Jacques Becker, l'homme pressé

(cinquième partie)

 Les Aventures d'Arsène Lupin (1957) : Les clins d'œil de Maître Renard

 

 

 

L'homme pressé est un homme insaisissable. En 1954, Jacques Becker réalise coup sur coup deux films qui sont de grands succès publics : Touchez pas au grisbi et Ali Baba et les quarante voleurs. Le cinéaste y fait preuve d'une si grande mobilité entre les genres, y compris dans ce qu'ils peuvent avoir d'exigence commerciale, que la critique d'alors a bien du mal à y reconnaître ses petits, même la plus éclairée représentée par André Bazin. Il a fallu une nouvelle génération critique incarnée par François Truffaut et ses camarades des Cahiers du cinéma pour réinscrire un écart censément fautif dans le geste d'une œuvre suffisamment forte et cohérente pour être capable d'en absorber les défauts ou ratés. Et puis plus rien.

 

 

 

Pendant trois années, Jacques Becker ne donne plus aucune nouvelle cinématographique. Enfin, si, il mène l'entretien avec Howard Hawks pour le numéro 56 des Cahiers du Cinéma en février 1956 et devient trois mois plus tard le président de la Fédération Française des Ciné-Clubs. Mais aucun film n'est réalisé. L'homme pressé pour qui le temps a toujours compté ne tourne pas : l'insaisissable s'est éclipsé, l'amateur d'ellipses narratives est devenu invisible. Le retour aux affaires accompli avec Les Aventures d'Arsène Lupin d'après le recueil de nouvelles de Maurice Leblanc publié en 1907 est alors une bonne nouvelle récompensée par un nouveau succès public, sorti un an après Elena et les hommes (1956) de Jean Renoir avec lequel il partage quelques points communs (l'assistant-réalisateur Serge Witta, également la période historique considérée, à savoir la IIIe République d'avant 1914). Même si la critique continue encore de se lamenter en regrettant la disparition d'un réalisateur fin et talentueux qui se serait durablement compromis avec l'industrie du divertissement.

 

 

 

Rétrospectivement, Rue de l'Estrapade (1953) apparaît comme le dernier film de la première manière, si moderne et personnelle, de Jacques Becker. Et, partant, Touchez pas au grisbi comme le premier film d'une seconde manière impliquant une participation plus grande aux projets commerciaux initiés par le centre du cinéma français. On relève quand même que le tout premier long-métrage, Dernier Atout (1943), proposait déjà un brillant exercice ludique dont la virtuosité narrative s'épanouissait dans les abstractions contextuelles imposées par l'occupation. On a également remarqué la nature joueuse d'un cinéaste qui a toujours aimé alterner les genres différents en faisant ainsi valser les étiquettes comme des identités factices. Il s'en faut alors franchement de bien peu pour ne pas reconnaître en Arsène Lupin l'autoportrait du cinéaste en gentleman cambrioleur. Le bourgeois reconnu tel entretient savamment son image publique (André Laroche, le rentier et propriétaire de chevaux, l'ami des puissants, directeur de journal, préfet et même président du conseil) afin de mieux cacher ses multiples identités fictives (le diplomate italien Aldo Parolini, un viticulteur voulant marier richement sa fille, un serveur de chez Maxim's) lui permettant de dérober au vu et au su de ses victimes les trésors qu'elles gardent précieusement.

 

 

 

Comme l'or caché dans la pendule de l'horloge familiale dans Goupi-Mains Rouges (1943), la première variation beckerienne de la Lettre volée d'Edgar Allan Poe, Arsène Lupin est celui qui se montre pour mieux se cacher. Son modus operandi se dirait ainsi : au vu et au su. En bon maître du semblant qui a le nez pour flairer des indices, d'autant plus quand ils sont parfumés, Arsène Lupin est la figure même de la séduction beckerienne, qui sait jouer des apparences pour s'avancer masqué et ainsi tromper la vigilance des puissants à l'occasion de vols signés, marqués du sceau d'une prodigieuse intelligence, frappés au coin de la plus éblouissante virtuosité. Joué avec un plaisir irrésistible par le sémillant Robert Lamoureux, Arsène Lupin tiendrait du goupil du Roman de Renart, mais aussi et tout à la fois du lapin blanc et du chat du Cheshire de Lewis Carroll. L'animal sait d'autant plus qu'il en est quand il a affaire aux bêtes encagées de l'empereur prussien (perroquet, panthère noire, même un aquarium). Le renard resterait cependant son totem en offrant un modèle de masculinité aérien et toujours complice du féminin (significativement ce sont toujours les femmes qui le confondent) qui peut ainsi déroger (même si arsenios signifie en grec viril) avec le virilisme des modèles patriarcaux de Casque d'or (1952), Touchez pas au grisbi et Ali Baba.

 

 

 

Avec Arsène Lupin, Jacques Becker semble désireux avec la vélocité qu'on lui connaît de rattraper le temps perdu en proposant avec son onzième long-métrage pas moins de quatre histoires de vol : deux tableaux de maître lors d'une réception chez le président du conseil ; les pièces précieuses d'un grand bijoutier parisien dans une chambre d'hôtel ; une grosse somme d'argent appartenant à l'empereur Guillaume II qui a fait enlever le héros en test de son nouveau système alambiqué de cache de ses documents officiels ; l'Annapurna, le diamant sur la tête enturbannée du Maharadjah chez Maxim's. Ces histoires sont relativement autonomes en même temps qu'elles se recoupent grâce au retour de certains personnages (surtout féminins comme la conseillère de l'empereur Mina von Kraft jouée par Liselotte Pulver et la manucure Mathilde Duchamp interprétée par Sandra Milo) en formant ainsi des arabesques subtiles qui, en terme de structure narrative, représentent sûrement les plus belles jamais dessinées et tressées par Jacques Becker. Comme si l'on avait affaire à un feuilleton en soi qui, il est vrai, doit beaucoup aussi à l'esprit des serials de Louis Feuillade en incluant des hommages de circonstance à Erich Von Stroheim (l'aristocratie prussienne) et Jean Renoir (la cavalerie). Comme le film montré à la Berlinale a bien marché, une suite a été produite avec le même interprète, Signé Arsène Lupin (1959) d'Yves Robert. Elle sera suivie par bien d'autres adaptations, en particulier une série télé avec Georges Descrières en vedette et la fameuse chanson de Jacques Dutronc.

 

 

 

Avec l'appui scénaristique d'Albert Simonin, l'auteur de Touchez pas au grisbi, Jacques Becker fait montre d'une alacrité telle qu'elle raccroche seulement en quelques plans le nouvel épisode de l'œuvre avec ses épisodes précédents. Arsène Lupin apparaît ainsi comme le chef d'une bande de truands conduisant une traction de nuit comme Max le Menteur, mais aussi comme le rusé Abdul du conte des Mille et Une Nuits (un autre chef de bande à tête de renard qui pratique la séduction et le déguisement). Et puis encore comme celui qui vole en ayant à l'instar d'Ali Baba le sens de la redistribution (par exemple la manucure qu'il a manipulée malgré elle pour le vol des bijoux et qui a perdu son travail est ainsi récompensée de vingt louis d'or pour le désagrément subi). Le cinéaste aime s'amuser et il s'amuserait ici comme jamais, en jouant aisément de la dialectique du faux et du vrai (le vol de l'autoportrait de Léonard de Vinci est complété par le refus de voler celui de Michel-Ange parce qu'il est un faux). Jacques Becker va même jusqu'à rire des limites des conventions de la représentation quand l'empereur s'étonne soudainement que dans son château tout le monde parle français.

