Jacques Becker, l'homme pressé

(troisième partie)

 Rendez-vous de juillet (1949) : Au pays des zazous

 

 

 

Après le succès remporté par Antoine et Antoinette (1947), Jacques Becker poursuit son travail d'observateur avisé de la jeunesse française du temps de l'après-guerre. Avec Rendez-vous de juillet, récompensé des Prix Méliès et Louis-Delluc, le cinéaste confectionne un portrait de groupe puisant dans la musique et le cinéma, le théâtre et l'ethnographie les diverses ressources susceptibles de lui garantir une émancipation sur laquelle pèsent cependant encore beaucoup de contraintes, objectives et subjectives. Jacques Becker persévère dans le tableau générationnel traité comme un roman de formation collectif dont l'idée aura été amorcée par l'inaugural Dernier Atout (1943) avec sa promotion d'élèves aspirant à devenir officiers de police. Sur la base d'un scénario coécrit avec son acolyte Maurice Griffe, Jacques Becker fait preuve d'une grande virtuosité narrative dans l'expression des relations entre les personnages d'une bande de copains, réussissant à singulariser à la fois le groupe d'appartenance et les pairs qui en composent l'identité. C'est comme une tapisserie mobile dont les arabesques font progressivement apparaître une image de vérité des passions éprouvées par une certaine jeunesse française, parfaitement située socialement (les zazous), et affrontant tant les gardiens du vieux monde que les démons qu'ils ignorent abrités en eux.

 

 

 

Le cinéma français aime les films de copains qui suscitent des empathies faciles (Claude Sautet, Cédric Klapisch, Guillaume Canet). Rendez-vous de juillet demeure l'un des meilleurs du genre parce que l'empathie ne suffit pas. Dans le groupe de jeunes amis parisiens sur le point de faire le saut dans l'inconnu, on a déjà Lucien Bonnard (Daniel Gélin). L'étudiant en anthropologie qui fréquente le Musée de l'Homme caresse contre son père, propriétaire d'une usine ayant envisagé que son benjamin serait comme ses deux aînés un ingénieur travaillant pour les intérêts familiaux, le projet partagé avec quatre copains de monter une expédition ethnographique au cœur de l'Afrique noire. Parmi les copains, Lucien peut compter sur Roger Moulin (Maurice Ronet), diplômé de l'IDHEC en prise de vue mais dont l'inactivité professionnelle est compensée par sa fréquentation des caves de Saint-Germain-des-Prés où, zazou parmi les zazous, il joue de la trompette. La petite amie de Lucien, Christine Coursel (Nicole Courcel), aux côtés de sa meilleure amie Thérèse Richard (Brigitte Auber) qui est l'amoureuse de Roger, rêve quant à elle de devenir brûler les planches en devenant comédienne. Toutes les deux fréquentent une école de théâtre avec un copain de la bande et fils de boucher, le trublion Pierrot Rabut (Pierre Trabaud). Tous espèrent décrocher un rôle dans la pièce du frère de Christine, François (Philippe Mareuil) pour sa part épris de Thérèse. Une pièce qu'est sur le point de mettre en scène Guillaume Rousseau pour sa part séduit par Christine qui espère contrebalancer son peu de talent par les rétributions du jeu de la séduction.

 

 

 

Le portrait de groupe donné par Rendez-vous de juillet défend la triple ambition de relever tout à la fois de la fiction romanesque, de la sociologie des rapports générationnels et du documentaire à valeur ethnographique sur un moment de la société française qui est aussi une époque du cinéma. Au mensonge romantique, Jacques Becker a toujours préféré la vérité romanesque pour paraphraser le célèbre essai de René Girard qui ne sera publié qu'en 1961. Le romanesque qualifie précisément ici un récit tendu par des liens affectifs forts – amour et amitié, relations de parenté dans une moindre mesure – soumis à l'épreuve de rivalités mimétiques qui vont sanctionner un couple (Lucien se sépare de Christine qui l'a trompé avec Guillaume) quand un autre réussit à passer les fourches caudines de l'ambiguïté (Roger accepte de se réconcilier avec Thérèse impliquée par les avances pressantes de François). Précédé par Antoine et Antoinette, la mise à l'épreuve du couple et sa capacité au pardon s'imposent donc comme un motif important dont les films suivants offriront de nouvelles variations : Édouard et Caroline (1951) et Rue de l'Estrapade (1953), mais aussi Casque d'or (1952) et Montparnasse 19 (1958).

 

 

 

