynique des apparences et la préférence autodestructrice du leurre et de la violence.

 

 

 

Le temps presse, celui de l'activité productrice. Il faudrait cependant courir plus vite encore après des choses qui n'existent pas mais dont les fictions sont des sublimités qui rendent la vie si consistante – l'art et le geste, le style et l'idée, l'amour et l'amitié, le pardon et la liberté.

 

 

 

Homme pressé parmi les hommes pressés, Jacques Becker va si vite que l'on n'aurait peu vu et apprécié à sa juste mesure le meilleur cinéaste français de la période 1945-1960 avec Robert Bresson, Max Ophuls et Jacques Tati, auquel on préfère le plus souvent l'idéal go-between faisant discrètement le raccord entre deux époques plus glorieuses – la France du Front Populaire avec Jean Renoir et la Nouvelle Vague avec François Truffaut. Du premier qu'il a rencontré chez le fils de Paul Cézanne, Jacques Becker a bien retenu le goût des portraits de groupe composant entre romanesque balzacien et étude naturaliste à la Zola ; du second, il aura offert en effet le plaisir rythmé des célérités narratives dédiées à l'ordinaire des jeunes couples modernes. Si le médiateur évanouissant a fait le boulot en dialectisant autant que faire se peut, notamment le cinéma hollywoodien et le cinéma français (avant de faire la connaissance de Jean Renoir Jacques Becker avait rencontré King Vidor qui l'avait invité à le rejoindre à Hollywood), également la couture classique et ses falbalas modernes, il l'aura fait en homme pressé par le temps qui est ce trou par lequel passe l'or du temps en laissant à ceux qui suivent le soin d'en reconstituer le sablier. C'est aussi le trésor de l'ange médiateur que d'avoir pu opérer le raccord stylé entre deux époques et deux générations désajustées par le trou de la guerre.

 

 

 

Décédé prématurément d'une hémochromatose à l'âge de 53 ans, Jacques Becker savait pendant qu'il tournait Le Trou que son temps était compté. Le temps lui était compté depuis le début parce que son mal est une maladie héréditaire héritée du côté maternelle. Mais le compte n'y était pas tant que le film n'aurait pas été achevé (Jacques Becker décède le 21 février 1960, Le Trou sort le 18 mars). Le temps est compté pour l'homme pressé qui n'aurait donc jamais cessé d'être en quête de l'or du temps dont parle André Breton au début de son Introduction au discours de peu de réalité publié en 1927 et qui donne l'épitaphe gravée sur sa tombe en 1966. L'or du temps comme une valse éternelle à la fin de Casque d'or.

 

 

 

L'ultime film de Jacques Becker est probablement, plus encore que le pourtant sublime Casque d'or, son chef-d'œuvre absolu aussi parce qu'il est un autre trou vertigineux – le trou par lequel, comme un autre effet de sablier, le plomb de la mort se convertit en sable d'or de l'éternité.

 

 

25 mai - 7 juin 2020

 Dernier Atout (1942) : La règle du jeu

 

 

 

L'Or du Cristobal aurait dû être le premier long-métrage de Jacques Becker si les circonstances n'en avaient pas décidé autrement. Après le compagnonnage déterminant auprès de l'aîné Jean Renoir à partir de La Nuit du carrefour (1932) jusqu'à La Marseillaise (1938), et deux courts essais de jeunesse tournés en 1935 avec les copains du groupe Octobre comme Jean Castanier et Pierre Prévert, à savoir les moyens-métrages Tête de turc et Le Commissaire est bon enfant, le gendarme est sans pitié (d'après deux pièces de Georges Courteline), le projet initié en 1939 d'adaptation d'un roman d'aventures maritimes d'Albert t'Serstevens vient rapidement buter sur le mur de la guerre qui en a suspendu le cours. Le tournage de cette histoire d'or et de piraterie moderne est en effet interrompu et Jacques Becker, alors mobilisé, est fait prisonnier de guerre. La société Réalisation d'art cinématographique, qui a entre autres produit La Grande illusion (1937) et La Marseillaise de Jean Renoir, est pressée et, sans attendre la démobilisation de son réalisateur, confie à Jean Stelli le soin d'achever L'Or du Cristobal qui sort sur les écrans en avril 1940. Un an plus tard, Jacques Becker est rapatrié sanitaire et peut après cet échec se refaire la main en se lançant dans la réalisation de ce qui sera son vrai premier long-métrage : Dernier Atout.