 

 

 

L'autoportrait est donc à la fois faux et vrai (Jacques Becker joue d'ailleurs ici le rôle du kronprinz). Il n'en reste pas moins peint par un cinéaste qui, héritier ayant vécu dans la mondanité dont il a tiré un goût des sports onéreux (les voitures), indexe la mise en scène sur le jeu des apparences, l'art de la séduction et la morale d'un vol qui ne doit blesser ni léser personne.

 

 

 

Au début du film, une lumière artificielle met en valeur le visage grimé d'Arsène Lupin au moment où il allume sa cigarette. Elle est l'amorce de la petite machine ingénieuse consistant à plonger la réception donnée par le président du conseil dans la nuit pour en profiter et lui voler les tableaux. Le gentleman cambrioleur est une figure luciférienne qui tiendrait autant du diabolique docteur Mabuse que de l'angélique Ali Baba. Le médiateur évanouissant monte en effet ses petites machinations en participant à brouiller de l'intérieur le circuit bourgeois de la richesse dont il serait le démon. Il faut dire qu'Arsène Lupin connaît à la perfection la réalité des automatismes sociaux et des automates qui en sont par réflexes les inconscients relais. Le billet de loterie dont la perte rendait foi l'ouvrier typographe de Antoine et Antoinette (1947) est ainsi devenu le tableau, collier, argent ou joyau dont la prise repose sur la maîtrise des automatismes de la vie inconsciente promue avec les machines de la modernité. Le tournemain d'Arsène Lupin, qui précède celui du héros de Pickpocket (1959) de Robert Bresson, est autant actif dans le maniement des serrures à combinaison d'un coffre-fort que dans le détournement de la fermeture coulissante d'un secrétaire ; dans l'implication d'une manucure à un stratagème dont elle ignore la fin que dans la raison profonde de la séduction invitant deux femmes trompées à ne pas vouloir aller plus loin dans la réponse vengeresse. Il est aussi le fait de la manucure qui, d'un seul toucher de main, reconnaît l'homme aux mille déguisements (la sensibilité de la main qui révèle ce que les yeux n'arrivent pas à voir est un grand motif participant à la grandeur mélodramatique du finale des Lumières de la ville de Charlie Chaplin).

 

 

 

Le tournemain est une petite musique qui donne à vivre avec style. Comme la chanson qui sort du gramophone et, avant, le juke-box abritant la ritournelle mélancolique de Max dans Touchez pas au grisbi – autre cave au trésor, autre caverne magique. Comme le violoniste de rue de Montparnasse 19 (1958) que Jacques Becker interprète lui-même comme il interprète ici le Kronprinz.

 

 

 

Dédoublement de Jacques Becker : après tout, le génie d'Arsène Lupin est d'être à la fois un ange et un démon. Le lapin qui se double d'être un renard. Le médiateur évanouissant qui représente en même temps l'excès intraitable d'une société. Le passeur des frontières, entre le vrai et le faux, entre la loi et son dehors, également entre la France et la Prusse d'avant 1914. Le metteur en scène qui apparaît avec sa mise en scène pour disparaître avec elle et qui, ce faisant, rebat le jeu des cartes du semblant pour avérer que le faux est un moment du vrai. Et qui n'y cédera pas à la différence tragique du couturier Clarence dans Falbalas (1945) qui, en finissant par basculer du côté du fantasme, tombe dans le vide ouvert par le leurre dont il se croyait pourtant maître.

 

 

 

Arsène Lupin est un modèle de séduction. Mais l'on sait aussi que la séduction qui consiste à jouer avec les apparences ne va pas sans la trahison de celui ou celle ayant cru que les apparences étaient autres choses qu'elles-mêmes. Le séducteur trahit ses victimes quand il abuse de leur bonne foi, quand il leur ment ou les manipule mais la trahison est rédimée cependant dans la morale du séducteur qui glisse l'épine de la rapine dans le gant de velours du jeu. Mathilde Duchamp a joué malgré elle, puis veut jouer en toute connaissance en renouant fidèlement avec l'esprit de son père, un policier décédé. Mais les apparences bourgeoises pèsent d'un poids trop lourd pour faire entendre la petit voix de la raison d'une simple manucure. Mathilde le sait mais son savoir a été validé par le cambrioleur qui respecte ainsi son égale en intelligence. Avec Mina von Kraft, c'est la même ritournelle mais elle est amplifiée par la position de classe de cette dernière qui n'est pas loin de vouloir sévèrement corriger le roublard d'un coup de fusil. Mais le gentleman l'a séduit tant de fois et avec tant d'identités différentes que son plaisir appartient à la fin à l'avoir reconnu et le reconnaître encore, en partageant avec le voleur la connivence de celui qui vole en ne causant aucun tort sinon au droit de propriété que la bourgeoisie a sacralisé.

 

 

 

Les Aventures d'Arsène Lupin est comme on pouvait s'y attendre le film le plus séduisant d'un auteur dont le cinéma propose une vraie pensée de la séduction dont la trahison constitue rituellement l'épreuve renouvelée. Le film de Jacques Becker a notamment un côté « ligne claire », avec son dessin net et ses silhouettes finement découpées, sa limpidité narrative et ses couleurs parfaitement distribuées, qui l'apparenterait presque à une bande dessinée de Tintin. L'exercice de style est aussi l'exercice d'un style, d'une signature, d'un geste, d'une manière qui a le désir de créer et agencer ses petites machinations pour déjouer la partition des machines du social (à l'image du dispositif secret conçu par l'empereur intégrant un cage à perroquet et un aquarium qui, par différé stratégique d'un contrechamp, fait penser au spectateur qu'il s'agit d'un orgue mécanique qui pourrait de loin faire penser au limonaire de La Règle du jeu de Jean Renoir). Par ailleurs, le flair d'Arsène qui permet de détecter le micro caché par Mina von Kraft dans le chambre du château de l'empereur montre que le fil des télé-communications remonte déjà à Dernier Atout en passant même par Casque d'or et le trou permettant à Manda et son ami Raymond de pouvoir échanger dans le panier à salade qui les emmène d'une prison à l'autre malgré la surveillance policière.