La séduction exigée par le métier de comédien, parce qu'il repose sur le jeu des apparences et la maîtrise du faux, devient une menace à l'amour qui, s'il s'amuse encore au jeu de la séduction, doit faire reposer son alliance sur un pacte de confiance qui risque toujours d'être remis en question par l'action croisée des intérêts. La lucidité de Jacques Becker est alors digne d'une psychologie matérialiste. Thérèse résiste mieux à François que Christine à Guillaume pour différentes raisons, mais aussi parce que la première est davantage appréciée sur scène que la seconde, non seulement par le metteur en scène mais aussi par son professeur d'art dramatique et le public. La reconnaissance sociale lui permet ainsi de mieux être protégée du faible recours à la faveur sexuelle au titre de compensation symbolique. La séduction elle-même enrobe des rapports de pouvoir qui assoit la domination du metteur en scène sur le dramaturge qui y consent (la famille du théâtre n'est pas loin de ressembler ici à la tribu des Goupi) et sa sœur qui n'y résiste pas (on renouerait là avec le sexisme du couturier de Falbalas). Si l'amour tantôt meurt, tantôt survit en raison des dispositions autant que des circonstances, l'amitié n'est pas moins menacée lorsque le projet d'exploration ethnographique de Lucien, dont les financements viennent enfin d'être obtenus, ne suscite plus vraiment l'intérêt des camarades émoussé par les obligations du quotidien. Entre l'amour et l'amitié, la rivalité peut être une forme d'adversité partagée mais une différence reste essentielle : le collectif peut retendre des amitiés défaillantes et précarisées quand la décision amoureuse, de rupture ou de pardon, est une affaire strictement individuelle. C'est d'ailleurs toute la beauté de l'amour de « Muguet » et « Monsieur » dans Goupi-Mains Rouges qui retourne une prescription familiale en décision individuelle partagée. Dans Rendez-vous de juillet le plan sur Lucien qui dit non de la tête à Christine qui l'a effectivement trahi, en dépit de ce qui les oppose sur le plan des relations affectives, est aussi émouvant que celui d'Antoinette disant oui du regard à Antoine qui croit l'avoir trahie.

 

 

 

Du côté de la sociologie, Jacques Becker l'héritier, fils d'un administrateur de l'entreprise Fulmen qui fabrique des batteries, sait tout à fait le prix de la rupture de l'héritage engagée dans la succession heurtée des générations. La rupture générationnelle peut être considérée aussi comme une trahison et, après tout, Jacques Becker a sûrement trahi le pacte implicite de reproduction familiale en rejoignant le monde de la séduction cinématographique et ses apparences volatiles. Les trahisons amoureuses sont moches, solitaires et souvent sans rémission quand les trahisons entre amis peuvent être amorties par le pouvoir symbolique que la bande confère au leader et c'est aussi que Lucien, qui perd au jeu de l'amour, gagne sur celui de l'amitié. En revanche, les trahisons des fils à l'égard des pères sont héroïques quand elles opposent le pari de la séduction (l'aventure théâtrale ou ethnographique) aux calculs de la production (l'ingénierie pour Lucien, la coiffure pour Thérèse, la boucherie pour Pierrot). L'inverse serait cependant moins vrai, la réciprocité est plus difficile à accepter. On n'oublie pas que Le Crime de monsieur Lange (1935) de Jean Renoir a été vécu par le cadet, qui en a eu le premier le projet, comme une trahison de la part de son aîné d'adoption qui l'a repris des mains du producteur sans égard pour lui (la réconciliation a cependant eu lieu un an plus tard avec La Vie est à nous et Rendez-vous de juillet entretient le legs renoirien en bénéficiant de la photographie de Claude Renoir et, une nouvelle fois, du montage de Marguerite Houlé-Renoir).

 

 

 

Le scénario de Rendez-vous de juillet a si peu besoin d'intriguer en serrant la vis de la fiction pour en dramatiser la narration. C'est qu'il déduit en effet des relations entre les personnages et des changements de position impliqués par des changements de situation ou des décisions des grilles de compréhension à fort coefficient romanesque : le désir est toujours rivalitaire et mimétique, il est toujours celui de l'autre quand le tiers s'impose en en imposant la triangulation. À valeur sociologique aussi, voire anthropologique : la génération d'après-guerre des zazous doit s'inventer ses rites de passage propres qui sont des rites d'institution bricolés sur les scènes du théâtre et du cinéma, du Musée de l'Homme et des caves de Saint-Germain-des-Près.

 

 

 

Enfin, Rendez-vous de juillet est un documentaire ethnographique en soi, déjà parce qu'il livre un vrai portrait générationnel (la génération des nouveaux acteurs du cinéma français, Daniel Gélin et Maurice Ronet, Nicole Courcel et Brigitte Auber). Jacques Becker le sait si bien qu'il s'amuse en jouant de plusieurs effets de réel (le personnage de Nicole Courcel s'appelle Christine Coursel, le clarinettiste Claude Luter joue son propre rôle et Roger interprété par Maurice Ronet est doublé par le cornettiste africain-américain Rex Stewart à côté de qui il fait le temps d'une séquence semblant de jouer). Ce n'est d'ailleurs pas la première fois (Clarence joué par Raymond Rouleau se retrouve de Dernier Atout à Falbalas, la femme du truand Pearl meurt pour une histoire de collier de perles dans Dernier Atout, Fernand Ledoux qui jouait « Mains Rouges » revient ici en photo parmi d'autres comme Louis Jouvet en modèle des élèves comédiens). On retrouve également le vieux compagnon de route Gaston Modot déjà croisé dans Dernier Atout et Antoine et Antoinette. Le documentaire est plus large encore en incluant parmi les figurants (non crédités au générique) Françoise Arnoul, Louis de Funès et Alexandre Astruc. Concernant ce dernier zazous, il y a quelques éléments biographiques à rappeler. Amateur de mathématiques et critique de cinéma (il a signé un article fameux sur la « caméra-stylo » intitulé « Naissance d'une nouvelle avant-garde » publié dans L'Écran français, n°144, 30 mars 1948), Alexandre Astruc fréquente avec son ami Boris Vian les caves de Saint-Germain et travaille déjà à passer à la réalisation cinématographique, signataire en décembre 1953 de l'appel du « Groupe des Trente » qui, avec d'autres réalisateurs comme Georges Rouquier et Georges Franju, Chris. Marker et Alain Resnais, défend l'école du court-métrage.