 

 

 

Sur un scénario de Maurice Aubergé notamment adapté par Jacques Becker et dialogué par Pierre Bost pour l'un de ses tout premiers travaux scénaristiques, Dernier Atout n'en manque pas, précisément, d'atouts. D'un côté, le jeu paraît étroitement borné, avec une intrigue policière somme toute banale (un grand hôtel, des gangsters de pure convention, un magot habilement planqué et deux policiers malins tâchant de démêler le faux du vrai), ainsi que la situation politiquement neutre d'une capitale sud-américaine imaginaire (Carical avec ses intérieurs fabriqués dans les studios Pathé et ses extérieurs trouvés à Nice et ses environs). De l'autre, la partie engagée n'en est pas moins passionnante à suivre, avec le froufrou virevoltant de ses faux-semblants, des rebondissements en cascade et une pléiade d'acteurs qui, diversement, incarnent une dynamique générale désireuse de faire converger au cœur du cinéma français de l'occupation le meilleur du cinéma hollywoodien. Si le plateau de jeu est évidemment quadrillé, il offre cependant une série de mouvements entrecroisés dont la relative complexité peut légitimement surprendre en arrivant à excéder les attentes initiales.

 

 

 

C'est que la partie se joue avec alacrité sur divers plans concomitants qui donnent au récit un volume lui permettant de valoir davantage qu'un simple pastiche du genre policier, même stylé. On note d'abord la rivalité mimétique entre deux aspirants policiers, les sémillants Clarence (Raymond Rouleau) et Montès (Georges Rollin), qui doivent résoudre une enquête criminelle censée les départager parce qu'ils sont tous les deux arrivés premiers de leur promotion. Leur relation qui est de camaraderie est ainsi tendue par une émulation à géométrie variable, polarisée tantôt par l'alliance stratégique des intelligences, tantôt par la compétition narcissique des roublardises. Cela jusqu'à ce que toute la promotion des élèves policiers soit mobilisée pour sauver celui des deux qui risque de basculer à force d'individualisme de l'autre côté de la loi. À partir de cette tension constitutive du récit, d'autres s'en déduisent qui, par cercles concentriques, amplifient l'impulsion scénaristique donnée par la rivalité des camarades.

 

 

 

Ainsi, un film français se donne la facture d'un film hollywoodien alors qu'il est étroitement dépendant de l'économie matérielle et idéologique de l'industrie cinématographique de l'occupation : premier tour de passe-passe. Un autre tour de passe-passe consiste aussi en ce que le genre policier soit également traité avec l'allure d'une comédie. Le heurts des générations donne en effet à Dernier Atout une tonalité comique qu'accentue symboliquement la distribution entre jeunes acteurs (on reconnaît certains copains du groupe Octobre comme Roger Blin, Guy Decomble et Maurice Baquet) et vieille garde (avec Noël Roquevert en instructeur autoritaire d'un côté et de l'autre Gaston Modot et Pierre Renoir son rival en patron aristo des gangsters).

 

 

 

Dernier Atout est un film ludique et véloce. Fort de ses apparences virevoltantes (le tirage pipé de la courte paille, le faux aveugle langien joué par Roger Blin) et de ses ambivalences indiciaires (un faux collier cachant un vrai, une grille de mots croisés dans laquelle se trame un message codé). Riche de ses attaques et contre-attaques (les positions sont instables, précaires les rapports de pouvoir). Ingénieux comme le discret circuit téléphonique servant tantôt à écouter ce que disent les chefs, tantôt à identifier le repaire des truands (ou un phonographe qui brouille la limite entre musique de fosse off et musique d'écran in). La partie est d'ailleurs si serrée qu'elle clive les groupes à l'intérieur d'eux-mêmes (les truands et leurs compagnes qui s'entourloupent, les policiers qui s'opposent au nom du différend générationnel, les amis hésitant entre rivalité et sécession ou camaraderie et corruption) jusqu'à des divisions plus intériorisées (le plus audacieux n'est pas loin de ressembler à un traître à force de fricoter dans l'ambiguïté). Comme une grille de mots croisés à laquelle aime justement jouer Clarence, le personnage qui s'aventure le plus loin dans la zone grise où la loi et son contraire deviennent indiscernables, peut-être par amour pour la troublante Bella Score (Mireille Balin pour son dernier grand rôle de femme fatale avant que sa carrière ne soit brisée à la fin de la guerre pour avoir épousé en la personne d'un officier de la Wehrmacht la cause des occupants).