 

 

 

Chez Arsène Lupin comme chez Jacques Becker, l'esthétique et l'éthique coïncident : elles sont les deux faces d'une même médaille dont la réversibilité joue des tours de passe-passe elliptiques aux circuits monétaires et marchands de l'économie bourgeoise. La séduction bien comprise permet à l'animal de se distinguer alors de l'automate. Renard, lapin ou panthère, l'animal séduit en effet en se distinguant des réflexes socialement conditionnés de l'automate programmé par les machines de la modernité. Après le piano accordé par le technicien aveugle de Antoine et Antoinette, l'ingénieur sourd de l'empereur figure autrement une organisation dont le machinisme supplée aux déficiences des organes. Reste pourtant l'animal. Cette animalité, qui n'est pas moins machinisme mais elle est dotée d'une sensualité manifeste en sollicitant le sens de l'odorat, témoigne alors du plaisir du démon de la connivence au jeu des apparences. Aux gifles abondamment données dans Casque d'or et Touchez pas au grisbi se sont substitué désormais les clins d'œil, ces signes de connivence par excellence, jamais loin de ressembler parfois à des regards-caméras.

 

 

 

L'ange est un démon, l'animal qui calcule en défiant tous les calculs au nom d'un nombre qui empêcherait de compter pour paraphraser Paul Claudel : « Je ne calcule pas » peut ainsi avouer Arsène Lupin. C'est son trésor comme son coffre-fort secret cache non les précieux objets volés mais l'arsenal des postiches nécessaires à ses cambriolages. Il y a toujours deux trésors chez Jacques Becker et celui qui outrepasse tout calcul l'emporte sur la mesure des comptabilités. L'ange gentleman qui est un démon de la cambriole a cependant lui-même des doubles qui attendent au purgatoire : le peintre maudit de Montparnasse 19 (1958) et le traître angélique du Trou (1960).

 

 

4 juin 2020

 Montparnasse 19 (1958) : La vérité en peinture, un trou

 

 

 

Insaisissable, Jacques Becker ne l'aurait peut-être jamais été autant qu'au moment où sort Montparnasse 19 (rebaptisé Les Amants de Montparnasse à l'occasion d'une ressortie ultérieure programmée pour effacer l'insuccès rencontré par le film). Une nouvelle fois, après Ali Baba et les quarante voleurs (1954) et Les Aventures d'Arsène Lupin (1957), ce projet n'est pas un projet personnel que le cinéaste à qui on l'a proposé accepte cependant de reprendre après le décès de son initiateur, Max Ophuls. Le décès du cinéaste le 25 mars 1957 afflige profondément Jacques Becker, comme le 12 mai suivant celui d'Erich Von Stroheim dont il est également très proche. C'est donc un cinéaste doublement endeuillé qui, malgré tout, décide de reprendre en main l'adaptation cinématographique des Montparnos de l'écrivain Michel Georges-Michel. Il s'agit de raconter les derniers jours du peintre Amedeo Modigliani dérivant entre Montparnasse et Montmartre, empoisonné par l'alcool et miné par la tristesse, livré à un désespoir que ni l'amitié du poète et marchand d'art Léopold Zborowski ni l'amour de la jeune artiste Jeanne Hébuterne ne réussiront à protéger du naufrage et de la mort survenue le 24 janvier 1920.

 

 

 

Le projet de Montparnasse 19 est déjà bien avancé, avec sa vedette (Gérard Philipe) et un scénario achevé et entièrement rédigé, signé d'Henri Jeanson, l'un des scénaristes alors les plus engagés à servir la cause d'une certaine tendance du cinéma français dit de qualité. Jacques Becker va pourtant s'autoriser à contrevenir à deux engagements constitutifs de l'entreprise : d'abord il impose à la production franco-italienne de tourner le film en noir en blanc alors que la couleur est initialement prévue afin de mieux vendre la reproduction flamboyante des toiles de Modigliani ; ensuite il réécrit largement le scénario d'Henri Jeanson dont le talent de polémiste est alors employé pour mettre publiquement le cinéaste en difficulté. La plume venimeuse du scénariste attaque dans la presse un réalisateur censément incapable de respecter les scenarii qu'on lui confie, qui lui répond en rappelant que son affaire n'est pas l'illustration de scénario et ses dialogues mais la mise en scène, la forme cinématographique et la réalisation. Le hiatus est donc total comme s'il représentait d'ailleurs le dissensus entre le cinéma d'avant, celui dont le classicisme est devenu depuis l'après-guerre un académisme paternaliste, et le nouveau cinéma qui s'incarne dans la jeune critique des Cahiers du cinéma alors en train de faire la Nouvelle Vague, et la défense continuée de l'un des rares auteurs dont elle a reconnu l'importance esthétique en étant susceptible d'aider à faire enfin entrer le cinéma dans la modernité.

 

 

 

Le hiatus entre le cinéaste, ses producteurs et le scénariste témoigne autrement de l'insaisissabilité de Jacques Becker. Le hiatus est un signe de ses dédoublements, avec un père français et une mère anglaise, avec un œil du côté du cinéma français et un autre en direction du cinéma hollywoodien, un pied dans le classique et un autre dans le moderne, des attachements avec le Parti Communiste et des amitiés avec les Hussards comme Antoine Blondin et Roger Nimier. Au risque que le dédoublement apparaisse comme une duplicité autorisant toutes les trahisons, le hiatus est un symptôme de la schizophrénie d'un cinéaste suffisamment mobile et souple pour glisser sur les surfaces et les apparences y compris quand elle se contredisent, capable en effet d'être aussi à l'aise avec le récit intime et personnel (Édouard et Caroline et Rue de l'Estrapade scénarisés par sa compagne d'alors Annette Wademant) qu'avec la commande impersonnelle et commerciale (depuis Ali Baba). Il y a sûrement d'autres raisons qui expliqueraient l'échec de Montparnasse 19, au point d'avoir livré la critique (par exemple Alexandre Astruc) à s'abandonner à une perplexité encore accentuée concernant un réalisateur longtemps apprécié pour son évidence mais devenu de moins en moins reconnaissable ces dernières années.

 

 

 

Le cinéaste de l'évidence complique ainsi l'évidence d'une telle qualification qui, comme l'a bien montré Jean-Louis Vey, repose sur l'entretien durable de quelques clichés tenaces comme la figure du bon disciple renoirien, le styliste brillant mais superficiel, le génie deviné mais jamais réalisé (cf. Jacques Becker. La fausse évidence, éd. Aléas, 1995). Compliquer l'évidence c'est contrarier les automatismes réflexes de l'identification et il est troublant de voir Montparnasse 19 succéder aux Aventures d'Arsène Lupin. Comme si Jacques Becker s'était au fond débrouillé pour polir coup sur coup les deux faces contradictoires d'un même autoportrait schizo : avec son avers coloré dans la figure du gentleman cambrioleur, maître dans le jeu des apparences et virtuose stylé dans l'art de la séduction et la duplicité ; avec son revers noir dans la figure de l'artiste maudit et sans compromission, ange déchu qui crève de la vérité en peinture qui lui cause une douleur intolérable.