 

 

 

Le documentaire dans Rendez-vous de juillet, ce sont enfin toutes les scènes formidables d'électricité tournées dans le Caveau des Lorientais, première cave à zazous située à l'hôtel des Carmes entre la rue des Écoles et le Panthéon, fréquentée entre 1946 et 1948 par Boris Vian, Jean-Paul Sartre, Raymond Queneau. La boîte de jazz accueille des danses frénétiques comme autant de transes rituelles accompagnant les mutations symboliques affectant la génération des jeunes de vingt ans. Le jazz dont Jacques Becker a été amateur et qui inspire ici les rythmes narratifs est la musique des jeunes gens pressés qui sentent le temps de leur jeunesse compté et ce trésor générationnel conservé dans des grottes fabuleuses (caves jazz, scène de théâtre, salle du Musée de l'Homme) n'a pas de prix. Les zazous partagent le trésor d'une culture minoritaire sous inspiration étasunienne qui leur permet notamment de mettre en forme et réguler des énergies passionnelles (la camaraderie entre les sexes induit une relative franchise sexuelle) dont le débordement peut être fatal aux relations amicales et amoureuses (la violence sexiste du vieux monde se rappelle toujours brutalement aux jeunes qui ont cru s'en être émancipés).

 

 

 

Entre l'Afrique noire de l'exploration ethnographique et la musique afro-américaine, la jeunesse française se dote de forces mélangées qui l'invitent à un désir de métissage la protégeant relativement du délire colonial qui a eu raison de l'esprit de « Tonkin ». Cette puissance d'hétérogénéité et même d'hybridité serait exemplairement caractérisée par l'étonnant véhicule amphibie conduit par Pierrot dans les rues parisiennes comme sur la Seine qu'il traverse avec ses copains. Mieux que le side-car rêvé par l'ouvrier imprimeur de Antoine et Antoinette, la voiture amphibie de Rendez-vous de juillet ouvre sur la piste d'aviation qui voit décoller les copains en route icarienne vers une aventure fondatrice qui s'inspire de l'histoire de Jacques Dupont. Major de la première promotion de l'IDHEC aux côtés d'Alain Resnais en 1943, Jacques Dupont est en effet parti au Congo en 1946 y tourner Au pays des pygmées (toutes choses qui ne l'auront cependant pas empêché de rallier le camp extrémiste de l'OAS et des putschistes pendant la Guerre d'Algérie).

 

 

 

Jacques Becker aura eu quand même une intuition géniale quand il fait une fiction sur le désir ethnographique du lointain revêtant une tentative documentaire d'ethnographie du proche – une ethnographie d'ici qui ne sera développée systématiquement que quinze ans plus tard. Déjà, Jean-Luc Godard, en tournant À bout de souffle (1959), voulait en fait tourner comme l'équivalent blanc de Moi, un noir (1958) de Jean Rouch. Rendez-vous de juillet c'est Au pays des zazous après Au pays des pygmées de Jacques Dupont. Réversibilité franchement osée pour l'époque du regard ethnographique. C'est pourquoi, si l'on veut apprécier l'ambiance intellectuelle et culturelle qui a vu naître des vocations scientifiques et cinématographiques à l'instar de celle de Jean Rouch, Rendez-vous de juillet reste un document essentiel.

 

 

28 mai 2020

 Édouard et Caroline (1951) : Annette et Jacques

 

 

 

D'abord, on se dit qu'avec Édouard et Caroline, Jacques Becker revient, à la suite d'un premier essai plus que réussi donné par Antoine et Antoinette (1947), au couple dont la relation soumise à l'épreuve de la vie ordinaire doit apprendre à résister à la mécanique de ses automatismes routiniers et impensés. L'amour est le trésor – il est l'or du temps qui appartient aux amoureux et que des circonstances pressantes peuvent corrompre. Dans un premier cas la situation critique résulte d'un billet de loterie gagnant dont la perte hasardeuse risque de compromettre non seulement les rêves de consommation d'un couple de prolétaires mais l'union elle-même. Dans l'autre elle caractérise une dispute conjugale dont les motifs superficiels (un gilet jeté, une robe raccourcie) représentent l'extrémité nerveuse de différences sociales engageant des rapports de pouvoir de moins en moins bien négociés. D'un film à l'autre, le tournage en studio l'a emporté sur l'équilibre des décors artificiels et naturels. Le contexte social n'est le même aussi : l'embourgeoisement qui a remplacé les difficultés populaires n'est pas moins source de conflit quand il engage des effets d'asymétrie que ne corrige pas, loin de là, la terrible compensation symbolique de la domination masculine.

 

 

 

Le temps presse pour les amoureux dont l'amour ressemble de moins en moins à la caverne d'Ali Baba, et de plus en plus à un caveau, une descente dans le souterrain comme au fond du trou. Dans Antoine et Antoinette, la course au billet raccourcit dramatiquement le temps des amoureux qui approche de sa fin s'il n'y a pas l'instant décisif surgi du sourire de l'aimée pour effacer la honte de l'homme fautif d'avoir commis une erreur même inconsciemment alors qu'il n'arrêtait pas de critiquer l'étourderie de sa compagne. Dans Édouard et Caroline, le temps se réduit encore davantage pour une compression de quelques heures seulement mais qui accumule tant de vexations réciproques que la possibilité du viol s'invite dans la chambre conjugale pour s'évanouir heureusement dans le sourire de la compagne qui substitue à la sanction masculine la réconciliation conjugale. Dans les deux cas, une femme pardonne en souriant. Son sourire est l'heureuse bifurcation autorisant alors une désorientation masculine à se soustraire d'un vide (le suicide pour Antoine, le viol pour Édouard) qui est celui dans lequel tombent par frustration sexuelle « Tonkin » dans Goupi-Mains Rouges (1943) et par incapacité d'aimer Clarence dans Falbalas (1945).