 

 

 

Avec Dernier Atout, l'amateur de jazz qu'est Jacques Becker s'amuse et nous amuse. Il fait ses gammes (le réalisateur cinéphile cite pêle-mêle Scarface de Howard Hawks, La Nuit du carrefour de Jean Renoir, M le maudit de Fritz Lang), glisse entre les genres (le film policier est une comédie des apparences ouverte à la tragédie de la mort de la bien-nommée Pearl, précisément tombée pour une histoire de perles), abat la carte du faux (la carte postale sud-américaine) pour faire triompher celle du vrai (les coups de feu en plein jour qui terrorisent les passants font indirectement souffler le feu de la guerre en cours). Un monde aux contours encore indistincts se lève alors avec ses promesses. Un monde déjà marqué par des obsessions (les ambivalences de la séduction tanguant entre esprit et tromperie ; le trésor caché dont la cache est un vide autour duquel il faut tourner si l'on ne veut pas y tomber ; l'ami hésitant sur le seuil liminal séparant l'ami de l'ennemi) et des convictions (le groupe de pairs peut sauver l'individu de sa pente narcissique ou au contraire le retenir captif au nom des appétits collectifs ; la jeune génération doit inventer sa voie en luttant de la génération précédente dont l'héritage consiste aussi à lui avoir ouvert la voie).

 

 

 

La règle du jeu, Jacques Becker la connaît si bien qu'il sait que participer à un jeu connu produit non seulement des parties nouvelles mais aussi des joueurs qui se distinguent de leurs pairs. Parce qu'ils ont de l'audace (jouer à imiter Hollywood dans une industrie qui n'en a ni les moyens ni le désir) et du style (celui de se reconnaître un patron – Renoir à qui se rapportent tant son frère Pierre que son ex-compagne Marguerite Houlé qui a monté le film – tout en sachant le devoir de s'en émanciper aussi). À la fin, la vieille tradition du premier promu à l'école de police change en cédant la place à la tradition nouvelle de deux majors de promotion. Passer de un à deux est tout un programme pour qui recommence après un échec l'aventure du premier long-métrage : celui d'un classicisme qui sait devoir pour se conserver s'ouvrir aux formes nouvelles qui en avéreront la modernité.

 

 

 

Âgé de 36 ans lors de la sortie du film en septembre 1942, Jacques Becker qui n'a ni l'âge de la jeune génération ni celui de la vieille garde est en tant qu'agent intermédiaire le médiateur stylé entre deux âges du cinéma. Peut-être le passeur entre classicisme et modernité aura-t-il été le médiateur évanouissant que l'on retient forcément moins que les incarnations idéales des deux époques mythifiées du cinéma français : le cinéma du Front Populaire avec Jean Renoir et la Nouvelle vague avec François Truffaut. Diplodocus : le premier mot qui apparaît dans Dernier Atout est la réponse d'une ligne de mots croisés, c'est aussi le nom d'un dinosaure qui signifie étymologiquement double poutre. Cette passion du deux qu'il faut arracher aux pesanteurs de l'un, le fin dialecticien qu'est Jacques Becker l'entretiendra jusqu'au bout, jusqu'au Trou (1960).

 

 

25 mai 2020

Pour lire la deuxième partie, cliquer ici.

Pour lire la troisième partie, cliquer ici.

Pour lire la quatrième partie, cliquer ici.

Pour lire la cinquième partie, cliquer ici.


Commentaires: 0