 

 

 

Modigliani n'est pas dans le cinéma de Jacques Becker le seul à vouloir atteindre l'air raréfié de l'art en étant pour cela obligé pour le respirer de descendre au risque de tomber toujours plus bas. Sur le chemin patient de sa lente agonie, le peintre aura toujours été déjà précédé par le couturier qui se défenestre pour avoir cédé sur le fantasme de l'amour vrai préféré au pur présent de la mode (Falbalas). Et puis les zazous qui vivotent entre le chômage cinématographique, les caves jazz et germanopratines et l'avion en partance pour le documentaire ethnographique en Afrique noire (Rendez-vous de juillet). Sans oublier les musiciens joués par Daniel Gélin qui flirtent avec la bohème (le pianiste d'Édouard et Caroline, le chanteur et son ami guitariste de Rue de l'Estrapade). Surtout, les motifs et figures déjà rencontrés précédemment peuvent revenir, mais appareillés à une lente dérive intérieure et stylisée, sombre et désespérée. Ainsi, l'homme qui se remplit les poches des trésors de la caverne magique est devenu désormais le marchand Morel qui prend le temps d'attendre la mort du peintre afin de pouvoir le dépouiller du trésor de ses toiles (Lino Ventura découvert dans Touchez pas au grisbi revient pour un rôle court de vautour mais mémorable de noirceur). Ainsi, le séducteur qui, un peu avant la Grande Guerre, joue activement du semblant en en manipulant les signes a laissé place dorénavant au séducteur passif qui, en 1919, glisse moins sur les surfaces qu'elles sont comme des desquamations, les peaux mortes d'un corps amaigri et dépouillé, sacrifié en holocauste sur l'autel de la vérité en peinture.

 

 

 

Quand Modigliani descend pour la dernière fois l'escalier de son modeste appartement (sa concierge est la vieille routarde Pâquerette, vue dans Édouard et Caroline et French Cancan de Jean Renoir), c'est en quittant sa chambre comme une cellule (les murs sont griffonnés de ses dessins comme ceux d'un prisonnier). Avant de s'enfoncer dans le souterrain d'une rue parisienne reconstituée en studio comme une station de métro. Le Caveau des Lorientais comme la caverne orientale du conte des Mille et Une Nuits ont été depuis remplacés par la cave où Pierrot le patron d'un cabaret aide Max à torturer le pauvre Fifi (Touchez pas au grisbi) qui précède la prison de la Santé du Trou (1960). Le trou c'est dans Montparnasse 19 celui que Modigliani a en lui. L'alcool ne sert alors qu'à passer au travers du trou en vérifiant seulement qu'il est toujours là. L'alcool est le lubrifiant acide du trou. Le trou est celui d'une autre maladie addictive que l'alcoolisme : la vérité en peinture. « Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai » a écrit Paul Cézanne dans une lettre adressée à Émile Bernard peu avant de mourir, datée du 23 octobre 1905. La vérité en peinture : la représentation est nécessaire mais non suffisante, le tableau témoigne de cette différence inconciliable, intraitable. C'est la maladie du peintre Modi qui boit comme un trou, c'est le poison d'une addiction dont il est le prisonnier comme si, en lui, se rejoignaient le prêtre littéralement ulcéré de Journal d'un curé de campagne (1951) de Robert Bresson et le résistant prisonnier s'évadant dans Un condamné à mort s'est échappé (1956).

 

 

 

La douleur intolérable de la vérité en peinture troue Modi qui en partage l'étourdissement avec ses précurseurs, Paul Cézanne et surtout Vincent Van Gogh. D'ailleurs l'un ne va pas sans l'autre et la rencontre ratée avec un possible marchand étasunien met en rapport les trois peintres (l'américain est propriétaire d'un Cézanne dont la vue blesse Modi en lui rappelant comment Van Gogh parlait de cette blessure commune). La fêlure partagée avère que l'artiste peintre est malade d'être intoxiqué par son art, ce remède qui est un poison creusant dans son être un trou béant. Du pharmakon au pharmakos il n'y aurait qu'un glissement au bord de l'abîme où l'artiste maudit est la figure de la victime émissaire sacrifiée pour faire de l'innocence de l'unique la culpabilité de tous. Hormis les références renoiriennes et fordiennes de circonstance, il est bien possible que le Van Gogh (1992) de Maurice Pialat ait trouvé dans le cinéma français sa profonde inspiration dans Montparnasse 19. Il est en tous les cas certain que la citation apocryphe de Van Gogh rapportée par le père joué par Maurice Pialat lui-même dans À nos amours (1983) conviendrait parfaitement au Modigliani peint par Jacques Becker comme son ami le plus intime, le double qui le reconnaît comme un frère : « La tristesse durera toujours ».

 

 

 

Que reste-t-il alors à un artiste si jeune et déjà lessivé ? Modigliani est mort à l'âge de 36 ans comme Gérard Philipe qui décède d'un cancer du foie foudroyant le 25 novembre 1959. Moins de trois mois plus tard décède à son tour Jacques Becker âgé de 53 ans, ce qui n'est guère plus vieux. Le noir et blanc est la tonalité du deuil imposé par un cinéaste endeuillé des amis réalisateurs disparus : son film en porte le deuil qui se dissémine dans la nuit étoilée d'autres deuils à venir. Que reste-t-il encore à un homme pressé par le temps compté d'une tristesse sans rémission qui s'écoule comme un mauvais vin couleur de sang ? Montparnasse 19 est l'autre tragédie beckerienne avec Casque d'or (1952). Les deux films partagent la parenthèse édénique d'une nature accueillant favorablement la fraîcheur de l'amour, le coup de foudre qui se résout tragiquement par la mort de l'amant et l'amitié dont le bien participe involontairement à précipiter le sort funeste du pauvre ami. L'or des gris aériens de Nice n'aura été qu'un répit, une parenthèse qu'éclipse le retour au noir profond du vin qui semble être tiré de la Seine, autre fleuve des Enfers. Si « Casque d'or » peut à la fin conserver le souvenir d'une valse comme l'image incorruptible d'un amour éternel, Jeanne qui se réjouit qu'un marchand d'art vienne faire enfin l'acquisition des tableaux de son amant ignore à la différence de Morel que Modi est mort. Elle ne peut savoir ce que l'histoire nous a depuis appris : sa défenestration 48 heures après le décès de Modigliani.

 

 

 

La cruauté de Montparnasse 19, qui n'a rien à voir avec la méchanceté s'épanchant abondamment dans les films de la qualité française honnie par François Truffaut et ses camarades des Cahiers, tient aussi dans l'ellipse du destin de Jeanne magnifiquement incarnée par la jeune Anouk Aimée. Son sourire n'est plus la blessure de Modi échouant à lui apporter durablement la joie : c'est la nôtre aussi. La vitesse avec laquelle Morel palpe et accumule les tableaux du défunt encore frais dans le tout dernier plan du film est d'une violence telle que son souffle sèche sur place le spectateur qui souffre davantage encore de ne pas pouvoir s'accrocher au sourire pourtant si beau d'une condamnée à mort qui s'ignore. Bientôt le sursitaire sera Jacques Becker lui-même quand il tournera Le Trou en sachant que le trou d'une maladie héréditaire ne lui laisse que peu de temps avant de finir en beauté.