 

 

 

Avec Édouard et Caroline, Jacques Becker trousse avec brio sa première comédie satirique, tout en épurant sa manière élégante de telle sorte que la ténuité scénaristique laisse affleurer de façon la plus petite différence, la différence la plus pure comme un effet de parallaxe entre la fiction et la réalité qui en instruit la vérité. La dispute entre Édouard, un pianiste de formation classique mais sans emploi fixe, et Caroline, sa compagne affiliée à une famille bourgeoise, révèle que de simples hiatus vestimentaires traduisent des écarts sociaux qui font basculer la comédie sentimentale alerte (la première partie du film situé dans l'appartement relativement modeste du couple) vers la comédie de mœurs grinçante (la seconde partie se déroulant dans le grand appartement luxueux de l'oncle snob de Caroline, Claude Beauchamp). On sourit de voir la concierge insister pour offrir à son fils en permission un petit concert privé. Le sourire laisse place à un rire sardonique quand les bourgeois se montrent presque tous incapables d'apprécier une étude de Chopin. La théâtralité des deux espaces polarisant le récit est dynamisée par un montage vif et quelques mouvements tracés comme des traits griffonnés sur le papier et, sans que l'on s'en rende compte, l'ombre du drame se fait plus menaçante jusqu'à ce que l'éventualité du pire reste seulement une possibilité. La comédie revient à elle-même mais, le temps pressé de quelques instants, elle a frôlé le basculement dans le drame sordide. Le viol conjugal est une possibilité demeurée possibilité mais rien que sa possibilité froisse durablement le tissu d'une réconciliation gagnée in extremis comme un billet de loterie.

 

 

 

Falbalas l'a montré : le pire est une possibilité qui se fixe significativement sur quelques étoffes. Ici un gilet jeté à la poubelle et une robe retaillée à coup de ciseaux pour obtenir un « mouvement plongeant » font sauter certaines coutures de l'habit amoureux. D'autant que madame n'a de cesse de rappeler à monsieur que leur appartement est son appartement. Alors monsieur rappelle à madame qu'il a un droit de regard sur la visibilité de son corps – une affaire toujours contemporaine. Le pire est un pli dont un sourire empêche qu'il se déplie en passant du possible au réel. La comédie enthousiasme en trouvant sûrement quelques patrons du côté de la haute couture hollywoodienne (This Awful Truth – Cette sacrée vérité de Leo McCarey en 1937). Certains critiques comme Charlotte Garson ont mobilisé à raison la catégorie de « comédie de remariage » forgée par le philosophe Stanley Cavell pour évaluer un film qui en représenterait une variante très française en étant inspirée aussi par Molière et Marivaux. Mais le plus troublant et suggestif dans Édouard et Caroline consiste en ce que l'étoffe de la comédie sentimentale, froissée par la possibilité du drame sordide, laisse entrevoir en filigrane le visage même de ses couturiers. La séduction maîtrise si bien le jeu des apparences qu'elle trahit le faux pour en retourner la carte et ainsi révéler le vrai dans son dos. La ténuité de l'argument est alors nécessaire en effet quand il s'agit de satiner la surface infra-mince des images afin de laisser affleurer toute la puissance de vérité d'une histoire qui raconte celle que vivaient alors vraiment leurs auteurs : Jacques Becker et Annette Wademant.

 

 

 

Jacques Becker a 44 ans quand il tourne Édouard et Caroline avec un délai express imposé de huit semaines de tournage alors que Rendez-vous de juillet avait bénéficié d'un tournage étalé sur quasiment six mois mais le film n'a pas bien marché. Il faut alors se refaire la main mais le temps presse. Il presse aussi parce que la jeune femme qui en a écrit le scénario en a 22 de moins que lui. Ce qui ne n'empêche pas Annette Wademant et Jacques Becker de s'aimer follement en vivant ensemble dans l'appartement parisien que lui a prêté Henri-Georges Clouzot parti au Brésil. La lecture passionnée de La Recherche de Marcel Proust nourrit l'écriture de son premier scénario tramé de bout en bout du fil de leur propre histoire dont les heurts et scènes vont même jusqu'à éclater durant le tournage. Édouard et Caroline c'est, à peine déguisée et affabulée, l'histoire sentimentale et frictionnelle de Jacques et Annette. C'est aussi une variation du Verrou de Fragonard qui assombrit les lumineuses promesses du libertinage avec l'ombre du viol possible.

 

 

 

L'intrigue mince comme du papier à cigarettes l'est justement pour que l'infra-mince fasse office de filigrane indistinctement pudique et impudique. L'étonnante proximité qui est promiscuité entre fiction et réalité est d'une si grande modernité (la dispute entre la chambre et la salle de bain, les insultes grossières lancées à tour de bras au visage) qu'elle sera une leçon d'audace retenue par certains cinéastes de la Nouvelle Vague comme François Truffaut et Jean-Luc Godard. Les critiques et futurs réalisateurs découvraient alors que Jacques Becker en France comme Ingmar Bergman en Suède, Roberto Rossellini en Italie, et même Nicholas Ray tournant Johnny Guitare à Hollywood, font des films comme on consigne dans son journal intime la chronique de ses désarrois amoureux. L'idée du possible qui fait un pli tragique à la surface du réel est également une hantise pour Jacques Demy comme le montrent Lola (1960) qui compte une apparition d'Élina Labourdette et Les Parapluies de Cherbourg (1964) dans lequel joue Anne Vernon.