 

 

 

Il est certain que le deuil redoublé de Jacques Becker s'accorde au désespoir de Montparnasse 19. On sent également qu'avec cet avant-dernier long-métrage, le cinéaste commence à s'aventurer et frayer dans les limbes de la vie et de l'œuvre confondues. Le maudit c'est aussi lui, l'homme pressé par la maladie héréditaire, l'artiste pour qui le temps est compté afin de permettre à aïon de s'émanciper de chronos. Dans le film, Modi dit un peu littéralement le peintre maudit. Le surnom dit sûrement aussi la mutilation de l'ange auquel l'on a coupé les ailes. Le peintre n'est cependant pas le seul personnage beckerien à disposer d'un surnom, lui qui vient après les surnoms familiaux de Goupi-Mains Rouges (1943) et les surnoms de truands de Touchez pas au grisbi. Il n'est pas non plus le seul à faire coïncider le nom et la vérité de la situation : déjà la femme d'un truand prénommée Pearl dans l'inaugural Dernier Atout (1943) perdait la vie après avoir confondu un vrai collier et un faux ; on se souvient aussi de Nicole Courcel interprétant dans Rendez-vous de juillet une apprentie comédienne s'appelant Christine Coursel. Coïncidence fatale du réel et de sa représentation : autrement dit un trou.

 

 

 

Modi est un mort-vivant qui déambule livide dans l'interzone limbique du studio, à lui seul une membrane qui laisse deviner en filigrane l'ombre de ses doubles, de ses frères. Le cliché vivant de l'artiste maudit est l'incarnation troublante de la vérité en peinture qui ne coïncide avec elle-même qu'en laissant un trou dans la représentation. L'ange qui a le démon de la vérité en peinture a d'autres démons (l'alcool, une sexualité maladive et sadomasochiste avec la poétesse et critique d'art anglaise Beatrice Hastings). L'âme damnée a plus d'un body double (Jacques Becker en bon génie, le marchand Morel en mauvais génie). Comme « Tonkin », Clarence, Antoine et Manda, Modi est un automate, l'ange à qui l'on a coupé les ailes (des ailes coupées par un zoom arrière puis avant précipitant sa chute mortelle), l'idiot qui ne sera pas reconnu à la différence d'Ali Baba de son vivant. Une réincarnation du juif errant. Un condamné à mort qui aura entraperçu dans le brouillard l'éclair de la liberté. Comme les prisonniers du Trou. Comme le cinéaste qui aura réussi à tourner son ultime film à l'arrachée, en le sortant du trou creusé en lui par la maladie.

 

 

4 juin 2020

 Le Trou (1960) : La liberté de pardonner

 

 

 

Le temps est compté pour celui dont le sablier interne est ébréché par un mal connu, fêlé par un legs familial hérité. L'hémochromatose est une maladie héréditaire, la « maladie des Celtes » héritée d'une mère anglaise, une surcharge de fer dans le sang qui troue le cinéaste comme jamais, pressé de ne pas perdre une seconde parce qu'avec la maladie le temps file vite et l'éternité n'attend pas.

 

 

 

En 1959, Jacques Becker a 53 ans et la maladie tambourine à sa porte, elle l'étourdit, empoisonne son sang comme un mauvais vin. Deux ans auparavant, Antoine Blondin lui suggère la lecture du Trou, premier roman qui fait grand bruit signé José Giovanni, en fait Joseph Damiani. L'ancien fils bien né devenu truand est écroué en 1945 et condamné à mort en 1948 pour faits de collaboration, extorsion et participation à un triple meurtre dont un représentant en vin d'origine juive, Haïm Cohen. Plus tard gracié et libéré de prison en 1956, José Giovanni est convaincu par son avocat, l'écrivain Stephen Hecquet, de coucher sur le papier le récit de ses expériences qui nourriront de nombreux romans et scénarios à succès, séries noires, films et mémoires cultivant la mythification virile du passé de leur auteur (on pense en particulier au Deuxième souffle adapté par Jean-Pierre Melville). L'histoire vraie de la tentative d'évasion de la prison de la Santé à laquelle l'écrivain a réellement participé en 1947 avait à l'époque connu un grand retentissement médiatique qui avait déjà suscité la curiosité de Jacques Becker. La sortie du livre le convainc d'en tourner l'adaptation écrite avec Jean Aurel et José Giovanni, propice à un film de genre qui peut se satisfaire d'une économie réduite, accordée avec le minimalisme du récit et le contexte favorable des premiers succès de la Nouvelle Vague.

 

 

 

Le tournage du Trou se déroule entre le 21 juillet et le 9 octobre 1959 dans les studios de Billancourt pour les intérieurs et au Fort d'Ivry pour les séquences dans les égouts de Paris. Intense pour toute l'équipe, le tournage est difficile pour le réalisateur qui n'hésite pas à multiplier les dizaines de prises et s'effondre plusieurs fois. C'est qu'il lui faut tailler un diamant pour les nerfs du spectateur soumis à la rude épreuve d'une identification moins psychologique (on ne connaît ni les motifs de détention ni leur histoire) qu'anthropologique (il n'y a ici que des gestes dont la précision technique engage une dépense d'énergie autant mentale que physique). Le tournage est pour Jacques Becker une souffrance relativement adoucie par la présence de ses proches : son fils Jean Becker qui est son assistant, sa fille Sophie Cloquet qui est scripte, son mari Ghislain Cloquet qui est pour la première fois derrière la caméra après avoir été cadreur des films précédents. Jean-Pierre Melville aide aussi en prêtant à son ami les studios de la rue Jenner afin de retourner plusieurs séquences témoignant d'un perfectionnisme maniaque que son martyr n'aura pas réussi à démentir.

 

 

 

Le Trou est l'histoire d'un trou creusé par des prisonniers qui savent que pour réussir leur évasion leur temps est compté. Son adaptation au cinéma est le fait d'un cinéaste pressé par le peu de temps que lui concède la maladie, troué par elle mais acharné aussi à ce que son film réussisse à s'évader de la prison du temps qui reste à vivre comme un sablier presque vide.

 

 

 

Le montage du Trou est achevé le 20 février 1960, Jacques Becker décède le lendemain. Produit notamment par Serge Silberman (qui a produit Bob le flambeur de Jean-Pierre Melville), le film dont la durée frôle alors les deux heures trente sort une première fois le 18 mars mais sans rencontrer le succès espéré. Malgré les oppositions de Marguerite Houlé-Renoir qui a monté tous les films de Jacques Becker (à l'exception des Aventures d'Arsène Lupin), le producteur décide de le ressortir avec un montage écourté de 23 minutes qui ne change rien à l'affaire sinon en trahissant peut-être l'esprit de son auteur. Les voix sont pourtant nombreuses à dire que Le Trou est un chef-d'œuvre, notamment celles de François Truffaut et Jean-Pierre Melville. Malgré les coupes avérant une œuvre mutilée, son évidente valeur testamentaire éclate à chaque ressortie, autant que l'extrême confiance dans les puissances de trouée et d'échappée dont le cinéma est porteur en dépit de toutes les pressions, malgré toutes les difficultés.