 

 

 

Outre une participation non créditée au scénario de Casque d'or (1952), Rue de l'Estrapade (1953) conclura la série ouverte par Antoine et Antoinette et poursuivie par Édouard et Caroline (on y retrouve d'ailleurs les acteurs Daniel Gélin et Anne Vernon, ainsi que le personnage du couturier Jacques Christian enfin incarné quand il n'est qu'évoqué dans le film précédent). Une nouvelle fois, mais sur un ton de vaudeville moins angoissé, la femme est dans le champ du couple le sujet du pardon et l'homme la figure de la trahison (impardonnable, il lui est alors donné d'être pardonné). Une fois que la femme manque, le pardon n'est plus possible : ce sera Le Trou. En attendant, Annette Wademant volera de ses propres ailes, en travaillant aux côtés de Max Ophuls sur Madame de... (1953) et Lola Montès (1955), rencontrera Michel Boisrond et signera son ultime scénario pour Philippe Garrel avec L'Enfant secret (1979), héritier tardif de Jacques Becker quand l'image devient la membrane infra-mince entre le réel et son dédoublement fictionnel.

 

 

 

On a bien du mal à comprendre comment un spécialiste de l'œuvre comme Jean-Louis Vey peut à propos de Édouard et Caroline se contenter d'évoquer le « film le plus superficiel » de son auteur (Jacques Becker. La fausse évidence, éd. Aléas, p. 85). Il faudrait entendre autrement un adjectif qui, une fois délesté de son poids dépréciatif, restituerait alors une part de vérité qualifiant une esthétique de la surface, des robes du couturier Clarence aux murs de la prison du Trou, parce qu'il n'y a pas plus profond qu'elle. La profondeur n'est pas le contraire de la surface mais l'un de ses effets parallactiques. C'est une position de caméra qui recoupe celle d'un miroir, une silhouette projetée sur le mur de la salle de bain comme une ombre chinoise : dans les deux cas, Caroline et Annette Wademant sont les deux faces d'une même médaille. La séduction exige de se tenir à la surface, mate ou satinée (le cousin de Caroline et rival d'Édouard hésite entre les deux textures pour sa cravate) en jouant et s'amusant de la valse ambivalente des signes (les yeux de biche d'Élina Labourdette) dont la maîtrise appartient davantage aux bourgeois qu'à ceux qu'ils dominent. C'est pourquoi l'héroïne prouve qu'elle est une couturière excellente même en improvisant, tandis que le pianiste talentueux est faillible (il n'est après tout qu'un exécutant comme le trompettiste Roger dans Rendez-vous de juillet) sur la scène de théâtre des conventions bourgeoises ou du jeu amoureux.

 

 

 

Le plus faible dans la maîtrise des codes est alors le plus disposé à céder à l'économie fallacieuse des compensations violentes : une gifle d'abord, la menace du viol ensuite. Comment donner raison à Jean-Louis Vey qui considère Édouard et Caroline comme une comédie rose « impénétrable à la couleur noire » (ibidem, p. 78) ? La possibilité évitée du viol conjugal est une ombre qui ne s'efface pas. Casque d'or et Touchez pas au grisbi (1954) y reviendront autrement, en montrant comment les collectifs masculins, apaches de la Belle Époque ou pègre de l'après-guerre, sont d'autant plus brutaux qu'ils sont sexistes et réciproquement. La différence des sexes est au mieux une mésentente exigeant des réglages jamais fixées, au pire un différend qui débouche sur la brutalité. Un accroc dans le tissu de la séduction, le vide d'un trou vertigineux.

 

 

 

Édouard gifle Caroline, il est impardonnable. Le même acteur giflait Nicole Courcel dans Rendez-vous de juillet parce que Christine avait trompé Lucien qui ne lui pardonnait pas. Caroline veut divorcer, son mari lui répond à la fin en voulant la violer, étant plus impardonnable encore. Un coup de téléphone suspend alors les hostilités : Édouard pense en effet avoir décroché un contrat avec un impresario étasunien présent à la soirée pathétique de l'oncle Beauchamp. Ce n'est pourtant pas cette annonce téléphonique qui interrompt le circuit de la pulsion mais le sourire de Caroline qui remplace in extremis le passage à l'acte par son acceptation sous la condition d'une réconciliation. Comme « Muguet » et « Monsieur » arrivaient dans Goupi-Mains Rouges à faire de nécessité vertu en tirant d'une prescription familiale la décision assumée d'un amour partagé. Le pardon féminin rappelant à l'impardonnable masculin sera encore actif avec Rue de l'Estrapade mais ne le sera plus ensuite. Même les hommes les plus angéliques sont au-delà tout pardon : Modigliani dans Montparnasse 19 et Gaspard dans Le Trou.