 

 

 

Du Trou comme titre de l'ultime film de Jacques Becker, Jean-Louis Vey distingue sept sens plus un : « le tunnel creusé par les détenus – la prison elle-même – l'abîme psychologique dans lequel s'enfonce Gaspard – le sexe de la femme inaccessible – le tombeau de la mort refusée – le ventre de la mère avant naissance, à jamais perdu » en concluant ainsi : « Le trou, c'est donc aussi le film lui-même » (Jacques Becker. La fausse évidence, éd. Aléas, 1995, p. 131-132). On préférerait le dire autrement en schématisant ainsi : le trou par où fuit le sens du Trou est la vérité du film de Jacques Becker. C'est pourquoi Le Trou est une œuvre d'une si grande singularité, solide comme du béton en même temps qu'insaisissable comme l'éther, aussi proche du documentaire qu'il est une reconstitution fictionnelle à portée allégorique, aussi concret et matériel que le film est universel et spirituel. Dur comme l'os, froid comme le cerveau, électrique comme le système nerveux : Le Trou est un point de concentration maximale et d'incandescence de l'œuvre beckerienne et son intensité est telle qu'elle lui permet de passer à un autre niveau de qualité dont on ne saura cependant jamais rien. Le Trou ouvre ainsi sur un vide qui ne sera jamais comblé : le trou ne sera pas bouché.

 

 

 

Les trous, généralement on ne les aime pas beaucoup. Le trou est pourtant ici une grande image de la pensée. Le trou est ce qui fait passer le concret dans l'abstrait et vice-versa. Mais aussi le documentaire et la fiction. Mais encore le film de genre très physique et l'allégorie métaphysique. Comme le boyau d'un sablier constamment retourné. C'est ainsi que le sens du Trou fuit sans cesser alors que le sablier de la vie de Jacques Becker a depuis longtemps fini de se vider. La vérité est que le sens a besoin d'un trou pour fuir et la dissémination du sens prescrit la multiplicité des sens du trou. Sauf que cette multiplicité est le produit d'un effet de parallaxe : le trou ne nomme rien d'autre que l'antagonisme refoulé, le réel qui s'impose à empêcher les choses de coïncider avec elles-mêmes. Le Trou est l'histoire de cette antagonisme qui distingue un groupe de quatre hommes du cinquième qui les rejoint dans la cellule où ils s'apprêtent à creuser le trou de l'évasion. Le Trou est aussi le réel du film qui fait trou et autour duquel sans fin tourne le spectateur qui tient autant à ne pas lâcher la margelle qu'à se tenir à son bord pour se pencher et pouvoir regarder au fond du puits.

 

 

 

La vérité du Trou est la saisie de son sens depuis son insaisissabilité. Insaisissable comme l'a toujours été Jacques Becker, styliste élégant et mobile, habile à glisser sur les surfaces, à jouer des apparences et passer dans l'intervalle des genres et des économies. Insaisissable comme est le cambrioleur rusé et virtuose dans la maîtrise des signes, la lecture des indices et l'art de disparaître en rendant séduisant la duplicité (Arsène Lupin disparaît littéralement dans les trous de souris de ses cambriolages qui s'apparentent toujours à des mises en scène). Insaisissable comme le peintre maudit, étourdi par la vérité en peinture qu'il cherche en essayant de traverser le mur de ses toiles, et que l'amour ne retient pas de la noyade dans un océan de tristesse coloré par le vin mauvais (Amedeo Modigliani boit comme un trou en effet). Insaisissable comme le traître est imperceptible aux yeux de ceux qu'il séduit en abusant leur confiance et en trompant leur vigilance : comédienne amoureuse et ambitieuse de Rendez-vous de juillet (1949), mari volage de Rue de l'Estrapade (1953), truands sans honneur de Casque d'or (1952) et Touchez pas au grisbi (1954). Ceux qui creusent un trou afin de s'échapper du trou n'ont pas vu qu'il n'y avait pas plus troué qu'un homme, pas de trou plus humain que l'être humain. Le traître est celui qui fait trou et son trou est d'autant plus craint qu'il est imprévisible.

 

 

 

Faire un trou avant de finir dans le trou : le temps presse, il est compté comme celui des prisonniers. Faire un trou mérite un effort de pensée et la pensée, qui s'est longtemps accumulée avant que le récit de l'évasion ne commence, exige autant la maniaquerie qu'un boucan d'enfer. Des coups de barre métallique sur une dalle de béton. Le boucan de la pensée comme peut-être on ne l'avait jamais entendu ainsi. Penser est méticuleux (un bris de miroir et une brosse à dents pour faire un périscope, deux fioles pour faire un sablier, une pièce de métal tirée d'un sommier pour faire un burin, une autre pour en tirer un passe-partout). Et penser n'est pas moins bruyant en effet. Le bruit de la liberté désirée est infernal en recouvrant aussi la petite ritournelle dès lors devenue inaudible pour les hommes qui croient dur comme fer aux codes de l'honneur viril et qui ne voient pas arriver la trahison qui va en perforer la réalité.

 

 

 

On l'a dit précédemment : pour Jacques Becker, adapter le fait divers de 1947 et sa retraduction romanesque par José Giovanni en 1957 consiste à faire un film à budget réduit sur le modèle économique de la Nouvelle Vague. Il s'agit également de faire mieux que l'auteur de Un condamné à mort s'est échappé (1956) dont la grande puissance sonore et matérielle le fascine. Le cinéma français compte de fait quatre grands films d'évasion : La Grande illusion (1937) et Le Caporal épinglé (1962) de Jean Renoir, le film de Robert Bresson et celui de Jacques Becker. On relève en passant que Catherine Spaak, la fille de Charles Spaak qui est le scénariste de La Grande illusion, joue dans Le Trou la jeune maîtresse de Gaspard. Jean Renoir est le patron, le maître auprès de qui le disciple s'est formé durant les années 1930 quand Robert Bresson est l'alter ego, le rival mimétique comme on en compte beaucoup dans l'œuvre de Jacques Becker. D'emblée avec Dernier Atout (1943) qui raconte déjà comment un élève inspecteur et très séducteur trompe une bande de truands en n'étant jamais loin non plus de trahir son meilleur ami, aspirant policier comme lui. Pourtant les différences entre ces trois grands cinéastes français sont grandes, et absolument essentielles : pour Jean Renoir l'évasion est soumise à la condition animale de la conservation de soi dont le confort est ce à quoi on ne s'arrache que par un élan plus fort que tout appétit ; pour Robert Bresson l'évasion n'advient dans le monde objectif qu'en tant qu'il est décomposé et recomposé pour la main qui est l'organe de la transformation de la matière par l'esprit ; pour Jacques Becker, enfin, l'évasion bute sur le mur infranchissable des apparences, se fracasse la tête sur le béton du désir confondu avec ses semblants. Trois grands matérialistes même si Robert Bresson, autrement que Roberto Rossellini, est celui qui coud aussi une doublure spiritualiste à son matérialisme. Des Trois, Jacques Becker est probablement le plus pessimiste. C'est-à-dire le plus optimiste.