 

 

 

Le panoramique ouvrant Édouard et Caroline relie la fenêtre donnant sur la rue avec le soir tombant. Le panoramique refermant le film montre en un mouvement inverse la même rue quelques heures plus tard, au petit matin. La hauteur regagnée renoue avec le ciel des copains dans l'avion à la fin de Rendez-vous de juillet en rédimant la peur de la chute vérifiée avec le destin des héros de Goupi-Mains Rouges et Falbalas. L'aurore est certes prometteuse mais elle est blême aussi. Le cercle tragique de Falbalas est devenu le cercle de sa possibilité mais le possible ne fait pas moins mal que le réel – il fait mal autrement, enivre pernicieusement comme le « diable noir » servi à répétition par Igor. Le viol conjugal comme possibilité afflige la réconciliation finale d'un coup de ciseaux peut-être impudique. Mais l'impudeur est le prix de la lucidité partagée par un réalisateur confirmé et sa jeune scénariste engagés dans un amour moins romantique que romanesque.

 

 

 

L'amour romanesque est en effet celui qui sait devoir fourailler contre le réel des rapports de pouvoir que dénie l'amour romantique. Ce réel qui tranche comme un ciseau et que sublime un sourire. Avec Casque d'or, le tranchant de la guillotine sera un éclat aveuglant dont le réel anéantit la possibilité même du sourire rédempteur.

 

 

29 mai 2020

 Casque d'or (1952) : Une valse pour l'éternité

 

 

 

Casque d'or est un classique du cinéma français, estampillé chef-d'œuvre du patrimoine. Sait-on pourtant que le septième long-métrage de Jacques Becker n'a pas vraiment rencontré à sa sortie le succès escompté (si le film a frôlé les deux millions d'entrées, ce qui vu d'aujourd'hui n'est pas rien, il en a fait aussi dix de moins que Le Petit monde de don Camillo de Julien Duvivier avoisinant alors les treize millions) ? Pour les critères commerciaux d'alors, et le producteur Robert Hakim en particulier, le film est un échec et il est celui qui aura le plus désolé son auteur, malgré un tournage euphorique partagé entre les studios de Billancourt et des extérieurs trouvés à Ménilmontant, Meaux et Annet-sur-Marne. C'est après que les choses ont commencé à s'assombrir, en commençant par la censure concernant la séquence finale d'exécution capitale suivi par le procès intenté par le veuf de la vraie « Casque d'or » pour atteinte à sa mémoire. Le projet qui serait passé entre plusieurs mains, Jean Renoir, Julien Duvivier, Yves Allégret, propose en effet de reconstituer, malgré quelques infidélités scénaristiques, l'histoire vraie de la prostituée Amélie Élie surnommée « Casque d'or » et des rivaux Manda et Leca qui, pour elle, se sont affrontés jusqu'à la mort. Entre Belleville et Joinville-le-Pont, les « Apaches » rappelaient alors à la Belle Époque que la prospérité bourgeoise gagée sur l'écrasement de la Commune se payait, avec la prolétarisation des milieux populaires, de la prolifération anarchique des bandes criminelles vivant notamment de la prostitution.

 

 

 

Alors intensément amoureuse d'Yves Montand, Simone Signoret dans le rôle-titre y trouve l'un de ses plus beaux rôles après les films de son premier mari Yves Allégret et – déjà – le rôle d'une prostituée Belle Époque dans La Ronde (1950) de Max Ophuls. Avec Serge Reggiani qui fait tout pour ne pas montrer qu'il s'était cassé juste avant le tournage le péroné, l'actrice dont la performance a été récompensée d'un BAFTA réparant après coup l'injustice de la réception mitigée du film forme l'un des plus beaux duos du cinéma français de l'époque. Elle et lui incarnent les figures populaires d'un amour tragique dont le ferme refus de transiger sur son impérieuse exigence est un destin n'ayant pas d'autre issue que la mort. Son office qui a la tranchant d'une guillotine est une blessure mortelle à laquelle résiste cependant un souvenir impérissable, comme l'or est chaud, froid, incorruptible.

 

 

 

Casque d'or est un film d'amour fou. Un film fou d'amour et de mort qui tranche franchement avec les comédies sentimentales formidablement troussées par Jacques Becker, avant comme après. Peut-être est-ce d'ailleurs l'une des raisons de l'insuccès d'un film noir dont la noirceur paradoxale consiste à marier l'éclat aveuglant de l'amour au premier regard à la lame étincelante de la mort sanctionnant le dernier regard. L'amour tragique se distingue en effet de l'amour romanesque au centre de films comme Antoine et Antoinette (1947), Édouard et Caroline (1951) et, bientôt, Rue de l'Estrapade (1953). Dans le second cas, la violence est frôlée de près mais de justesse évitée. Dans le premier l'amour a la violence pour condition et la mort pour réalisation. La violence qui éclate dans Goupi-Mains Rouges (1943) et Falbalas (1945) trouve sa source dans les nappes phréatiques de libidos mal appareillées – frustration sexuelle de « Tonkin » et fixation fétichiste de Clarence. Les petits rois de la haute couture parisienne ou de l'épopée coloniale indochinoise ont cru s'élever si haut que la chute n'en aura été que plus sévère à l'endroit de leurs fantasmes icariens. Manda les a désormais rejoints quand, après avoir tué deux rivaux, le truand Roland et son chef Leca, l'amoureux fou de « Casque d'or » finit avec la tête tranchée au lever du soleil.