 

 

 

À l'intérieur du Trou il y a un trou symbolique : la prison de la Santé ; un trou imaginaire : l'échappée vers la liberté ; un trou réel : la trahison qui est le défaut minant l'entreprise d'évasion. Le premier trou appartient à la prison dont l'univers a des règles à la fois explicites et implicites qui se déduisent de ce que disent et font les prisonniers. Jacques Becker a toujours été un grand peintre des milieux et des groupes sociaux. Il excelle ici à montrer comment à partir de l'agir d'un groupe de quatre puis cinq prisonniers on comprend par déduction la logique complexe du monde à laquelle ils sont assujettis. Règles explicites comme les passages systématiques, la vérification des colis, les fouilles de la cellule, les vérifications par l'œilleton (ou le judas). Règles implicites comme le passage à tabac de deux plombiers voleurs que les détenus peuvent corriger sous le regard complice d'un chef. Surpopulation carcérale (les cellules prévues pour deux accueillent jusqu'à cinq détenus), humiliations structurelles (le couteau utilisé dans la vérification du contenu des colis est le même pour le savon que pour le saucisson, le robinet est relié au chiotte situé à un angle de la cellule sans possibilité d'intimité) : Jacques Becker ne rate rien.

 

 

 

Le cinéaste n'excelle pas moins à rendre compte de la contradiction selon laquelle le groupe est aussi représentatif du microcosme carcéral qu'il en représente aussi la limite intérieure, l'antagonisme caché. D'un côté, les prisonniers s'efforcent d'endormir la vigilance de leurs gardiens en étant travailleurs et sympathiques jusqu'à l'obséquiosité (génialement incarné par Vossellin dit « Monseigneur » que joue Raymond Meunier). De l'autre, ils imposent un petit théâtre du semblant dont la fiction masque la réalité de leur entreprise transgressive, avec des mannequins sophistiqués qu'ils construisent en piochant dans les cartons qu'ils plient toute la journée, avec l'occasion du boucan qui envahit la prison où se multiplient les travaux pour y noyer le bruit du trou creusé. Puisque chronos est contre eux (les assises les attendent, la peine de mort plane au-dessus de la plupart des têtes), kairos sera le temps de l'opportunité qu'il faut attraper au vol et aïon le temps éternelle de la liberté dont l'idée est comme l'or incorruptible.

 

 

 

Quand le trou commence à être percé, c'est bien au nom d'une idée qui est une image : le trou imaginaire auquel ils rêvent tous, autrement dit la liberté qui ne cesse pas d'être désirée. C'est pourquoi le plan de la bouche d'égout est sublime. Gaspard pense déjà à son petit cas mais Manu le retient au nom des autres, de la solidarité avec les copains de galère sans qui partir n'a aucun sens. La liberté n'est pas une perception subjective mais sa condition transcendantale : littéralement une vue de l'esprit. La grisaille d'un matin blafard n'étouffe pas le regard de deux hommes qui, après un panoramique, figurent le contrechamp plein d'enfance et d'étonnement de ceux qui ont réussi à regarder pendant quelques secondes l'impossible. La suture d'un désir et d'une idée est un cercle dont le goût refluera cependant dans une autre bouche d'égout circulaire : celle du menteur qui a trompé – et avec quelle malice – la vigilance de ceux qui avaient – et avec quelle intelligence – trompé celle du personnel carcéral.

 

 

 

Le cercle est un trou, celui du réel qui voit tout le monde revenir à sa place – en pire : le cachot pour quatre prisonniers ; la damnation pour le cinquième qui les a trahis en cédant sur son désir.

 

 

 

De la cellule aux boyaux souterrains de la prison en remontant à la bouche d'égout puis en retombant avec la promesse du cachot : on reconnaît, mais de manière quintessenciée, la dialectique beckerienne des élévations et des retombées, pesanteur et grâce. Les hauteurs (l'arbre que gravit le baron perché et icarien « Tonkin » dans Goupi-Mains Rouges, l'avion à la fin de Rendez-vous de juillet, les appartements parisiens d'Édouard et Caroline et Rue de l'Estrapade, les panoramiques ouvrant Touchez pas au grisbi et Ali Baba et les quarante voleurs) promettent tantôt des descentes fantastiques (le caveau des Lorientaux pour les zazous, la caverne orientale et magique pour le serviteur indolent Ali Baba), tantôt des catabases tragiques (la chute mortelle de « Tonkin » suivie par la défenestration de Clarence dans Falbalas, la guillotine pour Manda et l'estrapade symbolique pour Françoise, la cave aux tortures sous le cabaret de Touchez pas au grisbi, la solitude nocturne, alcoolique et désespérée de Modi dans Montparnasse 19). Dans Le Trou le souterrain est infernal, sa descente est orphique : le film de Jacques Becker est un documentaire allégorique sur les Enfers auxquels le condamne la maladie héréditaire. Mais si lui n'en est pas revenu, son film témoigne pour lui à jamais.

 

 

 

Si la maniaquerie du cinéaste recoupe celle de ses protagonistes comme autant de doubles, il faut insister sur l'un d'entre eux : Jean Keraudy. Il joue Roland, autrement dit son propre rôle, soit l'éclaireur technicien qui a réellement vécu l'histoire et ouvre le chemin de la liberté comme celui du film en faisant l'admiration de ses camarades et des spectateurs. L'ouverture du Trou propose d'ailleurs un salut amical de Jean Keraudy à son défunt auteur comme si la fiction se plaçait sous la condition du documentaire en même temps qu'elle laisserait espérer la possibilité d'une réussite du plan d'évasion qui nous sera raconté par flash-back. Amorcé par un mouvement descendant, le plan d'ouverture du Trou dévoile avec un garage à ciel ouvert la voiture sur laquelle travaille Jean Keraudy. Et le capot sur lequel il se cogne légèrement la tête avant de s'adresser au spectateur. Magnifique détail pour une ouverture ajoutée post mortem. Aussi magnifique et involontaire que cet autre détail : la main gauche du technicien a un index à moiti amputé (on pense soudain à la main gauche de Pierre Renoir blessé à la guerre dans Dernier Atout). Sur cinq membres disponibles, l'un fait défaut : c'est la configuration même du Trou. Le cachot sur lequel se clôt le film ne fait pas oublier ce ciel inaugural, suivi par quelques plans sur la prison de la Santé filmée de haut, dont le combat est une idée sur laquelle on n'a pas fini de se cogner la tête comme de se couper les doigts.