 

 

 

De la fenêtre la plus haute de l'immeuble donnant sur le boulevard de la mort, « Casque d'or » assiste au tomber du couperet. Lui perd la tête hors-champ, la sienne retombe en contrechamp. Le soleil se lève, l'aurore s'apparente à un crépuscule. Abattement redoublé. Surtout que le condamné à mort passe de vie à trépas en ignorant que non seulement son aimée ne l'a jamais trahi mais qu'elle est encore, fidèle jusqu'au bout, la spectatrice de sa mise à mort. Le jour levé sur le désastre d'un amour mortellement blessé est une nuit qui n'empêche pas un astre de briller : c'est l'étoile d'une valse de toute éternité, l'or qu'entretiendra fidèlement celle qui ne sera plus jamais pour personne « Casque d'or ».

 

 

 

Jacques Becker sait varier le registre de ses motifs, mobile tout en répondant toujours présent à l'insistance de quelques fixations, aussi souple que véloce, autant maniaque qu'obsessionnel. Le portrait d'un groupe situé l'est aussi dans ses règles coutumières et les conventions moralesqui en caractérisent la manière vécue sur un mode hétérogène, comme une contre-culture alternative. C'est pourquoi l'on peut voir en Casque d'or une sorte d'enquête ethnographique dans le passé répondant aux exercices stylisés d'une ethnographie du proche donnés avec Goupi-Mains Rouges et Rendez-vous de juillet (1949). Les guinguettes renoiriennes auxquelles Marcel Carné a rendu hommage avec son premier film le court-métrage documentaire Nogent, Eldorado du dimanche (1929), Jacques Becker les envisage spécifiquement à l'angle d'une tragédie antique dont le sexe est l'opérateur explicite.

 

 

 

Les Apaches qui font alors régulièrement les manchettes des journaux comme Le Petit Journal forment en effet un autre tribu bigarrée, avec ses archaïsmes brutaux (les corrections entretenant l'ordre des rapports de pouvoir), et ses nouveautés insolentes (l'élégance vestimentaire, la gouaille langagière et la franchise sexuelle). Le découpage filmique, avec une précision qui fait souvent l'économie des dialogues (le pittoresque gouailleur compte moins que les silences assourdissants), exprime la nature des rapports entre l'individu et le collectif inscrits dans une économie générale de la violence, y compris sexuelle. Un seul plan large dédié au groupe en son entier montre sans explication la force de pression et de régulation du groupe sur l'un de ses membres, en l'occurrence Roland, dont les débordements potentiels en menacent la cohésion. Quand la violence est incontournable, le rituel ordalique du couteau est proposé à ses participants en induisant un découpage plus complexe qui morcelle les corps en concluant sur le corps inerte de Roland poignardé par Manda. Mais la main du mort qui se desserre est comme une caresse passant sur le front et le cuir chevelu de son adversaire. Le gros plan est sublime en montrant comme le vivant mordu par une violence sans retour est un mort en sursis. Il ne manque plus au gros plan qu'il isole le visage de Manda, plus tard happé par la jouissance du passage à l'acte le débarrassant à jamais de son second rival. Toutes les issues sont alors bloquées, aucune profondeur de champ pour fuir. Quand Manda vide sur Leca le pistolet volé à des policiers, le gros plan sur son visage, parce qu'il est isolé de tout hors-champ et délié de tout contrechamp, appartient d'emblée au futur décapité.

 

 

 

De la même façon que le couturier Clarence se protège de l'amour de l'unique en réduisant ses conquêtes féminines à une collection de trophées interchangeables, Manda aurait choisi la menuiserie pour le protéger de la violence des bandes dont il sait que, s'il y cède, il n'en reviendra jamais. Casque d'or est ainsi deux fois terrible : parce qu'il fait de l'amitié (avec Raymond interprété par le formidable Raymond Bussières) la réactivation d'une machine de mort (les deux hommes se sont rencontrés en centre de correction pour mineurs) ; parce que l'amitié souillée (par Leca dénonçant à la police Raymond à la place de Manda afin de se débarrasser des deux) est le prélude à un amour trahi par les apparences plutôt que par les circonstances (« Casque d'or » a couché avec Leca mais seulement pour sauver Manda de la prison). Tragédie de l'amitié et de l'amour diversement trahis, le film de Jacques Becker pousse la question obsessionnelle de la trahison très loin. Amitié trahie de l'extérieur en dépit de la fidélité des amis, amour faussement trahi de l'intérieur malgré la fidélité de l'aimée dont ignorera probablement tout celui qui monte à l'échafaud. C'est pourquoi, après Goupi-Mains Rouges et Rendez-vous de juillet, le cinéaste redouble une nouvelle fois la fin de son film : lui meurt en pensant peut-être à la trahison de l'aimée ; elle le voit mourir en ne pouvant faire autrement. Reste l'or d'une valse aux arabesques éternelles quand le magot de Leca planqué dans un coffre n'est accessible qu'avec une clé cachée dans le boîtier... d'une horloge.