 

 

 

« L'enfer c'est les autres » : le résumé fameux du Huis clos (1944) de Jean-Paul Sartre est devenue proverbiale. La citation exacte issue de la scène 5 est cependant la suivante : « Le bourreau, c'est chacun de nous pour les deux autres ». Le philosophe de l'existentialisme n'a pas oublié que la dialectique de la reconnaissance hégélienne est d'abord lutte à mort du maître et de l'esclave. Jacques Becker nuancerait subtilement le moralisme sartrien : l'enfer c'est l'autre quand il est compromis avec l'autre sexe. Dans Huis clos le personnage affirmant que le bourreau c'est toujours soi-même pour l'autre est Inès Serrano, qui se croit damnée pour son homosexualité alors qu'elle l'est après avoir indirectement causé la mort de trois personnes. Jean-Pierre Melville a rapporté que Jacques Becker a un temps pensé faire de Gaspard un homosexuel déclaré mais a préféré au dernier moment remplacer la visite au parloir d'un garçon par une jeune femme jouée par Catherine Spaak. L'homosexualité, déjà investie par la figure du bisexuel Jacques Christian dans Rue de l'Estrapade, ne devait cependant pas s'imposer aux yeux du spectateur comme la caractéristique psychologique expliquant la trahison de Gaspard. Pourtant elle est partout dans Le Trou, Serge Daney y a insisté. Symptomatiquement, après son entretien avec sa maîtresse Gaspard se perd comme un automate en revenant par réflexe dans son ancienne cellule : l'acte manqué est réussi. L'ellipse de l'accord avec le directeur de la prison, au fondement de l'acte de trahison, est un trou d'où ressort Gaspard prêt à jouer le jeu du semblant alors qu'il a été secrètement ébranlé par les effets de l'apprentissage avec le groupe viril : sa découverte de l'inexistence de la femme.

 

 

 

 

Gaspard avec sa gueule d'ange et ses yeux bleus horizon est le démon qui biaise et mutile l'unité virile des prisonniers (Marc Michel jouera bientôt Roland Cassard chez Jacques Demy, Lola et Les Parapluies de Cherbourg). On comprend à ce titre pourquoi Géo (Michel Constantin, chef de l'équipe de volley de Jean Becker qui accède grâce au film au statut de vedette), si curieux de la vie sexuelle du nouveau compagnon de cellule mais prétextant une vieille mère à la santé fragile, décide de rester le soir du grand départ. On comprendrait également que le nouveau soit appelé par son nom comme s'il s'agissait de son prénom (Gaspard se nomme en fait Claude Gaspard) quand les autres ont droit à un prénom (Roland), voire un surnom (Manu, Géo, « Monseigneur »). On avait déjà rencontré des groupes virils, dans Casque d'or, Touchez pas au grisbi et Ali Baba. Ainsi que l'attribution de surnoms en marques symboliques d'une appartenance communautaire traditionnelle, voire archaïque (déjà dans Goupi-Mains Rouges). On sait enfin que le virilisme a pour condition non seulement le sexisme mais également la fétichisation de la femme, à la fois totem et tabou : le fétiche sert en effet à empêcher la coïncidence traumatique du virilisme totémique et de l'homosexualité taboue et la gifle claque systématiquement pour réaffirmer l'exigence de cette non-coïncidence.

 

 

 

Dans Le Trou où la gifle se distribue uniquement entre hommes (quand il s'agit de corriger les plombiers chapardeurs), la femme existe si peu, et en même temps si intensément, qu'elle participe indirectement à la ruine de l'entreprise de Roland et ses camarades. La femme, Gaspard y croit encore un peu même si, derrière le grillage, la jeune maîtresse est molestée avec un sadisme avérant que son image forcément déçoit. C'est pourquoi Gaspard en trahissant prouve qu'il a cédé sur son fantasme qui lui est aussi fatal à lui qu'à « Tonkin », Clarence, Manda, Riton et Modi. Il croit à la réinsertion sociale qu'elle se fasse avec sa femme qui enlève sa plainte pour tentative de meurtre ou avec sa jeune sœur : l'un des deux fétiches suppléera à ce retour à la normale. Pour cette croyance à un semblant auquel s'oppose l'amitié virile de ses camarades de cellule, Gaspard les trahira, eux qui n'ont pas d'autre affection que l'amitié sublime – autrement dit la sublimation de l'homosexualité – et les femmes comme agréments accessoires et fétiches escamotant ce que recouvre concrètement l'amitié sublime. Il est troublant de convenir que le cinéma beckerien pour lequel la femme, afin d'échapper à sa fétichisation, doit devenir l'égale de l'homme ainsi que l'indique Rue de l'Estrapade, est la création d'un homme pressé, condamné à vivre avec le temps compté pour avoir hérité d'une maladie héréditaire du côté de sa mère qui lui aura ainsi donné et la vie et son mortel défaut.

 

 

 

Le virilisme exige structurellement le sexisme dont la fétichisation des femmes avère qu'elles n'existent pas. Pour commencer à exister, les femmes doivent devenir les égales des hommes. Et tant qu'elles n'existent pas le virilisme tiendra au sexisme en garantie que l'amitié sublime recouvre l'homosexualité sublimée. La différence des sexes est le talon d'Achille des hommes qui, quand ils ne voient pas que l'amour de l'autre est un semblant dont le fantasme peut être fatal, s'en protègent au nom d'un virilisme dont le cercle a pour condition explicite le sexisme et pour vérité implicite l'homosexualité refoulée. C'est un autre point de rapprochement avec Jean-Pierre Melville : la différence des sexes est un trou, un biais, un effet de parallaxe pour ne pas voir le trou de l'homosexualité. C'est une différence radicale aussi puisque l'égalité entre les sexes est une possibilité inexistante chez l'auteur du Samouraï (1967).

 

 

 

« Pauvre Gaspard » : ce sont là les derniers mots du Trou, ce sont aussi les dernières paroles du cinéma de Jacques Becker, prononcées par Roland, éclaireur technicien et chef spirituel de la communauté virile qui les adresse au judas qui en trahi l'esprit. Pardonner est le dernier impératif de liberté parce que sa faute est impardonnable et que son âme est damnée comme le peintre Modi est maudit. La première réaction face à la trahison de Gaspard est pathologique, épidermique : Manu saute à la gorge du traître pour l'étrangler. Puis Roland prend la relève en lui adressant un regard de commisération mais si minimaliste en affectation : « Pauvre Gaspard ». Le garçon à l'habitus bourgeois qui a séduit le directeur de la prison lui reconnaissant ce statut auquel il aspire par ailleurs sûrement a préféré le confort de la réinsertion sociale et le fétiche féminin qui le garantit. Au prix de cette préférence individualiste Gaspard est devenu celui qui, dans la perspective de la morale sévère et quasi monachique des détenus, a commis la faute la plus grave, la plus susceptible d'une autre peine capitale appartenant à l'ordre implicite de l'univers carcéral.

 

 

 

L'amitié trahie est une faute impardonnable qui peut être sanctionnée soit par la mort soit par le pardon. Dans cette interzone grise erre le pauvre Gaspard, ange déchu, maudit parmi les maudits, démon qui a coupé les ailes de l'amitié sublime et de l'homosexualité sublimée au nom de l'autre sexe qui n'existe pas, l'expérience de la prison le lui aura prouvé. Pour les vaincus, l'idée reste quant à elle invaincue : la liberté consiste aussi à pardonner. Avant le cachot ou depuis la bouche d'égout, la liberté ne dure quelques secondes, un instant qui contient tout l'or du temps. Un trésor d'éternité ramené des souterrains infernaux du temps compté.

 

 

6 juin 2020

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