 

 

 

Le geste beckerien signant typiquement la réaction à la trahison est la gifle. Gifle donnée par Lucien à Christine à la fin de Rendez-vous de juillet, par Édouard à Caroline au début de Édouard et Caroline. Dans Casque d'or, les gifles se multiplient comme jamais, entre membres du gang (Leca corrige l'un de ses sbires qui a fraudé la répartition de l'argent volé), entre la prostituée et son proxénète (Roland humilie « Casque d'or » parce qu'elle a la langue trop bien pendue), entre mecs qui font les coqs devant les poules (Roland moque Manda qui lui répond d'un coup de coude dans les dents), entre les futurs amants (« Casque d'or » gifle Manda encore trop redevable de ses anciennes attaches, son patron menuisier joué à nouveau par Gaston Modot, et sa fille à laquelle il est alors fiancé). La gifle claque en chauffant les visages du feu d'une violence dont la profondeur est une affaire de surface. Après le théâtre des rapports de pouvoir entre un metteur en scène et sa jeune comédienne et la robe raccourcie d'un coup de ciseaux qui remet en question l'équilibre du couple, les Apaches constituent une autre scène de séduction mais la séduction n'est toutefois exempte ni des brutalités masculines, ni des trahisons qui représentent le revers de la virilité. On séduit pour revêtir d’apparats les activités illégales et, ainsi, tromper la vigilance de la police. Mais le plus séducteur de la bande (Leca joué par Claude Dauphin, prince de coquetterie) est le plus traître aussi, celui qui jouit de trahir tout le monde (Raymond, Manda, « Casque d'or ») parce que séduction et trahison forment dans ce monde interlope les deux faces de la même médaille réversible.

 

 

 

Touchez pas au grisbi (1954) actualisera la question de l'économie de la violence particulière au monde de la pègre en dévoilant davantage peut-être l'intime connexion du virilisme et du sexisme. En attendant, Casque d'or pose que l'amour est un bien rare vécu comme une parenthèse heureuse et édénique, un soupir dans un monde archaïque et moderne, lamé des fils d'or et d'argent de la violence monétaire et patriarcale. Si le film de Jacques Becker enthousiasme tant, c'est que la fiction est capitonnée de points de réel qui en électrisent la trame : c'est Simone Signoret rayonnante de l'amour d'Yves Montand et c'est Serge Reggiani dont l'interprétation minimaliste se soutient de son péroné cassé. C'est pourtant un film d'amour fou qui croit autant à l'irrépressible coup de foudre, à l'amour qui ne se négocie pas, qu'à la mort sanctionnant l'amour réprimé comme exception dans un monde réglé par le dur commerce des marchandises et des femmes, cette monnaie vivante. Ce qui n'est pas moins le cas dans les Mille et Une Nuits enluminées par le mésestimé Ali Baba et les quarante voleurs (1954).

 

 

 

Simone Signoret impressionne en femme du peuple solaire qui lutte pied à pied pour les maigres marges de manœuvre, par exemple langagières et comportementales, que lui concède paradoxalement son statut réprouvé de prostituée quand la femme bourgeoisement mariée est cantonnée à une position stricte de dépendance (d'autres actrices s'en inspireront, Elsa Zylberstein dans Van Gogh de Maurice Pialat, Céline Sallette dans L'Apollonide. Souvenirs de la maison close de Bertrand Bonello). Casque d'or est peut-être le plus beau portrait de femme du cinéma de Jacques Becker. Serge Reggiani impressionne aussi mais autrement, dont l'interprétation minimaliste témoigne d'une dureté que l'on n'avait jamais vu chez le cinéaste être exprimée à ce point. Il y a de l'automate en Manda, certes différent du fou de Goupi-Mains Rouges, du couturier troué par la disparition de son désir (l'aphanisis) ou de l'amoureux désorienté de Antoine et Antoinette. Les retrouvailles avec l'ami Raymond et le coup de foudre pour « Casque d'or » révèlent que la menuiserie (« Travaille travaille, menuise menuise » comme le lui dit Raymond en rigolant) est l'activité régulatrice permettant de se prémunir de la violence pour qui, après avoir vécu l'expérience de la maison de correction, s'en sentirait encore capable. Préfigurant sur un mode actif la passivité du peintre de Montparnasse 19 (1958), Manda livre pour tous les autres personnages beckeriens la vérité, mortelle, de l'amour : que l'amour reste romanesque en demeurant une séduction protégée des réactions violentes de la trahison, sinon la tragédie l'emporte en faisant coïncider l'amour et la mort comme deux horloges synchronisées. Qui est la vérité de l'amitié aussi en étant, à la différence de l'amour, la seule modalité d'une réciprocité authentiquement réussie (Raymond prend en prison la place de Manda qui le rejoint et s'il tue Leca, c'est en tuant aussi l'homme à la cause de la mort de Raymond).

 

 

 

La fin de Casque d'or est sublime, on l'a dit, on le répète. On croit l'héroïne accompagnée d'un client montant avec elle dans la chambre où ils se livreront à leurs petites affaires. En réalité, « Casque d'or » accède à la fenêtre la plus haute du boulevard pour être la spectatrice de la mise à mort de l'aimé. Dans la voiture l'amenant à ce lieu funeste, les lumières de la ville ont passé sur son front comme la main de Roland mort sur les cheveux de Manda. La belle crinière brille encore sous la lune mais avec le matin blême qui se lève, la blondeur a terni, l'or a disparu. Le gris règne en nivelant tout. L'éclat du dehors qui poussait le couturier à se défenestrer est ici attrapé au vol par le tranchant de la guillotine. « Casque d'or » baisse alors la tête : elle ne le sera plus jamais pour personne. Peut-être est-elle enceinte de lui si l'on pense au bistrot derrière lequel le règlement de compte fatal a eu lieu et qui s'appelle « À l'ange Gabriel ». Marie emporte avec ce secret l'image inaltérable d'une valse éternelle, la ritournelle promise comme Le Temps des cerises à tourner en traversant tous les temps.

 

 

 

31 mai 2020

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